La Grande Grève/3/15

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Librairie des Publications populaires (p. 462-477).
Troisième partie


XV

VICTOIRE OUVRIÈRE


Le soir de ce même jour, un va-et-vient de personnages à redingotes et chapeaux haut de forme avait lieu entre la mairie, la direction et le siège syndical des mineurs.

Le préfet, informé des événements par le télégraphe, venait d’arriver.

Cette fois, il ne s’agissait plus d’une tournée superficielle de quelques minutes pour constater le maintien de l’ordre matériel et repartir sans même avoir entendu les plaintes des ouvriers. La situation, maintenant, s’était singulièrement aggravée.

La révolte inattendue des Brisotins changeait toutes choses. L’effet moral avait été énorme : du coup, la moitié de ceux qui travaillaient encore avaient déserté les puits, pour se joindre aux grévistes. En outre, l’embauchage à Saint-Étienne et à Rive-de-Gier s’était heurté à des difficultés imprévues, suscitées par les syndicats ouvriers : deux cents hommes seulement, au lieu de quatre cent cinquante, demeuraient décidés à partir. Encore n’arriveraient-ils que le surlendemain matin.

Dans ces conditions, des Gourdes commençait à se demander s’il était utile de continuer l’exploitation. C’étaient, chaque jour, des frais que ne compensait aucun bénéfice moral. Peut-être était-il plus sage d’interrompre les travaux jusqu’à ce que, épuisés de privations, les grévistes vinssent implorer grâce. Malheureusement pour la Compagnie, ce moment ne semblait pas s’approcher.

Ce qui exaspérait et, en même temps, troublait des Gourdes, c’est que Schickler, averti immédiatement de l’insubordination des Brisotins, avait répondu par ce télégramme stupéfiant : « Gardez mes hommes et entamez des négociations avec les grévistes. « 

Entrer en négociations avec les grévistes, Schickler, lui l’orgueilleux dominateur, le capitaliste autocrate qui jamais n’avait considéré ses prolétaires comme autre chose que des serfs, conseillait cela ! Était-ce possible ?

Des Gourdes demeurait perplexe, se demandait si c’était là le conseil d’un concurrent cherchant à lui faire perdre son prestige par une capitulation ou un cri de peur irraisonnée ou encore l’avertissement d’un clairvoyant.

Mais non ! Schickler ne désirait pas son humiliation : il l’avait vu sincère lorsque lui des Gourdes était allé au Brisot demander du secours contre ce prolétariat en révolte qu’il affectait cependant de mépriser.

Seulement le roi du Brisot était plus pessimiste que celui de Mersey.

Cette invitation « gardez mes hommes » indiquait qu’il craignait le retour dans son fief des mineurs qui eussent pu apporter à leurs camarades des nouvelles exactes de la grève et, aussi, malgré eux, un peu d’air révolutionnaire.

— Cela se gâte, décidément ! avait murmuré Mme  des Gourdes, les sourcils froncés. Demandez-lui donc tout de suite une explication par le téléphone.

Et le baron, suivant ce conseil, s’était rendu à l’appareil. À travers le nasillement ironique que l’invention d’Edison communique le plus souvent à la voix humaine, des Gourdes avait discerné dans celle de Schickler l’altération causée par une émotion profonde.

— Comment, vous me conseillez d’entrer en pourparlers avec les grévistes ! Mais vous n’y pensez pas ? avait-il clamé.

— Oui, il le faut, avait répondu Schickler. Je connais les ouvriers. Ce qui est arrivé aux hommes que je vous ai envoyés et sur lesquels je comptais, est un coup de foudre qui va avoir les plus graves conséquences. Maintenant la révolte va se généraliser : déjà elle gronde ici même.

Des Gourdes, furieux, se tenait à quatre pour ne pas crier à Schickler : « La peur vous rend fou ! » Il sentait, cependant, qu’il y avait un fond de logique dans les paroles angoissées du grand usinier et il demeura frappé lorsque son interlocuteur eut ajouté d’un ton plus calme :

— Après tout, je ne vous dis pas de faire des avances à vos ouvriers ; mais ne rejetez pas en bloc leurs demandes ; formulez des contre-propositions, alors vous pourrez diviser les grévistes. Vous rattacherez les plus modérés à votre syndicat jaune et ensuite vous vous débarrasserez des rouges.

C’était tout de même vrai : Schickler avait l’étoffe d’un diplomate. Puisque la chance favorisait en ce moment les ouvriers et que la force publique refusait d’intervenir, il n’y avait qu’à recourir à la ruse. Unis contre la Compagnie tant que celle-ci opposait un refus absolu à toutes leurs réclamations, les grévistes pourraient se désunir dès que des contre-propositions leur seraient faites. Les moins résolus, ceux chargés de famille plus nombreuse, ceux que talonneraient davantage leurs femmes, fléchiraient les premiers. Peut-être regrettaient-ils déjà de s’être engagés dans la grève et ne continuaient-ils à y participer que par peur de leurs camarades. Dès que les moindres concessions seraient faites, sans doute s’empresseraient-ils de lâcher le mouvement, ayant un prétexte honorable pour le faire. Alors, ce serait bien simple : à peine le conflit terminé, la Compagnie constituerait solidement son syndicat jaune pour s’appuyer sur lui, puis oublierait ses engagements et éliminerait tous les meneurs de la grève, sans que leurs camarades, privés de guides et épuisés du grand effort qu’ils avaient fait, eussent la possibilité de le renouveler.

Oui, c’était cela. Mais restait un point : des Gourdes avait rejeté la mise en demeure de ses ouvriers, refusé de recevoir les délégués ; pouvait-il maintenant, sans déconsidérer le prestige patronal, aller à eux, ouvrir lui-même des négociations ?

— Oh ! là ne serait pas la difficulté, dit sa femme. On trouve toujours des tiers pour intervenir…

C’est vrai ! On trouve toujours des tiers : comment n’y avait-il point pensé. Justement, le préfet, ce préfet exécré…

— Mais, continua Mme  des Gourdes, mon avis est que vous feriez mieux de ne point traiter.

Pour la première fois, le baron se trouva en divergence d’idées avec sa femme. Ne point traiter, oui, parbleu ! il n’eût pas mieux demandé et avant sa conversation au téléphone avec Schickler, c’était encore son sentiment. Mais, maintenant, il estimait que se buter obstinément était moins pratique que d’agir de ruse : l’élève des bons pères reparaissait en lui. Et son esprit s’arrêtait non sans une complaisance machiavélique à cette idée de se servir du préfet qu’il haïssait comme d’un paravent pour sauvegarder l’honneur de la Compagnie. En même temps, comme toutes les promesses faites aux ouvriers seraient violées, l’exaspération des travailleurs ne tarderait pas à s’élever contre le représentant de l’État, qui les aurait induits en erreur. Détesté des ouvriers, enveloppé d’attaques et d’intrigues par les conservateurs, Blanchon serait enfin déraciné : on se trouverait débarrassé de lui.

— Oui, murmura des Gourdes, c’est la bonne tactique.

— Je ne crois pas, soupira son Égérie conjugale. Enfin, si vous croyez avoir raison, faites !

Les actionnaires et le conseil d’administration de la Compagnie de Pranzy, c’était, en réalité, le baron des Gourdes qui, à lui seul, possédait la plus grande partie des actions. Cela lui permettait, tout en tenant sa personne à couvert, d’agir dictatorialement. De sa seule volonté dépendait la continuation ou la fin de la grève.

— Je ferai parler au préfet par l’abbé Carpion, dit-il.

La baronne approuva d’un geste de tête.

Puisqu’on était résolu à une intervention du préfet, autant valait que ce fût le curé qui la sollicitât en son nom personnel. C’était son rôle, à ce pasteur, de venir plaider au nom de la religion de miséricorde en faveur de ces pauvres ouvriers égarés. Cette démarche était toute naturelle et sauvegardait l’orgueil de des Gourdes aux yeux mêmes du préfet. L’abbé Carpion répéterait fidèlement la leçon qui lui serait apprise.

Et ce plan s’exécutait. Le préfet qui, descendu à l’hôtel de Paris, avait déjà conféré avec les députés, Paryn, Bordes et la commission de la grève, reçut la visite de l’abbé Carpion, arrivant l’œil humide, la poitrine gonflée de soupirs.

— Ah ! monsieur le préfet, ces mineurs sont de vrais païens, des malheureux qu’on entraîne avec de grands mots, de chimériques espérances. Mais ils ont des femmes, des enfants : c’est mon devoir de vous supplier d’intervenir pour ce cher troupeau qui souffre.

Le préfet n’ignorait pas que le curé de Mersey était tout entier dans la main de des Gourdes : il eut l’intuition que c’était celui-ci qui l’envoyait. Il en ressentit une satisfaction réelle : il comprenait que le directeur-gérant de la Compagnie désirait mettre son amour-propre à couvert. Quant à lui-même, il ne désirait rien tant que l’apaisement du conflit. D’abord, parce qu’un préfet aime toujours montrer au ministre duquel dépend son avancement que, grâce à sa vigilance éclairée, l’ordre règne dans son département ; puis parce que, malgré des années passées dans la carrière administrative où se dessèchent à la longue les sentiments humains, il était demeuré plutôt bon que mauvais. S’il voyait des électeurs et des contribuables bien plus que des êtres capables de vie active, de passion et d’idées, c’était la faute de son milieu rigide, tiré au cordeau ; dans un autre milieu, le fonctionnaire fût devenu entièrement un homme.

Il savait que des Gourdes le détestait : peut-être même se rendait-il compte des intrigues que celui-ci nouait contre lui. Mais qu’importait ! S’il rétablissait l’ordre à Mersey, il s’estimerait heureux.

L’ordre ! Ce mot résumait son idéal. Étranger à tout ce qui n’était pas la politique et l’administration, ignorant toutes les sciences que n’enseignent que des professeurs orthodoxes, il ne se demandait pas si cet ordre, basé sur le salariat, l’exploitation, la misère, ne fauchait point dix fois plus de victimes qu’une guerre déclarée.

Par Bobignon, affairé, ému, perplexe, il invita des Gourdes à se rencontrer avec lui à la mairie. Le premier magistrat de Mersey était dans ses petits souliers : entre le directeur de la Compagnie dont il avait toujours été l’obéissant valet, et le préfet duquel dépendait son avancement, sous l’œil des députés venus de Paris, socialistes, révolutionnaires, mais députés tout de même, il se sentait infime et s’efforçait de se faire invisible. De même Pidurier, qui, la rage au cœur, affectait une complète neutralité dans le conflit.

Le même soir, dans le cabinet du maire, le représentant du capital et celui de l’État se trouvaient face à face. Deux puissances étaient en eux, et si celle de l’État était officiellement la plus haute, celle du capital était la plus puissante. Effacé, dans un coin de la pièce et ne bougeant pas plus qu’un meuble, Bobignon était tout yeux et tout oreilles.

— Il importe, monsieur le directeur, d’apaiser un conflit qui va chaque jour s’accentuant, cause la misère, provoque la haine et peut faire naître les événements les plus redoutables.

Ainsi, disait Blanchon, pesant chacune de ses paroles.

— À qui la faute, je vous en prie, monsieur le préfet ? riposta des Gourdes. Est-ce à la Compagnie qui entend fermement maintenir ses droits ou aux ouvriers qui prétendent les restreindre peu à peu pour devenir un jour les maîtres ?

— Oh ! les maîtres !

— Mais oui. Vous ne sauriez croire, vous qui ne vivez pas au milieu d’eux, toutes les billevesées furieuses qui peuvent éclore dans la tête de ces gens-là sous l’influence des meneurs. Vous les voyez se rendant paisibles, silencieux, à leur travail et vous dites : « Les braves travailleurs ! » Revoyez-les deux jours après, quand la grève a éclaté et vous ne les reconnaîtrez pas.

Toutes les déclamations révolutionnaires et scélérates, la destruction des églises, la socialisation des moyens de production, l’égorgement des bourgeois, ont trouvé en eux leur écho.

— Raison de plus pour clore cette période dangereuse, dit le préfet en regardant fixement des Gourdes, comme pour scruter sa pensée intime.

Le baron soutint ce regard interrogateur avec une impassibilité absolue.

— Je veux bien, répondit-il, d’un ton qui ne trahissait pas la plus légère émotion. Si les ouvriers se montrent raisonnables, la Compagnie, elle, pourra se montrer généreuse.

Le préfet eut cette phrase naïve :

— Voyez-vous, l’essentiel est que, de part et d’autre, on ait de la bonne volonté, car vos intérêts ne sont nullement inconciliables.

Brave homme qui croyait à l’harmonisation des intérêts du maître et de l’esclave !

— Soit ! fit des Gourdes avec bonhomie, si vous pouvez trouver un terrain d’entente qui ne lèse en rien les droits de la Compagnie que j’ai le devoir de sauvegarder.

— Écoutez, dit le préfet, quand les chefs se montreraient polis avec les mineurs pendant le travail, les droits de la Compagnie n’en souffriraient pas.

— Certes non. Je ne sache pas, d’ailleurs, que les mineurs aient eu à se plaindre sérieusement à ce point de vue-là. Des paroles un peu fortes sont souvent inévitables, surtout lorsqu’il faut mener des gens sans éducation. Toutefois, voilà un point que la Compagnie vous concédera sans difficulté.

— Vous voyez qu’on peut commencer à s’entendre.

Et le préfet, qui avait déplié devant lui, sur le bureau, la copie des revendications des grévistes, souligna au crayon la 5e  proposition, écrivant en marge : « accepté. »

Le brave homme avait commencé par la plus anodine, sûr que son adoption ne pouvait susciter de difficulté sérieuse et qu’elle amènerait une première détente. En effet, comme l’avait admis des Gourdes, la Compagnie n’avait rien à perdre à recommander à ses agents une politesse élémentaire à l’égard des ouvriers placés sous leurs ordres.

L’adoption des cinq autres articles devait être moins commode, surtout le 2e , concernant la dissolution de la police de la Compagnie, ainsi que le renvoi de Moschin et de ses sous-ordres.

— De cela, il est inutile de parler, déclara froidement des Gourdes. Sinon, je romps toutes négociations.

Dissoudre la police de la Compagnie ! Renvoyer Moschin, l’homme de tête et d’énergie qui, pendant des années, avait maintenu l’ordre à Mersey. Pourquoi ne pas exiger purement et simplement la déchéance de la Compagnie pendant qu’on y était !

C’était là le point le plus ardu, car sur l’article 3 (suppression de l’ingérence des agents de la Compagnie dans la vie privée ou familiale des mineurs), des Gourdes, ni nul autre, n’eût pu, sans cynisme, émettre d’objection. D’ailleurs, cet article était éminemment un de ceux qu’il est le plus facile de violer dans la pratique, tout en l’acceptant en principe. La surveillance et la pression continueraient comme par le passé. La Compagnie en serait quitte pour désavouer à l’occasion ses agents et déclarer qu’ils avaient agi de leur propre initiative.

Les négociations n’en étaient pas moins entamées. Déjà, une détente se faisait. Des Gourdes ne parlait plus de lâcher ses chiens sur les délégués des grévistes et, parmi les familles des mineurs, la perspective d’une prochaine solution du conflit mettait de la joie et de l’espérance.

Ouvard et ses amis s’efforçaient bien de tenir en mains l’armée des grévistes, car ils appréhendaient la période des négociations plus que la lutte ouverte. Grâce à l’élan de solidarité, aux envois de secours en argent et en vivres, et surtout à l’abnégation stoïque des mineurs qui, ne dépensant plus de forces musculaires, trouvaient le moyen de vivre pour ainsi dire avec rien, la grève durait depuis deux semaines. Des Brisotins, les uns avaient trouvé à s’embaucher comme manœuvres dans de petites localités, d’autres étaient retournés au Brisot, clamant que Schickler avait outrepassé son droit en les envoyant contre la grève ; il en restait à Mersey une soixantaine, qui subsistaient tant bien que mal avec les grévistes. Et Schickler, de plus en plus inquiet de voir se généraliser l’esprit de révolte dans toute la région, vint à son tour à Mersey, pour presser des Gourdes d’en finir.

Sa morgue patronale venait de recevoir un coup terrible : un syndicat ouvrier était, pour ainsi dire, sorti de terre au Brisot même, comptant tout de suite quatre cent cinquante adhérents et donnant le branle à la masse de ses serfs. En deux jours, une collecte pour les grévistes de Mersey avait réuni huit cent quinze francs ; du train dont allaient les choses, c’était la grève qui menaçait d’éclater au Brisot même.

Grève générale ! révolution sociale ! Cette vision épouvantait Schickler sans obscurcir sa netteté d’esprit.

La liquidation sociale, sans doute, pourrait-on l’ajourner, en opposant la force ouvrière à elle-même, les syndicats jaunes aux syndicats rouges. Ce serait, dans l’ordre économique, la réédition de la contre-révolution vendéenne venant menacer la révolution française.

Mais, ces syndicats jaunes, il fallait les créer, les constituer solidement, pour empêcher qu’ils fussent du premier coup disloqués par la propagande et l’action des syndicats rouges. Cela demandait du temps : le plus sage était donc de négocier pour endormir les ouvriers, paralyser leur élan et aussitôt la paix conclue — paix qui ne serait qu’une trêve — organiser la défense capitaliste avec des éléments autrement sérieux que ceux de la « Vieille Patrie française ».

Des Gourdes, maintenant, en convenait et même sa femme, sans acquiescer entièrement, n’exprimait plus d’idée opposée.

Restait cependant la question brûlante entre toutes : le renvoi des mouchards de la Compagnie et la dissolution de la police.

Sur ce point, on demeurait intraitable de part et d’autre. Il semblait impossible de rencontrer un moyen-terme lorsque Moschin lui-même vint trouver son patron.

— Monsieur le baron, dit-il, je crois que je viens vous apporter la solution.

— Ah ! voyons, fit des Gourdes. Si vous y arrivez, vous serez fort.

— Voilà : les grévistes persistent à demander ma tête…

— Que je ne leur abandonnerai pas, soyez-en sûr. Les événements ont pu tourner contre nous, vous n’en aurez pas moins été un homme précieux.

Moschin s’inclina devant cet hommage rendu à ses mérites.

— La solution, la voici, dit-il. Je vais m’éloigner de moi-même, spontanément. De cette façon, les ouvriers n’auront plus à insister sur mon renvoi.

— Mais je ne veux pas vous perdre ! Je tiens à vous.

Le chef policier eut un rire discret.

— Soyez sûr, monsieur le baron, répondit-il, que je suis trop attaché à votre cause dans cette lutte et trop désireux de me trouver en face de ces gredins de mineurs pour prendre une retraite définitive. Cela pourra durer quelques semaines ou quelques mois ; mais, dès que le moment sera arrivé, je reviendrai.

Il ajouta :

— C’est le seul moyen d’aboutir.

Ce moyen, des Gourdes le voyait bien : il lui épargnait une capitulation et dénouait la situation.

— Je vous remercie de votre dévouement, dit-il à Moschin en lui tendant la main. La Compagnie saura s’en souvenir. En attendant, il ne faut pas que vous demeuriez sans situation.

— Oh ! soyez sans crainte ! J’en aurai une digne de mes aptitudes. Schickler m’a déjà proposé, au cas où je quitterais Mersey, de venir lui organiser sa police. Cela pourra demander deux mois, juste le temps qu’il vous faudra pour endormir les mineurs et constituer le syndicat jaune. Alors je reviendrai et si les rouges s’agitent, c’est nous qui organiserons la prochaine grève.

Ce diable d’homme avait réponse à tout. Des Gourdes, qui le connaissait pourtant, ne put s’empêcher de le regarder avec admiration.

Une heure plus tard Moschin était parti « pour une destination inconnue », disait-on, et son départ, colporté dans la ville, y provoquait des commentaires passionnés.

— Signe que la Compagnie va céder ! déclara Bernard à ses amis.

En effet, le lendemain, les délégués des grévistes et le baron des Gourdes, réunis à la direction, en présence du préfet médiateur, signaient l’arrangement suivant, donnant partiellement satisfaction aux ouvriers, sous une forme qui ménageait l’amour-propre patronal :

1o La Compagnie reconnaît d’autant plus facilement le droit de ses ouvriers à se syndiquer qu’elle n’en a jamais contesté le principe ;

2o Désireuse de montrer ses intentions bienveillantes, la Compagnie ne prononcera aucun renvoi pour fait de grève et réembauchera les vingt-cinq ouvriers dont le départ a amené la grève ;

3o L’indépendance des mineurs dans leur vie privée ou familiale ne peut être mise en question ; de même la politesse sera recommandée aux chefs à l’égard des hommes placés sous leurs ordres ;

4o De sa propre initiative, la Compagnie accordera aux ouvriers quittant le service avant l’âge de la retraite une pension proportionnelle qu’elle déterminera d’accord avec le syndicat ;

5o De même, toutes les questions de salaires seront traitées directement entre la Compagnie et le syndicat.

Ainsi la question du renvoi des policiers se trouvait éludée, grâce à l’habile initiative de Moschin. Lorsque les délégués mineurs avaient voulu insister sur ce point, des Gourdes s’était levé leur déclarant : « Je vous donne tout simplement ma parole que les choses resteront en l’état où elles sont aujourd’hui : la Compagnie a dû se protéger par une police au lendemain des attentats de la « bande noire ». L’ordre étant assuré par un accord loyal entre les deux parties, je ne vois plus nécessité de reconstituer cette police. Voyez si ma parole vous suffit : c’est à prendre ou à laisser. »

Les délégués hésitaient à se contenter d’une simple déclaration verbale. Mais le préfet avait pris acte solennellement de cette déclaration verbale ; d’autre part, des Gourdes, en échange de l’augmentation des salaires réclamée par les ouvriers et qu’il ne repoussait pas de façon absolue, se bornant à la renvoyer à un accord direct de la Compagnie et du syndicat, faisait miroiter cette chose magique : une retraite proportionnelle ! Fallait-il, pour le seul désir d’humilier la Compagnie, refuser pareille offre ? Jamais les grévistes ne le pardonneraient à leurs délégués.

C’était une victoire pour les ouvriers : une victoire morale surtout.

La joie des grévistes fut profonde, débordante, quand ils apprirent la conclusion de l’accord. Ils ne pouvaient connaître les arrière-pensées de des Gourdes ; ce que, par contre, ils voyaient clairement, c’était leur relèvement moral, leur avènement du rang d’animaux domestiques au rang d’hommes conscients d’un droit et fortifiés par la solidarité. Pour la première fois dans Mersey, une masse ouvrière ayant réellement un noyau d’organisation, s’était dressée en face du patronat et avait triomphé.

Cette allégresse de la population ouvrière, Ouvard et Bernard la ressentaient à des degrés moindres et différents. Le premier était trop intelligent pour croire à un accord définitif et ne point entrevoir dans l’avenir, peut-être sous peu, un essai de revanche, des pièges et un retour offensif de la Compagnie. Cependant, il convenait, pensait-il, de prendre en attendant tout ce qu’on pouvait. Le second se montrait moins optimiste encore et regrettait qu’on n’eût pas exigé des engagements plus formels, notamment la suppression irrévocable de la police de la Compagnie. Il ne niait pas, toutefois, que ce fût un succès moral et de bon augure pour l’avenir ; mais quelle somme d’efforts ne fallait-il pas déployer pour atteindre un but toujours bien moindre que celui entrevu ! Décidément, un penseur avait eu raison d’écrire : « Il faut viser au delà même du but pour arriver seulement à s’en approcher. » Toute l’histoire contemporaine confirmait la justesse de cette pensée : c’étaient les républicains qui avaient, par leurs luttes contre le despotisme, assis en France le régime parlementaire ; c’étaient les communards et socialistes qui avaient maintenu la République ; qui sait ? ce seraient peut-être un jour les anarchistes qui instaureraient le socialisme, laissant à d’autres hommes affublés d’une autre étiquette la tâche de réaliser l’idéal libertaire dans un temps plus éloigné !

Quant à Détras, il s’enthousiasmait moins encore que ses deux amis sur la valeur de l’accord conclu. Pas plus que Bernard, il n’avait eu voix dans les délibérations des délégués, puisqu’il n’appartenait plus à la corporation, mais son influence et son rôle avaient été notables.

Son sentiment personnel eût été de ne pas désarmer, de pousser de l’avant sans s’attarder aux négociations, en donnant à la grève un caractère le plus offensif possible. Peut-être alors eût-on ouvert la voie aux transformations économiques. Sait-on jamais à l’avance quel est le mouvement qui ne se transformera pas en révolution ? Certes la question était d’assurer pendant ce temps la subsistance des familles de grévistes. Pour cela, il eût fallu user des grands moyens qu’on n’hésite pas à employer dans une ville assiégée : le syndicat se substituant à l’action municipale et, devenu une sorte de commune révolutionnaire, agissant d’initiative, réquisitionnant, prenant où il y avait non pour chaparder individuellement mais pour donner à tous.

— C’est un rêve, lui dit Ouvard. Tu te seras endormi en relisant les histoires de 93.

— Peut-être, concéda Détras, mais puisque les hommes d’aujourd’hui sont trop avachis ou pas encore assez conscients pour agir ainsi, il faut au moins tirer de la situation présente ce qu’elle peut donner, empêcher les enthousiasmes de se dissoudre en fumée et marquer notre victoire, si victoire il y a.

C’était l’avis général. Aussi les démonstrations se succédèrent-elles ; des cortèges ouvriers, précédés de drapeaux — drapeaux tricolores mais largement cravatés de rouge — parcoururent les rues de Mersey au chant de la Carmagnole. Au Fier Lapin et dans tous les établissements publics qui, maintenant, s’ouvraient aux syndiqués, des fêtes familiales, des concerts, des bals, célébrèrent le commencement d’une ère nouvelle. Enfin, comble de l’audace, deux mannequins bourrés de paille et figurant l’un Moschin, l’autre Michet, furent brûlés solennellement, au milieu des cris de triomphe de six mille personnes, sur la côte de Vertbois, en face la Ferme nouvelle. Le préfet, peut-être par prudence, peut-être content au fond du cœur de voir donner une leçon à la Compagnie, s’abstint de faire intervenir la police.

Ces réjouissances, expression d’un sentiment populaire qui, longtemps comprimé, se satisfaisait, furent terminées par un grand meeting au café du Commerce, dans une salle deux fois plus vaste que celle du Fier Lapin et où, cependant, tous ne purent trouver place. Chaulier, Toucan, Paryn, Brossel et la citoyenne Lesoir, éloquente conférencière arrivée de Paris, discoururent. Les uns célébrèrent la victoire des travailleurs ; les autres, les plus prévoyants, engagèrent ces travailleurs à demeurer indissolublement unis en vue des nouvelles luttes que leur réservait l’avenir.

Le dimanche suivant, l’abbé Carpion, au moment de célébrer le sacrifice de la messe, entra dans une sainte colère en constatant que son église, naguère comble, était à moitié vide. Dans son indignation, il faillit s’étrangler en avalant l’hostie.

Les mineurs avaient maintenant conquis le droit de penser librement.