La Grande Grève/3/11

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Librairie des Publications populaires (p. 430-436).
Troisième partie


XI

LE FLOT MONTE


Le commandant Baquet et le capitaine Fissard avaient été félicités pour leur sang-froid. Néanmoins, les deux officiers eussent bien voulu être ailleurs : ils se sentaient menacés par la rancune à peine voilée de la Compagnie, c’est-à-dire de des Gourdes.

Celui-ci était furieux, littéralement furieux. Il avait refusé de recevoir les délégués des grévistes, en leur faisant signifier que s’ils revenaient autrement que pour annoncer une entière capitulation, on lâcherait sur eux les chiens de garde. Et il s’agissait bien de molosses à quatre pattes, non des policiers de Moschin !

Bobignon et Pidurier, non moins écumants que des Gourdes, s’étaient efforcés d’empêcher une nouvelle réunion des mineurs, afin de rompre tout lien entre eux et la commission de la grève. Mais ils ne pouvaient empêcher les ouvriers de se rencontrer par groupes soit les uns chez les autres, soit à la campagne, soit même devant le comptoir des marchands de vins. Et par une organisation très simple, dont l’idée était de Bernard, des mineurs allant d’un groupe à l’autre, maintenaient la communion d’idées dans toute cette masse. D’ailleurs, les débitants de Mersey se lassaient du despotisme de la Compagnie et des autorités qui, en leur défendant — et de quel droit ? — de louer leur salle aux grévistes, portaient atteinte aux intérêts sacrés du commerce. Les idées, ces braves gens s’en fussent absolument désintéressés, mais les intérêts !

Et des lettres de protestation avaient été adressées au préfet, lettres anonymes pour la plupart, car les débitants ne se sentaient pas le courage d’entrer en lutte ouverte avec le maire ou le commissaire et moins encore avec une puissance de l’or comme des Gourdes.

Mais comme répondant à un mot d’ordre convenu ou à un sentiment général, ces lettres, d’abord rares, se firent plus nombreuses, les mêmes plaignants se disant qu’il était nécessaire de revenir à la charge.

Le préfet avait fait une courte apparition à Mersey, puis trouvant la localité calme, il était reparti sans avoir pris contact avec les ouvriers. Son arrivée n’avait pas été annoncée préalablement et il n’était resté que quelques heures dans la petite ville, accaparé, d’ailleurs par des Gourdes et Bobignon, désireux qu’il n’entendît point les griefs de la partie adverse.

Lorsqu’Ouvard, prévenu, eut réuni quelques camarades pour se rendre auprès du préfet, celui-ci venait déjà de repartir pour Môcon.

— Parbleu ! lui dit Bernard. Ces gens-là se soucient bien de vous ! Par éducation, par intérêt de caste, ils seront toujours bien avec nos ennemis.

Cependant les plaintes adressées par les commerçants avaient produit leur résultat. Quoique anonymes, on pouvait voir qu’elles étaient l’expression de faits vrais et d’ailleurs cet anonymat était transparent : ont eût pu mettre à coup sûr des noms de signataires sur la plupart des lettres. Bobignon reçut en conséquence une missive préfectorale, lui rappelant qu’il était tenu à observer une stricte neutralité dans le conflit entre la Compagnie et les ouvriers. Quelque soin qu’il prît pour cacher la chose, on en eut vent à Mersey, grâce à l’indiscrétion d’un employé de la mairie.

Pendant ce temps, des Gourdes avait dans son cabinet de travail une importante conversation avec Moschin.

— Vous avez trop tardé, disait-il à ce dernier en se promenant avec colère, les sourcils froncés, la bouche contractée dans un rictus amer.

— Monsieur le baron, répondit tranquillement Moschin : vous connaissez le proverbe : pour faire un civet, il faut un lièvre. Créer un syndicat jaune est une idée excellente, que je mûrissais depuis un temps et à laquelle vous avez bien voulu donner votre approbation. Seulement pour ce syndicat, il nous manquait une chose : des jaunes.

— Les sept cents ouvriers qui travaillaient encore…

— Ces sept cents, monsieur le baron, ne sont plus depuis ce matin que cinq cent soixante-quinze, et, malgré leur soumission, le tiers à peine oserait entamer en se syndiquant une lutte contre le syndicat rouge.

Des Gourdes frappa du poing son bureau.

— Des lâches ! gronda-t-il.

— Eh ! oui, des lâches ! Ils descendent bien dans les puits, sous la protection de la police et de la troupe, mais c’est tout ce qu’on peut attendre d’eux. Actuellement il n’y en aurait pas cent cinquante pour se syndiquer : le mot seul leur fait peur. Cent cinquante, qu’est-ce que je dis ? Pas une centaine !

— N’importe ! avec ces cent-là, constituez toujours le syndicat. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?

— Pourquoi ? Vous le savez, monsieur le baron, parce qu’on espérait pouvoir recruter d’un coup trois cents Italiens et sept cents mineurs du bassin de la Loire. Cette masse d’un millier d’hommes jetés brusquement à Mersey aurait désorganisé la grève et réduit le syndicat rouge à capituler, tandis que le syndicat jaune se serait constitué victorieusement d’un seul élan.

— Oui, murmura des Gourdes, et il a suffi d’un misérable braillard parlant de solidarité internationale pour tourner la tête aux Italiens et nous les enlever. Je l’ai toujours pensé : il nous faudra importer en France de vrais Jaunes, des Chinois qui travaillent sans discuter.

À ce moment, la porte s’ouvrit et la baronne entra dans le cabinet de travail.

— Eh bien, où en êtes-vous ? demanda-t-elle, répondant, par un signe de tête, au salut profondément respectueux de Moschin.

Elle était vêtue d’une simple matinée bleu clair ; de son corps s’exhalait un discret parfum d’iris. Avec sa décision virile, elle apparaissait presque séduisante. Les moins gracieuses peuvent avoir leur moment de fascination et la baronne, si elle n’était point, à proprement parler, une belle, n’était pas non plus une laide. Des Gourdes la regarda un instant avec une expression qui ressemblait vaguement à de la tendresse : cette femme aux sens calmes, à l’esprit froid, c’était un auxiliaire sûr, souvent même un guide clairvoyant dans la lutte que menaient son ambition et son orgueil de maître. Auprès d’elle il trouvait le réconfort, l’encouragement nécessaires au combattant meurtri.

— Moschin conseille d’attendre pour constituer le syndicat jaune.

— Deux jours seulement, monsieur le baron, fit le chef policier, car demain soir les trois cents mineurs recrutés à Saint-Étienne nous seront arrivés. Sans doute aussi les cent cinquante de Rive-de-Gier.

— Ça ne fera que quatre cent cinquante !

— N’importe ! ça encouragera toujours ceux qui sont restés à travailler. Alors, oui, sans retard nous pourrons constituer le syndicat jaune. Encore deux jours de patience !

Des Gourdes, indécis, pourtant à demi convaincu, regarda sa femme.

— Moschin a raison, répondit celle-ci délibérément. Mieux vaut encore, si précieux que soit le temps, un retard de quarante-huit heures qu’un faux départ. Mais que tout soit dès demain préparé pour que notre syndicat agisse sans retard.

— Oh ! pour cela, madame la baronne, il n’y a rien à craindre. Notre homme, Canul, est stylé ; l’appel du syndicat à tous les bons ouvriers est rédigé. En deux heures, il sera imprimé, tiré à mille exemplaires et affiché, dans tout Mersey.

— Pourvu que les mineurs de la Loire ne fassent pas comme les Italiens ! murmura des Gourdes.

— Dans ce cas-là, riposta la baronne le regardant les yeux dans les yeux, il vous resterait encore un moyen.

— Lequel ?

Moschin s’était reculé par discrétion et se préparait même à prendre congé. Mme  des Gourdes le rappela délibérément :

— Restez donc, Moschin. Ceci ne doit pas être un secret.

Et, s’adressant à son mari, elle ajouta :

— Demandez au Brisot deux ou trois cents mineurs. Vous les aurez tout de suite.

— À Schickler ! se récria des Gourdes.

— Mais oui, à Schickler. N’est-il pas menacé comme vous par une révolte possible de ses ouvriers ? N’est-ce pas son propre intérêt de vous aider à étouffer la grève de Mersey, afin d’empêcher qu’elle ait sa répercussion au Brisot ?

Des Gourdes demeurait songeur. L’orgueil luttait en lui avec l’intérêt : d’un côté Schickler, c’était le concurrent, le concurrent richissime, privilégié, héritier d’une prestigieuse dynastie et tellement fort que jamais son troupeau ouvrier n’avait osé affronter la lutte. Recourir à son aide, c’était proclamer son infériorité, humilier le blason devant le coffre-fort.

Pourtant, il n’existe plus aujourd’hui qu’une seule aristocratie réelle : l’aristocratie d’argent. Puis, d’autre part, Schickler et des Gourdes n’appartenaient-ils pas, l’un avec plus de millions, l’autre avec des parchemins, à la même caste dirigeante, en butte aux mêmes haines, aux mêmes colères ? Le péril de celui-ci aujourd’hui ne pouvait-il devenir le péril de celui-là demain ? Rivaux en période de calme social, les capitalistes n’ont-ils pas tout intérêt à s’unir en temps d’orage ?

Que Schickler pût lui céder une partie de son bétail ouvrier, la chose ne faisait pas de doute. Au Brisot l’exploitation minière n’était qu’un accessoire ; c’était l’industrie métallurgique qui dominait, prenant chaque jour des proportions plus colossales. Contre un millier de mineurs, les hauts-fourneaux, l’aciérie et les industries qui en dépendaient, occupaient au bas mot treize mille esclaves des deux sexes, toute une population ! Quoi de plus facile que de prélever sur cet immense et docile troupeau quelque deux cents malheureux, sans famille, sans attaches au Brisot et de les expédier, marchandise vivante, à Mersey ? Des Gourdes s’arrangerait avec Schickler : là n’était pas la question. La Compagnie de Pranzy avait les reins assez solides, Dieu merci ! pour ne pas reculer devant les frais. L’essentiel, avant tout, était de vaincre !

— Madame la baronne a raison, osa prononcer Moschin. Quand les ouvriers verront que Brisot est là, prêt à vous soutenir, ils seront bien obligés de baisser la tête.

C’était l’omnipotence du Brisot, sa suprématie sur Mersey, proclamées par la bouche même d’un serviteur, et des Gourdes en éprouva une impression désagréable. Mais c’était l’exacte vérité : Schickler demeurait le colosse invulnérable, intangible, la première puissance de la région, l’arbitre des destinées de tout un peuple.

— Vous avez raison, murmura des Gourdes. Je verrai moi-même Schickler.