La Grande Illusion des petits bourgeois/2

La bibliothèque libre.
Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 213-218).

II

JEUNES AMOURS.

Ce même soir, Roger, retiré de sa chambre, au lieu de dormir, éprouvait le besoin de se promener. Il avait étouffé dans le salon toute la soirée ; il lui fallait de l’air et du mouvement. Il se sentait frémissant, inquiet, presque malade, et descendit au jardin sans faire de bruit ; car il était près de onze heures, et tout le monde était couché dans la maison. Les soirées étaient encore fraîches, mais cela lui fit du bien ; il arpenta plusieurs fois la longue allée qui allait du perron au bosquet du bout du jardin, puis il fit le tour par les allées de côté. La lune éclairait, tout était calme. Le profil du clocher de l’Église se découpait sur un ciel gris-bleu, et la masse des maisons, à l’entour, semblait assoupie sous la blanche lumière, ainsi que les grands arbres du parc des Vreux et les courbes des collines ; tandis qu’en bas, du côté de la rivière, la plaine était couverte de moelleuses et blanches vapeurs.

Au premier moment, sous l’impression d’un air plus vif, Roger s’était cru remis de son malaise ; mais bientôt il dut reconnaître que si ses nerfs étaient en meilleur état, il n’en gardait pas moins, au fond de lui-même, cette émotion troublante qu’il ressentait depuis le moment où Régine avait jeté un cri de douleur, en croyant le chevalier menacé dans son repos, où en l’embrassant elle avait pleuré. Il avait alors éprouvé comme le coup d’une lame dans le cœur, et depuis une irritation qu’il ne pouvait apaiser, un attendrissement immense mêlé de fureur. Elle était sensible à ce point ! Elle pleurait ainsi, elle ! Et c’était pour le chevalier !

En passant près de la petite porte qui donnait dans le jardin des Renaud, il se sentit plus ému encore et presque suffoqué d’indignation, et, comme il y avait là un petit banc, sa première œuvre de menuiserie, à lui Roger, un petit banc où Régine s’était assise la première, avec tant de plaisir, il s’y arrêta, et, surpris, inquiet, presque indigné de ce trouble si grand et tout nouveau, il prit sa tête dans ses mains en se disant : Voyons, suis-je fou, suis-je malade, qu’est-ce que j’ai ? Je veux le savoir !

Courageusement, nettement, écartant tous les prétextes, il alla droit au fait.

— Oui, pourquoi ai-je tant de peine de ce que Régine a paru si attachée au chevalier ? Moi aussi, j’aime beaucoup le chevalier, et tout à l’heure cependant il me semblait que je ne l’aimais plus, que je le détestais même, et j’en voulais à Régine encore bien plus, comme si elle m’avait fait une injure, un vol !… Pourquoi ?…

Il baissa la tête sur sa poitrine et rougit même dans cette solitude et dans cette ombre, car la réponse était claire : il était jaloux de Régine ; il ne voulait pas qu’elle éprouvât des sentiments vifs pour un autre que pour lui. Cela l’avait mis hors de lui-même, d’abord de la voir pleurer, et puis que ce fût pour le chevalier. D’autant plus que depuis ses vacances, elle ne lui parlait presque plus et le regardait à peine. Il avait déjà cela sur le cœur, et maintenant…

— Ah ça ! mais je suis absurde ! se dit-il, je déménage. Le chevalier a près de cinquante ans, il est horriblement vieux !…

Il s’en voulut d’avoir une telle pensée ; il en rougit. Certainement il ne croyait pas… c’était impossible ! Ce n’est pas que le chevalier ne fût plus jeune et plus aimable que les autres hommes de son âge ; comme il était célibataire, on le citait encore parmi les gens à marier, et même Roger avait entendu un sot propos de café sur la possibilité d’une union entre le chevalier et Régine, qui était sa favorite. Mais cela, encore une fois, c’était absurde. Roger n’en croyait rien du tout, rien ; il était seulement indigné qu’on pût le dire. Mais… mais il n’était pas moins révolté d’une sensibilité si vive chez Régine pour… pour un autre que pour lui.

— Oh ! ce n’est pas pour moi qu’elle pleurerait ainsi ! se disait-il avec irritation en marchant dans la petite allée. Non ! non ! elle m’aimait bien autrefois, mais aujourd’hui, qu’est-ce que je suis pour elle ?… Rien !

Il allait faire le procès à toutes les femmes et les pendre sur ce fait, quand, s’interrogeant tout à coup :

— Eh bien ! quoi ? est-ce que ?… quoi, est-ce que je l’aime, Régine ?

Son cœur, qui bondit dans sa poitrine, répondit, et le pauvre garçon se sentit subitement tout inondé, tout noyé d’amour. À l’idée qu’elle eût ainsi pleuré pour lui, il se sentait ivre, fou ! Régine !… Eh bien ! oui, jusque-là, il n’y pensait pas ; il croyait même qu’il devait épouser un jour une autre femme. Laquelle ? Il n’en savait rien, il ne s’en occupait pas. Il pensait à son avenir comme son père le lui recommandait tant, et jusqu’à ce qu’il eût une position, pas avant vingt-cinq ans, à trente ans peut-être, il ne pouvait penser à se marier avantageusement… C’est ainsi que font les autres. Grand Dieu ! mais avec Régine, comme c’était plus beau et plus doux ! Là, si bien connue, si charmante et si bonne, aimée dès l’enfance ! Là, tout de suite, le bonheur ! Du moins, il faudrait attendre, mais s’aimer en attendant.

L’aimer ! être aimé d’elle ! Voir ses yeux, qu’elle détourne depuis quelque temps, pourquoi cela ? — se fixer sur les miens ! Alors… éprouver ce frémissement indicible, que déjà plusieurs fois… et pouvoir prendre sa main, et la garder dans la mienne !… Et si pourtant cela me fait trop de mal ?… Causer avec elle dans les allées, ne même se rien dire, seuls ainsi, le soir… et quelque fois peut-être… oui, l’embrasser… lui dire : « Ô ma Régine, je… je t’aime !… »

Il s’arrêta, suffoqué d’émotion ; malgré la fraîcheur de la nuit, le sang brûlait dans ses veines. Revenu vers le petit banc, il s’y jeta, et, tout enivré de l’avenir qui se révélait à lui, mais qu’il osait à peine contempler, par une impression de pudeur, de trouble chaste, aussi naturelle au jeune homme honnête qu’à la jeune fille, il se reporta vers le passé pour y retrouver Régine et l’y contempler, à la lumière de l’amour nouveau qu’il avait pour elle.

Il la revit enfant, si gentille et toujours si bonne, et le premier souvenir qui vint à sa pensée fut celui-ci : Ils étaient tous ensemble, c’est-à-dire elle, Émilie, la petite Lucette et Roger, dans le bosquet du bout du jardin ; se demandant : « À quoi allons-nous jouer ? » C’était un dimanche. Régine avait une robe rose courte, avec des pantalons blancs, et sur son cou ruisselaient ses cheveux blonds, que le soleil baignait de lumière. Roger la regardait et la trouvait jolie. Émilie dit : « Jouons au ménage. » Et Régine, de son petit air innocent et doux : « Je veux bien. » Alors, sans y avoir pensé d’avance, tout à coup Roger avait embrassé Régine en lui disant : « Veux-tu être ma petite femme ? — Oh ! oui, Roger ! » avait-elle répondu. Et il revoyait encore la jolie petite mine dont elle avait accompagné ce consentement, ses beaux yeux naïfs attachés sur lui. Pourtant il n’en avait pas été ému alors, il avait trouvé cela tout simple. Et ils avaient continué de s’appeler « mon petit mari et ma petite femme » avec Lucette pour enfant, jusqu’au jour, où, à dix ans, Roger, entrant au collége, avait quitté la maison maternelle. Alors c’avait été fini. Quand il était revenu, aux vacances, il n’avait plus joué avec les petites filles ; mais il était allé, avec d’autres collégiens de Bruneray, à la pêche, à la promenade, à la chasse, derrière son père. Il avait joué aux boules, au billard, mettant sa dignité à suivre les hommes, et ne pensant plus aux petites filles que pour les taquiner. Quelle sottise, bon Dieu ! Il avait perdu Régine pendant tout ce temps, il ne la retrouvait plus, et il se rappelait seulement, à la suite d’une taquinerie, un regard de reproche qu’elle lui avait jeté, un regard doux et triste qui lui avait fait mal, qui l’avait bien touché, puisqu’il était resté dans son cœur, mais dont il n’avait pas tenu compte.

Ensuite Régine était allée en pension, ainsi qu’Émilie. La distance de plus en plus s’était faite entre eux, la petite pensionnaire timide, silencieuse, effacée dans les souvenirs de Roger. D’ailleurs, à cette époque, les Cardonnel voyaient encore toute la société de Bruneray ; il n’y avait pas eu ces brouilles qui depuis avaient éteint les fêtes ; elles étaient alors fréquentes, pendant les vacances, chez le juge de paix, chez le receveur, chez le nouveau notaire. À ces réunions n’assistait pas la famille Renaud, et c’était à peine si on avait le temps de la voir. Puis Régine était allée passer les vacances chez une parente ; il l’avait perdue de vue pendant près de deux ans.

Aussi quelle impression étrange il avait éprouvé, l’automne dernier, en la retrouvant tout autre, dans sa beauté nouvelle de jeune fille, avec le sourire doux et fraternel de sa petite amie. En causant avec elle, tantôt il retrouvait la Régine enfant d’autrefois, tantôt c’était un être sérieux, intime et doux, qui lui semblait ami de plus haut et de plus loin, et qu’il éprouvait le besoin de pénétrer davantage. Tout l’hiver, quand il avait pensé au foyer, l’image de Régine lui arrivait la première. Toutes les fois qu’il avait une bonne pensée, il se promettait de la lui dire ; un triomphe, il voulait s’en parer à ses yeux. Et, ces dernières vacances, lorsqu’en arrivant il avait couru chez les Renaud, qu’il avait serré la main de Régine et rencontré son regard, son émotion vive, soudaine, l’avait parcouru ; depuis il ne pouvait rencontrer les yeux de Régine sans éprouver la même impression. Était-ce donc pour cela qu’elle voilait son regard de ses longs cils, comme si elle eût voulu, par bonté, le ménager ou bien se cacher elle-même.

Se cacher, elle ! mais alors…

Roger ne put achever cette audacieuse pensée. Un instant de réflexion lui rappela bien que si les hommes aimaient les femmes, ils en pouvaient être aimés également ; mais, dans ce cas particulier, cela lui semblait trop audacieux.

Ah ! si Régine l’aimait seulement autant qu’elle aimait le chevalier !… Non, il voulait bien davantage, et maintenant, qu’il y pensait mieux, il n’était plus jaloux ; non, car ce n’était pas avec cet éclat, devant tout le monde, qu’il eût voulu des preuves de l’affection de Régine. C’était seul, près d’elle, à voix basse, qu’il eût voulu lui parler… s’il avait osé… l’entendre, si jamais… L’ombre même n’eût été de trop, et il mit les mains sur les yeux pour se plonger dans cet ineffable rêve.

Tout en se levant, se rasseyant, allant et venant, Roger ne s’était pas éloigné de la petite porte qui le retenait comme un aimant. Il lui vint alors le désir de la franchir pour aller contempler la fenêtre de Régine. Ce hardi projet n’était pas sans l’émouvoir ; mais tout le monde dormait dans les deux maisons, et d’ailleurs que risquait-il ? La communauté des deux jardins était chose acquise. Roger n’eût pas eu vingt ans, si, venant d’avouer son amour, une telle contemplation ne lui eût semblé nécessaire. Il ouvrit doucement la petite porte et pénétra dans le jardin Renaud.

L’amour a des sens particuliers, car l’atmosphère de ce jardin-là n’était pas semblable à celle de l’autre ; il régnait partout comme un parfum de Régine. Ces fleurs avaient été touchées ou tout au moins regardées par elle : on le voyait à leur air gentil et doux. Ces résédas qu’elle aimait… Il s’agenouilla pour les respirer et les baisa. Il vola un œillet rouge et le mit sur son cœur, et ce cœur palpitait avec ivresse, heureux de battre, parce qu’il aimait.

— Régine ! balbutia-t-il ; Régine, je t’aime !

Et qui eût pu voir ses yeux brillants et humides, son front plus haut, ses lèvres murmurantes et passionnées, tout son être transfiguré, l’eût à peine reconnu depuis la veille. Roger venait de grandir subitement, il se sentait plus fort et meilleur ; l’amour le faisait homme.

Il connaissait la fenêtre de Régine et s’arrêta en face, à quelque distance.

— Elle dort, pensait-il. Elle ne se doute pas que je suis là. Ah ! si elle m’aimait ? L’être ne dort pas tout entier, ses sentiments veillent en lui. Ô Régine ! sens-tu que je l’aime ?

Et sa pensée, du plus chaste élan, allait jusqu’à elle et l’appelait. Au milieu de la tension où il s’absorbait, un bruit le fit tressaillir, et il vit avec stupeur s’ouvrir la fenêtre de Régine et la jeune fille y paraître instinctivement. Roger s’était jeté derrière un petit poirier en fleurs, au travers duquel il la voyait encore. Elle s’était accoudée sur la fenêtre, et, après avoir regardé quelque temps le jardin et le paysage qui s’étendait de l’autre côté, c’est-à-dire le parc du château et la courbe des collines, elle soupira profondément et cacha sa tête dans ses mains.

De nouveau, Roger se sentit brûlé de jalousie.

— Elle ne pense qu’au chevalier ! se dit-il.

Et de rage, sans savoir ce qu’il faisait, il abandonna le rempart fleuri qui le protégeait, il reprit en pleine lumière le chemin de la petite porte. Le bruit du gravier sous ses pas fit lever la tête à Régine ; apercevant cette forme humaine, un cri lui échappa, qu’elle étouffa en reconnaissant Roger. Ils se regardèrent. Elle fit un geste, sembla parler, et il crut devoir se rapprocher d’elle jusqu’au dessous de la fenêtre. Régine se pencha. Comme elle semblait émue !

— C’est vous, Roger ? dit-elle à voix basse.

Elle le voyait bien. Elle ajouta :

— Qu’y a-t-il ?… que voulez-vous ?

Question embarrassante. Roger balbutia.

— Je n’entends pas, reprit-elle. Attendez, j’y vais.

Et elle disparut deux minutes, au bout desquelles ce fut la fenêtre du rez-de-chaussée qui s’ouvrit, encadrant à son tour le buste gracieux de la jeune fille. Cette fois, ils n’étaient séparés que par l’appui de la fenêtre. Le cœur de Roger battait à lui faire mal, et il n’avait pas une seule parole au bout de la langue, ni la moindre idée dans le cerveau.

Régine prit bientôt la parole :

— Vous m’avez fait peur au premier instant, mais je vous ai reconnu bien vite. Qu’est-ce qu’il y a donc, Roger ?

— Rien d’extraordinaire… Je me promenais, et… j’ai eu tort de venir ici, mais… la porte étant ouverte, je… n’ai pas fait attention.

Comment osait-il ainsi mentir ? et pourquoi n’osait-il lui dire la vérité, que tout à l’heure il lui criait du fond de son âme ?

— Ah ! reprit elle, c’est seulement cela ?… Tant mieux ! J’ai cru… je ne savais pas ce qui était arrivé… j’ai craint que quelqu’un chez vous fût malade. C’est pourquoi j’étais descendue, ajouta-t-elle, s’apercevant sans doute en ce moment qu’elle n’aurait pas dû descendre et qu’elle y avait mis trop d’empressement.

Roger, craignant de la voir partir, se hâta de la retenir en disant n’importe quoi.

— Vous n’êtes pas couchée, Régine, à cette heure ?

— Oh !… j’avais différentes choses à mettre en ordre, et puis je n’avais pas sommeil… Eh bien ! et vous, Roger ?

— Oh ! moi, c’est tout différent… je me promenais…

La jeune fille ne put s’empêcher de rire d’une si sotte réponse.

— Ainsi vous passez les nuits à vous promener ?

— Je suis charmé de vous voir si joyeuse, car je vous croyais bien triste. Vous avez tant pleuré ce soir !

Elle baissa la tête et il crut la voir rougir.

— Oh ! c’est vrai ; vous avez dû me trouver bien sotte ? Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelque temps, je pleure d’un rien ; je voudrais m’en empêcher et je ne puis pas…

— C’est, reprit-il amèrement, que vous aimez tant le chevalier !

— Sans doute, — et l’intonation de Régine marquait de la surprise, car Roger avait dit cela d’un accent terrible, — sans doute je l’aime bien ; mais ce n’est pas pour cela, et je serais capable de pleurer aussi bien pour autre chose. Non, c’est stupide, aussi je ne veux plus sortir de ma chambre, parce que…

Elle baissa la tête, sa voix s’altéra, et elle balbutia :

— Je dois vous paraître si ridicule !

— Vous ! s’écria Roger, vous ? Ô Régine !

Et ne pouvant trouver de paroles pour repousser assez fortement une accusation si insensée, il saisit la main de Régine Elle allait parler ; la parole mourut sur ses lèvres. Ils restèrent ainsi un instant ; puis la jeune fille retira sa main, que Roger n’osa retenir, et le silence continua. Peut-être était-ce le moment de se dire bonsoir ; mais le clair de lune pouvait bien ne pas exister pour eux, non plus que la nuit, non plus que l’heure, et Régine reprit, comme s’ils étaient dans un salon, en plein jour.

— Eh bien ! quand j’y pense, j’ai toujours envie de pleurer encore, parce que… Oui, certainement, j’ai souffert aussi pour notre ami ; j’ai craint qu’il ne fût contraint à cette vente par de grands embarras et qu’il n’en eût beaucoup de chagrin. Mais aussi notre pauvre parc !… Il me semblait, Roger, qu’il était à nous ; car nous y avons tant couru, tant joué ensemble ! Nous avons laissé là de si bonnes heures, tant de souvenirs ! Que de fois depuis j’y suis retourné seule pour les retrouver ! Cela est si bon l’enfance et si beau ! C’est le temps de ma vie qui m’a semblé le plus doux. Et dire que ce cher parc est vendu à un vilain homme, que je déteste sans pouvoir m’en empêcher, et que nous n’irons plus, moi du moins ; qu’on fera peut-être couper les arbres, nos arbres, qu’on en chassera tous nos souvenirs, toutes ces images !… Vous étiez là encore petit garçon, Roger ; Lucette y est encore un bébé… C’était comme si je vous voyais là, dans tous les coins, derrière tous les arbres ; une sorte de mythologie à moi. Ah ! nous étions si heureux alors !

Elle eut beau faire, une larme se reprit à couler, puis une autre, aux rayons de la lune qui les pénétrait de sa lumière. Elle tourna la tête et voulut sourire, mais elle pâlit sous le regard ardent de Roger.

— Régine ! oui, c’est vrai, car alors nous étions toujours ensemble ! Aujourd’hui toujours éloignés ! Mais… peut-être ne sera-ce pas toujours ainsi…

— Il y a surtout cette clairière, près des noisetiers… parce que… vous vous rappelez bien, Roger ?… le jour où ce chien si laid, si bourru, tout écumant, est venu à notre rencontre. Nous l’avons pris pour un chien enragé, comme il en avait bien l’air. Émilie s’est élancée derrière un arbre, la petite criait ; moi, j’étais glacée d’horreur !… Vous n’aviez qu’un petit bâton à la main, et vous vous êtes jeté au devant de nous !… Depuis ce temps-là !…

Elle ne put achever ; à demi-suffoquée, sa tête se pencha et rencontra celle de Roger, qui transporté, — car, à l’accent, à l’émotion, de ces virginales confidences, il se sentait aimé, — la serra dans ses bras.

— Ô ! Régine ! Régine ! avec quel bonheur encore je donnerais ma vie pour vous !… Ma vie, qui est toute à vous, Régine !

Dès qu’elle en eut la force, elle se dégagea.

— Oh ! Roger… nous sommes fous… Nous ne devons pas nous… nous embrasser ainsi… Non ! Partez ! parce que…

— Pourquoi ?… dit-il suppliant.

— Vos parents, reprit-elle…

Mais elle s’arrêta, confuse. Elle voulait dire sans doute que les parents de Roger n’approuveraient pas leur amour ; mais ce mot, Roger ne l’avait pas encore prononcé pouvait-elle le dire la première ? Oh ! non ! Ses joues s’empourprèrent, et ce fut tout. Si elle se trompait ! Si l’amitié seule dictait à Roger… Certainement elle n’en croyait rien ; mais toute sa naïveté, toutes ses pudeurs, toutes ses ignorances en émoi, refusaient de nommer le grand nom, le nom magique du sentiment dont ils brûlaient tous les deux, elle dit seulement d’un faible accent :

— Il est tard.

— Non, dit Roger, non, il n’est pas tard. Laissez-moi vous parler encore. J’ai tant de bonheur ! Il y a si longtemps que nous n’avons parlé ainsi… tous les deux !

Et voyant bien à ses regards indécis, à son trouble, à son inquiétude même, qu’elle n’avait pas le courage de le refuser, il s’assit tout près d’elle, sur l’appui de la fenêtre, et ils se mirent à causer doucement, tout bas et à demi-mots, s’entendant si bien. Sachant bien qu’ils s’aimaient, ivres de bonheur, ils recueillaient avec dé lices tout ce qui tombait d’amour de leurs yeux, de leurs lèvres, tout ce qui en frémissait dans leur accent et en émanait de tout leur être ; mais le nommer, ils n’osaient, Roger pas plus qu’elle. Dans un coin du jardin, le rossignol aussi chantait sa nuit d’amour, les parfums d’avril s’exhalaient magnétiquement vers eux. La lune les enveloppait de sa lumière bénigne. Ils causaient, ils se taisaient. Au milieu d’un silence, le timbre de l’horloge frappa un coup vibrant, dont la jeune fille tressaillit.

— Cher Roger, dit-elle, déjà une heure du matin ! Partez bien vite !

— C’est impossible ! Il n’était que onze heures quand je suis venu ; ce n’est que onze heures et demie.

Et il se reprit à lai parler. Elle cédait avec remords, s’oubliant plus qu’à demi préoccupée, quand de nouveau le timbre clair et plein retentit trois fois.

Les deux amants sursautèrent, et pourtant Roger osait murmurer encore :

— C’est impossible !

Régine s’enfuyait. Il la retint d’une main, et, tout suppliant, mais sans parler, il prit le petit bouquet d’œillets rouges et de réséda qu’elle avait encore à sa ceinture, le pressa de ses lèvres et le mit sur sa poitrine ; puis il murmura :

— Bonsoir, bonsoir, à ma Régine ! à demain.

Ils se laissaient l’un à l’autre ce ciel que les hommes n’ont sans doute rêvé hors de la terre que pour l’avoir trouvé dans les grandes ivresses du cœur, mais trop fugitif, hélas ! grâce aux entraves que l’humanité se forge à elle-même. Déjà, au fond du bonheur des deux amants, gisait la pensée de l’opposition de leurs familles. Ils ne l’écoutaient pas, ils lui imposaient silence ; ils ne voulaient pas la reconnaître ; mais elle était là, ils le savaient bien. Toutefois, dans ces premières heures, l’enivrement domina tout et leur paradis fut complet. Régine, qui n’avait, elle, jamais cessé d’aimer, pour qui Roger, son Roger, avait toujours été la plus chère et la plus radieuse expression de l’être, Régine, dès qu’elle fut seule, tomba à genoux, joignit les mains avec force et leva son front idéalisé, fixa son regard exalté sur la voûte bleuâtre, scintillante d’étoiles, y cherchant la force invisible à laquelle jusqu’ici l’humanité a reporté ses biens et ses maux. Elle étouffait de reconnaissance ; jamais prière plus ardente, jamais Te Deum plus éclatant, jamais encensoir chargé d’encens plus doux, n’alla parfumer les autres sphères, si les émanations de notre terre arrivent à d’autres sens que les nôtres. Puis elle se releva pieuse et recueillie, s’aimant, se respectant davantage, à présent que Roger l’aimait, et elle retourna furtivement dans sa petite chambre, pleine autrefois de soupirs, où maintenant elle rapportait avec elle le bonheur et toute sa légion de sourires, d’extases, de rêves dorés.

Ils n’avaient pas besoin d’un aveu plus net que les aveux muets de cette nuit charmante. Ils n’en avaient pas besoin pour s’entendre, seulement pour en jouir. Dès le lendemain, une entente merveilleuse, tacite, les réunissait à tous moments, dans tous les coins où ils pouvaient être seuls et où le rideau souriant des rameaux verts, la bonhomie du vieux mur couvert de mousse, ou des lambeaux d’ombre, posaient un voile entre le rayonnement de leurs âmes sur leurs visages et les regards de ceux qui les entouraient. Regards enivrants, serrements de mains furtifs ; peu de paroles encore, bien qu’ils eussent tant à se dire, que chacun à part, intérieurement, ils se parlaient tout le jour.

— Qu’as-tu donc, Régine ? disait maman Renaud. On te parle et tu n’entends pas. Cependant ce n’est pas tristesse, car tout à l’heure je te regardais ; tu avais la figure tout éclairée et l’on aurait dit que tu causais avec quelqu’un.

— C’est vrai au moins qu’on ne sait pas ce qu’elle a, venait dire Lucette en se penchant sur sa grande sœur et la regardant sous le nez. Ah ! bon ! voilà qu’elle pique un soleil à présent !

Car Lucette s’appliquait, pendant les vacances, à apprendre et à parler le langage collégien.

— Quelle est cette jolie garçonne ? demandait un jour une femme monde (ce n’est pas là qu’on académise le plus) en montrant une fillette de quinze à seize ans, à figure mutine et rondelette, grande, mais peu développée, gauche et gracieuse à la fois.

Ce mot, dont une inflexion gracieuse adoucissait la rudesse, est plein de vérité pour l’âge indécis où était Lucette, si l’on admet pourtant que les garçons de quinze ans aient, avec la même pétulance, autant d’innocence et de gentillesse.

Mais les persécutions de madame Renaud, la meilleure des femmes et la plus tendre des mères, aussi bien que celles de Lucette, qui adorait sa grande sœur, n’allaient pas plus loin. Régine pouvait, sans trop de gêne, filer la trame de son doux rêve intérieur. Il n’en fut pas ainsi chez les Cardonnel. Un coup d’œil fortuit avait éveillé les soupçons du notaire ; ils augmentèrent les jours suivants parce qu’il surprit le manége des deux amoureux. Aussi crut-il devoir faire entendre à son fils les conseils de la sagesse, et l’emmenant sous prétexte de visiter la métairie qu’ils possédaient tout proche de Bruneray, — après avoir fait la visite des écuries, distribué au métayer le conseil, l’éloge et le blâme, monsieur Cardonnel passa dans le bois pour marquer des baliveaux, et, bientôt essoufflé de toutes ces opérations, il s’assit sur un tronc coupé, engagea Roger à s’asseoir auprès de lui, et, avec toute la majesté que sait à l’occasion assumer un père qui est officier public, il parla ainsi :

— Tu sais, Roger, nos petites affaires ne vont pas mal. J’ai acheté ça vingt mille francs, il y a dix ans ; ça en vaut trente mille maintenant. J’y ai mis, il est vrai, beaucoup d’argent ; puis en 1819, les terrains n’étaient pas chers. C’était une bonne affaire. Je pensais à vous, je me disais : L’étude sera un jour la dot d’Émilie, il faut que je mette de côté quelque autre chose pour Roger. Dans ce temps-là je croyais aller bien plus vite ; l’étude me rapportait en moyenne, depuis six ans, neuf mille francs. Nous n’en dépensions que le tiers, la vie étant aussi à meilleur marché, et je me disais : Dans vingt ans, si Dieu me prête vie, mes enfants auront chacun soixante mille francs de dot, sans compter ce que je pourrai leur laisser après ma mort. Je comptais sans le misérable qui est venu me voler ma clientèle, et pour qui l’honneur et la délicatesse ne sont que des mots. Pour moi, je ne connais qu’une chose, c’est de faire mon devoir honnêtement, et ce n’est pas ainsi que, dans le monde où nous sommes, on s’enrichit. Ensuite votre éducation, depuis quelques années, a tout absorbé, et même ça ne suffit pas. J’ai dû emprunter. J’espère qu’avant deux ans tu seras docteur, et qu’alors ce sera fini, surtout si ta sœur est mariée, et qu’alors nous pourrons payer nos dettes et économiser de nouveau. Mais, malheureusement, je le répète, il faut en rabattre de tout ce que nous avions imaginé. Du moins, je t’ai donné les moyens de te faire un bel avenir, et il t’appartient malgré tout de réaliser nos rêves. À bien prendre, pour un garçon, quelques dizaines de mille francs de plus ou de moins ne sont rien : c’est l’instruction qui est tout. Intelligent comme tu l’es, tu peux parvenir au premier rang, soit que tu te fasses avocat, soit que tu entres dans la magistrature. Mais pour ça, il faut le vouloir, il ne faut pas s’amuser en route ; il ne faut pas prendre à côté, mais suivre hardiment et tout droit son chemin.

— Tu sais, père, que je travaille, dit Roger.

— Je le sais ; je ne te fais pas reproche de ce côté-là. Tes professeurs ne m’ont jamais fait que des éloges de toi, je sais que tu es le plus rangé de toute l’école : j’en suis bien heureux. Mais il faut que ça continue. Tu as de l’ambition, j’espère ?

— Certainement, répondit le jeune homme, qui eût été vraiment bien obstiné s’il ne l’avait pas sucée avec le lait de sa mère et, depuis le sevrage, dans chacune des paroles et dans tous les actes de ses parents.

— Bien ; mais ce n’est pas le tout que d’en avoir, il faut agir en conséquence, ne penser qu’à cela sérieusement. Tu as vingt ans : c’est l’âge où les sens parlent haut, quand ils n’ont pas parlé beaucoup plus tôt ; mais ta vie studieuse et tes bons penchants t’ont gardé sage, du moins, je le crois, jusqu’à présent. Je ne te demande pas de continuer, ce serait être trop exigeant  ; moi aussi, j’ai été jeune, et je suis trop bon père et trop raisonnable pour ne pas te pardonner de faire comme j’ai fait moi-même, comme nous faisons tous. Je veux te prévenir seulement de ne pas donner dans la folie de prendre l’amour au sérieux. Quand tu seras en bon train, dans cinq ou six ans, dix ans peut-être, suivant les circonstances, tu chercheras une femme, et il faut espérer qu’elle pourra tout réunir, et faire ton bonheur, en même temps qu’elle l’apportera de la fortune ou de belles protections et, si possible, les deux ; en attendant il y en a d’autres qui te feront prendre patience. Je n’ai pas besoin de te dire lesquelles, et si tu es délicat, il ne manque pas dans les villes de petites ouvrières qui ne coûtent pas cher ; et tu es assez joli garçon pour être aimé pour toi-même. Mais, vois-tu, pas de folies ni dans un sens ni dans l’autre. Je n’ai pas d’argent à te donner pour les maîtresses, et, quant à concevoir de l’amour pour une fille honnête, c’est trop tôt, ça ne pourrait pas réussir, et ça te causerait du chagrin, ça te distrairait du travail et nuirait énormément à ton avenir…

Le bon bourgeois s’arrêta, et, ne recevant pas de réponse, il regarda son fils : Roger avait le front rouge et la tête baissée. Monsieur Cardonnel eut un sourire de maître homme, et reprit d’un ton paterne :

— Vois-tu, Roger, je te parle en bon père et en ami. Je connais la vie, moi ; j’ai de l’expérience et je ne veux que ton bien. Il faut prendre garde : à ton âge, on a des yeux ; on trouve à côté de soi une fille jolie, aimable, bonne, honnête… Parbleu ! ça n’est pas difficile de se laisser aller à l’amour, et l’on s’enflamme, on la suit partout, on prend sa main, on va peut-être jusqu’à lui faire des déclarations qu’elle ne devrait pas souffrir ; mais qu’est-ce que cela signifie, quand on ne peut pas l’épouser ? Cela peut être même une mauvaise action, car si la personne n’est pas assez sage pour comprendre qu’elle ne doit pas compter là-dessus, on peut lui causer du chagrin pour toute sa vie. Et surtout s’il s’agissait de bonnes gens, de bons amis, bien qu’ils ne soient pas de votre rang, c’est, ce serait une double faute. Je ne parle pas de séduction, car alors ce serait un crime !

Il était vraiment beau, monsieur Cardonnel, dans la majesté de cette indignation vertueuse ! Mais comment se faisait-il que la même chose fût un crime à Bruneray, et une peccadille, que dis-je ? un arrangement délicat, à Dijon ? Il est vrai que Régine, si elle était moins que les Cardonnel, était plus qu’une petite ouvrière. — La morale des héritiers de 89 est toute dans ces différences.

Roger n’en saisissait ni le ridicule ni l’odieux. Il était fils de sa classe, et bien que des meilleurs, n’était pas arrivé à ces considérations. Mais à défaut de connaissance, il avait l’amour, c’est-à-dire la foi. Aussi les paroles de son père le faisaient-elles horriblement souffrir. Il ne se disait pas qu’il est infâme que, sous prétexte de raison et même de moralité, le père lui-même se charge, — quand ce n’est pas la mère, hélas ! — de dépraver son fils, à ses premiers pas dans la vie ; mais il tremblait de douleur et d’indignation. Pour tout au monde, il eût voulu empêcher que le nom de Régine fût prononcé au bout de telles considérations, et déjà ce nom, cette image, étaient sous-entendus… Le jeune homme se leva ; le soleil baissait à l’horizon.

— N’est-il pas temps de rentrer ? dit-il.

— C’est ainsi que tu me réponds ? observa monsieur Cardonnel, mécontent.

— Mon père, je songerai à ce que tu m’as dit, mais je ne pense pas…

— Allons, parle.

— Je ne t’ai donné jusqu’ici, tu viens de le dire toi-même, aucun sujet de plainte, et par conséquent…

— Et par conséquent, ça va venir, c’est croyable.

— Mais non, pas du tout !…

Et Roger garda le silence.

— Je t’ai parlé comme à un homme, reprit monsieur Cardonnel avec solennité, et tu me réponds comme un enfant.

L’arrivée du métayer, qui venait parler à son maître, épargna à Roger l’embarras de répondre à cette apostrophe. Le martelage, le baliveau, les chênes blancs et noirs, la litière, etc., changèrent la conversation et parurent à Roger rafraîchir l’atmosphère. En revenant à la métairie, il interrogea le bonhomme et l’emmena sur le chemin de Bruneray le plus loin qu’il put ; après son départ, une histoire de chasse, arrivée en compagnie du chevalier, défraya le reste du chemin, et l’on toucha le seuil de la maison sans autre accident que cette remarque paternelle :

— Tu es bien bavard quand on ne t’interroge pas !

L’effet des sages conseils de monsieur Cardonnel avait été de remplir Roger du besoin ardent de parler le soir même à Régine. Qu’avait-il à lui communiquer ? Il ne s’en était pas très-bien rendu compte, mais leur amour était déjà menacé ! Ne fallait-il pas s’entendre ? Chercher un appui, une force nouvelle dans une union plus étroite ? Roger n’avait pas osé demander à Régine un rendez-vous depuis les belles heures passées à la fenêtre, et ils ne s’étaient vus, parlés, que furtivement, sans autre explication que les effluves magnétiques de leurs yeux, de leurs voix, de tout leur être. Maintenant, le jeune homme osait, il n’hésitait plus. Ne devait-il pas partir, hélas ! dans trois jours ?

Mais comment obtenir de Régine ce rendez-vous, sous l’œil observateur de monsieur Cardonnel ? Roger écrivit cette ligne : Il faut absolument que je vous parle ce soir, au jardin, » et la mit sous les yeux de Régine, en lui présentant une romance, au piano, tandis qu’Émilie feuilletait de son côté. Il vit se baisser avec une adorable expression de trouble et de confusion les paupières de la jeune fille ; mais il ne lut pas non dans son regard, et le serrement convulsif de sa main au départ dit : J’y serai.

À onze heures, quand il ouvrit avec précaution la petite porte, il vit Régine tremblante dans l’ombre du mur. Comment ne pas la presser dans ses bras avec reconnaissance, avec adoration, avec protection, avec orgueil, avec une ivresse mêlée de tous ces sentiments à la fois ?

— Oh ! Roger ! dit-elle, oh ! Roger !… C’est bien mal, peut-être…

— Non ! non ! dit-il.

— Mais je n’ai pas voulu vous faire attendre, là… seul… Vous auriez été trop triste ; non, je ne pouvais pas !

Elle l’entraîna dans l’ombre que jetait le mur, jusqu’à un bouquet de bois, qui leur masquait la maison. Elle était émue et semblait près de pleurer, et pourtant, quand la lune frappa son visage, les feux de son regard firent honte à la blafarde lumière qui l’entourait. Comme elle était belle, mon Dieu ! Régine ! Il ne l’avait jamais vue ainsi.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, tout tremblant aussi ; j’avais tant besoin de vous parler !… Il fallait absolument…

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-elle.

— C’est, répondit-il… et il s’arrêta.

Ce qu’il y avait ? Oh ! c’était après tout bien peu de chose ! On voulait les empêcher de s’aimer ! Était ce par trop absurde ? Et cela valait-il même la peine d’en parler ? Roger ne le crut pas sans doute, car il ajouta seulement :

— Ô Régine ! que je vous aime !

La jeune fille frémit de cet aveu, qu’elle savait bien déjà, mais qu’elle voulait pourtant, et, toute éperdue, son front se pencha jusque sur l’épaule de Roger.

— Moi aussi, dit-elle à voix basse ; oh ! moi aussi, Roger !

Ils oublièrent dans leur étreinte tout ce qui n’était pas le bonheur d’aimer. Puis ils se répétèrent : « Je t’aime ! je l’aime ! » en se regardant, les lèvres débordant de sourires et les yeux en pleurs, et chaque fois un baiser suppléait la parole en vain cherchée, puis exprimée plus encore. Mais bientôt Régine s’écarta de son amant.

— Oh ! que je suis folle : Oh ! que je dois vous sembler coupable !

— Vous !… Toi, ma Régine !

— Oui. Je ne devrais pas être ainsi, vous laisser voir tout ce que je pense. Les femmes ne doivent pas être ainsi, tout le monde le dit.

— Qu’est-ce que cela vous fait, Régine ? Est-ce que nous pouvons nous mentir l’un à l’autre ? Demande-moi tout ce que tu voudras, je te dirai tout… si je me rappelles… car je ne pense plus qu’à toi. Est-ce que tu ne sens pas que ce qu’il y a de plus grand au monde, c’est notre amour ?

Il se jeta sur l’herbe, à genoux devant elle,

— Je t’adore ! Tu es ma vie, ma lumière ; tu es le beau et le bien, Régine. Tu es tout.

Elle aussi, de même, avec une grâce charmante, se — laissa tomber à genoux comme lui.

— J’allais te le dire, mais tu as parlé le premier. Écoute-moi je suis trop heureuse ! et si je mourais demain, je dirais : J’ai connu le bonheur. Que tu es bon ! que tu es grand, mon Roger ! Comment vais-je faire à présent pour te rendre assez heureux ?

Le jeune homme la releva, et la retenant embrassée.

— Te laisser voir, te laisser aimer, lui dit-il avec transport, et…

Et de nouveau ses lèvres s’unirent à celles de Régine. Cette fois peut-être ce ne fut plus la voix du monde. qui parla à la jeune fille, mais une autre plus intime, celle de sa propre pudeur ; s’arrachant aux bras de son amant, elle le retint à distance, de ses mains unies aux siennes. Il subit cette douce autorité, et ils parlèrent à demi-voix, d’un murmure semblable aux voix de la nature, qui chuchottaient autour d’eux, et il n’était pas plus question qu’auparavant dans ce dialogue du discours paternel qui avait provoqué le rendez-vous. Roger n’y pensait plus, Régine oubliait de s’informer, et les raisons qu’ils avaient d’ailleurs leur suffisaient tout à fait.

— Est-il possible, disait Roger, qu’il y ait tant de beauté et tant de grandeur dans un être ? Je ne te connaissais pas. Tu es une divinité, Régine ! Que c’est bon de t’avoir toujours aimée ! Cependant j’ai été bien fou de ne pas te rechercher toujours comme à présent ; car nous avons été des années à passer l’un près de l’autre sans nous arrêter, sans presque nous voir. Nous étions insensés, nous perdions notre bonheur.

— Pas moi ! répondit-elle, doucement, pas moi !

— Comment ?

— Moi, je l’ai toujours aimé, Roger ; tu as toujours été pour moi ce qu’il y a de plus cher, de meilleur au monde. Quand tu m’es quittée, je suis restée à la même place, et, même bien enfant, j’ai pleuré de ton abandon ; tiens, dans ce lieu où nous sommes, plus d’une fois. Je croyais bien alors que ce serait pour toujours, que tu ne me reviendrais jamais. Oh ! c’était cruel, mais enfin je m’étais dit : Eh bien ! je l’aimerai, moi ; je l’aimerai toute seule, et ce sera encore un bonheur, le seul que je puis avoir.

Elle pleurait encore, et Roger, transporté, recueillait ses larmes en la bénissant et en s’accusant.

Il fallut bien se revoir encore, de la même manière, la veille du départ. La jeune fille frémissait songeant, si de telles entrevues avaient été surprises, aux reproches de ses parents, au blâme de tous ; mais, devant les prières de Roger, le besoin de son propre cœur, elle ne pouvait trouver un refus. Cette fois, les tristesses de l’adieu, remplissant leurs âmes, amenaient avec elles mille appréhensions jusque-là écartées.

— Tu m’écriras, n’est-ce pas, ma chère fiancée ? dit Roger.

Elle baissa douloureusement la tête.

— Oui, je l’écrirai, moi, je t’écrirai ; mais je n’aurai pas tes réponses, Roger. Si je recevais des lettres de toi, ce serait dire… Mes parents ne le voudraient pas à l’insu des tiens, et les tiens, Roger (elle fondit en larmes)… Je ne suis pas la femme qu’ils rêvent pour toi, je le sais bien.

— Qu’importe ! dit le jeune homme. Tu es ma femme, la seule que je puisse avoir. Je vais travailler à me rendre indépendant, et alors il faudra bien qu’on me permette d’être heureux.

Il partait en effet plus ambitieux que jamais ; car il voulait, à force de succès, gagner par lui-même tout ce qu’on rêvait pour lui, acquérir ainsi le droit d’imposer son choix à sa famille, et tout mettre avec bonheur aux pieds de Régine.