La Grande Grève/3/17

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Librairie des Publications populaires (p. 485-492).
Troisième partie


XVII

LE NOUVEAU PRÉFET


Dans le cabinet du nouveau préfet de Seine-et-Loir, l’huissier, galonné et argenté sur tranches, comme il convient à un employé même subalterne de notre démocratie, introduisit respectueusement le baron des Gourdes.

Alfred Jolliveau, préfet de Seine-et-Loir depuis vingt-quatre heures, se leva précipitamment de son fauteuil et vint au-devant du directeur de la Compagnie de Pranzy, le sourire aux lèvres, la main tendue, l’accueillant de ce mot significatif :

— Merci !…

Le nouveau préfet était un homme d’environ quarante ans, à la physionomie énergique, mais vulgaire et même, par moments, bestiale. Les cheveux noirs et drus, coupés à l’ordonnance, les fortes moustaches se rejoignant à d’épais favoris taillés en côtelettes, lui donnant tout à fait l’aspect d’un officier de hussards. L’œil vif dissimulait parfois sa flamme derrière un binocle ; la mâchoire terriblement épaisse annonçait la prédominance des appétits brutaux.

— Je suis heureux de vous apporter mon hommage d’administré, dit en riant le baron qui s’assit dans un fauteuil préfectoral.

Et dans ce mot « hommage », prononcé avec une désinvolture enjouée qui eût pu passer pour ironique, on sentait la condescendance du grand seigneur, aimable, vis-à-vis de son protégé. Car le protégé était bel et bien le préfet et le protecteur, des Gourdes.

— Je sais tout ce que vous avez fait pour emporter ma nomination, dit Jolliveau.

— Ne parlons pas de cela, répondit le baron. Nous avons réussi, voilà l’essentiel… Il est seulement fâcheux que ce n’ait pas été plus tôt.

— Ne craignez rien ! Nous regagnerons le temps perdu. Fiez-vous à moi pour réparer les erreurs commises sous l’administration précédente.

Il y avait dans ces paroles de Jolliveau à la fois une promesse et un acte de vasselage. Des Gourdes accentua son rôle de suzerain en déclarant :

— Oh ! les erreurs… vous pouvez bien dire les crimes. Ce Blanchon était tout simplement un misérable.

À ce jugement injurieux sur son prédécesseur, Jolliveau acquiesça d’un geste affirmatif.

— D’ici deux mois ont lieu les élections, prononça des Gourdes. Vous êtes arrivé à temps.

— N’ayez pas peur, fit le préfet, le parti de l’ordre sortira triomphant. Je ne vous en dis pas davantage.

Ces paroles cyniques pouvaient donner une idée du personnage. Désigné pour remplacer Blanchon que l’évêché, Schickler et des Gourdes alliés avaient enfin fait sauter, Jolliveau était prêt à tout pour complaire à ses protecteurs. Il ne les eût même trahis que moyennant un intérêt très considérable.

Les habitants du département de Seine-et-Loir ne tardèrent pas à s’apercevoir de quel bois était fait leur nouveau préfet. Une série d’arrêtés, plus autoritaires et tracassiers les uns que les autres, vint donner la note.

En même temps, les maires recevaient des circulaires qui ne pouvaient leur laisser le moindre doute sur ce que le représentant du pouvoir attendait d’eux. C’était la pression électorale qui commençait à s’exercer dans toute sa beauté.

De ces magistrats communaux, les uns, comme Martine, s’aplatissaient devant M. le préfet avec cette frénésie de servilisme propre à certains caractères ; d’autres demeuraient inquiets, répugnant par scrupule de conscience au rôle qu’on leur assignait et, cependant, hésitant à l’idée d’entrer en lutte avec la plus haute autorité du département. D’autres, enfin, regimbaient.

Quant à Paryn, il était indigné.

— Oh ! songeait-il, si j’étais député, c’est moi qui marcherais contre cet homme pour le briser.

Si j’étais député ! Ces mots répondaient à l’idée qui depuis deux ans avait germé en lui. Quand il s’était lancé dans la lutte électorale pour conquérir la mairie de Climy, il avait bien prévu que son essor ne s’arrêterait pas là, que le Palais-Bourbon, véritable arène des combattifs, l’attendait.

Déjà une vacance de siège ayant eu lieu dans la circonscription voisine, ses amis l’avaient pressé d’accepter la candidature. Souriant, il avait refusé par ces mots exempts d’ambiguïté :

— Plus tard ! Le moment n’est pas encore venu.

Mais maintenant, le moment semblait venu. L’Union populaire était chaque jour plus prospère, car son allure pendant la grève de Mersey avait encore augmenté le nombre de ses lecteurs. Appuyé sur ce journal aimé, il pouvait facilement braver les attaques des feuilles réactionnaires coalisées : le Lyon démocratique, le Progrès chôlonnais, la Gazette de Seine-et-Loir, la Croix de Seine-et-Loir. Les radicaux et radicaux-socialistes de la circonscription ne cessaient de le harceler.

Et pourtant, Paryn hésitait encore. Par moments, il se demandait si l’activité déployée au Palais-Bourbon par les honorables servait réellement à quelque chose et si tous les progrès sociaux n’avaient pas été réalisés en dehors de l’initiative parlementaire. Il repassait l’histoire de tout le siècle et voyait sans cesse les grands élans généreux partis d’en bas, de la masse du peuple, les inventions, les idées créées par le travail des individus ou des minorités. Les législateurs n’avaient su que sanctionner l’œuvre déjà accomplie. De tous les parlements, un seul avait fait figure dans l’histoire : la Convention, et encore pour deux ans à peine, juste le temps pendant lequel une poignée de révolutionnaires la dominèrent, tandis que la poussée populaire des clubs et des sections la contraignait de marcher de l’avant. Une fois à la Chambre des députés, ne serait-il pas, lui comme tant d’autres, annihilé par le milieu ? son initiative ne se perdrait-elle point, paralysée dans tous les rouages des commissions et sous-commissions chargées huit fois sur dix d’enterrer les réformes ?

La nomination de Jolliveau et l’attitude forcément réactionnaire du nouveau préfet vinrent mettre fin à ses hésitations.

— Je serai député, décida-t-il. Ne serait-ce que pour lutter contre lui et ne réussirais-je qu’à en débarrasser le département, je croirais avoir bien mérité de mes électeurs.

Le jour où l’on apprit que Paryn acceptait d’être, dans la circonscription, le porte-drapeau du radicalisme-socialisme, il y eut dans Climy une véritable effervescence. Poulet, Petit, Bussy, tous les membres de son comité vinrent en délégation le remercier solennellement, tandis que Brigitte hochait la tête avec mélancolie. Elle voyait le docteur élu sans difficulté : on l’aimait tellement dans le pays ! Mais après, que deviendrait-il dans cette Chambre des députés, qu’elle entrevoyait comme un lieu terrifiant, empli de tonnerres et de batailles, dans ce Paris où elle n’avait jamais mis les pieds et qui lui semblait un gouffre ?

— N’ayez pas peur, ma brave Brigitte ! lui dit Paryn, ému de sa sollicitude angoissée. Je vous reviendrai de temps à autre, tout entier.

Il ajouta entre ses dents : « Si je suis élu. » Mais de cette élection, il ne doutait guère.

Pendant ce temps, les cabarets toujours rivaux de l’Oiseau rouge et du Poisson bleu retentissaient de colloques animés. Dans le premier, des buveurs radicaux entonnaient la Marseillaise, car c’est un besoin irrésistible pour les expansifs de traduire leurs sentiments par des chansons ; dans le second, bourdonnaient des conversations de ce genre :

— Lui ! j’ai toujours dit que c’était un malin. Il a d’abord fait semblant de se consacrer aux intérêts communaux ; mais c’était la députation qu’il visait. Un malin, je vous dis !

— Et puis, quand il sera député, il voudra être ministre. Un rouge ministre ! ce sera du joli.

— Bah ! laissez donc ! Une fois qu’ils sont ministres, les rouges n’en font pas plus que les bleus et les blancs.

— Tout de même, il n’y est pas encore. Dieu merci, il reste des honnêtes gens pour bien voter dans le département de Seine-et-Loir.

Ces bribes de conversations donnaient le ton général. Les réactionnaires exhalaient ainsi leur indignation et de même qu’à l’Oiseau rouge, on chantait la Marseillaise, au Poisson bleu on chantait la Carmagnole antisémite.

Car on était maintenant en cette période où l’affaire Dreyfus, à Paris, mettait aux prises deux partis groupant l’un tous les partis de liberté, l’autre toutes les forces de réaction. En province, l’agitation, quoique moins intense, augmentait cependant et l’épithète de « sale juif » commençait à être jetée, tout comme dans la capitale, à ceux dont les opinions étaient au moins républicaines.

Ce jour-là, il se trouva une voix anonyme pour lancer contre le maire de Climy l’accusation devenue à la mode : « Paryn est un juif ! » Déjà, à la veille de son élection comme maire, la Gazette de Seine-et-Loir ne l’avait-elle pas accusé de fomenter, d’accord avec les capitalistes sémites, un complot de l’industrie allemande ?

L’approche d’une nouvelle période électorale devait naturellement voir éclore de nouvelles calomnies, ineptes mais perfides. Une fois encore les mots de « traître », « vendu », « gâteux », « canaille », allaient s’échanger entre les deux camps. C’est la monnaie courante du suffrage universel.

Le même jour, le père Raulin se présenta chez Paryn. La figure léonine du vieux libertaire reflétait une tristesse grave.

— Je devine ce qui vous amène, mon cher électeur, dit en souriant le docteur — et il appuya sur ces trois derniers mots. — Vous venez me faire de la morale.

— Électeur, oui, pour la commune, j’en suis, riposta Raulin. Mais pour la députation, jamais !

Et il ajouta, avec un tressaillement dans la voix :

— Alors, c’est bien vrai ? Vous acceptez ?

— J’accepte.

Raulin eut un profond soupir et, bien que le maire lui indiquât un siège, il demeura debout.

— Vous acceptez ! dit-il. Alors, si le sort vous favorise — et je souhaite qu’il ne vous favorise pas — vous allez abandonner l’administration d’une commune où vous avez fait, où vous pouvez encore faire du bien, tout le bien possible dans la société actuelle ? Vous allez entrer dans le cloaque où grouillent toutes les convoitises, toutes les intrigues, toutes les corruptions ? Vous allez devenir le collègue d’un Georges Berry et d’un Baudry d’Asson ?

— Le collègue et l’adversaire, précisa Paryn.

— L’adversaire ! Mais vous vous rencontrerez dans les couloirs ; vous vous saluerez, vous vous serrerez la main, vos rivalités d’idées s’émousseront et, finalement, vous ne serez plus que des collègues. Les batailles du Palais-Bourbon peuvent au surplus intéresser les ministres : elles sont sans signification pour la masse.

Le maire de Climy eut un froncement de sourcils.

— Alors, vous préférez abandonner le pouvoir aux réactionnaires ? dit-il.

— Les réactionnaires ! murmura Raulin. Certes, non, je ne les aime pas. Mais pour ceux qui vivent de leur travail et non de politique, est réactionnaire quiconque sanctionne l’exploitation capitaliste. M. Léon Bourgeois, défenseur du vieil ordre propriétaire, est pour nous un réactionnaire tout comme un abbé Gayraud.

— Il y a une nuance.

— Peut-être, mais elle est imperceptible. La France est un malade atteint de la fièvre, qui a deux médecins à son chevet. L’un, c’est la démocratie bourgeoise, veut lui conserver la fièvre ; l’autre, c’est le nationalisme, veut lui enlever la fièvre, mais pour la remplacer par la peste. Nous désirons, nous, n’avoir ni la fièvre ni la peste.

Paryn éclata de rire, un rire auquel le vieux libertaire lui-même fit écho.

— Ah ! père Raulin, vous avez l’éloquence bien imagée ! Ni la fièvre ni la peste, c’est parfait ; mais alors pourquoi votez-vous aux élections communales ?

— Parce que la commune dans les agglomérations rurales ou le syndicat ouvrier dans les villes sont la base, la cellule de l’organisation sociale future.

— Future, c’est possible, mais pas présente !

— Qu’importe ! Le présent se détruit et l’avenir se crée.

— Ce que vous dites sera peut-être réalisé en l’an deux mille.

— Ou dans une génération. Qui peut savoir ?

— Évidemment : qui peut savoir ! alors, père Raulin, vous ne voterez pas pour moi ?

— Ni pour personne.

— Je ne vous en veux point. Tâchez, cependant de ne pas me faire perdre trop de voix.

Le brave homme eut un geste de protestation.

— Je suis contre le parlementarisme et pour l’action directe des intéressés, déclara-t-il nettement. Mais je ne fais point de l’abstention une panacée et je ne vous combattrai pas. Après tout, par sympathie personnelle, j’aime encore mieux voir « là-bas » vous plutôt qu’un clérical.

— Je vous remercie, fit Paryn mis tout à fait en gaieté et tendant la main sans rancune à son administré.

Raulin, quelque peu soulagé d’avoir vidé son cœur, se retira.