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La Grande Ombre/XII

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 196-229).

XII

L’OMBRE SUR LA TERRE


Il faisait encore une pluie fine le matin ; des nuages bruns se mouvaient sous un vent humide et glacial.

J’éprouvai une impression étrange en ouvrant les yeux, quand je songeai que je prendrais part, ce jour-là, à une bataille, bien qu’aucun de nous ne s’attendît à une bataille telle que celle qui se livra.

Toutefois, nous étions debout, et tout prêts dès la première clarté, et quand nous ouvrîmes les portes de notre grange, nous entendîmes la plus divine musique que j’aie jamais écoutée, et qui jouait quelque part, dans le lointain.

Nous nous étions formés en petits groupes pour y prêter l’oreille. Comme, c’était doux, innocent, mélancolique ! Mais notre sergent éclata de rire en voyant combien nous étions charmés.

— Ce sont les musiques françaises, dit-il, et si vous montez jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d’entre vous pourront bien ne plus revoir.

Nous montâmes.

La belle musique arrivait encore à nos oreilles. Nous nous arrêtâmes sur une hauteur qui se trouvait à quelques pas de la grange.

Là-bas, au pied de la pente, à une demi-portée de fusil de nous, s’élevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, entourée d’une haie avec un bout de verger.

Tout autour étaient rangés en ligne des hommes en habits rouges et hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activité d’abeilles, à percer des trous dans les murailles et à barrer les portes.

— Ceux-là, ce sont les compagnies légères de la Garde, dit le sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu’un seul sera capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez les feux de bivouac des Français.

Nous regardâmes de l’autre côté de la vallée, vers la crête basse, et nous vîmes un millier de petites pointes jaunes de flamme, surmontées d’un panache de fumée noire qui montait lentement dans l’air alourdi.

Il y avait une autre ferme sur la pente opposée de la vallée, et pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, un petit groupe de cavaliers qui nous examinèrent attentivement.

Il y avait, en arrière, une douzaine de hussards, et en avant, cinq hommes, dont trois coiffés de casques, un autre avec un long plumet rouge et droit à son chapeau. Le dernier avait une coiffure basse.

— Par Dieu ! s’écria le sergent. C’est lui, c’est Boney, celui qui monte le cheval gris. Oui, j’en parierais un mois de solde.

J’écarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait étendu au-dessus de toute l’Europe cette grande ombre, qui avait plongé les Nations dans les ténèbres pendant vingt-cinq ans, cette ombre qui était même allée s’étendre jusqu’au-dessus de notre ferme lointaine, et nous avait violemment arrachés, moi, Edie et Jim, à l’existence que nos familles avaient menées avant nous.

Autant que je pus en juger à cette distance, c’était un homme trapu, aux épaules carrées.

Il tenait appliquée à ses yeux sa lorgnette, en écartant fortement les coudes de chaque côté.

J’étais encore occupé à le regarder, quand j’entendis à côté de moi un fort souffle de respiration.

C’était Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents.

Il avançait la figure jusque sur mon épaule.

— C’est lui, Jock, dit-il à voix basse.

— Oui, c’est Boney, répondis-je.

— Non, non, c’est lui, c’est de Lapp, ou de Lissac, à moins que ce démon n’ait encore quelque autre nom. C’est lui.

Alors je le reconnus immédiatement.

C’était le cavalier dont le chapeau était orné d’un grand plumet rouge.

Même à cette distance, j’aurais juré que c’était lui, en voyant ses épaules tombantes, et sa façon de porter la tête.

Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu’il avait le sang en ébullition à la vue de cet homme, et qu’il était capable de n’importe quelle folie.

Mais à ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait à de Lissac quelques mots.

Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que résonnait un coup de canon, et que d’une batterie placée sur la crête partait un nuage de fumée blanche.

Au même instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement.

Nous courûmes à nos armes et on se forma.

Il y eut une série de coups de feu tirés tout le long de la ligne, et nous crûmes que la bataille avait commencé, mais en réalité cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pièces.

Il était en effet à craindre que les amorces n’aient été mouillées par l’humidité de la nuit.

De l’endroit où nous étions, nous avions sous les yeux un spectacle qui méritait qu’on passât la mer pour le voir.

Sur notre crête s’étendaient les carrés, alternativement rouges et bleus, qui allaient jusqu’à un village, situé à plus de deux miles de nous.

On se disait néanmoins tout bas, de rang en rang, qu’il y avait trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montré la veille qu’ils n’avaient pas le cœur assez ferme pour la besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-là comme camarades.

En outre, nos troupes anglaises elles mêmes étaient composées de miliciens et de recrues, car l’élite de nos vieux régiments de la Péninsule étaient encore sur des transports, en train de passer l’Océan, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents d’Amérique.

Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d’ours de la Garde, formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les bleus de la Légion allemande, les lignes rouges de la brigade Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillé vert des carabiniers, disposés à l’avant.

Nous savions que, quoiqu’il arrivât, c’étaient des gens à tenir bon partout où on les placerait, et qu’ils avaient à leur tête un homme capable de les placer dans les postes où ils pourraient tenir bon.

Du côté des Français, nous n’apercevions guère que le clignotement de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispersés sur les courbes de la crête. Mais comme nous étions là à attendre, tout à coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques.

Leur armée entière monta et déborda, par-dessus la faible hauteur qui les avait cachés ; les brigades succédant aux brigades, les divisions aux divisions, jusqu’à ce qu’enfin toute la pente, jusqu’en bas, eût pris la couleur bleue de leurs uniformes, et scintilla de l’éclat de leurs armes.

On eût dit qu’ils n’en finiraient pas ; car il en venait, il en venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyés sur leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là-bas ce vaste rassemblement, et écoutaient ce que savaient les vieux soldats qui avaient déjà combattu contre les Français.

Puis, lorsque l’infanterie se fut formée en masses longues et profondes, leurs canons arrivèrent en bondissant et tournant le long de la pente.

Rien de plus joli à voir que la prestesse avec laquelle ils les mirent en batterie, tout prêts à entrer en action.

Ensuite, à un trot imposant, se présenta la cavalerie, trente régiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armés du sabre étincelant ou de la lance à pennon.

Ils se formèrent sur les flancs et en arrière en longues lignes mobiles et brillantes.

— Voilà nos gaillards, s’écria notre vieux sergent. Ce sont des goinfres à la bataille. Oh pour cela ! oui. Et vous voyez ces régiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en arrière de la ferme. C’est la Garde. Ils sont vingt mille, mes enfants, tous des hommes d’élite, des diables à tête grise, qui n’ont fait autre chose que de se battre depuis le temps où ils n’étaient pas plus haut que mes guêtres. Ils sont trois contre deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu ! vous autres recrues, ils vous feront désirer d’être revenus à Argyle street, avant d’en avoir fini avec vous.

Il n’était guère encourageant, notre sergent, mais il faut dire qu’il avait été à toutes les batailles depuis la Corogne, et qu’il avait sur la poitrine une médaille avec sept barrettes, de sorte qu’il avait le droit de parler comme il lui plaisait.

Quand les Français se furent rangés entièrement, un peu hors de la portée des canons, nous vîmes un petit groupe de cavaliers tout chamarrés d’argent, d’écarlate et d’or, circuler rapidement entre les divisions, et sur leur passage éclatèrent, des deux côtés, des cris d’enthousiasme, et nous pûmes voir des bras s’allonger, des mains s’agiter vers eux.

Un instant après, le bruit cessa.

Les deux armées restèrent face à face dans un silence absolu, terrible.

C’est un spectacle qui revient souvent dans mes rêves.

Puis, tout à coup, il se produisit un mouvement désordonné parmi les hommes qui se trouvaient juste devant nous.

Une mince colonne se détacha de la grosse masse bleue, et s’avança d’un pas vif vers la ferme située en bas de notre position.

Elle n’avait pas fait cinquante pas qu’un coup de canon partit d’une batterie anglaise à notre gauche.

La bataille de Waterloo venait de commencer.

Il ne m’appartient pas de chercher à vous raconter l’histoire de cette bataille, et d’ailleurs je n’aurais pas demandé mieux que de me tenir en dehors d’un pareil événement, s’il n’était pas arrivé que notre destin, celui de trois modestes êtres qui étaient venus là de la frontière, avait été de nous y mêler au même point que s’il s’était agi de n’importe lequel de tous les rois ou empereurs.

À dire honnêtement la vérité, j’en ai appris sur cette bataille, plus par ce que j’ai lu que par ce que j’ai vu.

En effet, qu’est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de chaque côté, et une grosse masse de fumée blanche au bout de mon fusil.

Ce fut par les lèvres et par les conversations d’autres personnes que j’appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, comment elle avait enfoncé les fameux cuirassiers, comment elle fut hachée en morceaux avant d’avoir pu revenir.

C’est aussi par là que j’appris tout ce qui concerne les attaques successives, la fuite des Belges, la fermeté qu’avaient montrée Pack et Kempt.

Mais je puis, d’après ce que je sais par moi même, parler de ce que nous vîmes nous mêmes par les intervalles de la fumée et les moments d’accalmie de la fusillade, et c’est précisément cela que je vous raconterai.

Nous étions à la gauche de la ligne, et en réserve, car le duc craignait que Boney ne cherchât à nous tourner de ce côté, pour nous prendre par derrière, de sorte que nos trois régiments, ainsi qu’une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient été postés là pour être prêts à tout hasard.

Il y avait aussi deux brigades de cavalerie légère, mais l’attaque des Français se faisait entièrement de front, si bien que la journée était déjà assez avancée avant qu’on eût réellement besoin de nous.

La batterie anglaise, qui avait tiré le premier coup de canon, continuait à faire feu bien loin vers notre gauche.

Une batterie allemande travaillait ferme à notre droite.

Aussi étions-nous complètement enveloppés de fumée, mais nous n’étions pas cachés au point de rester invisibles pour une ligne d’artillerie française, postée en face de nous, car une vingtaine de boulets traversèrent l’air avec un sifflement aigu, et vinrent s’abattre juste au milieu de nous.

Comme j’entendis le bruit de l’un d’eux qui passa près de mon oreille, je baissai la tête comme un homme qui va plonger, mais notre sergent me donna une bourrade dans les côtes avec le bout de sa hallebarde.

— Ne vous montrez pas si poli que ça, dit-il. Ce sera assez tôt pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touché.

Il y eut un de ces boulets qui réduisit en une bouillie sanglante cinq hommes à la fois, et je vis ce boulet immobile par terre. On eût dit un ballon rouge de football.

Un autre traversa le cheval de l’adjudant avec un bruit sourd comme celui d’une pierre lancée dans de la boue. Il lui brisa les reins et le laissa là gisant, comme une groseille éclatée.

Trois autres boulets tombèrent plus loin vers la droite. Les mouvements désordonnés et les cris nous apprirent qu’ils avaient porté.

— Ah ! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l’adjudant dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang.

— Je l’avais payé cinquante belles livres à Glasgow, dit l’autre. N’êtes-vous pas d’avis, major, que les hommes feraient mieux de se tenir couchés, maintenant que les canons ont précisé leur tir sur nous ?

— Pfut ! dit l’autre, ils sont jeunes, James. Cela leur fera du bien.

— Ils en apprendront assez, avant que la journée soit finie, répondit l’adjudant.

Mais à ce moment, le colonel Reynell vit que les carabiniers et le 52e étaient couchés à droite et à gauche de nous, de sorte qu’il nous commanda de nous étendre aussi à terre. Nous fûmes rudement contents, lorsque nous pûmes entendre les projectiles passer, en hurlant comme des chiens affamés, par-dessus notre dos à quelques pieds de hauteur.

Même alors un bruit sourd, un éclaboussement presque à chaque minute, puis un cri de douleur, un trépignement de bottes sur le sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses pertes.

Il tombait une pluie fine.

L’air humide maintenait la fumée près de terre : aussi nous ne pouvions voir que par intervalles ce qui se passait juste devant nous, bien que le grondement des canons nous montra que la bataille était engagée sur toute la ligne.

Quatre cents pièces tournaient alors ensemble, et faisaient assez de bruit pour nous briser le tympan.

En effet, il n’y eut pas un de nous à qui il ne resta un sifflement dans la tête pendant bien des jours qui suivirent.

Juste en face de nous, sur la pente de la hauteur, il y avait un canon français et nous distinguions parfaitement les servants de cette pièce.

C’était de petits hommes agiles, avec des culottes très collantes, de grands chapeaux, avec de grands plumets raides et droits, mais ils travaillaient comme des tondeurs de moutons, ne faisant que bourrer, passer l’écouvillon, et tirer.

Ils étaient quatorze quand je les vis pour la première fois.

La dernière, ils n’étaient plus que quatre, mais ils travaillaient plus activement que jamais.

La ferme qu’on appelle Hougoumont était en bas, en face de nous.

Pendant toute la matinée, nous pûmes voir qu’il s’y livrait une lutte terrible, car les murs, les fenêtres, les haies du verger n’étaient que flammes et fumée et il en sortait des cris et des hurlements tels que je n’avais jamais rien entendu de pareil jusqu’alors.

Elle était à moitié brûlée, tout éventrée par les boulets.

Dix mille hommes martelaient ses portes, mais quatre cents soldats de la garde s’y maintinrent pendant la matinée, deux cents pendant la soirée, et pas un Français n’en dépassa le seuil.

Mais comme ils se battaient, ces Français !

Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie que de la boue dans laquelle ils marchaient.

Un d’eux, — je crois le voir encore, — un homme au teint hâlé, assez repus, et qui marchait avec une canne, s’avança en boitant, tout seul, pendant une accalmie de la fusillade, vers la porte latérale de Hougoumont, où il se mit à frapper, en criant à ses hommes de les suivre.

Il resta là cinq minutes, allant et venant devant les canons de fusil qui l’épargnaient, jusqu’à ce qu’enfin un tirailleur de Brunswick, posté dans le verger, lui cassa la tête d’un coup de feu.

Et il y en eut bien d’autres comme lui, car pendant toute la journée, quand ils n’arrivaient pas en masses, ils venaient par deux, par trois, l’air aussi résolu que s’ils avaient toute l’armée sur leurs talons.

Nous restâmes ainsi tout le matin, à contempler la bataille qui se livrait là-bas à Hougoumont ; mais bientôt le Duc reconnut qu’il n’avait rien à craindre sur sa droite, et il se mit à nous employer d’une autre manière.

Les Français avaient poussé leurs tirailleurs jusqu’au delà de la ferme.

Ils étaient couchés dans le blé encore vert en face de nous.

De là, ils visaient les canonniers, si bien que sur notre gauche trois pièces sur six étaient muettes, avec leurs servants épars sur le sol autour d’elles.

Mais le Duc avait l’œil à tout.

À ce moment, il arriva au galop.

C’était un homme maigre, brun, tout en nerfs, avec un regard très vif, un nez crochu, et une grande cocarde à son chapeau.

Il avait derrière lui une douzaine d’officiers, aussi fringants que s’ils participaient à une chasse au renard, mais de cette douzaine il n’en restait pas un seul le soir.

— Chaude affaire, Adams ! dit-il en passant.

— Très chaude, votre Grâce, dit notre général.

— Mais nous pouvons les arrêter, je crois. Tut ! Tut ! nous ne saurions permettre à des tirailleurs de réduire une batterie au silence. Allez me débusquer ces gens-là, Adams.

Alors j’éprouvai pour la première fois ce frisson diabolique qui vous court dans le corps, quand on vous donne votre rôle à remplir dans le combat.

Jusqu’à présent, nous n’avions pas fait autre chose que de rester couchés et d’être tués, ce qui est la chose la plus maussade du monde.

À présent notre tour était venu, et sur ma parole, nous étions prêts.

Nous nous levâmes, toute la brigade, en formant une ligne de quatre hommes d’épaisseur.

Alors ils se sauvèrent comme des vanneaux, en baissant la tête, arrondissant le dos, et traînant leurs fusils par terre.

La moitié d’entre eux échappèrent, mais nous nous emparâmes des autres, et tout d’abord de leur officier, car c’était un très gros homme, qui ne pouvait courir bien vite.

Je reçus comme un coup en voyant Rob Stewart, qui était à ma droite, planter sa baïonnette en plein dans le large dos de cet homme, que j’entendis jeter un hurlement de damné.

On ne fit aucun quartier dans ce champ ; on s’escrima contre eux de la pointe ou de la crosse.

Les hommes avaient maintenant le sang en feu, et cela n’avait rien d’étonnant, car pendant toute la matinée, ces guêpes n’avaient cessé de nous piquer, tout en restant presque invisibles pour nous.

Et alors, après avoir franchi l’autre bord du champ de blé, comme nous étions sortis de la zone de fumée, nous vîmes devant nous l’armée française tout entière, dont nous n’étions séparés que par deux prés et un petit sentier.

Nous jetâmes un grand cri en les voyant, et nous nous serions lancés à l’attaque, si l’on nous avait laissés faire, car les jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse mal tourner poux eux jusqu’au moment où ils sont complètement engagés.

Mais le Duc était venu au trot tout près de nous pendant que nous avancions.

Les officiers passaient à cheval devant nous en agitant leurs épées pour nous arrêter.

Des sonneries de clairons se firent entendre.

Il y eut des poussées, des manœuvres, les sergents jurant et nous bourrant de coups de hallebarde.

En moins de temps qu’il ne m’en faut pour l’écrire, la brigade était disposée en trois petits carrés bien dessinés, tout hérissés de baïonnettes, et disposés en échelon, comme on dit, ce qui permettait à chacun d’eux de tirer en travers de l’une des faces de l’autre.

Ce fut là notre salut, comme je pus le voir, tout jeune soldat que j’étais, et il n’était même que temps.

Il y avait sur notre flanc droit une colline basse et onduleuse.

De derrière cette colline montait un bruit auquel rien au monde ne ressemble autant que celui des vagues sur la côte de Berwick quand le vent vient de l’Est.

La terre était tout ébranlée de ce grondement sourd : l’air en était plein.

— Ferme, soixante-onzième, au nom de Dieu, tenez ferme ! cria derrière nous la voix de notre colonel, mais nous n’avions devant nous que la pente douce et verte de la colline, toute piquetée de marguerites et de pissenlits.

Puis tout à coup par-dessus la cime nous vîmes surgir huit cents casques de cuivre, cela subitement.

Chacun de ces casques faisait flotter une longue crinière, et sous ses casques apparurent huit cents figures farouches, hâlées, qui s’avançaient, se penchaient jusque sur les oreilles d’un même nombre de chevaux.

Pendant un instant, on vit briller des cuirasses, brandir des sabres, des crinières s’agiter, des naseaux rouges s’ouvrir, se fermer avec fureur. Des sabots battirent l’air devant nous.

Alors la ligne des fusils s’abaissa. Nos balles se heurtèrent contre leurs cuirasses avec le crépitement de la grêle contre une fenêtre.

Je fis feu comme les autres et me hâtai de recharger, en regardant devant moi, à travers la fumée, où je vis un objet long et mince qui allait flottant lentement en avant et en arrière.

Un coup de clairon nous avertit de cesser le feu.

Une bouffée de vent emporta le voile qui s’étendait devant nous et alors nous pûmes voir ce qui s’était passé.

Je m’étais attendu à voir la moitié de ce régiment de cavalerie couché à terre, mais soit que leurs cuirasses les eussent protégés, soit que par suite de notre jeunesse et de l’agitation que nous avait causée leur approche, nous eussions tiré haut, notre feu ne leur avait pas causé grand dommage.

Environ trente chevaux gisaient par terre, trois ensemble à moins de dix yards de moi, celui du milieu était complètement sur le dos, les quatre pattes en l’air, et c’était l’une de ces pattes que j’avais vue s’agiter à travers la fumée.

Il y avait huit ou dix morts et autant de blessés, qui restaient assis sur l’herbe, la plupart tout étourdis, mais l’un d’eux criant à tue-tête :

Vive l’Empereur !

Un autre, qui avait reçu une balle dans la cuisse, un grand diable à moustache noire, était assis le dos contre le cadavre de son cheval.

Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant de sang-froid que s’il avait concouru pour le tir à la cible, et il atteignit en plein front Angus Myres qui n’était séparé de moi que par deux hommes.

Il allongeait la main pour prendre une autre carabine qui se trouvait tout près, mais avant qu’il eût le temps de la saisir, le gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie de Grenadiers, accourut et lui planta sa baïonnette dans la gorge. Grand dommage, car c’était un fort bel homme !

Tout d’abord je m’imaginai que les cuirassiers s’étaient enfuis à la faveur de la fumée, mais ils n’étaient pas gens à le faire aussi facilement.

Leurs chevaux avaient dévié sous notre feu.

Ils avaient continué leur course au delà de notre carré et reçu le feu des deux carrés placés plus loin.

Alors ils franchirent une haie, rencontrèrent un régiment de Hanovriens formé en ligne et les traitèrent comme ils nous auraient traités si nous n’avions pas été aussi prompts.

Ils le taillèrent en pièces en un instant.

C’était terrible de voir les gros Allemands courir en criant pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs éperons pour donner plus d’élan à leurs sabres longs et lourds, les abattaient d’estoc et de taille sans merci.

Je ne crois pas qu’il soit resté cent hommes en vie de ce régiment.

Les Français revinrent, passant devant nous, criant et brandissant leurs armes qui étaient rouges jusqu’à la garde.

Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel était un vieux soldat.

À cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions rechargé.

Trois cavaliers passèrent encore un peu derrière la crête à notre droite.

Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carré, ils seraient sur nous en un clin d’œil.

D’autre part, il était bien dur d’attendre là où nous étions, car ils avaient donné le mot à une batterie de douze canons, qui se forma à mi-côte, à quelques centaines de yards mais nous ne pouvions l’apercevoir.

Elle nous envoyait par-dessus la crête des boulets qui arrivaient juste au milieu de nous ; c’est ce qu’on appelle un tir plongeant, et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, dans la terre humide, un épieu qui devait leur servir de guide, il le fit sous les fusils mêmes de toute la brigade.

Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur son voisin.

L’enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du régiment sortit du carré en courant, et alla arracher l’épieu, mais aussi prompt qu’un brochet à la poursuite d’une truite, un lancier apparut sur la crête, et lui porta un coup si violent par derrière, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa lance sortirent par devant, entre le second et le troisième bouton de la tunique du petit.

— Hélène ! Hélène ! cria-t-il avant de tomber mort la face en avant, pendant que le lancier, criblé de balles, s’abattait près de lui, sans lâcher son arme, de sorte qu’ils gisaient ensemble, joints par ce terrible trait d’union.

Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n’eûmes guère le temps de songer à autre chose.

Un carré est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il n’en est point de pire quand il s’agit de recevoir des boulets ; comme nous nous en aperçûmes, quand ils commencèrent à tailler des coupures rouges à travers nos rangs, au point que nos oreilles étaient lasses d’entendre le bruit sourd d’éclaboussement, que faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang.

Au bout de dix minutes de cette manœuvre, notre carré se déplaça d’une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derrière nous un autre carré, car cent vingt hommes et sept officiers marquaient la place que nous avions occupée.

Mais les canons nous retrouvèrent.

On essaya de la formation en ligne, mais aussitôt la cavalerie — c’étaient cette fois des lanciers — fondit sur nous par-dessus la hauteur.

Je dois vous dire que nous fûmes contents d’entendre le bruit des sabots de chevaux, car nous savions que l’artillerie suspendait son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup pour coup.

Et c’est ce que nous fîmes fort bien, car avec notre sang-froid, nous avions pris de la malice et de la cruauté.

Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des cavaliers que s’il se fut agi d’autant de moutons de Corriemuir.

Il arrive un moment où l’on cesse de songer à sa peau, et il vous semble que vous cherchez seulement quelqu’un à qui faire payer tout ce que vous avez souffert.

Cette fois nous prîmes notre revanche sur les lanciers, car ils n’avaient pas de cuirasses pour les protéger, et d’une seule salve, nous en jetâmes à bas soixante-dix.

Peut-être que si nous avions vu soixante-dix mères pleurant sur les corps de leurs garçons, nous n’aurions pas été aussi contents, mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des bêtes, et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand ils ont réussi à se prendre par la gorge.

À ce moment, le colonel eut une idée excellente.

Après avoir calculé qu’après cette charge, la cavalerie serait éloignée pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous fit reculer jusqu’à un creux plus profond, où nous devions être à l’abri de l’artillerie, avant qu’elle pût recommencer son tir.

Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand besoin, car le régiment fondait comme un glaçon au soleil. Mais si mauvais que cela fût pour nous, ce fut bien pire pour d’autres.

Tous les Hollando-Belges s’étaient sauvés à toutes jambes à ce moment-là, au nombre de quinze mille, et il en résultait de grands vides dans notre ligne, à travers lesquels la cavalerie française allait et venait comme elle voulait.

Puis, les canons français avaient été bien supérieurs aux nôtres par le tir et le nombre ; notre grosse cavalerie avait été hachée même, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort gaie pour nous.

D’autre part, Hougoumont, qui n’était plus qu’une ruine trempée de sang, était resté entre nos mains. Tous les régiments anglais tenaient bon.

Pourtant, à dire la vérité vraie, comme on doit le faire quand on est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers l’arrière, une pincée d’habits rouges. Mais c’étaient de tous jeunes gens, ceux-là, des traînards, des cœurs lâches comme il s’en trouve partout.

Je le répète, pas un régiment ne fléchit.

Ce que nous pouvions distinguer de la bataille était fort peu de chose, mais il eût fallu être aveugle pour ne point voir que, derrière nous, la campagne était couverte de fuyards.

Cependant alors, bien que nous autres, de l’aile droite, nous n’en sussions rien, les Prussiens avaient commencé leur mouvement.

Napoléon avait détaché vingt mille hommes pour les arrêter, et c’était une compensation pour ceux d’entre nous qui s’étaient sauvés.

Les forces en présence étaient à peu près les mêmes qu’au début.

Tout cela, pourtant, était fort obscur pour nous.

À un certain moment, la cavalerie française avait débordé en tel nombre entre nous et le reste de l’armée, que nous crûmes quelque temps être la seule brigade restée debout.

Alors, serrant les dents, nous prîmes la résolution de vendre notre vie le plus cher possible.

Il était entre quatre et cinq heures de l’après-midi, et nous n’avions rien à manger, pour la plupart, depuis la veille au soir.

Par-dessus le marché, nous étions trempés par la pluie. Elle nous avait arrosés pendant tout le jour, mais pendant les dernières heures, nous n’avions pas eu un moment pour songer au temps ou à notre faim.

Alors nous nous mîmes à regarder autour de nous et à raccourcir nos ceinturons, à nous demander qui avait été atteint, qui avait été épargné.

Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, debout à ma droite et appuyé sur son fusil.

Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j’étais blessé.

— Tout va bien, Jim, répondis-je.

— Je crains bien d’être venu ici chasser un gibier imaginaire, dit-il, d’un air sombre. Mais ce n’est pas encore fini. Par Dieu ! j’aurai sa peau, ou il aura la mienne.

Il avait si longtemps couvé son tourment, le pauvre Jim, que je crois vraiment que cela lui avait tourné la tête.

En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui n’avait presque rien d’humain.

Il avait toujours été de ceux qui prennent à cœur, même de petites choses, et depuis qu’Edie l’avait abandonné, je crois qu’il n’avait jamais été maître de lui-même.

Ce fut à ce moment de la bataille que nous assistâmes à deux combats singuliers, chose assez commune, à ce qu’on me dit, dans les batailles d’autrefois, avant que les hommes fussent exercés à se battre par masses.

Comme nous étions couchés dans le fossé, deux cavaliers arrivèrent à fond de train, sur la crête, en face de nous.

Le premier était un dragon anglais. Il avait la figure presque dans la crinière de son cheval.

Derrière lui, arrivait à grand bruit, sur une grosse jument noire, un cuirassier français, vieux gaillard à la tête grise.

Les nôtres se mirent à les huer au passage, car il leur paraissait honteux qu’un Anglais courût ainsi, mais au moment où ils passèrent devant nous, on vit de quoi il s’agissait.

Le dragon avait laissé choir son arme, il était désarmé, et l’autre le serrait d’aussi près pour l’empêcher d’en trouver une autre.

À la fin, piqué sans doute par nos huées, l’Anglais prit son parti d’affronter le combat.

Ses yeux tombèrent sur une lance qui se trouvait près du cadavre d’un Français.

Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l’autre, et alors, sautant à bas avec adresse, il s’en saisit.

Mais l’autre était un vieux routier, et il fondit sur lui comme un boulet.

Le dragon para le coup avec sa lance, mais l’autre la détourna et lui planta son sabre à travers l’omoplate.

Cela se passa en un instant.

Puis le Français mit son cheval au trot, en nous jetant un ricanement par-dessus son épaule, comme un chien hargneux.

La première partie était gagnée pour eux, mais nous eûmes bientôt à marquer un point.

L’ennemi avait poussé en avant une ligne de tirailleurs, qui dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutôt que sur nous, mais nous envoyâmes deux compagnies du 95e, pour les tenir en échec.

Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car des deux côtés on se servait de la carabine.

Parmi les tirailleurs français se tenait debout un officier, un homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses épaules.

Quand les nôtres arrivèrent, il s’avança jusqu’à mi-chemin entre les deux troupes et s’arrêta bien droit, dans l’attitude d’un escrimeur, la tête rejetée en arrière.

Je le vois encore aujourd’hui, les paupières abaissées, une sorte de sourire narquois sur la physionomie.

À cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune homme, courut en avant, fonçant sur lui avec ce singulier sabre courbe que portent les carabiniers.

Ils se heurtèrent comme deux béliers, car ils couraient à la rencontre l’un de l’autre.

Ils tombèrent par l’effet de ce choc, mais le Français était dessous.

Notre homme brisa son arme près de la poignée, et reçut l’arme de l’autre à travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et trouva le moyen d’ôter la vie à son ennemi avec le tronçon ébréché de son arme.

Je croyais bien que les tirailleurs français allaient l’abattre, mais pas une détente ne partit, et il revint à sa compagnie avec une lame de sabre dans un bras, et une moitié de sabre à la main.