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La Grande Illusion des petits bourgeois/18

La bibliothèque libre.
Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 293-298).

XVIII

CROQUIS À LA PLUME.

Réponse de M. de la Barre à Roger Cardonnel.

« Mon cher enfant, tout d’abord je vous remercie de votre confiance. Je vais tâcher de la mériter.

» Vous pensez bien que je ne consens pas à votre désespérance. Ainsi donc, mon pauvre Roger, c’est à un homme de cinquante-huit ans que vous, à trente ans, avant trente ans, vous venez demander plus de foi et d’espérance. Eh bien ! mon enfant, le vieillard vous les donnera. Car plus je vis, moi, plus elles me remplissent en dehors, il est vrai, du temps où nous sommes, et qui est, j’en conviens, cruellement triste ; mais dont je vois si bien les causes transitoires que je ne puis m’en affecter comme de choses éternelles. Mon ami, le présent n’accable que ceux qui ne voient pas au delà. Mais, avant de philosopher sur l’état des choses, allons au fond de votre propre état. Car j’aurais beau vous montrer, en fussé-je capable, la vérité même, si vous ne la voyez point, peu importera ; nos passions sont le verre blanc ou noir à travers lequel nous voyons la vie. Quand je vous aurais prouvé mathématiquement que le soleil est aussi brillant que jamais, que les hommes sont peut-être en ce moment peu plus fourvoyés, mais pas plus mauvais qu’auparavant, qu’il y a du bonheur en ce monde pour qui sait le prendre, si le bien qui seul vous touche ne peut être à vous, le soleil à vos yeux restera obscur, les hommes méchants et la vie. empoisonnée. Commençons donc par éclaircir les verres, et venons à la base principale de votre philosophie : Régine.

» En vérité, je ne puis répondre de ses dispositions, et je sais qu’elles résultent, sur le point surtout dont il s’agit, d’un sentiment très-profond, par conséquent très-délicat et très-susceptible. Pourtant, lorsque j’ai appris par votre lettre que vous l’aimiez toujours, moi qui suis votre ami, Roger, autant que le sien, j’ai ressenti une joie très-vive et très-décidée, preuve certaine de mon espoir. C’est qu’elle vous aime encore, j’en suis persuadé. Elle n’a pu cesser de vous aimer. Si son amant n’eût été qu’un misérable, assurément le mépris, dans cette âme noble eût tué l’amour. Mais une infidélité, si grave qu’elle soit au point de vue du sentiment, n’implique pas une déchéance absolue, surtout quand elle est avouée. Vous avez offensé votre amante, vous ne l’avez pas trompée. Vous avez été faible, non abject. Pendant cinq ans, dans ce tourbillon mondain qui brise et dissout tant de caractères, vous n’avez pas cédé, comme presque tous aux conseils de l’ambition, et votre cœur est toujours à elle. Eh bien ! Roger, oui, j’espère, que vous pourrez vous retrouver l’un et l’autre et être encore heureux. Vous vous aimez, vous êtes libres : en vérité, il ne s’agit pas là d’un miracle à faire, et le miracle serait plutôt que cette chose n’arrivât point.

» Pauvre Régine ! Mais savez-vous que tenter par tous les moyens cette réconciliation serait même un devoir pour vous ? Je ne vous dirais pas cela, si vous ne l’aimiez point, si cette œuvre n’était pas celle de votre propre bonheur ; mais, cela étant, je vous le dis, pour ré pondre d’avance aux conseils de crainte et d’humilité que pourraient vous inspirer vos remords. Vous avez brisé le cœur et perdu la vie d’une des plus nobles créatures, et condamné au morne isolement d’une vie si incomplète une des âmes les mieux faites pour s’épanouir dans l’amour et dans la maternité. Régine n’épousera jamais un autre homme que vous. On a fait tout au monde inutilement pour la marier à son cousin Georges, un garçon aimable et superbe, ma foi ! qui l’adore. Vous n’avez pas vu comme moi sa douleur. Elle vous la cachait si bien dans vos rares apparitions à Bruneray, et vous vous fuyiez l’un l’autre. Vous ne l’avez pas vue surtout la première année, puisque vous n’êtes pas venu aux vacances ; moi, je l’ai vue, et ça été une de mes souffrances les plus amères d’assister impuissant à l’œuvre de destruction qu’opérait la douleur sur cette jeune vie, si énergique et si pure.

» Elle n’a pas jeté dehors une seule plainte, et je n’ai vu pleurer que Lucette, la seule sans doute qui, dans leur tendre et continuelle intimité, a pu quelquefois surprendre les larmes de sa sœur. Mais Régine, on la vit seulement s’étioler, comme une fleur privée de soleil, et pendant quelque temps les progrès du mal furent si rapides que je craignis de la voir mourir. Ses parents s’inquiétèrent, firent des sacrifices ; on la mena aux eaux. Régine vit sa mère désolée et, je crois, fit un effort. Elle se donna avec une passion nouvelle aux travaux de l’agriculture passa toutes ses journées à la Bauderie ; elle a transformé ce domaine et en a considérablement accru la valeur ; en même temps, la terre ne lui faisait pas oublier l’homme : elle a instruit et moralisé tous ceux qu’elle emploie et qui, grâce à elle, jouissent aussi d’un bien-être plus grand. Son père heureusement, tout entêté qu’il est, et comme il déteste les occupations rurales, l’a laissée libre. Lucette l’a secondée avec goût et dévouement, et la bonne mère a tout protégé, tout aplani sans rien dire.

» Physiquement, Régine est guérie ; moralement, non.

» Dans les premiers temps, j’ai voulu, espérant lui être utile, forcer un peu sa confiance ; elle s’y est refusée. Son regard seul, fixé sur moi, me dit avec une éloquence profonde : « On ne touche pas à cela, si ami soit-on. » Et je n’osai plus. Depuis, bien que sa confiance en moi et son amitié soient grandes, je le sais, il n’en a guère été davantage. Parfois seulement, dans nos conversations sur des sujets généraux, elle m’a laissé entrevoir la gravité de cette blessure, cachée au plus profond d’elle-même et qu’elle recouvre, la chère enfant, le plus qu’elle peut de sourires et de bontés pour ceux qui l’entourent. « Ainsi, me disait-elle dernièrement, il est un bonheur à la portée des plus désespérées, c’est d’aimer le bonheur des autres et d’y travailler. Ce n’est pas naturel à notre égoïsme ; mais, quand on a franchi le pas difficile, on trouve dans cette sphère nouvelle des joies très-douces et plus élevées. »

» Régine est donc actuellement dans un état de paix relative, moins favorable peut-être que les orages de la passion à son retour vers vous ; mais, pour s’être élevée dans la vie du sentiment, cette âme est loin de s’être insensibilisée, rétrécie ; elle n’en est au contraire que plus vaste, et, bien qu’assez forte pour suppléer aux lacunes ne sa vie, elle ne peut ne pas regretter ces deux grandes sources : l’amour, la maternité, auxquelles tout être doit s’abreuver pour être complet. Enfin je vais ajouter un mot qui est presque une trahison : dans ses dispositions actuelles, elle sera bien moins déterminée par son intérêt que par le vôtre, et l’argument le plus puissant sur sa décision sera la persuasion que sans elle vous ne pouvez être heureux ; car, je vous le répète, elle vous aime toujours.

» Ce serait donc œuvre de temps, de persuasion et de persistance. Un à un seulement, se peuvent renouer tant de liens rompus, s’amollir et se détendre tant de fibres contractées. Il faut pour cela que vous soyiez à Bruneray, non pour quelques semaines, même pour quelques mois, mais à demeure et pour toujours. Or, c’est là justement, mon cher ami, ce que j’ai à vous conseiller d’autre part, en l’état de vos affaires, et en dehors même de vos intérêts de sentiment.

» Vous m’avez posé la question même sur laquelle je médite depuis que je suis en âge de réfléchir, et cet âge a été avancé pour moi par le malheur, la persécution, l’exil. Je suis né à l’étranger. Quand je rentrai en France, je n’avais que cinq ans, il est vrai ; mais déjà je pus sentir la contradiction des faits avec les idées que nourrissait encore ma famille. J’étais bercé de prétentions effrénées d’orgueil, et nous vivions dans une amère pauvreté. Cela heureusement ne me rendit ni sot ni méchant. J’étais né avec des instincts d’étude ; j’observai, je notai, plus tard je compris et de plus en plus. Vous marchez exactement sur la même voie ; mais, plus vieux que vous, ma synthèse est plus avancée que la vôtre. Je vais vous l’exposer ; vous me direz si elle vous semble juste, et, comme mon avis sur le parti que vous avez à prendre en découle, vous saurez mieux s’il peut vous convenir.

» Je pense autant de mal que vous du temps actuel ; mais pour cela je suis loin de désespérer, parce que, — je vous l l’ai dit, — les causes du mal m’apparaissent à la fois comme naturelles et comme transitoires. Nous vivons dans une confusion de mots, d’idées, de faits, absurde et cruelle, et seul le Dieu de Babel pourrait débrouiller la quantité de contradictions que renferme non-seulement chaque parti, mais chaque individu. Dans ce chaos, les définitions nettes passent pour choquantes ; on les traite en ennemies, en monstres vomis par l’enfer, et l’imbroglio ne se contente pas d’être grotesque, il devient sanglant et le deviendra peut-être de plus en plus.

» Aucune expression, à notre époque, n’est plus commune que celle de progrès ; on vante sans cesse, emphatiquement les miracles de l’idée nouvelle, et cependant ce siècle ne peut rien fonder, et rien n’avance que dans le domaine des sciences exactes, ainsi nommées par opposition avec l’état des sciences morales et politiques. On reconstruit le passé démoli ; on le démolit de nouveau, et puis on le recommence. La politique est un musée d’antiques et de revenants, une accumulation de contradictions enchevêtrées ; la morale a perdu ses vieilles bases et n’en a pas encore de nouvelles ; elle ne possède plus que des clichés ; la bonne foi s’en est allée avec la foi, et ceux qui répugnent à l’hypocrisie se font cyniques. Le recueil de nos lois, de nos discours et de nos actes, prendra quelque jour, en tête de l’histoire de l’ère nouvelle, le nom mythologique de Chaos.

» Cependant, vous avez raison de le dire, mon ami, l’homme de cette époque, en général, vaut mieux qu’elle, et sa conscience proteste contre l’œuvre qu’il subit plus qu’il n’en est l’auteur.

» Pour moi, la raison du malaise, des douleurs et des incohérences de ce siècle, est toute entière en ceci ! qu’il est le point où se rencontrent, comme deux nuages chargés d’électricité contraire, l’ère ancienne qui date du commencement des sociétés et l’ère nouvelle, qui n’est pas encore, mais dont le principe est proclamée. Point unique jusqu’ici dans l’histoire humaine : car tous les changements survenus auparavant n’ont été que des modifications de la même idée, et, seule, notre époque a été saisie de la tâche immense de créer, d’organiser un ordre nouveau, sur un plan entièrement opposé à l’ordre ancien.

» Qu’y a-t-il en effet de plus opposé que l’ordre unitaire, fondé sur le principe d’autorité, avec son organisation naturelle, la hiérarchie, — et l’ordre qui doit découler de ce principe : l’égalité, puisée dans le droit individuel ? Qu’y a-t-il de plus différent qu’une société dominée par Dieu, que représente le monarque, et successivement tous les mandataires de l’autorité divine et royale, et une société basée sur le droit humain, où tous au même titre sont associés, maîtres de la chose commune, entre l’ordre de droit divin et l’ordre de droit humain ?

Il ne s’agit plus ni du développement paisible et régulier qui se voit dans la nature, dans l’individu, dans la science, d’après des bases données, en dehors de l’état de crise. Il s’agit d’une transformation radicale des lois et des mœurs. Or, cette transformation, qui doit, qui seul peut la faire ? L’homme évidemment ; mais pour cela il faut qu’il se transforme lui-même. Le combat existe dans son propre sein, et il est trop peu maître de sa pensée pour l’être de son œuvre.

» En de tels états de crise, les lois supérieures et exceptionnelles de la nature se trouvent en lutte avec ses lois ordinaires. Nous sentons le besoin du nouveau, mais sans le bien concevoir. Nous avons l’avenir à faire, mais nous sommes bien plus faits de passé que d’avenir. Et combien même le veulent avec rage, avec dévouement cet avenir, qui sont encore plus que d’autres les hommes du passé ? Aussi mêlons-nous d’une façon bizarre, souvent grotesque, parfois terrible, ce que nous avons d’idéal nouveau aux préjugés dont nous sommes pétris. Nous ne sommes ni d’hier, ni de demain, ni même d’aujourd’hui, puisque aujourd’hui n’existe qu’à l’état de larve ; notre vie est un combat entre les ténèbres et la lumière, où les ténèbres l’emportent. Nous subissons une mue, notre enfance est aux prises avec puberté.

» Cette crise doit durer aussi longtemps que restera incompris, comme il l’est de la très-grande majorité, le sens du mouvement formulé par la révolution française. Il est douloureux, il est presque singulier, de voir combien encore nous sommes loin de cette intelligence. L’esprit humain est comme la sybille antique, il rend l’oracle sans le comprendre.

» Je suis mieux placé que vous, Roger… Un homme de la caste féodale, dépossédée, veux-je dire, quand il est capable de sortir de ses préjugés et de ses rancunes pour aller à la pensée, est mieux placé qu’un membre ou un descendant du tiers-état pour comprendre la Révolution. Entre le privilége et l’égalité, il n’y a pas pour nous de moyens termes. Vous déchirez mes chartes et confisquez mes biens, vous touchez à mon droit divin : au nom de quel droit ? — Au nom du droit humain, au nom de la part de bien-être, d’éducation et de liberté, qui revient à tout homme, de par l’égalité de la nature, et que votre privilége confisque. — Fort bien ! je sens la justice au-dessus de mon intérêt, et le progrès social plus légitime qu’une superstition ; je me résigne pour moi et je me réjouis pour l’humanité.

» Mais comment se fait-il, qu’après ce sacrifice, comme avant, je voie des hommes esclaves, non plus, il est vrai, par les termes de la loi, mais par la force des choses : ce qui revient au même et semble encore plus fatal. Comment se fait-il que ce citoyen déclaré libre, égal, souverain, croupisse encore dans l’ignorance, et ne soit libre, si même il l’est, que de choisir son maître ? Comment se fait il qu’il y ait encore des trônes, des bâtons de commandement, des supérieurs et des inférieurs, des courtisans, des valets, des sbires, des bourreaux, des dorures et des haillons, des cachots et des dragonnades ? et que le seul changement produit soit de pouvoir entendre sortir de la bouche d’anciens manants, parlant à leurs vassaux d’aujourd’hui, les quos ego et les j’ai failli entendre, qui ne pouvaient autrefois être prononcés par les dieux, les rois et les gentilshommes ?

» Ce qui m’a le plus frappé en lisant les cahiers de quatre-vingt-neuf, c’est cette phrase, ce vœu qui revient sans cesse : que toutes les places et fonctions soient accessibles à tous les citoyens sans distinction de naissance. Est-ce le manant qui parle ainsi ? Évidemment non. C’est le bourgeois, l’homme du tiers-état, déjà bouillant d’orgueil et d’ambition, qui, fier du bien-être et de la culture qu’il a conquis, parle sous le nom du peuple. Tout le système actuel est dans cette demande répétée, dans ce refrain impatient, boute-selle de la concurrence.

» En vain, la déclaration des droits de l’homme a proclamé son sublime axiome, première pierre de la construction nouvelle : Tous les hommes sont libres et égaux en droits. — Libres de concourir, égalité devant la loi, ajoute le tiers-état, entre parenthèse.

» On n’en comprenait pas alors davantage, et ce n’était pas l’héroïque folie de Babœuf, l’égalité par la force, autrement dit par les moyens monarchiques, par le droit ancien, qui pouvait mettre sur la voie.

» Cette accessibilité de tous à tout, cette égalité non pas de chances, non pas de moyens, — puisque le pauvre et l’ignorant n’ont aucun moyen et ne peuvent avoir que la chance imprévue, phénoménale d’un hasard heureux, tandis que l’instruit, le riche, les ont toutes ; — cette égalité de prétentions pouvait-elle créer un ordre nouveau, la réalisation de la nouvelle justice, l’égalité ? Non, certes ; ce ne fut au contraire qu’une sorte de légitimation, de consécration, de l’ordre ancien, où l’on demandait accès ; c’était y apposer la signature du peuple, à la seule condition d’ouvrir l’arène à un plus grand nombre de joûteurs.

» La hiérarchie, loin d’être détruite, était confirmée, et les constituants, voulant mettre un roi constitutionnel à la tête de ce replâtrage, étaient plus logiques cent fois que la Convention abattant Louis XVI. En effet, tant que le canton, la commune, seront commandés par un sous-préfet, puis par un préfet, relevant lui-même du gouvernement unitaire, tant que l’État sera construit à la manière d’une toile d’araignée, dont tous les fils aboutissent au centre, et que de ce point central partira toute l’impulsion donnée aux extrémités, tout le mouvement permis au corps social, peu importe que le gouvernement se nomme roi, empereur ou assemblée ; peu importe qu’il ait une seule tête ou mille ; peu importe son organisme simple ou compliqué : vous avez toujours la monarchie, du moins sont plus triste résultat, le sujet, le citoyen esclave, politiquement et socialement parlant, ce qui ne peut aller l’un sans l’autre. Vous avez toujours le droit divin ; l’autorité vient toujours d’en haut, d’un sommet quelconque Dieu, monarque, aristocratie de fortune, d’intelligence ou d’opinion.

» L’idéal de l’ordre ancien était de faire de la société, au lieu d’une association d’individus, un individu immense. Dans cet organisme, dont les castes de l’Inde donnent la formule la plus naïve, tels jouent le rôle du cerveau, tels celui du cœur, tels celui des membres, et il semble au législateur que, cela étant, l’ordre le plus admirable doit régner au sein de la société, comme dans l’organisme humain, où tout concourt et consent. Il ne s’aperçoit pas que construire ainsi la société, comme on fit Dieu, à l’image de l’homme, c’est, par une aberration étrange, sacrifier l’individu à l’individualité, la réalité à l’abstraction ; car, chaque membre du corps social étant lui-même une unité, possédant cœur et cerveau, forme un être complet, et ne peut s’accommoder du rôle de simple rouage dans une machine encore plus absurde que gigantesque. Il n’y a pas d’humanité, il n’y a pas de vie en dehors du moi. Chaque moi est pour lui-même l’humanité toute entière. C’est donc en vue du moi, de l’individu, que l’ensemble doit se faire, et non pas à l’ensemble que doit se plier l’individu.

» Il a fallu des milliers de siècles d’histoire pour que cette vérité si simple fût, je ne dis pas reconnue, elle ne l’est pas encore, — mais soupçonnée. C’est ce grand soupçon, cet éclair de vérité, qui a fait la Révolution et formulé ses principes ; tandis que, par l’action de ses chefs et de ses meneurs, tous plus ou moins pétris du sang et de l’esprit des générations précédentes, ce fut la conception ancienne, le fanatisme et les procédés anciens, qui inspirèrent ses actes. La Terreur fut une autre monarchie, plus funeste qu’aucune à la république ; car, tout incomplète que soit la logique des masses, elle ne pardonne pas à une cause de ne pas se comprendre elle-même et d’emprunter le langage et les armes de ceux qu’elle combat.

» Au lieu de relever le pauvre de sa misère et d’investir la femme de son droit de personne humaine, ce qui eût à jamais démocratisé le droit, la révolution jacobine fit de la violence et détruisit sans fonder. Je ne l’accuse pas, remarquez-le bien ; elle fit cela de bonne foi et parce qu’elle n’était pas capable alors de voir autrement : son impuissance fut celle même de la nature humaine. Mais tout notre mal ne vient pas moins de cette impuissance ; de ce qu’on acclama l’idée, sans comprendre sa réalisation ; de ce que le droit de l’individu ne fut pas immédiatement traduit en pouvoir ; de ce que le travail, au lieu de devenir une force, resta un servage monarchiquement organisé dans le patronat, au lieu de l’être démocratiquement dans l’association (bien entendu, libre) ; de ce qu’en politique, au lieu que le mandataire fût constamment tenu en laisse par le mandant, on laissa celui-ci tomber au pouvoir de son élu, comme cela s’étale aujourd’hui, presque sans scandale, et du moins sans répression. Souveraineté du peuple, égalité, liberté, droit, tout resta fictif, nuageux, stérile. On ne sortait pas en vain, — hélas ! on n’en était pas sorti, — d’une rêverie religieuse qui, pendant des dizaines de siècle, avait placé hors de la terre ses paradis.

» On abattit la tête du roi, mais l’âme et le sang monarchique restèrent dans la famille, par l’autorité de l’homme et du père ; dans la vie sociale, par l’autorité du riche sur le pauvre ; dans l’administration, par l’autorité sans contrôle du fonctionnaire ; dans la politique, par l’unité et la centralisation du pouvoir. D’où il s’ensuit que la monarchie revient sans cesse, infailliblement, naturellement, comme certains animalcules dans certaines fermentations, comme le fruit de l’arbre, se placer à la tête de cet ordre dont elle n’est que le couronnement. Et mêler dans ses discours la sagesse tutélaire des majestés royales et les décrets de la Providence à la souveraineté populaire, à la liberté, à l’égalité, etc. ; accumulation de contradictions qui fournissent au langage de ce siècle plus de non-sens et d’hypocrisie que n’en ont consommé peut-être tous les siècles précédents.

» Cependant, si le régime bâtard, inauguré par ces terribles restrictions dont j’ai parlé : liberté de concourir, égalité devant la loi, apportées par la bourgeoisie à la déclaration des droits de l’homme, si ce régime resta dans la donnée de l’ordre ancien, au lieu de renouveler la face du monde par la réalisation du principe nouveau, ce ne fut pas pourtant une chose indifférente et sans effet que d’universaliser ainsi le nombre des concurrents aux honneurs et à la fortune. Dans le franc régime de droit divin, la concurrencé était limitée par la caste ; l’intrigue assurément y régnait, et l’on y trouvait le parvenu, mais dans une mesure aussi restreinte que le nombre des privilégiés. Tandis que le système nouveau, tout en conservant les vices et les abus de la hiérarchie : le commandement, l’obéissance l’arbitraire, etc., éveille toutes les ambitions, étend indéfiniment le champ de l’intrigue, et fait plus que centupler le nombre des appétits, sans pouvoir augmenter celui des satisfactions.

» Je sais bien que chaque gouvernement trouve moyen de créer des places nouvelles ; mais, en dépit du dédoublement des fonctions, en dépit des sinécures, tout le monde ne peut être fonctionnaire : ce qui est dommage, car il n’y aurait plus de producteurs. Il reste un nombre toujours plus grand d’aspirants sans emploi, de poursuivants malheureux des honneurs et de la fortune, et, bien que l’ambition générale soit refroidie par ces insuccès, la rage d’être quelque chose s’étend de plus en plus, gagne les derniers rangs. Tous en effet ne. sont-ils pas admis au banquet… de l’espérance ? Tous ne sont-ils pas dignes, non pas d’être libres, mais d’être chefs ? Et comment ne voudrait-on pas l’être quand, de même qu’au beau temps des aristocraties antiques, le travail producteur est méprisé et ne donne que la misère ?

» C’est qu’en vérité il n’y a pas de refuge. Oui, chacun peut être chef, bien que tous ne le puissent pas ; mais s’il n’est pas chef, il demeure esclave. S’il ne devient pas riche, il faut qu’il soit pauvre et dépendant. D’un côté, toutes les perspectives de l’ambition ; de l’autre, gêne, humiliation, misère, peut-être jusqu’à la mort ; car, dans ce champ de la concurrence, aucun secours assuré à l’individu que le sien propre. la guerre, et la plus âpre, la plus impitoyable de toutes les guerres, la guerre civile ; pis encore, la guerre sociale, où l’on combat seul et où l’on n’est guère entouré que d’ennemis, car chaque homme tombé est une chance de plus dans le jeu de ceux qui restent debout. On le sait si bien, qu’on cache comine un affront sa misère et ses défaites. On meurt de faim silencieusement et bien habillé. Vaincre ou mourir ici, n’est pas le cri de l’héroïsme ; c’est l’arrêt de la nécessité.

» La solidarité, dont tous les éléments de réalisation existent dans la nature des choses humaines, jusqu’ici n’est qu’un mot créé par une aspiration ; l’humanité (en tant que vertu) n’est qu’un instinct. » C’est ainsi que, par une simple erreur de conception, cet élan sublime d’amour et de justice, qui fut l’âme de la révolution française, se trouve, chose étrange, avoir produit le régime le plus anti-humanitaire, le plus anti-social qui ait jamais été en vigueur.

» Car, dans les régimes précédents, il y avait du moins un contrat, et dans l’idée-mère, sinon dans l’abus, des obligations réciproques. Ici rien que la guerre dans la mêlée. Ce principe si puissant de l’individualité humaine, qui devait être réglé par la justice, a été livré au hasard.

» En de pareilles conditions, qui doit l’emporter ? — Est-ce le mérite et la vertu, comme l’affirment la rhétorique et le langage officiel ? — À d’autres ! nous sommes dans un temps de fortunes rapides et de coups de main, où monsieur Prudhomme lui-même refuserait d’accorder au succès les couronnes de la vertu. Par le fait, sauf le désordre, qui est plus grand, nous sommes toujours comme en monarchie de droit divin, et vous avez raison de le dire : César écarté, le système resterait le même ; car, de par la hiérarchie, le monarque y est partout, à la tête de tout, dans l’ordre économique aussi bien que dans l’ordre politique. La cour seulement s’est étendue, et le palais de Versailles aujourd’hui, c’est la France entière. Or, les monarques ont toujours des valets et des courtisans, et préfèrent toujours à l’honnête homme ces gens prêts à tout le vicieux et le servile.

» C’est donc à ces gens-là, mon cher Roger, que le monde, à l’heure où nous sommes, est fatalement livré. Cette fureur de compétition, cette ardeur de lucre, cette émulation effrenée, ont nécessairement ajouté à la confusion des idées l’immoralité des moyens. Les vainqueurs de l’arène sont naturellement les plus forts, les plus audacieux ou les plus dépourvus de vergogne et de scrupules. Certes, j’admets, je connais des exceptions honorables. Sur le grand nombre d’hommes de cœur et de talent qui périssent dans la mêlée, quelques uns arrivent par l’effet de circonstances favorables et d’appui désintéressé ; assurément la bienveillance, la justice, la générosité habitent encore et toujours la terre. Mais elles n’y ont qu’une action fortuite et très-secondaire, arbitraire d’ailleurs comme tout le reste. Elles ne sont qu’une exception, et c’est leur règne que nous poursuivons, que poursuit l’humanité au travers de ses déviations les plus profondes.

Depuis le fameux « enrichissez-vous ! » et la corruption politique érigée en moyen de règne, le vice et l’effronterie ont de plus en plus pris leurs coudées franches et semblent parvenus sous l’Empire au plus beau degré de floraison. Mais l’humanité est de nature progressive ; chaque jour des procès nouveaux, de scandaleuses chroniques, le langage même de ces drôles, redevenus naïfs de par la perte complète du sens moral, nous dévoilent des audaces et des abjections nouvelles. Tout mouvement s’accélère par sa propre force, et qui sait ce que nous garde l’avenir jusqu’au jour de l’effondrement ?

» Mon cher Roger, que peuvent aller faire dans cette galère des hommes doués de probité et de délicatesse ? Pauvres, ils y sont immédiatement foulés aux pieds ; armés comme vous de certains avantages de fortune et de position, ils ne font qu’y végéter. Vous avez de vous-même rebroussé chemin devant des infamies auxquelles vous ne vouliez pas participer ; si vous aviez entrepris la lutte, comme le font des hommes de foi robuste, vous auriez été brisé. Mais vous n’étiez que naïvement ambitieux, voulant parvenir par le talent et l’honnêteté. Vous voilà débarrassé de cette illusion. Mettez donc franchement de côté l’ambition elle-même.

» Mon ami, c’est la plus grande illusion, la plus énorme bévue, de la part de la petite bourgeoisie, j’entends par là tout ce qui n’est pas du petit nombre des élus du capital et des grands emplois, que son attachement au système que je viens de vous exposer, car elle n’en récolte aucun avantage, et les maux de ce régime ne pèsent pas moins sur elle que sur le peuple lui-même.

» Je ne suis pas, vous le savez, de ces nobles rancuneux qui en veulent à la bourgeoisie de sa victoire ; je ne suis pas non plus de ces bourgeois révolutionnaires qui hurlent contre les bourgeois, plus bourgeois eux-mêmes qu’ils ne pensent. Au contraire, j’estime que cette bourgeoisie moyenne est dans l’état actuel la partie la plus saine de la nation, ce qui ne revient à dire autre chose sinon que certaines conditions de bien-être et d’instruction sont plus favorables à la moralité en général, que la grande richesse ou la misère. La séparation des hommes en races, toujours plus ou moins fictive, est devenue maintenant un pur non-sens. Bourgeoisie, noblesse même, sortent nécessairement du peuple et y retournent sans cesse. Il n’y a plus dans l’humanité de race particulière que celle dont je parlais tout à l’heure, celle des parvenus, et ceux-là viennent de partout. Leur race tient, dans l’ordre des types universels, à celle des oiseaux de proie, aigles et vautours, et la mauvaise réputation de la bourgeoisie tient à ce qu’ils viennent naturellement grossir ses rangs et la dominer. Mais ni la générosité ni le dévouement, ni la droiture, ni l’intelligence sous tous ses aspects, ne manquent dans cette classe moyenne, assainie par l’éducation et le bien-être, et qui donne le niveau auquel devrait promptement s’élever le à peuple entier dans une république bien administrée. Elle n’a d’autre défaut que de croire au système et de laisser profondément entamer par lui, et de plus en plus, les qualités qu’elle possède, et surtout son honnêteté.

» Comment ne voit-elle pas les douleurs et les mystifications que ce système lui inflige, oui, je le répète, autant qu’au peuple même ! Celui-ci porte plus allégrement sa misère, quand elle ne va pas à l’extrême, que la bourgeoisie ne porte sa pauvreté ; l’orgueil la mine. Vivre pauvrement ne serait rien, travailler ne serait pas une peine ; on a santé, gaieté, activité. Mais la fainéantise aristocratique est restée l’idéal de ces parvenus du travail ; mais leur prétendue haine des suprématies n’en était que l’amour ; on tourne le dos à l’avenir et l’on n’aspire qu’au passé. Le travail manuel est encore à leurs yeux chose servile, infâme ; on préfère manger du pain sec ou se ruiner tout à fait, plutôt que de se priver d’une domestique, plutôt que de ne pas paraître aussi riche que tels et tels. Et les garçons cherchent des femmes dotées et se marient sans aimer ; tandis que les filles, ayant horreur, à l’instar des plus nobles dames, d’une mésalliance, coiffent sainte Catherine.

» Comment le bourgeois calculateur, — mais calculateur à courte vue, ne consent-il pas à supputer le chiffre énorme de pertes qu’entraîne pour la société l’état de compétition et de guerre où ses forces sont entre elles ? Ce n’est plus l’état d’association, l’état de vie, de santé, où tout concourt et consent, où rien ne se perd ; mais une lutte, un saccage, des ruines continuelles, capitaux contre capitaux ! Et au plus fort le sceptre de l’exploitation du bon public, lequel, enjeu de la bataille, applaudit ! Bel emploi d’une force sociale, que l’écrasement d’une autre force sociale ! Mais le bon bourgeois répète : Le mal des uns fait le bien des autres. Axiome négateur de la société, né dans la société humaine, et qui prouve que l’instinct, bien plus que le raisonnement, nous conduit encore.

» Ce qui le prouve non moins, mon cher Roger, c’est l’examen, au point de vue purement logique, d’un système encore plus absurde peut-être qu’immoral, et qui, pour être accepté, demande chez l’homme encore plus de bêtise que d’égoïsme. Est-ce donc autre chose qu’un leurre, on pourrait dire un piége, — au point de vue social, que cet appât tendu à tous et qui ne peut être la proie que de quelques-uns ? Spectacle étrange que celui d’une nation, d’une humanité entière affolée, de quelle ambition ? De celle de tous pour être le premier, ou si l’on veut les premiers ! Chacun a contre lui quatre à cinq mille chances, mais il en est une en sa faveur ! Et cela suffit pour qu’il se voue corps et âme à la défense d’un ordre aussi bienfaisant. Les yeux fixés sur ceux qui s’élèvent, il ne compte pas ceux qui tombent, et lors même qu’il a succombé, chose à peu près sûre, il ne s’en prend qu’au sort, et console sa foi de cette pensée qu’il aurait pu réussir.

» L’homme est plus naïf qu’on ne pense, et les Machiavel ne sont que les commentateurs de systèmes trouvés par la passion et l’instinct, plus que par l’intelligence. Autrement, et si l’idée de réaliser la justice par la concurrence n’était pas née tout bonnement du mélange des conceptions anciennes et nouvelles dans le cerveau humain, ce serait à coup sûr un trait de génie de la part des ambitieux qui fourvoyèrent ainsi l’aspiration générale vers l’égalité. Il est certain que jamais on n’abusa mieux de la naïveté humaine qu’en réinstaurant de cette façon l’inégalité et le despotisme sous les apparences égalitaires. Qui accepterait l’esclavage militaire, sans l’espoir d’être maréchal de France ? qui voudrait obéir aujourd’hui, s’il n’espérait commander ? Les petits, qui se savent en nombre, et que l’idée nouvelle a malgré tout pénétrés, se résigneraient-ils à leurs sujétions et à leur misère, si chacun d’eux ne caressait dans sa mesure l’espoir de grandir ? Dans l’administration, dans le commerce, dans la justice, l’employé inférieur exigerait plus d’égards et commettrait moins de bassesses, s’il ne se disait sans cesse : « Quand je serai chef !… » Il ne le sera pas, il ne peut pas l’être ; beaucoup d’appelés, peu d’élus. (Les places du moins n’étaient pas limitées en paradis.) Mais aux positifs de ce temps, être appelés suffit.

» Puissance de l’espoir et de la sottise ! Voilà trente et quelques millions d’individus que rend dociles, déraisonnables et dupes, l’espoir de quelques centaines de postes que quelques centaines d’entre eux seulement peuvent occuper.

» Et, pour comble de logique, notre siècle a supprimé la loterie, comme une immoralité, quand le système social lui-même n’est qu’une loterie.

» Comment, disent les raisonneurs du parti, un tel arrangement n’est pas le chef-d’œuvre et la limite de la justice, du moment qu’il n’y a d’interdiction formelle pour aucun ?

» Mais, au nom du sens commun, est-ce de rôt ou de fumée que l’estomac se nourrit ? Au point de vue particulier, que sert un droit dont on n’a point l’exercice ? et, au point de vue social, qu’importe que ce soient ceux-ci eu ceux-là ? qu’importe qu’un manant commande au lieu d’un noble, si l’on commande toujours ? Le privilége est-il moins le privilége pour appartenir à tels hommes plutôt qu’à tels autres ? Est-il moins fâcheux d’être malmené, parce qu’il ne serait pas impossible que vous pussiez à votre tour malmener autrui ? L’humanité n’est pas quelques-uns, elle est tous ; car elle vit tout entière en chacun. Donc, c’est en chacun qu’elle doit être satisfaite pour l’être en tous. Revenons donc à la déclaration des droits de l’homme, abandonnons l’ordre ancien, et fondons l’ordre nouveau par des institutions qui donnent à chaque citoyen sa part de pouvoir, à chaque enfant sa part d’éducation, à la société l’organisme égalitaire, c’est-à-dire l’association dans toute sa liberté et sous toutes ses formes.

» Voilà, mon cher Roger, quel serait le véritable intérêt de la bourgeoisie moyenne ; car elle ne souffre pas moins que le peuple des exactions et des abus de pouvoir du gouvernement ; elle n’est pas moins que le peuple, elle est plus directement que lui, grâce à ses épargnes, la proie des ambitieux qui exploitent le monde. Et c’est très-faussement qu’elle se croit appelée à recueillir les bénéfices du système, même dans la petite part que la concurrence pourrait lui attribuer, car il exclut les petits moyens, les vertus paisibles, les qualités sérieuses, et n’a de primes que pour les aventuriers sans scrupules, que pour les audacieux sans vergogne.

» Au lieu de tourner le dos au progrès, et de traiter en ennemi le travailleur qui justement aspire, lui aussi, comme elle autrefois, à sortir de l’humiliation et de la misère, la bourgeoisie devrait le prendre pour allié contre les vrais partageux, les vrais pillards, les vrais ennemis de la société, contre cette horde sauvage et conquérante, héritière des routiers et des malandrins, dont le système favorise les mauvais instincts et multiplie la race funeste, et qui a pris sous l’Empire un si bel essor. Le monde aujourd’hui leur appartient, et ils en exclueront de plus toute pudeur, toute honnêteté, toute humanité, tout droit, si l’on ne se hâte de fermer le champ de bataille et d’intrigue ouvert à leur activité.

» Est-ce donc dans un système de guerre sociale permanente que la bourgeoisie peut trouver la stabilité qui lui est si chère ? Non, c’est dans la paix fondée sur la satisfaction des intérêts. Or, les intérêts sont-ils satisfaits quand un petit nombre jouit aux dépens du reste ?

» Je pourrais prendre ainsi une à une toutes les formules par lesquelles la bourgeoisie exprime ses aspirations honnêtes, paisibles, et lui démontrer que toutes, et de plus en plus, trahies par le système actuel, elles ne peuvent être réalisées que par l’accomplissement d’un programme qui identifie la justice et l’égalité. Je pourrais lui démontrer qu’au rebours de ce qu’elle croit, c’est à la concentration des capitaux, à l’accumulation des richesses dans quelques mains, à la reconstitution d’une féodalité nouvelle, déjà pourtant bien réelle et bien visible, qu’aboutit cet état de choses qu’elle croit être sur la foi de faux calculs, et de rengaînes intéressées, la diffusion démocratique de la propriété. C’est logique d’ailleurs ; la guerre aboutit à la conquête, le mieux armé est toujours le plus fort, et de plus en plus accroît sa puissance…

» Mais j’ai déjà noirci trop de pages, Roger, et il n’est pas besoin, au point où vous en êtes, de tant d’arguments pour vous convaincre. Je reviens à vous dire : Abjurez toute ambition, tout faux orgueil. Vous vous dites démocrate, soyez-le sincèrement. Vous êtes honnête homme, prenez-en votre parti, et revenez à la position modeste que vous avez dédaignée. Votre père, vous le savez, menacé dans sa santé, dans sa vie même, par le travail sédentaire, aspire ardemment à quitter le notariat. L’étude serait déjà vendue, si votre sœur avait voulu accepter pour mari tel ou tel aspirant qui s’est présenté pour successeur et pour gendre. Émilie, c’est ma conviction, ne se mariera jamais, incapable qu’elle est de rien rabattre de son idéal, où l’ambition se confond avec des délicatesses respectables. Prenez l’étude de votre père, et, pour vous comme pour lui, le plus tôt vaudra le mieux ; épousez Régine, du moins je l’espère, et contentez-vous dans cette vie, avec un bien-être suffisant, de la paix et de l’amour, qui sont de grands biens. Avec cela, vous serez heureux autant qu’on peut l’être.

» Voilà mon conseil, que naturellement je crois bon.

» Laissez-moi ajouter une grande nouvelle : Madame Carron vient de mourir. Julie est libre d’épouser celui qu’elle aime, et depuis huit jours Louis Grudat a interrompu sa promenade, sans doute par respect pour la douleur de sa fiancée. Ils se marieront probablement dans six mois, car Julie respectera jusqu’au bout des convenances. Elle a maintenant quarante ans ou peu s’en faut, mais qu’importe ? Ils s’aiment.

» Une autre encore : Gabriel est renvoyé de l’usine pour excitation à la révolte ! — Ô liberté ! ô égalité ! ô fraternité ? C’est un gros crime assurément, Toutefois il a ces circonstances atténuantes, que de plus en plus, grâce aux vexations et à l’arbitraire du règlement, sans cesse revu et corrigé par le nouveau directeur, mons Adalbert, le travail devient moins productif pour les travailleurs, tandis que la cherté des vivres augmente.

La loi permet la grève, mais les patrons l’interdisent, et, comme les patrons sont plus forts que l’ouvrier, c’est la volonté du patron qui est en réalité la loi. Les ouvriers ont cédé ; ils n’avaient que cela à faire ou à mourir de faim. Gabriel et quelques autres meneurs ont été renvoyés. On se les montre du doigt dans Bruneray comme des pestiférés, et nos bourgeois les considèrent comme très criminels. Ce sont en effet de grands coupables : ils ont défendu leurs intérêts ! Est-ce que cela a des droits ? Ô révolution française !

» Grand embarras pour le jeune ménage, qui a déjà, vous le savez, deux bambins à élever. Que Gabriel aille travailler ailleurs, dira-t-on. Fort bien. D’abord, pour un ménage d’ouvrier, c’est une grosse difficulté de changer de lieu, outre le chagrin de quitter le pays, les amis et la famille. Mais enfin Gabriel est allé se présenter aux forges des environs : refusé, car son crime y était connu. Il est allé plus loin : là on lui a demandé son livret, bien que la loi ait récemment aboli cette institution de servitude. Il n’a pas voulu le présenter, et, l’eût-il fait, ce serait revenu au même, car on lui eût demandé compte de cette lacune de cinq ans. Il ne l’a pas présenté, bien entendu, à la signature d’Adalbert, qui y eût ajouté quelque mauvaise note ; ou se fût informé de lui aux forges de Bruneray… et on l’eût évincé un peu plus tard, au lieu de l’évincer tout de suite. Je vous l’ai dit : féodalité nouvelle.

» Au revoir, Roger, à bientôt, je l’espère.

» Votre ami,
» JACQUES DE LA BARRE. »