La Grande Grève/3/18

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Librairie des Publications populaires (p. 492-498).
Troisième partie


XVIII

LA BATAILLE RECOMMENCE


Paryn achevait de déjeuner. Il venait d’être élu député. Dans la matinée, il avait reçu les membres de son comité, heureux et solennels. Cette victoire était la leur : par l’intermédiaire de leur élu, ils se sentaient participer au gouvernement de la chose publique !

Déjà quelques habitants de Climy avaient glissé un mot, qui en faveur d’un neveu ou d’un cousin ayant besoin d’une protection pour entrer dans la carrière administrative, qui en faveur d’un fils à exempter du service militaire. Le patron de l’Oiseau rouge avait hasardé quelques paroles en faveur de lui-même : il convoitait les palmes académiques !

Paryn avait fait son apprentissage de représentant du peuple ; il avait eu un avant-goût des obsessions intéressées entourant tout député qui rêve d’agiter des questions générales et se voit la proie des intérêts particuliers les plus mesquins.

Sa bonne humeur ne l’avait pas abandonné au cours de cette épreuve, et c’était le sourire aux lèvres qu’il avait répondu à plus d’un solliciteur :

— Vous savez, mon ami, je n’ai promis la lune à personne. Conséquemment, je ne puis répondre de vous la donner.

Brigitte, tout en servant le docteur, l’observait, pensive. Oui, il avait beau s’armer d’un sourire, se cuirasser d’indifférence, les soucis commençaient à l’envahir, à plisser par moments son front, à voiler le feu de ses yeux. Que deviendrait-il dans quelques mois, alors que la politique l’aurait pris dans son terrible engrenage ? Ignorante de la vie parlementaire, mais rendue intuitive par son affection profonde pour ce maître qui n’était maître que de nom et qu’elle morigénait à l’occasion, la vieille paysanne le voyait pâli, amaigri, épuisé dans quelque travail accablant et inutile, au milieu des solliciteurs, des jaloux, des ennemis masqués, des traîtres. Dans quel état reviendrait-il à Climy ?

— Ne vous effrayez donc pas, ma bonne Brigitte, dit Paryn lisant aussi clairement que dans un livre sur le visage de sa domestique. Être député, c’est un accident que beaucoup cherchent et dont on ne meurt pas toujours.

Il achevait ces mots dans un franc rire, lorsque la sonnette tinta. Brigitte courut ouvrir et revint l’instant d’après, annonçant le nouvel élu de Mersey.

Paryn se leva, allant au devant de celui qui était devenu doublement son collègue, comme maire et comme député.

Que d’événements s’étaient succédé depuis le jour où le docteur avait connu Ouvard simple mineur sans la moindre idée d’avenir personnel !

Le député-maire de Climy allait adresser ses félicitations au député-maire de Mersey, lorsqu’il remarqua l’expression soucieuse de son visage. Cette expression, Brigitte l’avait déjà remarquée et la brave femme se murmurait in petto : « Encore un que le métier ne rend pas gai ! Mais alors pourquoi ont-ils la rage de vouloir en être ? »

— Vous paraissez triste, mon cher collègue, dit affectueusement Paryn, en avançant une chaise à son visiteur, tandis que, sur un signe, Brigitte lui servait une tasse de café.

— La grève va recommencer à Mersey, fit Ouvard. Et cette fois, c’est la Compagnie qui attaque.

— Ah ! diable ! Voilà qui devient sérieux. Pourtant, il fallait s’y attendre.

— J’ai voulu vous voir d’urgence. Avec un préfet comme Jolliveau, on ne peut savoir comment tourneront les choses.

Ces paroles de l’ancien mineur ramenèrent les pensées de Paryn vers l’homme à poigne, choisi sous la pression des hauts réactionnaires pour courber le département de Seine-et-Loir sous un régime de terreur.

Nul n’avait été plus furieux que Jolliveau du résultat des élections générales. Quoi ! c’était à la défaite des candidats conservateurs qu’avait abouti la pression exercée par lui sur les maires ? Mais alors, c’était à désespérer de tout et même du suffrage universel si les préfets ne pouvaient plus le faire parler ! Et que diraient ses protecteurs, l’évêque, le baron des Gourdes ? Jolliveau n’osait y penser, et se sentant pris entre les rancunes de ceux qu’il n’avait pu servir efficacement et l’hostilité des nouveaux élus, il s’était demandé un instant s’il n’agirait pas prudemment en lâchant les premiers pour se tourner peu à peu du côté des seconds.

Mais non ! pareille trahison à laquelle sa moralité n’eût pas répugné était maintenant impossible. Force lui était de demeurer, sous l’impartialité apparente de ses fonctions préfectorales, attaché au parti des vaincus.

Or, au même moment où Paryn recevait la visite d’Ouvard, Jolliveau recevait celle de des Gourdes.

C’était la première fois que ces deux derniers se rencontraient depuis que le baron était allé complimenter le nouveau préfet.

Celui-ci baissa la tête lorsque entra dans son cabinet, l’air sérieux, le sourcil froncé, le directeur-gérant de la Compagnie de Pranzy.

Machinalement, Jolliveau murmura très bas :

— Ce n’est pas ma faute, si les choses ont tourné ainsi.

Des Gourdes eut un geste d’impatience :

— Ce qui est fait, est fait, répondit-il. Parlons du présent et non du passé.

— Oh ! pour le présent et pour l’avenir, je vous garantis…

— L’avenir… c’est surtout en nous occupant du présent que nous le préparerons.

— Parlez ! que faut-il faire ?

Dialogue singulier où s’affirmait bien la suprématie du capital ! C’était le représentant de l’État qui se faisait petit ; c’était le grand seigneur de la mine qui élevait la voix.

— La grève va recommencer à Mersey, dit lentement des Gourdes.

— Ah ! qu’elle recommence ! éclata sauvagement Jolliveau, et je vous promets bien que ce ne sera pas comme sous mon prédécesseur.

Le baron regarda le préfet les yeux dans les yeux.

— Cette fois, dit-il, en appuyant sur chaque mot, il faudra aller jusqu’au bout. Jusqu’au bout, vous m’entendez ?

Jolliveau saisit la main de son interlocuteur et la serra nerveusement.

— J’irai ! prononça-t-il.

C’était un engagement formel et terrible. Car « jusqu’au bout » ne signifiait plus seulement la pression exercée sur les maires et les électeurs en vue du tripatouillage électoral. Jusqu’au bout, cela maintenant voulait dire la terreur policière et militaire, les arrestations, les condamnations arrachées à des juges naturellement féroces envers les déshérités qui ne sont point de leur classe. Cela voulait dire le syndicat rouge violemment extirpé de Mersey et peut-être même quelque monstrueuse machination contre Ouvard, afin de lui arracher le mandat législatif récemment conquis.

Le lendemain, une rumeur courait dans tout Mersey : les mouchards étaient revenus !

Hautain et souriant, Moschin se montrait, en effet, à l’Hôtel du Commerce, accompagné de Michet comme d’un aide de camp. Plétard, Roubineau et quelques autres, en tout une demi-douzaine, qui avaient suivi leur terrible chef dans sa retraite, étaient là pareillement, arrogants, le verbe haut, se promenant de long en large devant l’établissement comme pour constituer à Moschin une garde d’honneur.

— Gare ! Il doit y avoir là-dessous quelque coup de la Compagnie ! se disaient des ouvriers les reconnaissant.

Dans l’après-midi, Moschin, escorté de toute sa bande, se rendit aux chantiers, traversant ostensiblement les rues les plus populeuses de la ville. Au seuil des portes, les commères le dévisageaient avec une intense curiosité, prévoyant quelque chose d’anormal. Aux fenêtres des maisons habitées par des ménages ouvriers, apparaissaient des visages effarés de femmes ; quelquefois s’échappait une malédiction ou une injure, tandis que la bande, impassible, continuait son chemin.

Décidément, ce retour inattendu faisait sensation.

Le soir, à la sortie des puits, les mineurs revirent, stupéfaits, la figure connue et exécrée de Moschin. L’ancien chef policier, goguenard, fumait sa cigarette en compagnie de son ami Troubon et de Michet. Derrière eux, se rangeait le menu fretin des mouchards revenu, grossi d’une partie des jaunes.

La provocation était évidente. Quelques ouvriers ne purent contenir leur exaspération. L’un d’eux jeta à Michet cette insulte ironique :

— Eh bien, mon gros fessé, t’es-tu fait blinder le derrière ?

Michet avait sa réputation à rétablir : d’un formidable coup de poing, il envoya le mineur rouler à trois pas. Aussitôt, la bataille s’engagea : les mouchards s’y étaient préparés ; supérieurs en nombre, grâce à l’appoint des jaunes, à l’équipe qui venait de remonter, ils eurent l’avantage.

Cette nuit-là retentit de nouveau dans Mersey le cri de : « À bas la Compagnie ! À bas les mouchards ! » Le jour suivant, à l’effervescence générale qui régnait dans les puits et dans les chantiers, tous purent se rendre compte que la bataille allait reprendre.

Et, en effet, quarante-huit heures plus tard, elle reprenait. Il y avait eu convocation d’urgence des rouges à leur centre syndical et l’on avait décidé de recommencer immédiatement la grève si les anciens policiers demeuraient un jour de plus à Mersey. Une délégation ouvrière s’en fut trouver le baron des Gourdes qui eut cette réponse narquoise :

— Ce n’est point comme policiers qu’ils rentrent à la mine. C’est comme employés. La direction a le droit de prendre pour employés qui elle veut.

Distinguo subtil qui rappelait l’ancien élève des jésuites !

Cette fois, la Compagnie était préparée à la grève puisqu’elle-même la provoquait. Cinq cent soixante-sept mineurs sans travail, recrutés sans bruit à Saint-Étienne, se trouvèrent du jour au lendemain à Mersey, prenant la place des grévistes.

Avec ceux du syndicat jaune, c’était assez pour que la Compagnie pût continuer l’exploitation en attendant que la faim lui eût ramené, se rendant à discrétion, la plupart des grévistes, encore fatigués de leur dernier grand effort et incapables de le renouveler à aussi brève échéance.

D’ailleurs, des Gourdes attendait d’autres troupeaux de misérables que ses agents raccolaient plus loin encore que Saint-Étienne. Gens qui, pour la plupart, n’avaient jamais manié le pic, mais qu’importait ! Ils serviraient à écraser la révolte ouvrière et puis, une fois cette tâche accomplie, ils seraient triés, les inutiles étant éliminés, chassés pour aller crever de misère ailleurs. Sort réservé aux irréguliers du travail qui rivent les chaînes de leurs frères en aggravant leur propre esclavage !

La Compagnie s’était préparée à la grève, mais les militants du syndicat rouge s’y étaient préparés aussi. L’entente ouvrière maintenant ne se limitait plus aux membres d’une seule corporation, et au moment même où arrivaient à Mersey les raccolés de Saint-Étienne, le mouvement, se généralisant avec une rapidité extraordinaire, éclatait à Pranzy, à Montjeny, à Gueugne, à La Tourne, au Brisot, à Chôlon même.

À Pranzy et Montjeny, c’étaient les mineurs et les carriers, à Gueugne et à La Tourne, les charpentiers, au Brisot, c’étaient toutes les corporations, à Chôlon, c’étaient les métallurgistes.

Et sans répéter des choses déjà dites, car presque toutes les luttes économiques se ressemblent, c’est de la grève de Chôlon que nous allons parler, puisqu’elle a clos la grande épopée ouvrière dans le sang des martyrs du travail.