La Grande Grève/3/16

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Librairie des Publications populaires (p. 478-484).
Troisième partie


XVI

ASSOCIÉ DE DÉTRAS


Dans une boutique claire et spacieuse de la rue Nationale, à Chôlon, boutique nouvellement ouverte et portant cette enseigne en lettres vertes sur fond blanc : Laiterie, produits de la Ferme nouvelle, assis côte à côte au comptoir, comme deux éternels amoureux plutôt que comme des marchands, causent Galfe et Céleste.

Autour d’eux, à la vitrine, aux étalages intérieurs et sur de larges tables, s’amoncellent beurre, fromages blancs, œufs, légumes. Des jarres sont emplies jusqu’au bord d’un lait crémeux dont le poids n’est jamais augmenté indûment par un mélange d’eau et de craie.

Tous ces produits leur sont expédiés quotidiennement de Mersey par Détras.

— La journée d’hier n’a pas été mauvaise, dit Céleste en riant. Neuf francs cinquante de bénéfice net. De quoi devenir à notre tour des bourgeois.

— Je t’en prie, fait Galfe, ne parlons pas arithmétique : cela gâterait notre bonheur.

— Rassure-toi ! Je n’aurai jamais l’âme d’une rentière : pourvu que nous arrivions à vivre et à justifier la confiance de nos amis, tout sera bien.

— Tu as raison. C’est égal : que d’événements accomplis depuis deux mois !

Deux mois, en effet, se sont écoulés depuis la fin de la grande grève, et si l’aspect extérieur de la petite ville minière, aux maisons sombres et aux toits rouges, n’est point changé, c’est une autre vie morale qui y bourdonne, plus indépendante, plus fière.

Tout d’abord, le tyranneau local, le grotesque Bobignon, n’est plus maire. Effaré de la tournure qu’ont prise les choses, cherchant inutilement à deviner quel sera, parmi les partis en lutte, le plus fort auquel il conviendra de faire des avances, haï par les bourgeois radicaux et les ouvriers, qu’il a jusqu’alors combattus, en défaveur auprès de des Gourdes, qui l’a trouvé trop mou, Bobignon a donné sa démission.

Et, chose incroyable, que nul n’eût osé soupçonner quelques semaines auparavant, c’est Ouvard, l’ouvrier mineur, le secrétaire du syndicat, qui a été élu à sa place.

La foudre tombant sur le baron et la baronne des Gourdes ne les eût pas écrasés davantage. Décidément, le monde se transformait, les esclaves de la veille devenaient les maîtres du lendemain ; se pourrait-il qu’il arrivât un moment où il n’y aurait plus de maîtres du tout ?

Rendons justice à Ouvard : c’étaient ses camarades et non lui-même qui avaient eu l’idée de sa candidature. Sans doute une certaine ambition lui était-elle poussée au cours de la grève qui avait mis en lumière ses qualités d’organisateur laborieux et habile. Mais il ne songeait pas à tirer un profit personnel de la situation, lorsque Pichon, le secrétaire adjoint du syndicat, était venu lui dire au nom d’un comité soudainement formé :

— Ouvard, il faut que tu te présentes. Jamais encore les ouvriers n’ont porté de candidat de leur classe contre les bourgeois. Nous comptons sur toi.

Ouvard était demeuré un instant rêveur. Allait-il rester l’obscur travailleur militant au milieu de ses camarades ou surgir de la foule ouvrière et tenter de devenir un personnage officiel ? Il consulta Bernard qui lui répondit : « Accepte ! » et Détras qui murmura, en haussant les épaules : « Bah ! encore plutôt toi qu’un autre ! » Il accepta et fut élu à 1,002 voix de majorité contre Poulain, son unique concurrent sérieux, car la démission de Bobignon prenait par surprise le parti réactionnaire.

Ce fut Pichon qui remplaça Ouvard comme secrétaire du syndicat.

— Ce qui arrive est épouvantable, dit la baronne des Gourdes à son mari, mais profitons au moins de ce que cet Ouvard n’y sera plus pour briser le syndicat rouge.

Trois jours après, le syndicat jaune était constitué. « Syndicat indépendant » se proclamait-il ; mais personne à Mersey ne se méprit sur la nature de cette indépendance. Canul, qui savait tout juste écrire, en fut naturellement élu secrétaire par deux cent soixante adhérents. Le syndicat rouge comptait maintenant plus de deux mille membres !

Quelques jours après, Galfe et Céleste reçurent une proposition de Détras, celle d’entrer avec lui en association afin de donner plus d’extension à la Ferme nouvelle. Justement, leur blanchisserie avait fort périclité pendant la grève, ceux des mineurs qui faisaient partie de leur clientèle évitant tous frais superflus. Hommes et femmes, qui, travaillant toute la semaine au fond des puits ou dans les chantiers de cribleuses, aimaient bien arborer le dimanche un peu de linge blanc, avaient, pendant ces longues journées d’inaction, plus de temps qu’il n’en fallait pour laver et repasser eux-mêmes tout le linge du ménage. Et, lorsque le travail fut repris, comme il fallait boucher des trous, payer des dettes contractées chez les fournisseurs, les anciens clients continuèrent pour un temps à réaliser des économies.

Détras, au contraire, quoiqu’il eût largement aidé de sa bourse les grévistes, prospérait à vue d’œil. Il possédait maintenant six vaches qui lui donnaient chacune en moyenne dix litres de lait par jour ; une centaine de poules, oies et canards gloussaient dans sa basse-cour et une douzaine de chèvres broutaient aux alentours de la ferme sous la surveillance d’un petit pâtre de douze ans. Du premier coup, il avait trouvé des débouchés non seulement dans la ville, mais dans les auberges des localités voisines où chaque après-midi la carriole attelée de « Touvenin » allait apporter du lait et des œufs.

Et maintenant, la chance le favorisant, Détras élargissait chaque jour le cercle de ses affaires. De plusieurs côtés, on lui ouvrait des crédits inattendus pour l’achat de bestiaux. Du matin au soir, lui, Geneviève, Panuel et Bénédic, le petit pâtre, ne cessaient d’aller et venir, soignant les animaux, livrant les produits de la Ferme. Malgré son éloignement pour l’idée de faire travailler des salariés, Détras, se rendant bien compte qu’ils ne pouvaient à eux trois suffire à tout, avait bien été obligé de prendre un aide. Du reste, Bénédic, orphelin de père et de mère, vivant misérablement auprès d’un oncle, mineur qui n’avait guère le temps de s’occuper de lui, se trouvait traité moins comme un serviteur que comme un jeune camarade mangeant à la table commune et couchant dans un lit propre. Pour lui, c’était le paradis succédant au purgatoire.

Sans avoir l’âme d’un thésauriseur, Détras voulait assurer aux siens la plus grande somme possible d’indépendance, et justement parce qu’il n’entendait exploiter personne, il était tenu à déployer plus d’intelligence et d’activité que tout autre. Le terrain et la maisonnette du bois de Faillan eussent constitué une excellente annexe de la Ferme nouvelle : Détras jeta les regards de ce côté-là.

Or, à ce moment, Galfe commençait à se trouver sérieusement gêné, non seulement par la pénurie de clientèle, mais aussi par suite des exigences du cadastre. Autour de Mersey, le sol augmentait de valeur ; des terrains jadis inutilisés et que la commune laissait à la disposition du premier venu voulant s’y construire une masure, étaient taxés à un prix élevé. Celui sur lequel Galfe avait édifié sa cabane, remplacée maintenant par une véritable habitation, était évalué à huit francs le mètre carré : c’était douze cents francs qu’on lui réclamait.

Douze cents francs à payer en pareil moment, c’était dur et malheureusement la bonne volonté du nouveau maire ne pouvait qu’obtenir des délais, au bout desquels Galfe se fût trouvé tout aussi embarrassé. Les deux amants se demandaient avec douleur s’ils allaient être obligés d’abandonner ce coin de terre auquel les rattachaient tant de souvenirs tristes et heureux ; il leur semblait que ce fût leur vie qu’on voulait leur enlever.

Ce fut dans ces circonstances que Détras vint leur proposer de s’associer à lui pour donner plus d’extension à la Ferme nouvelle par la création d’une annexe. Il s’arrangerait avec le fisc pour l’acquisition définitive du terrain que Galfe et sa compagne continueraient à habiter. Lui, Détras, apporterait, en plus de son activité personnelle, son petit capital et ses facilités de trouver du crédit ; eux apporteraient leur travail. S’il leur plaisait un jour de rompre l’association, éventualité peu présumable, ils pourraient s’entendre avec Détras pour le rachat de leur maison.

À cette proposition si fraternelle, Galfe et Céleste, profondément émus, n’avaient pu répondre qu’en se jetant au cou de Détras.

Et maintenant, la buanderie avait été transformée en étable. Deux vaches et quatre chèvres, appartenant à la petite communauté, paissaient sur les bords du Moulince.

Mais ce n’était pas tout.

Non content de s’être créé des débouchés aux environs de Mersey, Détras résolut d’avoir un dépôt au chef-lieu d’arrondissement. Si égalitaire que fût la petite république, il en demeurait à la tête. Panuel, toujours sagace, n’était plus jeune, Geneviève avait assez à faire de s’occuper de la basse-cour et des ruminants ; Galfe et Céleste, quoique fort travailleurs, étaient des poètes. Lui, au contraire, trempé par sa vie toute d’action, demeurait l’esprit pratique en même temps que hardi.

Ce fut lui qui, au cours d’une tournée à Chôlon, jeta son dévolu sur le local de la rue Nationale. La boutique, tenue précédemment par un épicier sombré dans la faillite, était à louer pour presque rien. Détras la prit, la fit badigeonner à neuf et la décora d’une enseigne à la gloire de la Ferme nouvelle.

Mais une boutique ne se gère pas toute seule. Il fut décidé que Galfe et Céleste viendraient l’inaugurer et demeureraient à Chôlon pendant trois mois — le temps nécessaire pour qu’une clientèle attitrée se formât. Ensuite Panuel viendrait les remplacer pour quelque temps. Pendant leur absence, le brave homme garderait leur habitation qu’il avait clôturée et augmentée d’un petit pavillon où il coucherait. Car, par un sentiment raffiné de délicatesse, il ne voulait pas même entrer dans la chambre de Galfe et de Céleste : l’amour y avait fait son nid, nul profane, même un ami, ne devait y pénétrer !

Ce roulement permettait de concilier les affaires et le sentiment. D’ailleurs, si les deux amants demeuraient attachés à Mersey par d’indestructibles liens, ils se trouvaient bien partout où ils étaient ensemble.

Et pourtant, le second jour de leur arrivée à Chôlon, Céleste s’était soudain sentie prise de tristesse : une tristesse inexplicable, sans motifs, quelque chose comme l’ombre projetée par un malheur qui s’avançait vers eux.

Tous deux s’étaient trop pénétrés de la même vie pour que les impressions de l’un ne fussent pas immédiatement ressenties par l’autre. Quelque effort que fît Céleste pour dissimuler, Galfe s’aperçut immédiatement de son trouble.

— Qu’as-tu ? lui demanda-t-il inquiet.

— Rien.

Et leurs regards se rencontrant échangèrent la même pensée. Celui de la jeune femme démentait ce mot prononcé pour rassurer, « rien ». Galfe comprit.

— Il ne faut pas croire aux pressentiments, dit-il machinalement.

— Non, fit Céleste.

Et malgré ce « non », malgré un effort pour sourire, elle demeurait pensive.

— Chôlon ! murmura-t-elle un instant après, incapable de cacher plus longtemps sa pensée. Cette ville nous a toujours porté malheur.

C’était là, en effet, que toute enfant, elle avait commencé sa vie de misère, auprès de sa mère, esclave d’un ménage bourgeois, et à la mort de ses maîtres, jetée sur le pavé. C’était là qu’elle avait été, plus tard, emmenée prisonnière. C’était là qu’elle avait été frappée du coup le plus terrible — comment n’en était-elle point morte ? — en entendant les juges prononcer la condamnation de l’amant qu’elle aimait plus que tout au monde et faire d’elle une veuve.

Et maintenant, après avoir quitté Mersey, un peu émue, mais non attristée, puisqu’elle demeurait en compagnie de Galfe, elle venait de se sentir tout à coup assaillie d’un pressentiment indéfinissable.

— Sois tranquille, dit Galfe étreignant longuement son amie. Cette fois la mort elle-même ne saurait nous séparer.