La Grande Illusion des petits bourgeois/1

La bibliothèque libre.
Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 205-213).

ANDRÉ LÉO




LA GRANDE ILLUSION
DES PETITS BOURGEOIS


I

LE VIEUX-BRUNERAY.

Avant 1860, la petite ville de Bruneray, dans la Haute-Marne, comptait à peine trois mille habitants. Bâtie sur un plateau qui domine le cours de la Suize, et dominée elle-même par une chaîne de collines boisées, elle jouissait d’un climat égal et tempéré, et d’un horizon charmant sur le pays d’alentour, très-varié d’aspect, et où se succèdent la plaine, la colline et le vallon, le bois et la prairie. La vigueur des aunes et des peupliers qui bordaient la Suize, et celle des grands hêtres et des chênes qui ombrageaient les chemins, l’épaisseur et la fraîcheur des herbes, attestaient la richesse d’un sol qui, sous le fer de la charrue, s’étendait en longs sillons rougeâtres, aux flancs des collines et sur le plateau. Cette richesse naturelle faisait vivre le pays sans l’enrichir, car Bruneray, fort avant dans les terres, comme disent les paysans, éloigné du chemin de fer, et à trente-cinq kilomètres de Chaumont, n’avait pas même une grande route, et brisait encore les cailloux de son chemin de grande communication, à peine achevé. Ses bourgeois disaient, en pinçant la bouche, qu’ils habitaient un pays perdu ! Les gens du peuple, tous cultivateurs, à l’exception d’un petit nombre d’artisans et de commerçants, qui encore, la plupart, avaient des terres, ou tout au moins un jardin, vivotaient de leur production et de leurs salaires. Il y avait quelques riches et beaucoup de pauvres, comme partout, mais peu de misérables. À vrai dire, cela tenait à la grande résignation de ces pauvres gens. D’insuffisantes cabanes, consistant en une seule pièce, un jardinet plein de gros légumes, avec deux ou trois arbres fruitiers, un porc, une chèvre à l’étable, et quelques poules, du pain et de la soupe tous les jours, un peu de salé le dimanche, des sabots aux pieds, sur le dos une bure rapiécée, la joie de ne pas mendier, et c’était tout.

On parlait encore aux veillées des mauvaises années de l’invasion de 1814 et 1815 ; mais, comme on ne savait point d’où le mal était venu, et qu’on se rappelait seulement les grands efforts du petit caporal pour défendre la patrie, on n’en avait pas moins accepté la légende bonapartiste, que toute la France avait si longtemps répétée, par fausse gloire et vanité, jusqu’à la faire pénétrer dans les plus petits villages, et l’on avait à Bruneray, comme ailleurs, voté avec enthousiasme pour le neveu de l’empereur, puisque, disait-on, il aimait le peuple comme l’autre. Ce n’était pas fort ; mais que veut-on ? les Bruneyriens n’en savaient pas à ce sujet plus que les autres. Un gouvernement ami du peuple, ça valait la peine d’en essayer ; ne lisant pas les journaux, ils n’avaient pas pu se régaler des beaux discours dont avaient du moins joui les Parisiens, et n’avaient connu que par une aggravation d’impôts les bienfaits de la République.

D’ailleurs, ce dont on s’occupait le moins à Bruneray. c’était de politique. On avait pris pour maire le doyen d’âge des bourgeois, un vieux médecin, pour lui faire honneur, et toute la bourgeoisie, à part des paysans des plus riches, formait le conseil municipal. Cette bourgeoisie se composait du juge de paix, de deux notaires, d’un jeune médecin, d’un vieux capitaine, d’un receveur d’enregistrement, d’un percepteur, d’une directrice de poste, du curé et de trois propriétaires. La directrice de poste et le curé ne faisaient pas partie du conseil.

Il y avait encore le greffier, les clercs de notaire, une nièce du curé, une vieille veuve riche et dévote, et les femmes et les enfants, plus ou moins âgés, des chefs de famille cités. Tout cela eut composé une fort jolie société, du moins c’était l’avis de la directrice du bureau de poste, si l’on avait su s’entendre et se réunir. Mais il va sans dire qu’à Bruneray, comme dans toutes les petites villes du monde, on ne s’entendait pas. Des divisions profondes, causées par des motifs dont on ne se souvenait plus, tant ils étaient minces, trop minces pour être les véritables, avaient divisé cette société en trois groupes : deux ennemis déclarés l’un de l’autre, et le troisième neutre, dont la position n’était peut-être pas la moins épineuse, car il était, bon gré, mal gré, le terrain où s’échangeaient les hostilités toutes verbales des deux camps rivaux, qui lui en voulaient chacun également de ne pas rompre avec son adversaire.

Le chef d’une de ces factions, monsieur Cardonnel, était pourtant l’un des hommes les plus pacifiques de ce monde. D’un caractère égal, jovial même, d’une probité rigide, bon époux, bon père, il était de plus un parfait notaire. Tout au plus aurait-on pu lui reprocher parfois quelque intempérance de langue, une plaisanterie un peu salée ; mais qui donc, sous ce rapport, à Bruneray eût pu lui jeter la pierre ? J’entends en eût le droit. Monsieur Cardonnel n’avait pas même d’opinion politique digne de ce nom. « Moi, je suis pour le bon ordre et la justice, disait-il souvent, et voilà tout. » Il ne s’agissait plus que de les reconnaître.

Mais, si pacifique fût-il, monsieur Cardonnel n’avait pu se préserver d’une irritation amère en se voyant enlever chaque jour sa clientèle par l’autre notaire, un collègue, — homme aussi remuant que l’autre était paisible, et qui, mettant de côté la dignité magistrale derrière laquelle monsieur Cardonnel se retranchait, allait visiter les paysans, jasait, trinquait avec eux, flattait habilement leurs préjugés, leurs rancunes, leurs égoïsmes, et les faisait avec honneur s’asseoir à sa table. Dîners bien payés, car depuis que cet homme actif avait remplacé le vénérable et paisible monsieur Héron, les revenus, autrefois si ronds, de l’étude Cardonnel, avaient diminué de moitié, et cette moitié s’en était allée dans les poches de l’homme sans principes, de celui qu’on nommait dans la maison Cardonnel, avec l’expression de mépris la mieux sentie, ce petit sauteur, cet intrigant, et qui s’appelait dans le monde des affaires maître Nauthonier.

En petit comité, baissant la voix, on lui appliquait une qualification plus grande encore : le filou ! Il s’agissait d’une histoire de testament où monsieur Nauthonier était accusé de s’être prêté, moyennant bon prix, à des manœuvres coupables ; mais cela n’avait pu être prouvé, et ces accusations, chuchottées sous le manteau de la cheminée, n’empêchaient que monsieur Nauthonier jouît d’une grande influence et d’une grande considération. Il était au mieux avec les autorités et l’intime du presbytère, allant à la messe et faisant aux élections une vive propagande en faveur du candidat du gouvernement. Dans ses voyages à Chaumont, il était bien reçu à la préfecture et à l’évêché. Quelques faveurs obtenues par sa recommandation avaient produit dans le pays un effet énorme. « Il a le bras long ! » disaient les paysans, et tous affluaient chez lui. Dans la bourgeoisie, son parti était aussi de beaucoup le plus considérable. Sa faconde, opposée à la bonhomie un peu lourde de monsieur Cardonnel, plaisait ; puis il faisait des compliments à tout le monde, et, pour être banale, cette monnaie-là, par exception, n’en était pas moins précieuse. Enfin, quoique marié, mais sa femme était si laide ! — il était galant avec les femmes, qui en raffolaient.

D’autres petits avantages, très-grands, appartenaient encore à monsieur Nauthonier contre son rival : il habitait au centre, juste sur la place du marché, tandis que la maison Cardonnel était située tout à l’extrémité de la petite ville, près de la promenade. C’était le beau quartier, et cette maison, au toit élevé, entre cour et jardin, à porte cochère, commandant tout Bruneray, et qui n’était dominée que par le château, avait un aspect superbe, mais isolé.

Le château d’ailleurs ne l’éclipsait guère ; c’était celui d’un noble ruiné, et l’on eût dit qu’il s’enveloppait pour cacher sa dégradation, des grands arbres de son parc, à travers lesquels on apercevait seulement les toits aigus de ses poivrières.

La décadence de l’étude Cardonnel ne datait que de quelques années. Pendant longtemps, elle avait été prospère, et monsieur et madame Cardonnel avaient pu se bercer des plus doux rêves, des plus ambitieux même, quant à l’avenir de leurs deux enfants, les plus beaux enfants de Bruneray, comme le répétaient à satiété les amis et féaux de la maison, et c’était si vrai que l’envie même ne l’osait nier. La fille surtout, Émilie, était la plus belle fillette qu’on pût voir, et, dès l’âge de dix ans, quand elle passait, fière et bien parée, dans les rues de Bruneray, on s’exclamait, en disant :

— Quelle belle fille ça sera un jour !

— Ah ! monsieur Cardonnel, vous en aurez des coups de chapeau ! disaient les commères.

Et quand Roger, avec sa tête blonde, aux traits fins et nobles, ses beaux yeux brillants, son air intelligent et bon, sa taille bien prise, donnait le bras à sa sœur, l’enchantement était complet ; les exclamations élogieuses, les regards, les saluts flatteurs, pleuvaient, et madame Cardonnel, marchant derrière ses enfants, n’était occupée qu’à contenir la joie orgueilleuse qui perçait partout sur ses traits.

Flagornés, flattés, obéis, ces deux enfants portaient leur royauté, Roger avec assez d’insouciance, Émilie avec une dignité toute royale. Ils n’étaient méchants ni l’un ni l’autre, ils avaient pris la douceur de caractère de monsieur Cardonnel et la fermeté de leur mère. Ils étudiaient volontiers et comprenaient vite. Émilie, dès l’âge de quatre ans, reproduisait avec pureté les airs qu’elle entendait chanter, et tapotait d’un air ravi sur le piano sans faire une fausse note ; et si Roger, qui possédait le talent contraire, attaquait à son tour le clavier, cette cacophonie arrachait à la petite fille des cris de douleur, et elle s’enfuyait en mettant les mains sur ses oreilles.

Quels rêves se bâtissaient au foyer Cardonnel sur ces têtes chéries, soit entre les deux époux, dans l’intimité, soit dans le cercle qui les entourait, et qui alors se composait de la société tout entière.

— Émilie sera une grande artiste, disait madame Cardonnel à son mari. Il faut respecter la vocation ; mais elle n’en sera pas moins un modèle de bon ton et de pureté. Nous irons nous établir à Paris, elle vivra près de nous, et son mari la recevra de nos mains comme une autre jeune fille.

Ce mari-là, que pouvait-il être ? Un prince russe ? un lord anglais ? quelque ambassadeur ? tout au moins un millionnaire ; et si les deux époux Cardonnel ne dirent pas un fils de roi, c’est qu’ils voulurent être modestes.

Quant à Roger, après le collége, que ferait-il ? On ne voyait guère que l’école polytechnique, puisque c’était la première école de France… Ne l’était-ce point ? Il y avait bien l’école normale ; mais, bah ! enseigner les enfants, cela vous a encore et toujours, depuis le temps où les grands seigneurs nourrissaient et bâtonnaient les pédagogues, des airs de cuistre et de pauvre hère. La toge et l’épée seules ont les grandes traditions de commandement et d’éclat ; mais l’école de droit, c’est bien simple. Il y en a tant qui vont à l’école de droit ! Va donc pour l’école polytechnique : ingénieur ou général.

De si hautes ambitions, puisées dans le tempérament de la classe et dans l’atmosphère de l’époque, n’empêchaient pas chez les Cardonnel une simplicité de mœurs qui tenait au fond de bonté, et d’honnêteté de leur nature. Ils étaient ambitieux d’imagination, mais non de cœur. Chose assez bizarre chez des gens préoccupés, en vrais bourgeois, de tout ce qui pouvait rehausser leur importance : alliances, relations, dehors. Leurs plus intimes étaient une famille de petits commerçants, les Renaud, qui tenaient boutique de draps, laines et rouenneries dans leur voisinage. Cette liaison s’était faite par les enfants.

Outre l’école primaire, où, pour rien au monde, la bourgeoisie n’eût envoyé ses rejetons à côté des petits pauvres qu’elle appelait, sans trop de calomnies, « ces petits pouilleux, Bruneray possédait une école tenue par une vieille demoiselle sans fortune, qui ne savait rien ou à peu près, mais en revanche ne recevait que des enfants propres et bien tenus. Madame Cardonnel, comme la plupart des mères bourgeoises, n’avait pas la patience d’instruire ses enfants ; elle les envoya donc, dès l’âge de cinq ans, pour s’en débarrasser, comme on dit, chez mademoiselle Bobêne, où ils firent la connaissance des enfants Renaud, Adalbert et Régine, auxquels vint s’adjoindre plus tard leur petite sœur Lucette.

Adelbert était un de ces petits garçons dont les parents disent : « Il est bon enfant ! » et que le public impartial appelle des polissons. Chargé de ramener sa sœur à la maison, il la plantait là, le plus souvent pour courir à d’autres passe-temps, et Régine, embarrassée, le cœur gros, son petit panier à la main, regardait s’éloigner le mauvais sujet, se demandant comment elle allait franchir toute seule les écueils du chemin : le Cerbère de telle porte, le cours de tel ruisseau, qui semblait un fleuve à ses petits pieds, et par-dessus tout les gamineries d’autres Adalbert, capables de mauvais tours vis-à-vis des petites filles errantes. Ce fut un de ces jours que Roger vint la prendre par la main, en lui disant a Viens avec nous ! » et qu’elle suivit pour la première fois ses deux amis, sous l’escorte respectable de la bonne à mame Cardonnel. Ce devint une habitude, surtout quand Adalbert, évincé par ses allures tapageuses de l’école Bobêne, eut passé chez l’instituteur. Chaque soir désormais, Régine et Lucette revenaient chez leurs parents en compagnie des petits Cardonnel ; on causait amicalement le long du chemin, jusqu’au seuil de la boutique, où l’on faisait halte et l’on se séparait en s’embrassant, Outre les sympathies de caractère et le voisinage, l’intimité était naturelle : Émilie, Régine et Roger formaient à eux trois la première classe de l’école Bobêne, où Roger, plus âgé de deux ans que les petites filles, avait de plus le grade de moniteur.

Il y eût perdu son temps, s’il avait aimé l’étude et puisé lui-même dans les livres ; car, à sept ans, il en savait déjà plus long que mademoiselle Bobêne. À huit ans, il quitta l’école pour étudier le latin sous la direction du curé. Ce fut un chagrin pour les fillettes que de perdre leur camarade ; mais on se dédommagea les jeudis et les dimanches ou encore au jardin, les soirs d’été ; car le jardin des Renaud et celui des Cardonnel n’étaient séparés que par un mur assez bas. Roger se fit un jeu de passer par-dessus, et les petites filles de l’imiter, grâce aux espaliers. Les pleurs de Lucette, restée de l’autre côté du mur, et quelques robes déchirées, décelèrent aux parents le tour de force, qui fut sévèrement défendu. Mais l’obéissance est une vertu, que vingt siècles bien comptés et probablement plusieurs centaines d’autres ont vainement essayé d’inculquer, — ce qui vraiment est décourageant, à l’espèce humaine. Les enfants continuèrent l’escalade, et monsieur Cardonnel, vivement irrité de cette coupable désobéissance…, fit percer une porte dans le mur.

Car, — la différence de rangs toujours mise à part, les familles étaient au mieux ensemble. Le commerçant contractait chez le notaire, et la notairesse achetait chez les commerçants. De plus, le voisinage avait donné lieu à mille petits services échangés de si bonne grâce, avec tant d’empressement, que c’était plaisir d’y avoir recours et qu’on ne s’en faisait faute. Ce qui manquait dans un ménage s’empruntait chez l’autre. Dans une maladie que fit madame Cardonnel, on vit madame Renaud s’installer au chevet de la malade, et gouverner les enfants et la maison. À son tour, madame Cardonnel fut excellente de bonté pour les voisins, quand la petite Lucette faillit mourir d’une angine. On s’envoyait réciproquement les premiers fruits du jardin, le premier gibier de la saison. Toutefois, de la part de la famille Renaud, une respectueuse déférence et un empressement plus vif atténuaient ce qu’un échange trop égal aurait eu de choquant pour l’orgueil des Cardonnel. Ainsi, quand les Renaud allaient, pour emplettes ou affaires, à Chaumont, ils emportaient, de la part de leurs voisins, une liste de commissions, des plus grosses aux plus menues ; mais ils n’eussent jamais consenti à charger de pareils soins monsieur le notaire ou sa femme, et ceux-ci, trouvant l’arrangement naturel, n’y pensaient pas davantage. De même, quand les Cardonnel donnaient un dîner à la société de Bruneray, ils n’invitaient pas les Renaud, et ceux-ci ne s’en fâchaient point : la chose eût été d’une étrangeté vraiment scandaleuse. Mais quelquefois, — le dimanche ou pour quelque fête, pour le réveillon de Noël, pour sauter des crêpes au carnaval ou pour manger du pâté à Pâques, ou pour les fêtes patronales des enfants, on avait « nos voisins a en petit comité ; on leur donnait tout à la fois moins qu’aux autres et beaucoup plus, car cette intimité à part devenait presque familiale.

— Ce sont de si bonnes gens, ces Renaud ! disait madame Cardonnel avec un ton de supériorité qui n’excluait pas un sentiment vrai. Ils nous sont si attachés qu’ils se jetteraient au feu pour nous ! Je crois que, si j’avais le malheur de perdre un de mes enfants, madame Renaud le pleurerait autant qu’un des siens. Puis, ajoutait-elle, une délicatesse, une réserve !… sachant si parfaitement se tenir à leur place et n’être point gênants ! Malgré la différence d’éducation, ce sont pour nous de vrais amis.

La différence d’éducation était-elle si grande ? Il est vrai que madame Renaud n’avait pas de piano et n’avait jamais dessiné d’après la bosse ; peut-être même n’avait-elle jamais appris par cour les exploits de Cyrus, fils de Mandane. Cependant cela n’empêchait pas que les deux femmes ne trouvassent un égal plaisir à échanger leurs observations sur les faits et gestes, moins héroïques, des habitants de la petite ville, sur la manière de faire les conserves, ou sur le prix des denrées. Mais, dans ces moments-là, si une visite arrivait, si quelqu’une des dames de la société, bien empanachée, faisait son entrée dans le salon Cardonnel, madame Renaud tout aussitôt pliait son tricot et s’éclipsait, retenue seulement pour la forme, par son hôtesse, qui disait languissamment :

— Eh bien ! vous partez, madame Renaud ?

— Ne faites pas attention. Je reviendrai.

— Enfin vous êtes chez vous.

Et la boutiquière s’évadait, sans être reconduite, pendant qu’on s’empressait autour de la visiteuse comme il faut.

Peu à peu ces deux familles prirent l’habitude de passer ensemble les veillées d’hiver, à part les jours où madame Cardonnel recevait, car c’était la famille Renaud qui, laissant le coin de son feu, et revêtant manteaux et capuchons, se rendait chez le notaire en passant par la petite porte du jardin. Cette habitude devint une obligation pieuse, à partir du moment où la fortune tourna le dos aux Cardonnel par l’effet des intrigues de leur concurrent, et, dans la solitude relative qui peu à peu se fit autour d’eux, l’amitié des Renaud devint plus attentive, plus dévouée, et prit toute la place demeurée vide.

Un seul autre familier venait souvent partager ces soirées de famille, où l’on jouait et causait, et que varièrent plus tard le jeu et la voix d’Émilie. C’était un homme de quarante ans environ, qui n’était guère connu dans Bruneray que sous le nom du chevalier, nom qui semblait un anachronisme à des oreilles étrangères, mais qui, pour les Bruneyriens, était une des notes les plus familières de leurs harmonies locales. C’était aussi par les enfants que cette amitié était née. Les enfants, par leur insouciance de l’étiquette et des préjugés, sont un lien social ; avec leur vivacité charmante, ils passent tout au travers de ces toiles d’araignées, en brisant les fils, et les relations qu’ils forment sont les meilleures, car ceux qui aiment les enfants sont gens de cœur.

Un jeudi que la petite bande, augmentée par hasard d’Adalbert, avait suffisamment tourné, dans le jardin Cardonnel, la porte qui donnait sur le chemin, du côté du château, se trouvant ouverte, on en franchit le seuil. C’était défendu ! Eh bien, ce n’en était pas moins séduisant, au contraire, et, le cœur un peu agité, moitié de plaisir, moitié de remords, on se demandait si l’on allait prendre à droite ou à gauche, c’est-à-dire monter la colline ou descendre vers la rivière, quand Adalbert proposa d’entrer plutôt dans le parc.

— Oh ! mais ce n’est pas chez nous, dit Émilie.

— Bah ; l’on ne nous verra pas. C’est grand et c’est très-joli.

— Est-ce que tu y es allé ? demanda Roger.

— Souvent, affirma le chenapan avec crânerie. Il y a des nids de merle et de geai, et puis des cerises sauvages.

— Parbleu, j’en ai mangé tout l’été dernier.

— C’est très-mal, monsieur, dit Régine, puisque ces cerises sont au chevalier.

— Tu veux dire qu’elles sont aux geais ; il n’y a qu’eux qui en goûtent. Et puis ça m’est bien égal ; je ne le crains pas, le chevalier : c’est un vieux singe.

Cela fit rire la petite Lucette : mais Émilie, qui était la plus raisonnable, c’est-à-dire la plus attachée aux préceptes qu’elle recevait, gronda Adalbert de cette expression discourtoise. Ils étaient là, indécis, mais fortement attirés, en face du mur du parc, tout éboulé par endroits, et des magnifiques ombrages, qui leur semblaient recéler d’attrayants mystères. Adalbert, serpent tentateur, leur parlait tour à tour de fraises sauvages, — qui ne pouvaient être mûres, car on était en mai seulement, — d’anémones, de nids d’oiseaux, et surtout d’une femme de pierre qu’il avait vue, et dont la pensée excitait en eux à la fois une mystérieuse terreur et un désir ardent.

Émilie et Roger se taisaient, fort songeurs, quand Régine émit un avis timide.

— Entrons, dit-elle, mais seulement pour voir, et puis nous nous en irons tout de suite.

— Oh ! oui, dit Lucette.

— Allons donc ! fit Adalbert, du ton et avec le geste d’un gamin qui a déjà quelque expérience des faiblesses humaines.

— Moi, je me demande, dit Roger, ce que nous dirait le chevalier, si nous le rencontrions. J’ai entendu dire que les nobles étaient fiers et très-méchants, et papa ne les aime pas. Je sais bien qu’à présent ça n’est plus la même chose et qu’ils ne peuvent plus tuer les braconniers ; mais, dame ! nous n’avons pas le droit d’aller chez lui, et…

Il parlait ainsi, d’un ton compétent, en écolier qui sait son histoire ; mais Adalbert savait mieux que lui ce qui se passait au temps présent.

Aussi Adalbert répliqua-t-il :

— On peut toujours tuer les braconniers tout comme autrefois, et les bourgeois tout comme les nobles…

— Allons nous-en, dit Émilie, mais d’un accent peu décidé.

— Je vous dis qu’on ne rencontre jamais le chevalier, reprit Adalbert ; il est toujours dans ses livres ou à la chasse. Bon Dieu ! que de façons !

Sautant dans le fossé, il remonta lentement de l’autre côté par une brèche du mur, du haut de laquelle il se planta en triomphateur, disant à Roger :

— Est-ce que tu montes comme ça, toi ?

— Plus vite ! dit Roger, qui, bouillant à ce défi, l’accepta sans plus de réflexion et fut en deux bonds plus haut qu’Adalbert.

Il jeta alors un coup d’œil autour de lui, et se retournant vers Émilie et Régine :

— C’est joli ! dit-il. Il y a là-bas une belle allée…

Il n’avait pas achevé, que les petites filles étaient déjà dans le fossé et tendaient les mains vers lui. On hissa Lucette par brèche, et nos cinq personnages se mirent à suivre silencieusement la belle allée en jetant des regards un peu craintifs d’abord autour d’eux.

Mais peu à peu la confiance habituelle aux enfants reprit le dessus, et, ne voyant âme qui vive, ni aucune trace de soin et de culture, dans cette belle solitude silvestre, ils oublièrent toute crainte, et de plus en plus avancèrent à l’étourdie, jasant, riant, cueillant des fleurs. Ils étaient là depuis environ une demi-heure, allant de çà, de là, en tout sens, quand Adalbert, qui marchait devant, au détour d’une allée, tout à coup s’arrêta en marquant par ses gestes une grande frayeur.

Émilie pâlit, Régine laissa échapper un cri étouffé, Lucette se serra contre sa sœur, et Roger lui-même, — il n’avait pas neuf ans, se sentit vivement ému, car ils venaient d’apercevoir en face d’eux, tout proche, sous un berceau de feuillage, une forme humaine debout sur une pierre, et qui semblait les regarder fixement. C’est une dame imposante, avec une longue robe traînante, les cheveux relevés, un énorme éventail à la main.

Il faut dire que Bruneray ne possédait pas une seule statue autre que les représentations peinturées et habillées de la Vierge et des saints, qui d’ailleurs, placés dans l’église, constituaient un monde à part, en dehors des réalités. Les enfants furent donc un moment à reconnaître que la dame était en pierre et à revenir de leur effroi. En voyant sourire Adalbert, du moins Roger ne se trompa point sur la malice de son camarade ; il sauta sur lui, le saisit par les épaules et l’envoya rouler sur l’herbe.

— Ah ! c’est une statue ! dit Émilie, se hâtant de reprendre son sang froid.

— Pardi ! c’est la femme de pierre, dit Adalbert. Est-ce ma faute à moi, si vous êtes peureux comme des belettes ?

Il n’y avait que la petite Lucette qui se cachait encore dans la jupe de sa sœur. On la rassura, et tous s’approchèrent avec curiosité de la statue. Ils virent alors, à ses pieds, la tête appuyée sur la première base du piédestal, une autre forme humaine : un enfant, vêtu comme un petit paysan, et qui, le bras replié sous sa tête, semblait dormir.

Un autre moment leur fut nécessaire pour s’assurer que celui-là n’était pas de pierre aussi, et Lucette, de plus en plus étonnée, eut besoin pour cela de toucher ses sabots et le petit bas, qui glissait sous son doigt et qui était bien de laine. Il y avait aussi les joues, qui, si elles se rapprochaient de la pierre pour la fermeté, étaient bien de chair rose pour la couleur. Le petit dormeur était un bel enfant de quatre à cinq ans, superbe de grâce et de santé, dont le visage offrait à la fois l’épanouissement propre aux nourrissons paysans et la finesse de traits qui passe pour appartenir aux races aristocratiques. Un peintre n’eût pas mieux trouvé la pose candide qu’il avait prise de lui-même et à laquelle son costume rustique ajoutait une particulière naïveté.

— Puisqu’il est tout seul avec elle, faut bien que ça soit sa mère, dit Lucette en portant alternativement les yeux sur la femme de pierre et sur l’enfant.

Les plus grands se mirent à rire de la réflexion et n’entendirent pas Adalbert, qui, tout en jetant une pierre par-dessous sa jambe, murmurait en clignant le l’œil, d’un air trop entendu pour son âge :

— Si c’est pas sa mère, c’est sa grand’mère, à ce qu’on dit.

— Oh ! qu’il est joli ! disait Régine en s’agenouillant près de l’enfant endormi. Veux-tu que ce soit notre enfant ? Voyez.

— Et moi ! et moi ! s’écria Lucette, qui avait joui jusque-là du monopole d’être l’enfant de Régine et de Roger.

— Toi aussi, ma petite chérie.

— Ah ! si l’on se met en ménage ? dit Adalbert. Alors voulez-vous être ma femme, Émilie ?

Car cet effronté garçon n’osait pas tutoyer la fière petite fille.

— Non, répondit-elle sèchement.

Et tandis qu’il lui adressait un remercîment ironique, accompagné d’une pirouette, s’appuyant nonchalamment à l’entrée du berceau, elle se mit à considérer, avec son instinct né d’artiste, le petit dormeur.

— Oui, dit-elle, il est beau comme l’Endymion de nos gravures, n’est-ce pas, Roger ? Quel dommage que ce soit un petit paysan !

Au bruit de tous ces propos, le sommeil de l’enfant se dissipait. Il se frotta les yeux, se dressa sur son séant, et fixa de grands yeux étonnés sur la petite troupe qui l’entourait. Aussitôt Régine le combla de caresses ; mais l’enfant, inquiet, un peu sauvage, tourna la tête et chercha des yeux autour de lui ; puis il voulut s’en aller, et, comme on le retenait, il cria d’un ton effrayé :

— Maman ! maman ! Monsieur ! monsieur !

— Je suis là ! dit une voix mâle qui partait d’en haut, et les enfants, interdits, levant les yeux, aperçurent debout sur la roche, à laquelle était adossé le bosquet, un homme qu’ils reconnurent aussitôt, car ils l’avaient tous vu passer parfois dans les rues de Bruneray.

— Le chevalier ! dit Adalbert, et, se courbant, comme s’il eût voulu se mettre à quatre pattes, il fila sous bois, avec la rapidité d’un chevreuil, du côté de la sortie, laissant là ses compagnons. Régine, toute honteuse, resta immobile. Émilie rougit ; mais, sans trop perdre contenance, elle adressa au chevalier un salut de princesse. Roger, bien que fort ému, se conduisit comme un preux ; il ôta son chapeau, et s’approchant d’un air confus et poli de l’homme dont ils avaient violé le domicile :

— Monsieur, lui dit-il, nous avons eu tort d’entrer chez vous sans votre permission. Excusez-nous, c’est la curiosité ; nous n’avons touché à rien, et les petites ont cueilli seulement, comme vous voyez, quelques fleurs sauvages.

— Monsieur, répondit gracieusement le chevalier, je ne m’attendais pas à votre visite ; mais elle m’est agréable, et puisque vous avez, ainsi que ces demoiselles, la curiosité de connaître mon parc, je me ferai un plaisir de vous le montrer moi-même. Venez, il y a une assez jolie grotte où je vais vous conduire, et les plus beaux arbres sont du côté de la maison.

Très-doucement surpris de cet accueil, les enfants suivirent le chevalier, qui, tenant par la main le petit paysan, leur montra en effet tous les détails du parc, et de plus son parterre, dont il prenait grand soin, et une serre, où fleurissaient des plantes exotiques. Ensuite il les engagea à entrer au château pour se reposer, et leur fit boire, car la chaleur était forte, du sirop de framboises, fait par la gouvernante, et qu’ils trouvèrent délicieux. On ne se sépara qu’au bout de deux heures, et le chevalier invita ses nouveaux amis à revenir le voir, si cela plaisait à leurs parents, en leur octroyant la permission de cueillir les fraises et les noisettes du parc aussitôt qu’elles seraient mûres.

Les enfants avaient le cœur trop plein de cette aventure pour ne pas la raconter, au risque d’être grondés pour leur escapade ; ils devinaient aussi, confusément, que l’accueil flatteur qu’ils avaient reçu et l’intérêt de cette aventure, on avait si peu d’aventures à Bruneray, les préserveraient d’une réprimande sévère. En effet, ils ne furent grondés que pour la forme, et non-seulement leurs parents écoutèrent avidement tout ce que d’eux-mêmes les enfants rapportèrent des paroles du chevalier et des détails de son habitation, mais les pressèrent de questions dans tous les sens.

— Ah ! le chevalier vous a dit ceci, cela ? Et comment vous l’a-t-il dit ? De quel air ? Ainsi il savait bien que vous étiez les enfants de monsieur et madame Cardonnel ?… Ah ! il a dit : Vous êtes les filles de monsieur Renaud ? Adalbert aurait dû rester, le gamin, lui qui a de l’esprit. Et comme cela il donnait la main au petit de sa gouvernante ? Et le château est encore beau ?

— Oh ! très-beau ! répétaient les enfants, émerveillés des grandes salles, des hautes fenêtres, des sculptures et surtout des tapisseries où Roger avait reconnu l’histoire de Jeanne d’Arc.

Le chevalier ou plutôt le baron de La Barre des Vreux, car, autrefois le cadet de sa famille, il en était devenu le chef par la mort de son frère aîné, était le dernier mâle d’une maison assez puissante au siècle précédent, pour que sept ou huit familles de bourgeois ou de paysans se fussent enrichies de ses dépouilles, à la vente des biens nationaux. Le château seul, avec son parc et deux ou trois champs attenants, était resté à ses anciens maîtres ; maigre domaine, qui ne suffisait pas même au plus strict nécessaire de six personnes : Monsieur et madame de La Barre et leurs quatre enfants, tous nés dans l’émigration, où leurs parents eux-mêmes s’étaient mariés. C’étaient des gens fiers de cœurs et d’allures, ne sachant point solliciter ; aussi n’eurent-ils qu’une part dérisoire à l’indemnité. La dot de madame de La Barre les nourrit tant qu’elle dura, mais les derniers écus s’en étaient allés pour l’équipement du plus jeune des enfants, entré dans la garde royale en 1828. Le chevalier avait alors dix-huit ans.

La révolution de 1830 fut la ruine complète de la famille. Le père en mourut de chagrin, et la mère vécut peu d’années après. Déjà les deux filles s’étaient faites religieuses. L’aîné des La Barre, capitaine dans l’armée, donna sa démission. Il avait dédaigné de s’enrichir en épousant une dot bourgeoise, et s’était marié avec une jeune fille noble, aimable et jolie, dont il était amoureux, mais qui n’était pas plus riche que lui. Ils revinrent habiter, avec leur fils unique et le chevalier, le château des Vreux, où madame de La Barre mourut de consomption, à peine âgée de trente-deux ans.

Quant au chevalier, ne pouvant sans doute se résoudre à l’oisiveté, il s’engagea, malgré son frère, comme simple soldat, et parvint rapidement au grade d’officier ; mais tout à coup il donna sa démission à l’époque des événements de Paris, en 1839, et revint chez son frère, au moment où son neveu, le jeune de La Barre, âgé de dix-sept ans, partait pour l’Italie, engagé au service du pape Grégoire XVI. Les deux frères vécurent tristement au vieux château, servis par une vieille bonne qui les avait vus naître ; ils ne recevaient personne, étant pour cela trop pauvres, voyaient rarement un ou deux gentillâtres des environs, et n’avaient avec les bourgeois de Bruneray que des relations d’affaires ou de hasard.

Un jour, une terrible nouvelle fut apportée au château, sous forme d’une lettre à grand cachet noir, scellée des armes pontificales. Le jeune de La Barre avait été victime d’une des insurrections fréquentes qui éclataient à Rome en ce temps. Le père, accablé, eut, quoique jeune encore, une congestion cérébrale, et ne survécut à son fils que quelques semaines. C’est ainsi que le chevalier de La Barre s’était trouvé propriétaire du château et seul membre restant de la famille, — à l’exception de ses deux sœurs, religieuses. — Devenu baron par la mort de son frère aîné, il continuait à être appelé dans le pays le chevalier, non sous lequel on l’avait connu pendant si longtemps. Il faut croire que cela lui était indifférent, car il ne reprenait jamais personne à ce sujet. Il vivait tantôt dans sa bibliothèque et tantôt dans son jardin, ne sortant guère que pour aller à la chasse. Il avait alors trente-trois à trente-quatre ans. Comme il visitait quelquefois un gentilhomme des environs, où il y avait une fille à marier, l’opinion publique les fiança ; mais il cessa presque entièrement d’y aller, et l’on dut, pendant quelque temps, ne plus s’occuper de lui à ce sujet, faute de tout prétexte à commérages.

Mais, peu après, ces commérages prirent une autre direction.

Malgré sa pauvreté, le chevalier n’était pas insensible au spectacle de la misère, et plus d’une fois, par l’entremise de sa vieille gouvernante, des voisins indigents avaient reçu, dans leurs maladies, du bouillon de volaille, du gibier, quelques sous même, bien que ce fût la denrée la plus rare au château. Une pauvre femme du village des Vreux, sis de l’autre côté de la colline, perdit son mari d’une fluxion de poitrine, fin trop fréquente de ces pauvres travailleurs dans leurs sueurs de l’été, et resta chargée de deux enfants. On l’assista au château et souvent elle vint travailler au jardin ; elle était jeune encore, intéressante par son air intelligent et doux, et assez jolie. Elle trouva bientôt à se remarier ; mais elle refusa, et cependant bien qu’on ne lui connût aucun amoureux, elle mit au monde la seconde année de son veuvage, un enfant qu’elle fit inscrire sous son propre nom à la mairie. Elle ne pleurait pas et ne se plaignait de personne ; elle pleura seulement du départ de son fils aîné, le petit Gabriel, âgé de dix ans, qui, après l’accouchement de sa mère, désolé des propos qu’il entendait sur son compte, et lui en voulant d’avoir oublié le père mort et de s’être déshonorée, partit pour Chaumont, où il avait un oncle, et ne revint plus. Le chevalier fut accusé d’être le père au bâtard, et personne n’en douta plus quand, après la mort de la vieille gouvernante, ce fut Marie Cardan qui vint, avec son enfant, le petit Joseph, tenir le ménage au château.

La conduite à tenir, en raison de l’accueil fait aux enfants par le chevalier, fut l’objet d’une discussion approfondie entre monsieur et madame Cardonnel.

— C’est bien embarrassant, disait cette dernière. Tu lui dois une visite, c’est évident ; mais s’il ne te la rend pas, ce sera désagréable. Ces nobles ont des préjugés si bêtes !

— Je puis tout simplement aller lui faire mes excuses de l’incartade des enfants avec Renaud…

— Avec Renaud ? par exemple ! Allons donc ! ce serait précisément empêcher qu’il pût te rendre ta visite ; car enfin il n’irait pas chez les Renaud apparemment… des boutiquiers ! Non, non, tu dois tenir ton rang vis-à-vis de ce noble, justement à cause de ses idées et te présenter à lui comme son égal. C’est pourquoi tu ne peux pas y aller avec Renaud.

— Ça aurait eu l’air plus simple. Au lieu que si je lui fais une visite, et qu’il ne me la rende pas, comme tu dis…

— Pourquoi ne te la rendrait-il pas ? Il me semble que nous le valons bien.

— Alors tu voudrais que nous le vissions ?

— Moi ? s’écria madame Cardonnel. Oh ! ce n’est pas que j’y tienne ! Je l’ai vu plusieurs fois ce n’est pas un homme élégant ni qui paraisse bien aimable, cependant il a l’air distingué. Non, je ne tiendrais pas tant à l’avoir chez moi, d’autant que cette affaire de sa bonne…

— Oui, ça n’est pas très-moral, et surtout de l’avoir chez lui ; car autrement on sait bien que les hommes ne sont pas des anges…

— Puis c’est avilissant, de pareilles amours ! une paysanne ! Cela témoigne fort peu de délicatesse.

— Assurément, dit monsieur Cardonnel d’un ton complaisant.

— Oh ! après cela, reprit madame, qui évidemment ne voulait pas damner le chevalier, que sait-on ? On n’a pas le droit d’affirmer que cette femme est sa maîtresse. Il peut l’avoir prise par charité, et croire que son rang le met au-dessus de tels propos. Il ferait mieux de se marier.

— Quoi ! avec elle ? s’écria le notaire abasourdi.

— Es-tu fou ? s’écria madame Cardonnel pleine d’indignation ; avec une jeune fille comme il faut, cela va sans dire. Il y a ici de nos demoiselles qui valent un noble ruiné.

Le notaire en convint, et il fit également ce que désirait sa femme, c’est-à-dire qu’il alla dès le lendemain, en belle tenue, faire visite au chevalier, qu’il n’avait rencontré jusque-là que sur un terrain neutre : une fois dans son étude, très-rarement au café, dans la rue, où l’on se saluait seulement. Cordialement reçu monsieur Cardonnel se risqua à faire observer au chevalier qu’il vivait bien solitaire, et qu’un peu de voisinage le récréerait. La réponse fut courtoise, sans être bien nette, et madame Cardonnel attendit avec impatience l’événement. Elle s’était dit qu’avoir dans son salon « le chevalier, » cela ferait bien. Au bout de huit jours, le chevalier n’ayant pas paru, elle commença à émettre des aphorismes acerbes contre les préjugés nobiliaires ; cependant elle permit à ses enfants de retourner dans le parc, et quand le chevalier vint lui-même, le lendemain, rapporter un objet oublié par eux, — ce qui était cependant peu cérémonieux et par conséquent peu convenable, — elle fut charmante pour lui. Puis, toujours grâce aux enfants et pour reconnaître les bontés que le chevalier avait pour eux, on le combla de prévenances, qu’il dut reconnaître. Bref, il devint l’ami de la maison, car il n’y mit aucune mauvaise volonté, et il n’avait qu’un défaut, dont madame Cardonnel s’étonnait toujours : c’est qu’il détestait l’étiquette. Maintenant, au contraire, elle ne lui trouvait plus assez de préjugés, car il semblait n’établir aucune différence entre les personnes. Il allait chez les Renaud aussi familièrement que chez le notaire ; ses sympathies n’étaient déterminées que par les caractères et les qualités individuelles ; il serrait la main au vieux Pautre, le bourrelier. Cela humiliait madame Cardonnel ; car, de la sorte, l’amitié du chevalier n’était plus un hommage à leur importance extérieure, et seulement à leurs qualités intimes.

Il y avait des années déjà qu’avait eu lieu la première excursion des enfants Cardonnel et Renaud dans le parc du château des Vreux, quand le chevalier entra, un soir d’avril 1800, dans le salon Cardonnel, où l’on se réunissait pour passer ensemble les dernières veillées de la saison, qu’animait la présence de Roger, ramené, par les vacances de Pâques, à la maison paternelle. Les petits personnages avaient singulièrement grandi depuis cette excursion mémorable. Roger était maintenant un jeune homme aussi distingué que l’enfant avait été gracieux ; ses cheveux blonds avaient bruni, ses yeux noirs s’étaient animés, une barbe encore follette couvrait ses joues ; mais il avait gardé l’air d’intelligence et de bonté qui était encore le plus grand charme de sa figure, et sa physionomie, pour avoir plus d’assurance et d’éclat, n’avait pas perdu ces expressions naïves, qui témoignent à la fois d’une grande confiance et d’une grande sincérité.

Roger avait accompli ses vingt ans ; il possédait depuis deux ans son diplôme de bachelier, et, renonçant à l’école polytechnique, par préférence pour les lettres, il étudiait le droit à la Faculté de Dijon.

La beauté d’Émilie avait tenu les promesses de son enfance ; elle était vraiment remarquable, et l’air de fierté qu’avait conservé la jeune fille ne lui ôtait aucun charme, car il n’excluait ni la décence ni la modestie, et s’harmonisait à merveille avec le caractère de cette beauté. On ne pouvait savoir mauvais gré à cette belle enfant de porter noblement la couronne que la nature elle-même avait mise sur son front, et que son talent haussait d’un double éclat ; car, au moment où entrait le chevalier, la voix pure, étendue et passionnée d’Émilie remplissait le salon et ravissait même au dehors les passants attardés.

Les Cardonnel pressant la main de leur hôte, et Roger, dont le regard s’est attaché sur lui au moment où il pénétrait dans le salon, lui demanda :

— Qu’avez-vous, chevalier ?

— Mais, oui, reprend madame Cardonnel, il me semble, baron, que vous avez quelque chose ?

— Vous êtes clairvoyant, Roger, et vous aussi, chère madame, comme de vrais amis. Je vous dirai cela dans un moment. Et s’adressant à Émilie : Vous avez donné tout à l’heure, mon enfant, deux notes admirables. Ah ! que je voudrais vous voir enseigner la méthode qui montrerait ces diamants dans tout leur éclat, et qui donnerait tant de prix à une voix moins belle que la vôtre, celle de ma pauvre belle-sœur. Quand venez-vous passer deux ans à Paris.

— Hélas ! dit madame Cardonnel, c’est ce que j’avais rêvé ! S’il n’y avait pas d’intrigants au monde…

— Chère madame, il y aura du moins un acte que ne fera pas monsieur Nauthonier.

— Comment ? lequel, chevalier ?

— Attendez un peu, voici nos amis Renaud, et je préfère ne dire qu’une fois ce que j’ai à dire.

En effet, on entendait résonner dans l’antichambre les sabots légers que mettaient les dames Renaud pour traverser le jardin humide, et leurs chuchottements, tandis qu’elles déposaient leurs manteaux et capuchons. Puis on vit entrer la bonne madame Renaud, toujours aussi ronde et aussi légère que par le passé, ou peut-être un peu plus ronde, mais n’en tenant pourtant pas plus de place, on ne sait comment, et toujours aussi prompte à aller, venir, veiller, à toute chose et donner un coup de main à tout le monde. Puis Régine… Bon Dieu ! est-ce bien Régine, cette jolie personne aux cheveux bruns, sur lesquels la lumière se jette avec amour et resplendit triomphante, et dont les joues, le front, les yeux, n’ont pas moins d’éclat ? Pourtant on dirait que ses yeux craignent de laisser voir tout ce qu’ils renferment, ils évitent de se fixer avec une sorte de gêne ou de pudeur comme s’il y avait dans le salon quelque chose ou quelqu’un qu’on eût peur de voir, et le regard ne brille et s’échappe, sous la paupière abaissée, qu’au travers de longs cils, qui donnent à son rayonnement un ton ineffable. A-t-elle honte, à peine débarrassée du manteau qui la cachait, de montrer dans toute sa beauté la taille si pleine, si ferme et si souple que modèle la coupe de son corsage ? Se trouve-t-elle trop rose et trop blanche, où demande-t-elle grâce pour la naïve coquetterie de sa toilette, bien simple, mais jolie, et que complète un petit bouquet d’œillets rouges et de résédas, placé à sa ceinture ?

Lucette n’y met pas tant de façons.

Est-ce une petite fille ? est-ce une demoiselle ? On ne sait trop ; elle-même n’en sait rien sans doute et n’a pas l’air de s’en inquiéter. Elle a dans les mouvements cette délicieuse brusquerie d’une future femme qui n’est encore qu’un petit garçon, et elle présente à madame Cardonnel, un bouquet aussi d’œillets rouges et de résédas, pareil à celui de Régine, mais bien moins joli, quoique bien touffu. Pourquoi ? Demandez à Roger, qui regarde l’autre. Peut-être la ceinture de Régine a-t-elle quelque chose de cette ceinture de Vénus qui enchantait toutes choses autour d’elle.

Monsieur Renaud est un homme aux yeux verts, au teint fleuri, qui eût pu faire un beau cuirassier, un robuste laboureur, et qui a passé sa vie à auner du drap dans une boutique. C’est cela peut-être qui lui donne quelque chose d’inquiet et de furibond, il a la parole vive, le verbe un peu haut, — ce qui choque madame Cardonnel, — et se passionne facilement, soit en politique, soit surtout quand il s’agit des affaires locales. Plus d’une fois, il a soulevé des orages au sein du conseil municipal, où il représente le commerce de Bruneray ; mais, comme dit sa femme, c’est une soupe au lait : le temps de tourner la main, il n’y paraît plus. Il n’est pas capable avec cela de tuer une mouche, et, sauf en ce qui concerne ses idées d’honneur et de probité, où il est plus ferme qu’un roi, on peut toujours lui faire entendre raison.

— C’est fort bien, dit madame Carbonnel en coupant court aux premiers échanges d’affectueuse politesse ; mais je n’oublie pas que le chevalier à quelque chose à nous apprendre.

— Ah ! ah ! s’écrie monsieur Renaud, il y a du nouveau ? Moi, je ne sais rien. Dites-nous ça !

Toutes les têtes s’étaient tournées vers le chevalier. Celui-ci n’avait nullement l’air vainqueur et satisfait d’un donneur de nouvelles qui jouit de la curiosité de son auditoire : ses traits, éclaircis par l’arrivée et le sourire des deux demoiselles Renaud, qui semblaient être ses préférées, se rembrunirent ; il toussa légèrement, respira comme un homme qu’un poids oppresse, et dit d’une voix un peu rauque :

— Il ne s’agit pas d’un papotage… C’est une chose faite… Je vends le château.

Le silence qui suit tout grand imprévu accueillit d’abord cette parole, puis les exclamations commencèrent ; mais entre toutes se distingua celle de Régine, qui s’écria d’un ton vivement alarmé :

— Oh !… qu’est-il donc arrivé ? pauvre ami !

Se levant en même temps, les deux mains tendues, elle alla vers le chevalier, et, comme fort touché il la recevait en l’embrassant, tout à coup elle fondit en larmes.

— En vérité, vous seriez si embarrassé ? demanda madame Renaud, et la crainte qu’avait conçue Régine frappa tous les esprits alors. On se regarda. Roger seul ne disait rien, il était immobile et pâle.

— Mon cher ami, dit monsieur Cardonnel en s’approchant à son tour du chevalier et en lui serrant la main, je ne suis plus en mesure comme autrefois… mais cependant, si je pouvais vous être utile, ce serait de tout mon cœur.

— Assurément, dit madame Cardonnel.

— Moi aussi, dit monsieur Renaud.

Lucette, avec un air de tristesse qui semblait étrange sur son frais visage, était venue, elle aussi, embrasser le chevalier.

— Mes bons, mes chers amis, dit celui-ci avec un attendrissement joyeux, je ne savais pas faire tant d’effet. Bien que cette vente m’attriste un peu, je l’avoue, ce n’est pas un malheur, c’est un avantage que j’accepte. Je n’ai pas de dettes, je ne suis pas plus ruiné qu’auparavant, et je vais être moins pauvre. On m’achète les Vreux soixante mille francs.

— Ah ! ah !

— Alors tant mieux.

— Soixante mille francs.

Dès lors tout rentra dans les limites d’une émotion de curiosité, d’imprévu, et l’on se rassit. Régine seule avait peine à se remettre.

— Que tu es donc sotte ! lui dit sa mère.

— Ma chère enfant, dit monsieur de La Barre, merci de vos larmes, pour moi d’abord, puis pour mon vieux nid. Quand j’ai fait ce sacrifice, je n’ai pas pensé seulement à mes souvenirs, j’ai pensé aux vôtres…

— Ce pauvre parc ! dit-elle.

Et de nouveau ses larmes coulèrent.

— Voyons, Régine, ça n’a pas le sens commun, gronda le père.

— Laissez-la, reprit monsieur de La Barre en la couvrant d’un regard attendri ; Régine pleure comme le ciel, au matin, épanche de la rosée. C’est un besoin, laissez-la.

Et il prit paternellement dans sa main la main de la jeune fille, restée assise près de lui.

— Eh bien ! et Roger ? s’écria madame Cardonnel ; on dirait que votre nouvelle amie le rend malade.

— Pas du tout ! répliqua le jeune homme en tressaillant.

Puis il se leva et se mit à marcher dans le salon.

Mais l’attention était toute à la grande nouvelle et les questions se mirent à pleuvoir.

— Et votre acheteur, quel est-il ?

— Oui, est-ce un étranger ?

— Ou quelqu’un du pays ?

— Un étranger, répondit le chevalier ; le même qui a fait racheter tout le terrain compris entre le pied des Vreux et la rivière, et qui vient d’acheter encore toute la plaine des Jocres ; car il paraît que notre sol a un gisement de fer considérable qu’on veut exploiter. Bruneray va avoir un haut-fourneau, comme il y en a déjà d’autres dans le département, et c’est mon acheteur qui en a la direction.

Les visages devinrent sérieux. C’était assurément une importante nouvelle, grosse d’événements futurs, où chacun cherchait sa part probable.

— Ça va faire un grand changement, observa madame Renaud.

— Très avantageux, dit monsieur Cardonnel ; cela va donner une grande impulsion à Bruneray et doublera le chiffre des affaires.

Et il se frotta les mains.

— Ça doublera la population et le commerce, reprit monsieur Renaud, qui frotta ses mains l’une dans l’autre également.

Madame Cardonnel prit l’air d’une femme qui sourit à des rêves couleur de rose, et la figure de Lucette s’empreignit d’un vague émerveillement : car à quinze ans toute nouveauté a des perspectives heureuses.

— Alors ce monsieur va devenir notre voisin ?

— Et comment se nomme-t-il ?

— Jacot, répondit le chevalier, Jacot de la Rive ; mais je crois… j’imagine, ne sais pourquoi, que ce doit être le nom de son village.

— Ah ! voyez-vous, tenez ! voilà pourtant un préjugé de noblesse. Est-ce que cela se voit à l’air des gens ?

C’était madame Cardonnel qui adressait ces paroles au chevalier. Il repartit en riant :

— Vous savez bien que je n’ai pas de ces préjugés-là ; mais enfin… au reste, nous saurons plus tard si j’ai deviné.

— C’est un homme de… quel âge ?

— Quarante à cinquante ans, petit, sanguin, ni gras ni maigre, vif, actif, et qui semble très-intelligent… dans un certain ordre. Son regard est perçant, le menton aigu, la bouche mordante, le nez gros, les mâchoires larges. Il s’exprime aisément et a des manières apprises ; il a du monde… Vous le trouverez aimable. C’est un homme riche, on voit cela rien qu’à son marcher. En quelques coups d’œil, il a eu tout vu, tout prisé, et j’ai eu grand’peine à lui arracher les belles tapisseries de ma chambre, Roger, et certains meubles et objets de famille que je veux garder.

— Ah je crois bien, dit madame Cardonnel avec un grand soupir ; mais, si vous n’étiez pas obligé de vendre, baron, pourquoi ?…

— Chère dame, j’ai pu vivre jusqu’alors de mes trois champs, de mon jardin et de mon parc, mais sans bouger de mon trou et comme un homme pour qui la pièce de cent sous est une rare merveille. Or, le parc est celui d’un millionnaire ; on ne touche pas à ces terrains-là, on n’en vit pas, et c’est tout au plus si l’on s’en chauffe. Quant au château, il est arrivé au point où il menace ruine, faute de réparations, c’est-à-dire faute d’une dizaine de mille francs, que je n’ai pas, et que je n’aurai jamais, si je le garde. Toutes ces choses improductives conviennent à un grand seigneur, que je ne suis plus ; il est donc naturel que je les cède à nos successeurs, les barons de finance. Pour moi, je trouverai bien une petite maison à Bruneray, où me suivra ma bibliothèque, où je me referai un jardin, et où je vivrai, moins inutile aux autres que ne l’ai fait jusqu’à présent.

— Vous êtes un vrai philosophe, mon cher baron, dit madame Cardonnel attendrie, et, avec un élan d’enthousiasme ; en regardant son mari, elle ajouta : Si vous ne trouviez pas ailleurs ce qui vous convient ou plutôt si notre hospitalité vous pouvait être aussi douce qu’il nous serait doux de vous l’offrir, notre maison est bien trop grande pour nous, et l’on pourrait aisément vous arranger un appartement.

Le chevalier se leva pour aller prendre et baiser la main de madame Cardonnel, dont l’attendrissement, de ce fait, alla jusqu’aux larmes.

— Mille fois merci, chère dame, lui dit-il ; je serais trop heureux !… Mais je ne suis pas seul, et il me faut une maison entière et indépendante pour loger avec moi deux personnes, dont je ne me séparerai jamais. En quelque lieu d’ailleurs que se trouve la maisonnette dont je parle, nous serons toujours peu éloignés, et mes meilleurs moments vous appartiendront.

Il y eut un silence après ces mots, que rompit monsieur Cardonnel en demandant au chevalier, si monsieur Jacot ou monsieur Jacot de la Rive était ou non célibataire.

— Marié, il parle de sa femme et de ses enfants.

— Voilà tout un événement dans la société, dit madame Cardonnel.

— Certainement ces gens-là donneront des fêtes, ajouta madame Renaud.

La figure de la belle Émilie devint rêveuse.

— Eh bien ! ça va être une révolution à Bruneray, dit à son tour monsieur Renaud. Allons, il faudra blanchir notre magasin, et faire venir des étoffes de soirée, sans compter le grand nombre d’ouvriers… Oui, parbleu ! nous en ferons des affaires.

— S’il en est ainsi, reprit sa femme, Adalbert pourrait peut-être bien revenir avec nous.

— Oh ! nous n’y sommes pas encore, et le galopin a le temps de faire du chemin et des dettes d’ici là.

— Il vous donne toujours du souci ? demanda le chevalier.

— Mon Dieu ! oui ; il veut à toute force quitter le patron chez qui je l’ai placé. Il prétend qu’il ne gagne pas assez, qu’il est mal nourri : des bêtises. Ce garçon-là se croit né pour avoir ses aises et prétendre à tout. En polisson de vingt ans ! Moi, à vingt-cinq, monsieur, je gagnais trente francs par mois et l’on ne me nourrissait que de haricots. Ces jeunes gens d’aujourd’hui…

— Il n’est peut-être pas si bien traité que tu crois, dit la mère, et puis Dijon est si loin !

— Là, là ! nous savons ce que chantent les mères sensibles. Mais nous aurions une fois plus de vente, que j’hésiterais à le faire venir ; Adalbert ne sera jamais content chez nous. C’est un garçon trop ambitieux et trop têtu pour que nous puissions aller ensemble ; il ne parle que d’entreprises et méprise les petits gains. Mieux vaut aller sûrement. J’aimerais mieux un bon gendre.

À ce moment Régine regardait Roger, dont le mutisme semblait l’inquiéter. Elle rougit et détourna la tête ; Roger en fit autant, et monsieur Cardonnel s’en aperçut.

On fit ensuite de la musique, les jeunes filles chantèrent ; on reparla encore du grand événement, et puis l’on se sépara. Quand monsieur et madame Cardonnel furent seuls dans leur chambre :

— As-tu remarqué, dit-elle à son mari, les paroles du chevalier au sujet de cette femme et de son fils ? qu’il ne s’en séparerait jamais. Cela m’a bien étonnée, de la part d’un homme aussi convenable. C’est la première fois qu’il s’exprime ainsi. Voilà bien les hommes, c’est-à-dire les vieux garçons : ils finissent toujours par être dupés et accaparés par quelque coquine.

— Ça le regarde, répondit le notaire ; mais il y a bien autre chose qui nous regarde, nous, et que tu n’as pas vu.

— Quoi donc ? demanda-t-elle étonnée.

— Roger et Régine rougissent en se regardant. Quand il est ici, la petite n’a plus le même air, et précisément elle n’en est pas moins jolie…

— Régine ! Allons donc ! c’est impossible.

— Pourquoi ? Nous les avons laissés trop ensemble. Vingt ans, dix-huit ans, c’est comme des étoupes : le feu y prend.

— Peuh ! une rêverie ! Régine n’est pas si jolie, à côté d’Émilie surtout, et puis Roger est trop raisonnable et trop sensé… Non, non ; il sait bien qu’il ne peut pas épouser Régine, et ce ne peut être tout au plus qu’une velléité qui passera.

Et elle se mit à reparler des perspectives qui lui ouvraient, pour l’avenir d’Émilie, l’arrivée de ces étrangers et le changement qui allait s’opérer dans les conditions d’existence de Bruneray.