La Grande Illusion des petits bourgeois/19

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Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 298-303).


XIX

LA TABLE D’HÔTE.

Le 5 juin 1868, le train de Paris à Mulhouse filait sur sa ligne, aux abords de Troyes en Champagne. Il était onze heures de l’après-midi ; le ciel était pur, l’air chaud, et le soleil rayonnant. Le panache de fumée, sortant à flots troubles et pressés de la gueule de fonte, s’allongeait en blanchissant à l’arrière du train, et s’épandait en voiles de plus en plus ténus dans la campagne : Tout riait à l’entour : les blés verts, les arbres touffus, et les cabanes fleuries des garde-barrières. Le sifflet aigu retentit ; plusieurs têtes se penchérent aux portières pour voir l’aspect de la ville de Troyes. Tout à coup une secousse effroyable eut lieu ; les voyageurs furent jetés les uns sur les autres à l’intérieur des wagons ; on entendit le bruit sourd des roues labourant le sol ; le train déraillait.

En même temps les cris perçants retentirent ; la peur venait accroître le tumulte et l’horreur de l’accident. Bientôt cependant le train fut arrêté, et l’on vit immédiatement s’élancer hors des voitures les voyageurs les plus valides, qui délivrèrent les peureux et s’occupèrent des blessés. Les contusions ne manquaient pas ; mais deux ou trois blessures seulement paraissaient graves. Un seul voyageur, frappé à la tempe, était mort sur le coup, au milieu de sa femme et de ses enfants, qui tout en lui prodiguant leurs soins, en voyaient bien l’inutilité et poussaient des cris déchirants.

— C’est la faute de l’aiguilleur ! criaient le mécanicien et les employés.

Alors les invectives et les malédictions tombèrent sur cet homme, qui lui-même, accouru sur le théâtre de l’accident et signalé, se vit entouré, menacé, frappé même par ceux des voyageurs que la peur avait le plus exaltés. On le traîna devant le mort et les blessés, en le sommant de contempler son ouvrage ; quelqu’un proposa de le mettre en pièces. Livide, éperdu, le malheureux s’écria :

— Il y a plus de trente heures que je n’ai dormi, et je venais de m’assoupir, malgré moi. C’est ma faute, oui, et j’aimerais mieux être mort : mais c’est aussi la faute à ceux qui nous donnent plus d’ouvrage qu’un homme n’en peut faire.

— On ne doit pas dormir quand on a la vie des voyageurs entre ses mains, canaille ! s’écria d’un ton rogue et colère un monsieur d’environ trente ans, mis avec luxe, orné d’une grosse chaîne d’or, et dont le buste cambré, la tête haute et l’air magistral, annonçaient un homme pénétré de son importance.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit à son tour, d’une voix haute et ferme, un jeune homme ; on doit dormir, parce que la nature l’exige, et, comme vient de le dire ce malheureux, c’est à l’avarice des administrateurs de la compagnie, qui, eux, dorment la grasse matinée en économisant sur le sommeil de leurs, employés, c’est à eux que remonte la responsabilité de cet accident, comme de tant d’autres.

— Qu’on savez vous ? reprit l’autre avec emportement. Il y a une sorte de gens qui accusent toujours les compagnies : c’est le moyen de détruire toute subordination et de multiplier les accidents. On ne doit pas parler. ainsi.

— Il me plaît de parler ainsi, parce que je dis la vérité, répondit son interlocuteur.

Et tous deux s’envisagèrent ; leur physionomie changea tout à coup en s’adoucissant.

— Ah ! c’est vous, Roger ?

— C’est vous, Adalbert ?

— Vous vous rendez au pays ?

— J’y reviens.

— Quoi ! tout à fait ?

— Peut-être.

— Vous n’avez donc pas réussi, comme on le dit. Voilà une chose que je ne puis pas comprendre ; avec vos moyens…

— Vous ne pouvez en effet le comprendre… avec les vôtres.

— Eh ! eh ! vous voyez, avec du travail… j’ai maintenant dix mille francs d’appointements et un bel intérêt dans l’affaire. Je pourrais aujourd’hui me passer de monsieur Jacot, et monsieur Jacot se passerait difficilement de moi. Ma foi ! l’ambition vient en mangeant. Dans dix ans, je serai le premier quelque part, et j’aurai assez fait pour la prospérité du pays et donné assez de preuves de mes capacités administratives, pour pouvoir prétendre, comme tant d’autres, à l’administration de la France. Entre nous, mon cher, votre sœur a eu tort ; mais je ne lui en veux pas car je suis en pourparlers aujourd’hui pour épouser l’héritière des La Roche-Brisson, qui ont des propriétés considérables dans l’Aube, Je viens de faire ma première visite, et l’affaire se fera probablement.

— Chacun suit sa voie, dit froidement Roger. Comment se portent vos parents ?

— Comme à l’ordinaire. Bah ! vous savez, je suis un peu en froid avec eux. Mon père a toujours ses idées d’un autre monde. On crie parce que je mène les choses vigoureusement ; c’est ainsi qu’il faut faire : dompter ou être dompté. Il faudrait être un grand sot, et avoir dans l’esprit bien peu de ressources, pour choisir le second parti quand on peut prendre le premier. Régine a pris une occupation un peu étrange pour une femme, mais elle s’en tire à merveille. Vous ne reconnaîtriez plus la Bauderie ! Lucette a dans la tête une sottise qui m’inquiète, mais le père heureusement est là pour y mette ordre. En vérité, mon cher, je suis fâché de vous voir si peu heureux. Si vous aviez quelque besoin de mon crédit : j’ai de fort belles connaissances et, sans me flatter, de l’influence. Usez-en.

— Merci, dit Roger : mais je ne suis pas solliciteur.

— Sacrebleu ! s’écria Adalbert en regardant autour de lui, il fait chaud, il fait faim, et nous sommes à plus d’une demi-lieue de la ville. Il ne faut pas rester ici.

En même temps, voyant des voitures qui arrivaient au nombre de trois, il courut au-devant, et voulut monter dans la première. Quelques personnes indignées l’en firent descendre en réclamant le droit des blessés d’autres se taisaient, et ces mots circulaient tout bas :

— C’est le directeur des forges de Bruneray.

Les blessés établis dans la première voiture, on mit le mort avec sa famille dans la seconde.

— La troisième pour les dames, cria quelqu’un.

Mais, sans s’inquiéter de cette injonction, Adalbert Renaud, mettant une pièce dans la main du cocher, escalada le marche-pied ; puis se retournant vers Roger :

— Venez-vous ?

— Non, monsieur, répondit Roger sèchement.

— Comme il vous plaira !

Et le directeur des forges, l’ancien polisson des rues de Bruneray, l’ancien commis réfractaire, partit au galop, en laissant là plusieurs dames, assez empêchées de certains sacs, dont elles ne voulaient pas se séparer, et d’une assez longue route à pied par la grande chaleur.

Déjà les voyageurs des troisièmes, tous chargés de paquets à faire plier un âne, s’étaient mis bravement en route par un chemin latéral conduisant directement à la ville. La compagnie, qui avait envoyé des hommes d’équipe déblayer la voie, ne semblait nullement occupée du transport de ses voyageurs. Tout le monde prit bientôt son parti : le gros des hommes marcha en avant, sans s’inquiéter de ceux qui restaient derrière. Un petit nombre seulement restèrent près des femmes, prirent une partie de leurs fardeaux, et s’occupèrent de distraire les enfants épouvantés. De ce nombre, était Roger. Une jeune personne, de mise modeste et de taille fluette, marchait péniblement, portant un sac de nuit plus lourd qu’elle. Il prit le sac, et, dans le petit débat de politesse qui eut lieu à cette occasion, tous deux s’envisagèrent avec cette hésitation qui se peint sur la figure de gens tentés de se reconnaître, mais n’étant pas sûrs de leur fait.

— Il me semble vous avoir déjà vue, madame ? dit Roger.

— Oui, monsieur, dit-elle aussitôt avec assez de vivacité, mais il y a longtemps : c’était dans le train de Chaumont à Paris, dans une voiture de seconde, à la fin de l’année 1863. Vous aviez avec vous votre mère et votre sœur.

— Ah ! je me rappelle maintenant : vous êtes fleuriste ?

— Oui, monsieur.

— Et vous alliez faire connaître votre talent à Paris ?

— Hélas ! dit-elle, oui ; j’avais bien des espérances en ce temps-là.

Elle soupira et ne dit plus rien, et Roger, par discrétion, ne l’interrogea pas. Cette dernière troupe arriva enfin à Troyes quelque temps après la première, et la plupart des femmes qui la composaient disparurent les unes après les autres. Soit qu’elles fussent de la ville, soit qu’elles eussent leurs plans particuliers, on se trouvait réduit à cinq ou six personnes, quand on arriva en face d’un hôtel d’où sortait un excellent parfum de cuisine. On était exténué de fatigue, de faim, de chaleur, et chacun, après une aussi vive secousse, éprouvait le besoin de se reposer avant de poursuivre son voyage.

— Entrez, mesdames et messieurs, dit un garçon qui se tenait sur la porte. C’est l’heure de la table d’hôte, et nous avons déjà beaucoup de voyageurs du chemin de fer après le terrible accident qui vient d’arriver.

Ils entrèrent. Le salon où on les introduisit était déjà rempli d’une foule assez compacte, composée en effet, outre les habitués de l’hôtel, d’une grande partie des voyageurs du train déraillé : au premier rang figurait Adalbert, étalé sur un divan qu’il occupait à lui seul. Toutes ces personnes causaient vivement, et l’appétit général s’exhalait en exclamations. Du mort et des blessés, il n’était déjà plus question.

Tout à coup, un garçon vint annoncer, en ouvrant la salle à manger, que la table était servie. Ce fut un sursaut général. Adalbert se leva comme par un ressort, et fut, en un clin d’œil à la porte, où beaucoup déjà se pressaient. L’empressement était tel qu’on se bouscula. Voyant cela, plusieurs se retirèrent, tandis que d’autres n’en furent que plus acharnés à se faire passage. Un mot du garçon avait jeté l’inquiétude : « Il n’y aura pas assez de place. »

Quand les impatients eurent défilé, il se trouvait dans la salle une douzaine de personnes qui s’étaient retirées de cette bousculade, les unes avec timidité, les autres avec dédain. Elles passèrent alors ; mais, toutes les places étant prisés à la grande table, elles durent aller s’asseoir à une table plus petite, placée au bout de l’autre, en travers. Là même il manquait deux places ; on dut appeler le garçon pour mettre deux couverts de plus ; mais aucun ne s’assit avant que tous les autres ne pussent s’asseoir, à l’exception de deux femmes qui étaient du nombre et qu’on plaça les premières. À vrai dire, on était fort gêné, et, tandis qu’à la grande table on avait ses coudées franches, surtout ceux du haut bout, qui s’étaient assis les premiers en repoussant les couverts à côté d’eux, à la petite table, on avait à peine la liberté de mouvements nécessaire.

Il est presque superflu de dire qu’au nombre de ces déshérités se trouvait Roger. Il était ce jour-là en veine de reconnaissance, car il venait de rencontrer le jeune commis de nouveautés, Alcide Gaudron, qui, de même que la fleuriste, avait été son compagnon de route, lors de son premier voyage à Paris en 1863. Ils s’étaient revus une ou deux fois la première année, puis s’étaient entièrement perdus de vue dès la seconde. Après s’être serré la main et avoir échangé des excuses réciproques :

— Eh bien ! demanda Roger, avez-vous épousez la fille du patron ?

Alcide fit un grand geste, qui envoyait la chose au diable.

— Elle était laide, dit-il ; mais la vérité m’oblige à dire que je ne l’ai pas refusée. Il s’agissait bien de cela ! Ah ! vous me rappelez mes illusions. En avais-je assez dans ce temps-là ? Me voici tout bonnement commis-voyageur et c’est probablement la seule destinée à laquelle je puisse prétendre, si tant est que je puisse la garder ; car il me manque pour cela du chic et de la roublarderie. Tenez, je devrais être en ce moment à pérorer à la grande table, au lieu d’être ici. — Ah ça ! nous servirez-vous bientôt quelque chose ? demanda-t-il au garçon qui passait…

Car ils n’avaient rien fait encore que de déplier leurs serviettes, et déjà la grande table, après avoir mangé le potage, jouait des fourchettes.

— Tout de suite, monsieur.

Ils attendirent, mais leur position était fâcheuse. La grande table étant sur le chemin de la cuisine, tous les plats y étaient déposés, et les garçons de service avaient beau les accompagner de cette recommandation : « Faites passer, messieurs, faites passer ! » chacun se jetait sur les mets à sa portée, se servait abondamment, et les plats se vidaient en un clin d’œil. En outre, tous ces beaux convives réclamaient à tue-tête qui du pain, qui du vin, qui de l’eau, qui tel ou tel condiment, et les garçons, affolés, n’entendaient pas les réclamations courtoises des gens de la petite table. Ils obtinrent enfin la soupière, mais il y restait à peine quelques cuillerées ; on les offrit aux dames galamment et l’on demanda d’autre potage ; il n’y en avait plus.

Pendant ce temps, les plats appétissants (on se nourrit bien à Troyes), se succédaient et disparaissaient sur la grande table, et il n’arrivait au bout que quelques restes, qu’on semblait laisser par pitié aux humbles du banquet. Ceux-ci murmuraient, s’indignaient et réclamaient de temps en temps, quand un garçon paraissait, mais sans éclater. On arrivait à la fin, et les estomacs de la petite table n’étaient guère moins vides qu’auparavant, quand Alcide Gaudron se leva :

— Messieurs et mesdames, il faut que cette mauvaise comédie finisse. Je vais faire une révolution. Bénissez le ciel d’avoir parmi vous un homme à qui l’état de commis-voyageur a donné plus d’audace que ne lui en avait d’abord accordé la nature.

En même temps, il alla tout bonnement enlever des mains d’un garçon le plat que celui-ci s’apprêtait à déposer sur la grande table, d’où s’élevèrent des exclamations furieuses.

— Messieurs, leur dit Alcide, politesse pour politesse ; nous vous renverrons les os.

On put donc manger à la petite table, où chacun félicita le commis.

— Je gage, dit-il, qu’aucun de vous n’en eût fait autant.

Il y eut un silence.

Il est certain que se disputer ainsi la pâture est chose répugnante, dit quelqu’un.

Répugnante, soit ; mais il faut manger.

— On ne devrait jamais oublier les besoins d’autrui, dit un ecclésiastique, à figure pâle et douce, qui se trouvait à la petite table.

— Bah ! qui s’en occupe aujourd’hui ? dit un autre, un militaire.

— Messieurs, dit Roger, la société ressemble fort à cette table d’hôte, où l’on s’arrache les plats, sans penser à son voisin. Partout ailleurs, comme ici, ne sont-ce pas les égoïstes et les audacieux qui s’emparent des premières places ? En regardant le cercle que nous formons, il me vient la pensée que notre réunion n’est pas le fait du hasard, mais d’une sorte de triage des affinités. Pourquoi sommes-nous à part de la grande table ? Parce que nous sommes entrés des derniers dans la salle. Et pourquoi sommes nous entrés des derniers ?

— Parce que les cohues me répugnent, dit l’un.

— Et moi aussi, dit un autre.

— Parce qu’il est honteux de voir des êtres raisonnables et moraux, ou qui devraient l’être, se ruer ainsi à l’assaut des plats.

— Et moi aussi !

— C’est cela !

— C’est cela !

— Et pensez-vous, messieurs, et vous, mesdames, dit Roger, que cette délicatesse ait fait beaucoup nos affaires dans la vie actuelle ? Je croirais presque pouvoir affirmer qu’aucun de nous n’est parmi les favorisés de ce monde ?

— Pas moi du moins, dit le militaire. Ma délicatesse m’a servi à n’avancer qu’à l’ancienneté pour avoir vu trop clair dans des tripotages. À l’heure qu’il est, messieurs, savez-vous qui fabrique des généraux à la France ? Ce sont les jésuites. Ils font recevoir en masse de leurs élèves à la Flèche, à Saint-Cyr, à l’école polytechnique. J’en connais, moi, qui ont passé par là. Ça s’en va-t’en guerre avec un chapelet en poche, ça communie, ça va à la messe et ça se confesse aux jésuites. Les uns y croient, les autres n’y croient pas. Mais peu importe, tous font leur chemin, et rondement, et nous passent sur le corps, à nous autres, avec un sans-gêne !… Pas même besoin de services : le scapulaire suffit. Puis l’on trouve à ces gens-là des héritières qui leur font rouler carrosse.

Eh bien ! messieurs, vienne une guerre civile ou étrangère sérieuse, une guerre de frontières peut-être, d’invasion, la France est entre les mains de ces gens-là, qui feront d’elle, ad majorem Dei gloriam, mais non pas à son honneur. N’ayant pas été élevé par les jésuites, si j’avais voulu m’affilier à la société de Saint-Vincent-de-Paul, j’aurais pu aussi me faire protéger ou simplement obtenir justice. Mais cela me dégoûtait ; d’un autre côté, je n’ai pas voulu me prêter à des pillages… Suffit, je n’en puis pas dire davantage, et d’ailleurs ça ne servirait à rien. Tout ce que je puis ajouter, c’est que j’ai quarante-cinq ans, vingt-trois ans de service, deux décorations, deux blessures, pas une peccadille à ma charge, et que je suis toujours capitaine et mourrai tel, par la seule raison que je ne suis pas un intrigant, que j’aime mon pays et déteste la calotte.

— Pardon, monsieur, ajouta-t-il en s’apercevant tout à coup de la présence de l’ecclésiastique et en rougissant beaucoup. Je n’ai pas dit cela pour vous, je suis sûr que vous ne le méritez pas.

— Non, monsieur, dit le prêtre avec douceur ; car je reconnais avec vous que le haut clergé en général, ainsi que l’ordre dont vous vous plaignez, font de la religion un usage coupable. J’ai cru à vingt ans à l’élévation des petits, au redressement des torts par la doctrine chrétienne. Je suis disgrâcié pour avoir refusé de recommander en chaire et au confessionnal un candidat officiel, et je me rends à une cure dans la montagne, où je vivrai plus que pauvre au milieu des misérables.

Tout le monde s’inclina devant ce brave homme, et ses deux voisins lui serrèrent la main.

— Ma foi, dit un autre des convives de la petite table, un grand jeune homme aux cheveux noirs rejetés en arrière, dont la physionomie exprimait un dédain rêveur, puisqu’on raconte son histoire, je dirai la mienne.

— Je suis fils d’un légiste et n’avais aucun goût pour la chicane. J’ai fait des vers en naissant ; une fois bachelier, je suis allé chercher la gloire à Paris, ne doutant pas de l’y trouver ; car mes essais littéraires m’avaient déjà fait une grande réputation dans mon village. À Paris, je ne connaissais personne, ce qui ne m’empêcha pas de m’adresser au public avec confiance. On ne parla pas de moi jusqu’au jour où je fis connaissance d’une poëtesse, qui me fit faire des articles pour ses amis. Ceux-ci me donnèrent tout bonnement du génie. J’arrivai par eux dans un de ces journaux où l’on chante d’un bout à l’autre, sur toutes gens et sur toutes choses, la blague chère aux Parisiens. Je ne sais ni commérer, ni calomnier ; on me trouva bête et l’on me renvoya. Alors je fus pris d’une grande indignation contre les choses de ce monde ; malheureux, affamé, je m’aperçus que d’autres souffraient, et mon sens moral et ma dignité se courroucèrent contre les abus du pouvoir et la corruption pratiquée par les tuteurs de la société. Sur tout cela, je portai des articles à un journal sérieux. On m’y dit que je n’étais pas dans le ton, que ces choses étaient vraies, mais devaient être dites d’une autre manière, avec de savantes atténuations. D’abord cela m’irrita ; mais comme je mourrais de faim, je finis par mettre de l’eau dans mon encre. Alors on me fit comprendre qu’on était assez de monde autour du plat de la rédaction.

Un jour enfin j’eus un protecteur, ami de l’ami d’un parent que par chance je possédais. On me donna une plume et des émoluments ; mais un jour il m’arriva de traiter le même sujet que mon protecteur, et de récolter des adhésions nombreuses où son appel était resté inaperçu. Un tel succès me perdit. À partir de ce moment, je fus abreuvé de dégoûts, d’insultes, et je dus me retirer. Dans une crise de misère et de désespoir, m’étant adressé à un littérateur en renom, il me proposa d’être son secrétaire. J’ai soulagé sa veine épuisée et composé plusieurs de ses ouvrages. Depuis trois ans, j’ai obtenu sous son nom de beaux succès ; sous le mien, je ne trouverais pas d’éditeur et ne pourrais fixer l’attention du public. Ce monde est fait de telle sorte que le droit acquis y tue le droit naturel, que la vieillesse étouffe l’enfance, que le passé brise en germe l’avenir. Je viens d’hériter d’un toit et d’un enclos dans mon village, et j’y vais remplir une place de greffier de justice de paix, mille francs d’appointements, obtenue par le crédit de ma famille. Avec cela, je vivrai moins dépendant, — je l’espère du moins, et j’épouserai une petite cousine.

— Monsieur, s’écria un homme pâle et maigre, au dos voûté, qui depuis la conquête du plat par Alcide Gaudron, mangeait de toutes ses dents, les réflexions que vous venez de faire sont trop justes, et je suis un cruel exemple de cet étouffement des forces nouvelles par les caduques. Notre société est comme une forêt sans culture, où l’ombre des vieux arbres empêche tout germe nouveau de grandir, et où les mousses et lichens ont seuls permission de croître. Toute ma vie a été dévouée aux progrès de la mécanique, cette science qui doit affranchir l’homme de tout travail pénible et donner à tous les loisirs de l’éducation et de l’esprit. C’est moi qui ai trouvé les nouvelles machines à perforer qui ont tant accéléré les travaux et économisé, depuis quelques années, une quantité considérable de temps et de forces. Mais cette découverte a fait la gloire d’un autre, à qui ma pauvreté m’a forcé de la communiquer, et qui jouit à ma place des avantages du brevet. Que d’autres découvertes j’eusse faites, si les moyens d’expérience ne m’eussent manqué ! Sans la matière, que peut le génie ? Concevoir par l’abstraction de grandes idées, et ne pouvoir, faute d’argent, les réaliser ; voilà mon supplice, mon désespoir. Je cherche en vain le capitaliste qui voudra consacrer quelques mille francs à la réalisation d’un système de navigation insubmersible. Ceux qui savent amasser ne savent pas risquer, et les amants de l’or ne sont point ceux de la science. Je sens en moi des forces immenses, et je mourrai sans avoir trouvé le moule où couler ma création.

Il laissa tomber sa tête dans ses mains, écrasé d’une douleur nouvelle. On le plaignit ; toutes ces douleurs secrètes s’excitant les unes les autres à la plainte, un autre reprit aussitôt :

— Monsieur, votre histoire est un peu la mienne ; je suis médecin ; je me suis voué à la recherche des causes des maladies, ce qui me semblait le meilleur moyen de les combattre, et j’ai prouvé qu’elles viennent toutes, soit de chagrins domestiques, soit de misère, soit d’intempérance, ce qui réduit la pratique médicale à une bonne hygiène morale et physique, et socialement parlant, une meilleure distribution des richesses. Pour cet ouvrage, les médecins et les pharmaciens se sont ligués contre moi ; on m’a couvert de calomnies, on m’a fait perdre ma clientèle, et, réduit à laisser la place aux charlatans, qui droguent, purgent et enterrent, je vais me faire médecin de campagne, avec le chagrin de savoir d’avance que je ne pourrai soulager que trop imparfaitement ceux qu’épuisent à l’œuvre le travail et les privations.

— Moi, messieurs, dit un homme à lunettes, dont la peau jaune était presque aussi luisante que les revers de son habit râpé, je n’ai à me plaindre que d’une seule chose, inexplicable pour moi : je suis professeur, j’ai les meilleures notes, mes supérieurs me prodiguent l’éloge et les promesses ; j’accomplis mes devoirs avec régularité, avec zèle. J’ai six enfants, tous élèves de l’Université ; je suis pauvre, et depuis quinze ans j’attends en vain de l’avancement. Tous les nouveaux-venus me passent sur la tête, des gens même sur lesquels il y a beaucoup à aire, tant sur le rapport de leur savoir incomplet que de leur moralité. Cependant tout le monde est bienveillant pour moi : cela vient, me dit-on, du ministre. Mais il change souvent et c’est toujours la même chose. Je n’ai pas de chance.

On ne put s’empêcher de sourire et Alcide Gaudron s’écria :

— Pour moi, je ne parlerai qu’après les dames, si elles veulent bien nous faire leurs confidences. Mais il y a encore monsieur qui n’a rien dit.

La personne ainsi interpellée était un homme de figure discrète et composée, qui avait tout écouté sans rien dire. Il eut un léger tressaillement, mais se remettant aussitôt :

— Vous serez assez généreux, messieurs, pour me permettre de vous dire la chose en deux mots : je suis fonctionnaire ; non-seulement je ne suis pas intrigant, mais je voudrais rester honnête. Outre cet embarras, j’ai une famille, et… si j’ai dû renoncer à l’avancement, je suis obligé de conserver ma place et de manœuvrer jusqu’à ma retraite.

— Fort bien, monsieur, dit Roger ; il y a des réticences aussi éloquentes que de longues histoires. Ces dames voudront-elles maintenant prendre la parole ?

Elle se regardèrent comme pour s’inviter mutuellement à commencer, puis la fleuriste se décida.

— Je ne sais pas raconter si bien que vous, messieurs, dit-elle ; mais je comprends bien que vous voulez dire que les gens timides ou plus délicats que les autres sont toujours foulés en ce monde. C’est aussi ce qui m’est arrivé. Sans me vanter, j’ai un joli talent pour les fleurs, je comptais m’établir à Paris et faire fortune ; mais comme je n’avais pas d’argent, il m’a fallu entrer dans un atelier. Là, j’ai été exploitée d’une façon abominable ; on me donnait trois francs par jour, et je voyais vendre vingt et trente francs des fleurs que j’avais faites en moins d’une demi-journée et dont la fourniture ne coûte presque rien. J’ai fait tout mon possible pour pouvoir me mettre à mon compte et travailler pour moi, au lieu de travailler pour les autres ; mais il eût fallu de l’argent, et je n’ai pas voulu du seul moyen de s’en procurer qu’ait une fille pauvre. Pourtant je voyais ma patronne devenue riche et partout fort honoré par ce seul moyen, ainsi que tant d’autres. J’ai travaillé en chambre ; mais, ne pouvant pas vendre dans la rue, il me fallait toujours porter mes fleurs à un magasin qui m’achetait quatre ou cinq francs ce qu’il revendait vingt-cinq francs. J’ai préféré quitter Paris et revenir à Chaumont, où, si l’on vend moins cher, il est plus facile de se faire connaître, et j’ai idée de marier avec un garçon qui m’aimait et qui m’est resté fidèle…

— À la santé de votre hymen ! dit Alcide Gaudron, et il se tourna vers l’autre dame, une personne de trente ans environ, pâle et sérieuse, dont les manières décentes révélaient l’intelligence.

— Je suis institutrice, dit-elle, et je suis en même temps fière et de caractère indépendant. C’est dire en un mot ce que j’ai souffert ; mais il faut l’avoir éprouvé pour le bien comprendre, car aucune profession plus que celle-ci ne vous rend le jouet des grands. Plusieurs parviennent à dominer cette situation par la flatterie et l’hypocrisie. J’en ai vu profiter de leur position pour faire de riches mariages. Pour moi, j’ai toujours péri par trop de franchise. Ma dernière place, où, après beaucoup d’épreuves, je me trouvais, par exception, aussi bien qu’on peut l’être chez les autres, vient de m’être enlevée par une fille qui ne sait rien, mais qui, payant d’audace, a su se faire passer pour savante près de gens qui savent moins qu’elle encore. J’ai…

Elle balbutia, rougit :

— J’ai eu des moments… difficiles. Aujourd’hui je me rends dans une commune où je dois tenir une école libre et où je ne sais quelle destinée m’attend.

— Vous me rendez confus, mademoiselle, dit Alcide Gaudron, car après vous je ne sais comment oser me plaindre. Cependant, je déteste mon métier, c’est bien quelque chose. J’avais embrassé le commerce avec le désir naïf de faire une fortune rapide, qui pousse tant de gens dans cette carrière. On m’avait assuré qu’avec de l’ordre, de l’honnêteté, de l’assiduité, je pouvais être sûr de réussir ; mais bientôt j’ai vu qu’il y fallait premièrement, deuxièmement, troisièmement, et ainsi de suite jusqu’à dixièmement, du capital, du capital, et toujours des capitaux. Le commerce, comme autre chose et peut-être plus qu’autre chose, est une bataille. Quelques trucs, beaucoup de réclame et d’étalage, sont les armes du combat. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui comme autrefois de mettre quelques gains de côté et de succéder au patron ; il n’y a plus même de patron, mais de simples directeurs, et les employés sont tout bonnement les manœuvres salariés de cette industrie ; car maintenant un magasin est une entreprise de capitaux, affaire de grandes compagnies comme tout le reste. Je faisais là partie de la plèbe, et n’avais aucune espérance de réaliser jamais le fonds nécessaire pour élever un magasin ; à peine aurais-je pu monter une boutique dans quelque petite localité ; mais alors je courais le risque de me voir détruit par quelque commerçant à grand tapage, qui pût jeter en réclames quinze ou vingt mille francs, et, après m’avoir écarté de son chemin, exploiter à son aise la foule. À part ce danger possible, j’en vis un permanent, résultant de la multiplicité insensée des commerçants, qui fournit un quantum annuel de faillites certaines, car le nombre des vendeurs ne peut raisonnablement dépasser celui des acheteurs. Par l’appât qu’il offre d’un côté à l’avidité, de l’autre à la paresse, le commerce est devenu un véritable chancre social, qui, tout en diminuant de plus en plus le nombre des producteurs, pompe de plus en plus les sucs de la production, et, faute de pâture, se dévore lui-même.

Depuis peu de temps, je suis commis-voyageur ; mais, ne sachant pas mentir comme il faut, ni ruiner habilement mes concurrents, je m’attends à être remercié au premier jour. Que ferais-je alors ? Je n’en sais rien. De toutes les professions, plus ou moins libérales, qui sont le lot de la classe bourgeoise, je n’en vois aucune, parmi celles que je pourrais aborder, qui me sourie. Employé d’administration, rat de cave, huissier, greffier, que sais-je ? Le vrai nom de chacune est misère et et dépendance. Toutes celles-ci et bien d’autres sont, comme le commerce, établies en vue de consommer et non de produire, et devraient être réformées aux trois quarts. Je me ferais volontiers cultivateur, si je n’étais arrêté par la monotonie de la soupe aux choux et l’éreintemnent du travail forcé. Sans les professions parasites, le paysan aurait du rôti et du loisir.

— Je pense tout à fait comme vous, mon cher Alcide, dit Roger.

Il fit à grands traits l’histoire de ses propres déceptions et finit en disant :

— Il est évident pour moi, comme il devrait l’être pour vous, messieurs, que la société où nous sommes n’est pas une association fondée sur un contrat équitable, mais un champ de lutte, une arène, où dominent naturellement ceux qui sont doués des qualités propres à la lutte, c’est-à-dire les forts, les rusés, les audacieux sans scrupules, et même, nous en avons d’éclatants exemples, — les criminels. Comment se fait-il que les hommes honnêtes et sincères, qui, malgré la corruption qu’exercent sur l’opinion de telles influences, restent malgré tout en majorité, ne s’unissent pas pour changer un système immoral dont ils sont les dupes ?

— Eh ! monsieur, s’écria le militaire, les hommes seront toujours ambitieux, égoïstes et vicieux. Il faudrait tout bonnement à la tête de la société un homme juste, un général probe et ferme, comme il y en eut autrefois, et des lois sévères, maintenues par une ferme discipline.

— Il faudrait, dit le prêtre, s’aimer les uns les autres.

— Messieurs, reprit Roger, il y a des mille ans que ces remèdes ne remédient à rien, et il serait bien temps d’en chercher d’autres.

— Lesquels ? demanda l’écrivain.

— J’y ai songé beaucoup depuis quelque temps, dit Roger, et il me paraît qu’au rebours de l’autorité, qui donne à l’homme les vices de l’esclavage et du tyran ; au rebours de l’inégalité, qui excite l’ambition, l’envie, la lutte, et proscrit la fraternité, il faudrait investir chaque être humain de toute la liberté, de toute l’instruction et de tout le bien-être qui le feraient maître de son développement, content de son sort, et capable de traiter d’égal à égal avec autrui.

— Et les moyens ?

— Si le but était adopté, les moyens naîtraient du concert de tous.

— Mais, pour se concerter, il faut se réunir, dit le médecin en souriant ; or, les réunions sont sagement interdites.

Le professeur se leva tout effaré.

— Messieurs, pas de complots contre l’ordre public ! dit-il.

Et il s’en alla, suivi du fonctionnaire.

— Hommes intrépides ! dit Alcide Gaudron. Mesdames, soyez plus courageuses ; donnez nous votre avis.

Les femmes ne doivent pas parler politique, dit la fleuriste.

— Elles feraient mieux d’en parler, riposta le commis-voyageur, que d’en faire comme elles la font.

— À qui la faute ? dit l’institutrice de sa voix grave. Celles qui s’en occupent sérieusement, comme il est naturel à tout être qui pense et qui s’inquiète de son propre sort, sont ridiculisées et combattues, et cela bien moins par les conservateurs que par vos prétendus démocrates. Si elles travaillent contre ceux-ci, avouez qu’ils l’ont mérité.

— L’émancipation des femmes ! dit l’écrivain d’un ton sardonique.

— Monsieur, dit le savant à Roger d’un air ému et scandalisé, tout ce que vous dites là ressemble fort à du socialisme.

— Peut-être bien, monsieur ; mais, si le socialisme nous aidait à réformer l’état de désordre, de guerre et de corruption où nous sommes ?…

— Jamais, monsieur, jamais !

— Plutôt que le socialisme, vous préférez le désordre, la démoralisation, la ruine ?

— Oui, monsieur, tout plutôt que ces théories abjectes et odieuses, destructives de l’ordre social.

— Qu’est-ce qu’elles peuvent bien dire ? demanda Roger ; il faudra décidément que je le sache.

— Je vous prie de croire, dit le savant, que je ne les ai jamais lues.

— Et vous, monsieur ?

— Ni moi.

— Ni moi.

— Alors qu’il soit permis de n’en pas parler et de discuter quand même.

Mais les interlocuteurs restaient soupçonneux et pleins de pudiques réserves, quand un garçon vint annoncer que le train partait dans dix minutes. Alors tout le monde se leva. Roger serra la main d’Alcide Gaudron, qui était à Troyes pour quelques jours et prit le chemin de la gare. Comme il se tenait modestement aux vitres de la salle d’attente des troisièmes, il vit passer, au milieu des voyageurs des premières, Adalbert, majestueux et triomphant, et bientôt après il se retrouvait, à côté de la petite fleuriste, sur la dure banquette d’un wagon de troisième classe.

— Le retour est moins beau que le départ, lui dit-elle en souriant.

— Qui sait ? répondit-il.