La Grande Pitié des églises de France/03

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La Grande Pitié des églises de France
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 5-43).
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LA
GRANDE PITIÉ DES ÉGLISES
DE FRANCE[1]

III[2]


IX. DANS LES COULOIRS. — PAX AUT BELLUM

L’agrément de la Chambre, c’est d’être à la fois une foule et une solitude. On y est nombreux et on y est seul. De collègue à collègue, on ne se doit qu’une politesse de gens de bonne compagnie qui voyagent dans le même wagon. Cette liberté fait l’agrément de la maison. Elle se restreint pour celui qui désire être ministre ; elle s’élargit à l’infini pour celui qui n’appartient à aucun groupe. Je n’attends rien, je ne désire rien ; mon indépendance est parfaite…

O quiétude ! Je vous chante dans l’instant même où je vous perds. Une ambition m’est venue ! A toutes les heures du jour, maintenant, je suis le fâcheux qui, un papier à la main, entraîne celui-ci et celui-là, et tout le monde, à tour de rôle, dans l’embrasure d’une fenêtre ; je souhaite plaire à des adversaires, obtenir leur bonne grâce et leur collaboration, et leur faire signer le projet de résolution que voici : « La Chambre, considérant que l’ensemble de nos monumens d’architecture religieuse constitue un trésor national et qu’il y a lieu de le sauvegarder, invite le Gouvernement à assurer, par des règles légales, la préservation et la conservation de ces monumens. »

C’est peu de chose, mais ce serait décisif. Pour l’accepter, il n’y a pas besoin d’être catholique, il suffit d’être intelligent. J’ai bon espoir. On insiste sur la bêtise ou la vulgarité de cette Chambre ! Ce n’est pas ma thèse. Elle regorge de gens qui savent faire des choses difficiles et qui, en deux temps et trois mouvemens, se haussent à tenir les grands emplois. Pourquoi dans une conversation familière ne les tirerait-on pas hors de leurs préjugés les plus sombres ? Rien à faire, c’est entendu, avec ces êtres sans lumière dont le gros œil méfiant et très vite irrité ne sait rien voir au-delà de l’abreuvoir du village, mais pourquoi ne pas causer avec ceux que je soupçonne de combattre les églises par amour des écoles ? Nous avons en commun l’idée d’un héritage de pensées, d’un bien spirituel à transmettre aux enfans. Ils m’offrent une anse par où je puis les saisir.

Un des premiers que j’aborde, c’est M. Ferdinand Buisson, que je rencontre chaque semaine à la Commission de l’Enseignement. Il me répond :

— Mais pourquoi pas ? Je passe mes vacances dans un petit village où je vis en paysan ; on y est très pauvre ; je donne mon obole au curé pour qu’il entretienne le bâtiment de son église. Dès l’instant qu’il ne s’agit pas de revenir sur la loi de Séparation, je signe.

Un socialiste unifié, M. Albert Thomas, universitaire, avec une belle franchise intellectuelle, me donne, lui aussi, son nom et me promet un constant appui.

Bons débuts, encourageans ! mais j’arrive vite à des couches plus dures. Un homme de valeur et de culture, après avoir examiné mes plus émouvantes photographies de ruines, me refuse son appui avec cette dure réflexion :

— Pour se réaliser, la royauté a détruit bien des choses belles et excellentes, pourquoi voulez-vous que la démocratie ne le fasse pas ?

C’est une réponse exceptionnelle. Le ton ordinaire de ceux qui se dérobent est mieux donné parce radical qui, sans essayer de justifier les vandalismes que je lui raconte, me dit :

— Qu’y faire, monsieur Barrès ! c’est l’histoire de toutes les batailles. Il y a des coups qui portent d’une manière malheureuse !

Le brave homme ! Il avait vraiment du chagrin dans la voix. Et je rencontre beaucoup de collègues de son espèce. Ah ! nos églises, on les aime bien au Palais-Bourbon. On les aime presque trop. Je commence à en avoir le frisson. Je pense quelquefois à une troupe de blancs tombés aux mains d’une tribu anthropophage. On les nourrit fort bien et même on les engraisse ; un jour, ils sauront pourquoi ! Toutes ces semaines, dans les couloirs, devant les photographies de belles petites églises rurales que je montre, je vois une quantité de gens aux yeux brillans qui se lèchent les babines ! Je me demande avec inquiétude si ce n’est pas pour les manger.

L’autre jour, un radical-socialiste m’écoutait avec bienveillance.

— Soit ! me dit-il, j’accepte que la commune et l’État se préoccupent d’assurer la vie de l’édifice religieux, mais j’y mets une condition. L’église entretenue par la collectivité doit devenir la maison de la collectivité. Il faut que dans nos villages, une fois les cérémonies cultuelles accomplies, elle soit à la disposition des sociétés.

— Quelles sociétés, grand Dieu !

— Les sociétés philanthropiques et autres d’un caractère élevé. En Alsace, vous avez des églises qui servent tour à tour aux catholiques et aux protestans. Et voyez ! les gens de Bâle invitent notre collègue Jaurès à parler dans leur cathédrale.

— Jaurès dans l’église du village ! J’aimerais mieux qu’elle s’écroulât.

Mon radical eut un cri de triomphe :

— Ah ! vous voyez, vous apportez dans la question une préoccupation confessionnelle.

— Non, je refuse simplement d’organiser la guerre civile au village.

Et j’aurais pu ajouter : introduire l’antichristianisme dans nos églises, c’est les vouer à la mort. Des antichrétiens détestent le sens même de nos édifices religieux. Ils tendent fatalement à les modifier. Qu’on leur livre Notre-Dame de Paris, Chartres, Amiens, Reims et Beauvais pour y installer la déesse Raison, ils auront tôt fait par une suite de mesures, à leurs yeux les plus utiles et les plus convenables, de dénaturer ces hautes nefs où, dans chaque détail, ils trouvent marquée et proclamée la suprématie de la foi, qui est justement ce qu’ils nient. Ce serait folie de compter sur les ennemis du Christ, fussent-ils des esthètes, pour maintenir intégralement un édifice qui est la figure et la pensée, l’expression même du Christ.

Ce serait folie, mais cette folle idée, je la distingue chez un grand nombre de mes collègues, et si l’on regarde bien, elle éclate de toutes parts dans le pays. Il y a nombre de communes pour tenter de la réaliser. De tous côtés des maires prétendent enlever au curé son droit de jouissance exclusive. On en a vu prescrire des sonneries civiles à la pointe du jour, à midi, à la tombée de la nuit, afin de supprimer les sonneries de l’Angélus qui ont lieu à ces mêmes heures ; autoriser les sonneries pour les obsèques civiles, pour les baptêmes civils, pour les fêtes municipales, pour l’heure des repas, pour la reprise des travaux des champs, pour les réunions du conseil municipal, pour l’appel des enfans à l’école, pour l’ouverture ou la fermeture du scrutin ; permettre à toute personne de faire sonner les cloches, moyennant un salaire au sonneur, pour des cérémonies privées ; enfin réduire le nombre des sonneries religieuses, voire les interdire tout à fait. On a vu un maire faire ouvrir par un serrurier la porte de l’église, y introduire un convoi funèbre, et procéder à un simulacre d’enterrement religieux. On a vu ailleurs les offices célébrés par un prêtre interdit. Et il y a des tribunaux à Rodez, à Château-Chinon, à Nérac, pour approuver ces abus de pouvoir. Sans doute, la jurisprudence jusqu’à cette heure a rectifié ces empiétemens, a maintenu l’usage de l’église aux seuls prêtres, mais la prétention subsiste en doctrine et aspire à triompher. Qu’est-ce que je vous disais donc, qu’on aime les églises ? On se les arrache.

Sommes-nous là devant un mot d’ordre de l’anticatholicisme, ou devant des volontés spontanées et convergentes ? Je n’en sais rien, mais cette vue qui m’est ouverte sur le désir de certains anticatholiques de s’installer dans les églises, avive mon impatience de connaître la pensée politique de nos gouvernans. Que veulent les pilotes qui dirigent notre navigation sur cet océan de haine ?

A maintes reprises, j’ai essayé d’interroger le nouveau ministre de l’Intérieur, M. Steeg. Il est fuyant, pressé, distrait, obscur. Je ne vois ni ses yeux ni ses intentions. Je ne vois que sa retraite derrière une épaisseur de silence et de phrases broussailleuses. Et moi, sans fusil, sans arme, n’ayant même pas en main un morceau de brioche, je poursuis infatigablement cet animal craintif. Quand j’ai réussi à le joindre, sur tous sujets il est excellent de courtoisie et de clarté, mais qu’une pointe de clocher apparaisse à l’horizon, il se métamorphose en brouillard et s’évapore.

Du moins ai-je pu causer avec quelques-unes des fortes têtes du parti au pouvoir.

— Nous ne sommes pas les ennemis des églises, me disent-ils ; vos raisons valent à nos yeux, mais le moment n’est pas venu.

Et c’est en vain que je leur parle de la pluie, du vent, des gouttières et de la foudre, ils regardent ailleurs, prennent de grands airs sagaces.

L’un d’eux me dit :

— Les prêtres ont été bien maladroits, monsieur Barrès.

Puis il se tait en tirant sur son cigare. Je ne sais comment vous rendre son accent et la signification de son silence. Il s’est mis à songer, tout en attendant que je continue. C’est un de ces hommes qui ont frappé l’Eglise quand ils avaient le pouvoir à conquérir et qui maintenant voudraient bien le garder avec l’aide de celle qu’ils sentent immortelle. Ils ne haïssent plus, puisqu’ils n’y ont plus intérêt. Mais comment « se rabibocher ? » J’ai laissé mon homme à ses méditations. Voici le fruit des miennes. Je crois que l’idée de nos politiques, à cette minute, serait de prolonger la détresse des églises pour garder une arme contre le Vatican et une valeur d’échange. Ils sont assez inquiets de s’être privés des moyens de coercition que le Concordat leur fournissait, et ils calculent qu’en laissant les édifices cultuels en péril, ils tiennent dans une mesure quelconque le clergé… A mon avis, ils acceptent, pour une date indéterminée, le principe de régler le problème des églises, mais ils entendent que ce soit d’une manière qui mette dans leurs mains quelque nouveau moyen de pression électorale… Au reste, s’il faut que les églises meurent, ils en prennent leur parti. Ne sommes-nous pas tous mortels ? Les églises sont de vieilles gens, de vieilles grand’mères ; il faut qu’elles meurent, c’est la loi du monde et le bonheur des héritiers. Mais tout se fera décemment, et, dès maintenant, il est bien entendu qu’on prendra un moulage de leurs chers visages sur leurs lits de mort.

Nous nous sommes occupés de cela, l’autre matin, en séance. Nous n’avons pas voté un sou pour les entretenir. A quoi bon prolonger les souffrances de ces malheureuses ? Mais Jaurès a éveillé la sympathie universelle pour les musées et les collections de moulages :

— Notre pays, a-t-il dit, est riche de trésors incomparables, et il est évidemment un de ces pays de fine et profonde culture qui peuvent offrir au monde des œuvres qui ne se trouvent nulle part ailleurs. Ce qui nous manque, c’est le don de mise en œuvre…

Et il a demandé qu’on fît une place beaucoup plus large aux détails de notre architecture religieuse dans le musée du Trocadéro.

Nous avons tous applaudi. Grâce au ciel, désormais, les plus honnêtes arrangemens sont pris pour le décès des églises ; le mouleur, sa truelle en main, se tient à côté du cadavre… Mais, une idée ! Si, avec ce plâtre, on bouchait les trous de pluie ? Je l’ai dit à la Chambre :

« Nous admirons, au musée du Trocadéro, des moulages de nos principaux types d’architecture et, le plus souvent, d’architecture religieuse ; n’aurons-nous pas une pensée pour les sœurs de ces magnifiques églises, pour des églises qu’on ne classe pas parce qu’elles auraient été, à leur époque, des copies et que les commissions de classement ne veulent garder que les modèles de premier rang. Des copies, des répliques, des doubles ? Non pas ! L’artiste, l’architecte et même la population du petit pays introduisaient dans les plus modestes églises un élément personnel, une légère modification, quelque chose qui les rend intéressantes, d’une manière chaque fois nouvelle, pour les artistes et pour les patriotes. Une fois de plus, je demande au Gouvernement de vouloir bien prendre en considération un problème si important et qui ne sera pas toujours vivant : les charmantes et touchantes églises, si vénérables, si précieuses, s’inclinent, et, faute de soins, si vous n’intervenez, elles vont commencer à mourir. »

On a applaudi, et puis on est passé à un autre numéro du cirque parlementaire.

En vérité, au milieu de pareilles scènes, comment l’esprit ne se troublerait-il pas jusqu’à douter de sa force ! Faut-il nécessairement que ses créations cèdent aux puissances de mort et que la folle végétation recouvre et délite le temple édifié par le génie ! Où êtes-vous, belles heures de plénitude et d’élan ? Ici l’âme se rétracte et s’engourdirait. De tels jours, en fin de séance, à l’heure où l’atmosphère de la salle en s’épaississant répand sur tous les visages d’affreux tons jaunâtres, il est difficile d’échapper à une sorte d’empoisonnement, à une dépression que nous valent, je pense, tant de discours dispersés en poussières malsaines. On s’en revient chez soi navré, avec un sentiment amer et profond de la brutalité des uns et de l’impuissance des autres. On voudrait s’enfuir dans la solitude, s’enfermer dans le monde des sentimens intérieurs. Et pourquoi pas ? Pourquoi, au soir de ces journées malfaisantes, me refuserais-je d’aller dans le monde exaltant des idées ? Ce n’est pas déserter la bataille. J’emmènerai avec moi les images que je viens de recueillir. Il faut pousser tous ces gens-là comme un troupeau vers les sommets, les faire rentrer dans leur type historique, les obliger d’avoir une âme et un nom, les rassembler là-haut autour de leurs idoles. Alors cette ménagerie prend un prodigieux intérêt moral, et des médiocrités qui allaient nous lasser parlent fortement à l’imagination.

Je repasse les conversations qui m’ont le plus frappé, depuis des mois que je cause avec mes collègues. Il y a un léger recul de l’anticléricalisme typique, au front de bœuf, aux yeux injectés de sang. Les jeunes radicaux et radicaux-socialistes sont moins d’attaque, moins musclés. Enfans de la victoire, nés dans des jours heureux et dans des circonscriptions qu’ils ont peut-être conquises sur les vieilles barbes de leur parti, ils ignorent ces vigoureuses rancunes contre le presbytère qui présidaient à la formation des purs. Certaines brutalités de la lutte, telles que la laïcisation des hôpitaux, la destruction des ordres contemplatifs et l’abandon de l’architecture religieuse, ne les remplissent pas de fierté. Il leur arrive de reconnaître aux catholiques quelques supériorités. Deux d’entre eux causaient devant moi des garderies d’une grande ville industrielle du Nord, d’un de ces asiles où les ouvriers laissent le matin leurs enfans aux soins des religieuses et les reprennent le soir au sortir du travail.

— Il faudrait bien que nous ayons cela, disait l’un :

— Où trouverons-nous les dévouemens ?

— Bah ! c’est affaire de décorations.

Et ils se mirent d’accord, comme sur un fait d’expérience commune, pour constater qu’en dehors du monde religieux, on n’obtenait rien qu’avec de l’argent et des rubans.

Mais, pour atténué qu’il soit, leur anticléricalisme demeure foncier. Ces nouveaux venus se trouvent embarqués d’une telle manière, — là-dessus pas d’illusions, — qu’ils travaillent et travailleront pour que la France se débarrasse de ce qui porte l’empreinte chrétienne. Et leur antichristianisme n’est pas un simple article de programme, une nécessité de leur carrière politique, c’est bien un préjugé placé à la racine de toute leur pensée. Tous s’accordent pour croire qu’au village ils peuvent avantageusement remplacer l’église par l’école. Ils ne soupçonnent pas la raison d’être de la religion ; ils ne voient pas qu’elle correspond à des besoins réels ; ils éprouvent pour elle un mépris tranquille ; sans méchanceté, voire indulgent, dont leur physionomie est tout illuminée. Dans un Albert de Mun, un Groussau, « ces représentans d’un autre âge, » ils peuvent saluer la perfection de l’art et le caractère, mais ils ne doutent pas de leur propre supériorité intellectuelle. Aux yeux de tous ces hommes avec qui je viens de m’entretenir, la religion n’est qu’un ensemble de superstitions, une conception de l’univers dépassée, une vieille forme de l’esprit, une des peaux que l’humanité a progressivement dépouillées et laissées sur son chemin.

Ils le croient dur comme fer. Et qui de nous n’a pas été dressé à le croire ? Les maîtres à qui nous devons les enivremens de notre vingtième année nous ont tous aiguillés sur l’antichristianisme. Ils nous affirmaient que nous saurions, de nous-même, trouver comme un Marc-Aurèle, comme un Goethe, cette sagesse modératrice, cet équilibre, cette lumière et cette abondance, bref cette paix que l’Église offrait à nos pères et que d’ailleurs, à vingt ans, nous ne songions guère à désirer.

— Comment diable ! me disent parfois en conversation familière, quelques-uns de mes jeunes collègues, vous de qui nous connaissons toute la suite des ouvrages et qui n’avez jamais renié ni Taine, ni Renan, ni Sainte-Beuve ; comment êtes-vous dans cet état d’esprit de célébrer les églises, non seulement pour leur beauté, mais encore d’un point de vue moral et spirituel ? C’est pour les autres, n’est-ce pas ?

— Ah ! non, par exemple ! Non ! J’ai horreur de cette conception sèche d’une religion pour le peuple. Je ne suis pas de ceux qui aiment dans le catholicisme une gendarmerie spirituelle ! C’est pour moi-même que je me bats. Une église dans le paysage améliore la qualité de l’air que je respire. Parfaitement ! Ce qu’il y a de plus vivant et de plus noble chez les gens de France et chez moi s’accroît dans l’atmosphère catholique. Chacun de nous trouve dans l’église son maximum de rendement d’âme. Je défends les églises au nom de la vie intérieure de chacun.

— C’est bien extraordinaire.

— Mais non ! leur dis-je, fort ordinaire. Seulement, il faut avoir de l’expérience et de la rêverie. C’est la courbe normale d’une vie à la française et sans doute du plus grand nombre des vies dans tous les climats.

Et je suis tenté de leur raconter une espèce de petite histoire, la mienne, la leur, celle de tout le monde, une allégorie en trois points qui ne vaudrait complètement que si les paroles en étaient rayées et remplacées par de la musique, par cette musique courte et profonde qu’un Henri Duparc sait écrire, musique pareille à ces rivières lentes et noires qui coulent à ras de terre dans une campagne déserte.


Pax aut Bellum. — Il y a une trentaine d’années, je faisais mon premier voyage d’Italie. J’avais vingt ans. J’apprenais l’italien, j’étudiais l’histoire des arts et l’histoire du Risorgimento, je m’émouvais des gloires de la place publique et de celles qui se perfectionnent dans la solitude ; je lisais les poètes et je regardais les charmantes figures des jeunes Italiennes pareilles aux vierges des musées. Autour de moi, tout était poésie, romanesque, éclat, volupté, et je me disais : Quand pourrai-je me placer dans une de ces belles séries ? Quand donc en aurai-je fini avec ces lentes préparations de ma vie ?

Ces heures déjà lointaines, je les revois nettement, comme des îles brillantes sur la mer, et je me rappelle, entre autres, un jour que j’ai passé à Monte Olivetto, près de Sienne, dans le vieux couvent rouge sur la colline de cyprès noirs. Depuis lors, beaucoup de plaisirs et d’ennuis sont venus s’interposer entre mon esprit et ces images du passé. N’importe ! je respire encore les plaisirs que ce printemps italien dégageait de l’immense paysage raviné, calciné, planté d’arbres de cimetière, et je perçois, comme s’il était d’hier, le désœuvrement qui flottait, par cette après-midi trop longue, sur les brillantes peintures de Signorelli et de Sodoma.

Ces grandes scènes, charmantes et fastueuses sous les arceaux du cloître, c’est un saisissement divin. Au premier choc, tout notre être s’élance, mais de cette haute émotion, l’instant d’après, retombe à la plate vie. En moins d’une heure, j’avais épuisé toutes les ivresses de la solitude. Le couvent était quasi désert ; depuis que les moines en ont été expulsés, seuls y demeurent un prieur et quelques frères qui assurent l’entretien des vastes bâtimens, et cette demi-mort de la maison de prière devenue un reliquaire voluptueux avivait encore ma fermentation. J’allais trouver l’aimable prieur et, durant dix minutes, je lui exposais de bonne foi que le sublime de la vie, c’est l’intensité qu’elle prend dans une telle retraite, puis, sur son explication de l’emploi de ses journées, je sentais, je déclarais que le sublime ne se trouve qu’ailleurs, et je rejoignais les insipides compagnons que le hasard du voyage m’avait donnés depuis Sienne : un gros Marseillais tout rond, accompagné d’une nièce d’occasion, qui cachaient mal leur bonheur facile, tels Jupiter avec Hébé, derrière tout ce qu’ils avaient pu emporter de l’atmosphère de la Cannebière. Dix minutes, ils étaient la vie même, et tout de suite après, d’un ennui mortel. Je les fuyais pour retourner à la promenade, à la rêverie, à des lectures qui ne savaient pas me retenir.

Le ciel de Toscane déroulait sa splendeur sur ce paradis de l’art. Autour de moi, tout était neuf, plein de promesses et cependant fermé. J’étais excité par ce beau décor et impatient d’en voir d’autres ; j’interrogeais avec un excès de confiance toutes ces richesses éparses, et leurs réponses me décevaient. Ah ! ces beautés qui nous racontent les plaisirs et les douleurs des autres, ces cloîtres embaumés de fleurs, ces musées étincelans de formes divines, comme ils nous dégoûtent, à vingt ans, de notre plumage grisâtre, et nous font crier : « Des ailes, des ailes ! » A vingt ans, le jeune Disraeli, le futur lord Beaconsfield, était si fort ébranlé par le désir du pouvoir et de la gloire, ressentait une telle excitation nerveuse, qu’il croyait percevoir la rotation de notre planète. Il se figurait aller à l’encontre du mouvement de la terre et l’enregistrer comme celui qui prendrait un tapis roulant à l’envers.

Le lendemain, au moment de partir, j’allai avec les deux Marseillais prendre congé du prieur à qui chacun de nous remit, en remerciement de son hospitalité, une aumône pour ses œuvres. Et lui, à son tour, avec une charmante bonne grâce, il voulut nous offrir et nous dédier des brochures consacrées à son beau monastère. Sur la mienne, il tint un instant sa plume levée, et me regardant, il dit :

— Que vais-je écrire : Pax aut Bellum ?

Et moi de répondre précipitamment, comme si l’hésitation seule était déjà une offense à.tous ces rêves d’agitation et de gloire qui m’appelaient sur la scène du monde :

Bellum !

Ce fut un scandale. Le Marseillais et sa nièce me tiraient par mon veston. Mais le prieur, avec un sourire paisible, répliqua :

— Non, jeune homme, Pax.

Il dit cela avec solennité, en maintenant sur moi son regard, puis il écrivit lentement sur le petit livre que je possède encore le mot Pax, d’une écriture grande et claire, tandis que mes compagnons l’approuvaient d’une manière un peu désobligeante pour un jeune arrogant.


« Alors le jeune garçon s’enfuit sauvagement dans la vie. » Ainsi s’exprime le poète. Et de fait, aux heures de sa première force, un jeune homme s’acharne, foule aux pieds, dédaigne tant de choses qu’on peut le prendre pour un barbare. Je songe à cette fresque aux couleurs vineuses, violacées, pleines d’orage, que Delacroix peignit sur la muraille de Saint-Sulpice, et au jeune voyageur qui, tête baissée, dans une mystérieuse solitude où tressaillent d’un vague étonnement les choses, n’hésite pas d’assaillir l’ange.

Quel sentiment de la hiérarchie spirituelle dans le paysage ! Que ces grands chênes jouissent du plaisir d’être robustes ! Comme ils étaient et tourmentent leurs branchages sous les lueurs du matin ! Et ces buissons, ces rochers, comme ils demeurent dans un puissant repos ! Cette nature serait belle à soumettre, ces hautes montagnes à sillonner de routes, ces grands arbres à débiter en planches et en poutres ; cette terre si neuve produirait joyeusement une abondante moisson ; des parfums, des effluves, des aimans, des secours profonds enveloppent, viennent caresser doucement le passant. Mais un jeune héros, lui, ne songe pas à réjouir ses yeux du splendide rideau de ces apparences et ne se contenterait pas d’une tranquille possession. Obligé par sa force propre, il court à son haut destin ; il va droit à l’esprit. Quel drame ! Le voyageur a jeté à terre ses vêtemens et ses armes. Corps à corps, il affronte l’envoyé mystérieux du ciel. Comme un jeune bélier, il fonce, la tête en avant, légèrement inclinée, et sur ce dur petit crâne rond, on croit voir pointer des cornes.

Ce combattant, c’est une des plus belles images guerrières. Un jeune héros, d’un mouvement irrésistible, s’élance au cœur de la vie ; il court à ce que les faits contiennent d’émotion ; sur tous les domaines, il se fraye un passage jusqu’à l’esprit. Où qu’il débouche, c’est d’un tel élan que du monde de la nature il a pénétré dans le monde de l’âme… Celui-ci, que veut-il de cet ange ? « Laissez-moi aller, lui dit le mystérieux génie du ciel, car l’aurore commence déjà. » Et le jeune audacieux répond : « Je ne vous laisserai pas aller que vous ne m’ayez béni… »


Dans une sorte d’ivresse, devant tous les spectacles, les paysages, les événemens, les objets, j’ai désiré confusément l’esprit qu’ils contenaient. J’ai voulu le discerner, le saisir, me mesurer avec lui. Non pour le détruire ! Je n’ai jamais rêvé de rien jeter à terre. Je combattais pour m’affermir et m’augmenter. Je voulais me conquérir dans tout. Je me suis opposé violemment à tout ce qui n’était pas moi, mais quand j’avais pris corps à corps l’esprit mystérieux, je lui demandais sa bénédiction, son amitié, son alliance. Que nous attaquions ce qui court, ce qui rampe ou ce qui vole, nous ne cherchons pas d’autre fruit de la victoire que de nous annexer plus d’âme.

Où cela nous a-t-il mené ? Me suis-je, comme je voulais, développé, haussé, totalement employé ? D’étape en étape, je distingue mieux au fond de mon être une force oubliée, dédaignée, d’abord assoupie, mais accrue de toutes mes alliances ; j’entends un désir qui n’a pas eu sa part et qui chante plus fort à mesure que tous les autres, rassasiés jusqu’à la satiété, se taisent. Cette voix profonde me hèle, réclame son ascension à la lumière et s’efforce mystérieusement de redresser le cours de ma vie.

« Pax aut Bellum, » m’a dit le solitaire de Monte Olivello. J’ai répondu : « Bellum. » Aujourd’hui, je connais la stérilité de ces luttes, de ces heurts, où s’absorbe la jeunesse, et qui ne valent qu’autant qu’un mariage, une alliance, une étroite union les terminent ; je sais que, pour progresser, il faut s’associer avec un nombre de choses chaque jour plus considérable, prendre le pas avec tout ce qui marche, trouver le rythme universel, cesser de s’opposer, retrouver l’unité dont nous sommes issus, où nous devons rentrer. Après trente années, la voix du vieil homme s’est fait accueillir ; les cordes qu’elle devait frapper se sont mises à vibrer, et l’enthousiasme qui me disposait à une vie dangereuse se résout en une nostalgique aspiration à l’harmonie. Aujourd’hui, si je rencontrais l’Ange, je n’engagerais pas la lutte, je lui dirais : « Bel étranger, où est votre violon ? »

Pax ! mot magique, formule d’un désir, vieux comme l’humanité, de nous soumettre, de nous déprendre de nous-mêmes et de nous hausser hors du monde de la nature aveugle et batailleuse. « Maintenant, plus que de la musique, » conseille la Sibylle à Socrate. « Je ne veux pas mourir sur le coffre, » déclarait Turenne. Jean-Jacques Rousseau fait un recueil d’airs, de romances et de duos qu’il intitule : Les consolations des misères de ma vie. Au terme de son âge, Beethoven compose dans sa Messe en ré le triomphe de la paix intérieure. Lamartine, chargé d’expériences et d’années, conclut que « l’homme n’a pas été créé pour autre chose que l’adoration. » Même le vieux Renan, un degré plus bas, disait : « Je lirai des romans. » Et j’en connais pour qui ces trois lettres Pax, inscrites sur le marbre, ramènent la douceur dans un cimetière de novembre.

Ah ! puisse-t-elle ne jamais disparaître de nos villages, la haute demeure au front de laquelle rayonne ce grand mot, si puissant qu’il adoucit la mort. Que l’église s’écroule, où pourrons-nous rejoindre désormais le monde de l’âme, et, pauvres gens, écouler la musique de la Sibylle, les airs, les romances et les duos de Jean-Jacques, l’hymne adorant de Lamartine ? Nous faudra-t-il nous contenter d’une nature aveugle, implacable ? Où verrons-nous s’épanouir la fleur merveilleuse que nous demandons vainement aux chènevières, aux prairies et aux bois ? Où donc la nostalgique aspiration de l’âme apprendra-t-elle à briser, à faire éclater le moi individuel ? Où percevrons-nous ce qu’aucun laboureur n’a noté dans ses cultures, et qui fait le suprême enivrement d’une vie pleine de jours, la chanson du grain de blé qui meurt dans le sillon pour renaître ?


X. LA RÉUNION DE CAEN


31 mai 1912.

Mon collègue Engerand m’a dit :

— Vous devriez venir à Caen nous parler des églises. J’ai remercié et refusé.

— Caen est une ville admirable, que vous me montreriez mieux que personne. Mais j’ai décliné trente fois de faire des conférences sur les églises.

— Je vous comprends, m’a répondu Engerand ; ne pouvant pas aller partout, vous décidez de n’aller nulle part ; je ferais comme vous. Mais Caen est un lieu hors de pair, c’est « la ville des églises, » la patrie de M. de Caumont, le siège de la première société d’archéologie française. Et puis, c’est le pays de Chéron.

— Pourquoi me parlez-vous de Chéron ?

— Ses amis n’ont jamais fait une difficulté pour l’entretien des églises. Ecoutez des chiffres qui vous étonneront et que je vous garantis. La ville de Caen vient de consentir un sacrifice de deux cent mille francs pour remettre en état Saint-Jean, Saint-Pierre, Saint-Sauveur, enfin cinq églises ; et le Conseil général du Calvados nous a voté une somme complémentaire de soixante-quinze mille francs. Naturellement, l’État y va de sa quote-part sur les fonds des monumens historiques. C’est votre système, n’est-ce pas ? Vous préconisez la triple collaboration de l’État, de la commune et des fidèles. Venez l’exposer chez nous ; nous-mêmes, nous vous dirons ce que nous faisons, et vous reviendrez à Paris avec des approbations et des exemples qui vous serviront devant la Chambre. Dites que vous acceptez, et la Société française d’Archéologie va prendre l’initiative de tout organiser.

J’ai cédé à l’insistance amicale d’Engerand, et je m’en félicite. Je reviens de Caen. La réunion de ce vendredi 31 mai 1912 a été excellente. M. Eugène Lefèvre-Pontalis, directeur de la Société française d’Archéologie, professeur à l’Ecole des Chartes et membre de la Commission des Monumens historiques, présidait. Il a fait une belle leçon sur les églises du Calvados. Engerand, avec beaucoup d’esprit, a tracé un portrait en pied de M. Homais (qui n’était certainement pas dans la salle, car tout le monde riait de bon cœur et applaudissait). J’ai pris la parole. J’ai insisté sur ce fait qu’en venant dans cette ville célèbre par ses richesses architecturales, au milieu de la Société française d’Archéologie fondée par l’illustre Caumont sur l’appel de Montalembert et de Victor Hugo, je voulais marquer, d’une manière très nette, le caractère de ma campagne et préciser le terrain sur lequel peuvent se rejoindre, sans se donner de démenti, tous les défenseurs de notre trésor artistique, tous les hommes respectueux de la vie de l’esprit. « Empêchons les églises de s’écrouler, ai-je dit ; plus tard, nous nous occuperons du règlement général des difficultés créées par la loi de Séparation. Une solution générale et définitive, tout le monde le sait bien, ne s’obtiendra que le jour où l’on voudra s’entendre avec Rome. Mais aujourd’hui, le problème urgent, pour lequel il faut une solution, fût-elle provisoire, c’est que les églises soient entretenues, sauvegardées, même si les Conseils municipaux s’y opposent. »

Ce sont là les idées que je compte exposer dans mon prochain discours à la Chambre. Elles furent accueillies aussi bien que possible. Sur l’estrade avaient pris place, autour de Lefèvre-Pontalis et d’Engerand, M. Perrotte, maire de Caen, qui est un des chefs du parti radical dans le Calvados, Monseigneur de Bayeux, MM. Flandin, député de Pont-l’Évêque, Souriau, professeur à la Faculté des Lettres et président de l’Académie de Caen ; de Longuemare, président de l’Association normande ; Le Vard, président de la Société des Beaux-Arts, etc. La présence de l’évêque, du maire radical, des députés progressistes, des universitaires, des présidens de sociétés savantes, réunis en dehors de toute division politique pour affirmer qu’il faut sauver les églises, était à elle seule un programme d’action et un résultat.

Je suis très heureux de cette journée. En soi, c’est déjà quelque chose de beau et d’émouvant qu’une affirmation en commun, fût-elle sans effet immédiat ; mais celle-ci me semble prophétiser le salut des églises. D’où pourrait venir un empêchement ? A la Chambre, M. Chéron vient de me dire que, s’il avait été libre, il aurait aimé assister à la réunion, et qu’il était heureux de mon succès. De nombreux radicaux m’apportent leurs signatures. Je suis plein d’espoir, nous allons pouvoir faire voter mon projet de résolution. C’est tout de même quelque chose qui aide à la réussite, que d’avoir si profondément raison.


XI. HOMO SAPIENS

J’étais allé au Jardin des plantes préparer mon discours en me promenant. Je suis entré au Muséum. On y voit le tableau de la vie sur notre planète ; on y voit de vitrine en vitrine et d’âge en âge, à côté des premières gélatines animées, les familles d’êtres vivans surgir et mourir. Ces salles silencieuses où sont réunis comme par ordre de disparition les plus vieux témoins du monde, je les parcours à chaque visite avec un double respect, respect pour ce mystère infini et respect pour les savans qui ont si bien cherché et classé. Quelle excitation pour l’esprit, et en même temps, quelle simplicité et quelle unité, ce grand spectacle dépose dans notre âme !

Au troisième étage, à son rang de haute dignité dans la série animale, figure l’Homo Sapiens. Il est là naturellement à plusieurs exemplaires, dont un superbe, fort saisissant, bien complet, un homme de l’âge de pierre, qu’on a découvert dans une grotte auprès de Menton… Il vivait, Dieu sait quand, il y a au moins vingt mille ans, et déjà il faisait de grandes choses : il avait inventé le feu (on l’a trouvé auprès d’un foyer) et ces flèches que voilà près de lui ; et puis, c’était un artiste, il couvrait de dessins et de peintures les parois de son habitation. Il a bien mérité. Et chaque fois que je le visite, je suis content de le voir installé dans ce beau cadre, gardé par un descendant en casquette et entouré de soins administratifs très dignes.

Hier, tout animé par les méditations auxquelles je m’abandonne dans les marges de mon discours, je le regardais avec plus de sympathie encore. Il porte une résille de petits coquillages et cet ornement un peu affecté, maintenu dans sa chevelure par une longue épingle qu’on a laissée auprès de lui, s’accorde bien avec son caractère intellectuel dont témoignent ses travaux. Mais c’est sa personne même qui est parlante. Le voilà couché sur le côté, ses jambes repliées l’une sur l’autre, ses mains jointes. C’est le geste du repos, c’est un homme qui se couche pour mourir. Ce corps fragile nous conserve l’attitude d’une âme. Des pensées, des sentimens s’expriment dans la position de ces ossemens. Nous sommes en présence d’un être qui connaît la douleur comme les bêtes et qui connaît la mort et ses terreurs comme nous autres. Comme il souffre, comme il pense ! O mon parent ! Ma foi, je me suis découvert, je me sentais gêné d’être là, le chapeau sur la tête, à le dévisager dans sa dure agonie.

Ce qui est venu jusqu’à nous, cela seul que nous savons de certain sur ce lointain ancêtre, c’est ce qu’il y a de plus immatériel, de plus insaisissable, de plus fugitif au monde, la dernière angoisse, la suprême lassitude de tout le corps d’un pauvre être. Ses fils l’entouraient-ils, le soutenaient-ils dans leurs bras ? Avait-il autour de lui une petite société ? Ou bien fut-il abandonné de sa femelle et de ses petits ? Cela, je l’ignore ; les actes de ce mort sont écoulés, mais il reste de lui cette attitude tragique, ce rayon lointain de douleur qui, sous nos yeux, le sacre pareil à nous.

Oui, celui-là s’était déjà dégagé du limon de l’animalité. L’étincelle de l’esprit brillait dans son regard. L’amour, le dévouement, la piété, l’honneur, toutes ces forces, toutes ces beautés, il les portait en lui ; elles attendaient en lui.

Nous sommes étonnés, quand nous lisons les vieux chefs-d’œuvre, de voir que des sentimens subtils, délicats, poétiques que nous croyons rares aujourd’hui, existaient chez les hommes d’il y a des siècles. Nous sommes encore plus étonnés, quand nous voyons par les dessins comment ils marchaient, saluaient, s’accoudaient pour converser ou réfléchir. Mais nos nuances de physionomie, nos nuances d’âme, quelle stupeur de les trouver marquées sur notre plus lointain ancêtre ! Ce n’était pas seulement la même argile qui le formait, c’était le même feu qui l’animait. Il a connu les étoiles qui brillent dans noire ciel et les sentimens qui éclairent notre conscience. Pour traduire comment battait son cœur, il faudrait la même musique mystérieuse et indéterminée qui traduit la lenteur ou la précipitation de notre cœur. Dans ce terrible moment où la terre l’a saisi et gardé, nous le voyons, là, sous nos yeux, ce mourant, qui se dépasse, qui prend conscience de lui-même et qui s’interroge comme jamais il ne fit dans les heureuses journées de sa vie. À cette minute où si souvent un éclair illumine notre âme, il se demande : « Suis-je abandonné ? Quel est mon sort ? Dans quel monde invisible vais-je entrer ? » La nature ne lui répond rien. Elle l’écrase. Il est tombé à terre, désarmé ; longuement il appelle, puis il courbe la tête, il se soumet, soit au silence terrible, soit à une voix qui lui répond et qui l’enchante ; il s’abandonne aux mains de la mort avec le sentiment de son ignorance devant quelque chose de sacré.

Quelle image prodigieuse, dont je n’épuise pas les leçons, ni le drame, cet ancêtre qui meurt auprès de son feu, entre ces hautes vitrines garnies des silex éclatés dont il faisait ses flèches et ses haches ! Son angoisse suprême est exposée devant tous ; nous pouvons l’étudier tout aussi commodément que les outils de son industrie. Cette petite salle du Muséum est un des miracles du monde. C’est un de ces lieux où l’on n’est pas en présence d’un individu, mais en présence de l’Homme (de la même manière qu’en écoutant certaines réflexions de Pascal, c’est l’Homme que l’on entend penser). Dans cette vitrine de notre aïeul, j’entends, je vois les premiers vagissemens de la science et de la religion. Sur ce frêle débris a passé, aussi fugitif qu’un frisson de lumière, une angoisse qui traverse les générations avec une puissance qu’aucune mort n’arrête, qui nous rejoint et ne s’éteindra qu’avec le dernier homme. L’histoire de cette angoisse-là, c’est l’histoire du divin à travers l’humanité. Quel insensé croirait pouvoir écarter cette supplication venue du fond des âges et qui trouve sa voix, à chaque heure du jour, dans la liturgie de l’église de mon village ?


XII.
DEUXIÈME DISCOURS DES ÉGLISES


25 novembre 1912.

C’est pour aujourd’hui. A mon banc, j’attends mon tour de parole avec un fond d’inquiétude. Au dernier moment, plusieurs jeunes radicaux et radicaux-socialistes viennent de m’écrire pour me reprendre les signatures qu’ils m’avaient données. Nous étions bien d’accord pourtant ; nous avions reconnu paisiblement, à tête reposée, que pour des raisons diverses nous voulions une même chose : le salut de notre architecture religieuse, le salut du plus beau monument du village. Et maintenant ils se dédisent, se retirent sans explication en termes courtois et gênés. On m’assure que c’est l’effet d’une note menaçante parue dans La Lanterne. Mais laissons ! Je ne dois pas penser à ces manœuvres qui ne peuvent que me troubler ; je ne dois à cette heure penser qu’à l’excellence de la cause et à l’honneur de la tâche.


M. LE PRESIDENT. — La parole est à M. Maurice Barrès.

M. MAURICE BARRÈS. — L’ensemble de nos églises et de nos monumens d’architecture religieuse constitue un trésor national qu’il y a lieu de sauvegarder. Voilà le thème que je voudrais développer devant la Chambre pour lui demander qu’elle invite le Gouvernement à assurer, par des règles légales, la conservation, la préservation de ces monumens. (Très bien ! très bien ! ) C’est l’objet d’un projet de résolution que j’ai déposé entre les mains de M. le Président, et qui viendra aux voix sur l’article premier. Et je crois que cette idée peut nous mettre tous d’accord.

J’ai pour garant de mon espoir les signatures qu’ont bien voulu donner à mon projet de résolution un grand nombre de membres éminens de tous les partis. Comment douter du succès d’une cause qui réunit, de M. Denys Cochin à M. Albert Thomas, tant d’esprits aussi divers que MM. Villault-Duchesnois, Jutes Siegfried, Joseph Thierry, Auguste Bouge, Joseph Reinach, Louis Barthou, André Lefèvre, Marc Frayssinet, Paul Dupuy, Henry Chéron, Ferdinand Buisson, Leboucq, Charles Benoist, Aynard, d’Iriart d’Etchepare, Jonnart, et je ne cite pas ceux de mes collègues auxquels me réunissent des affinités plus directes et plus resserrées.

Tout le danger, dont j’ai un sentiment si vif que je voudrais pouvoir renoncer à la parole, c’est que, par quelque point de ma démonstration, je nuise à cet accord. Il est fatal qu’appartenant à des partis si divers, nous ayons, pour vouloir sauver les églises, des motifs différens. Il est possible que quelques-uns des argumens que je vais exposer satisfassent mal des collègues avec lesquels pourtant je m’entends sur le fond. Je les prie de considérer que je ne prétends parler au nom de personne, et qu’il ne faut voir dans mes observations que ma pensée propre. Je l’exposerai sans détour, et je suis convaincu que nous nous mettrons d’accord sur le but à atteindre, alors même que nous reconnaîtrions que nous y sommes conduits, les uns et les autres, par des voies variées. (Très bien ! très bien ! à droite.)

Il y a près de deux ans, la Chambre a examiné la situation critique de nos églises. Depuis deux ans, cette situation n’a fait que s’aggraver. Et cette aggravation du péril, à bien voir, est absolument inévitable, car elle tient à l’état même de notre législation.

Sous le régime du Concordat, il y avait les fabriques, corps ecclésiastiques constitués pour l’entretien du culte, et dont les revenus devaient être employés, en cas de besoin, aux réparations des églises ; il y avait les communes, qui étaient obligées à ces réparations en cas d’insuffisance du revenu des fabriques ; il y avait enfin un crédit dans le budget de l’État, qui comprenait des fonds destinés à être répartis à titre de subvention.

Aujourd’hui, par l’effet de la loi de Séparation, les fabriques ont disparu ; les communes, tout en étant devenues propriétaires, ne sont plus obligées aux réparations, et enfin le fonds de subvention a été supprimé.

Les fidèles mêmes qui voudraient courir au secours de leurs églises, que peuvent-ils ? L’argent qu’ils apportent peut être refusé par la commune propriétaire. Si la commune l’accepte, elle n’en doit aucun compte, elle n’est tenue dans aucun délai, soumise à aucun contrôle : le souscripteur n’a aucune garantie.

Ainsi, dans la situation légale où se trouvent aujourd’hui nos églises, personne n’a la responsabilité de leur entretien. Et les meilleures volontés peuvent être écartées. Le résultat, c’est que toutes nos églises, dans un délai plus ou moins long, sont vouées à la ruine.

Eh bien ! de cela l’opinion publique ne prend pas son parti. J’ai déposé sur le bureau de la Chambre une immense pétition vous demandant de protéger l’ensemble de nos églises, de sauvegarder la physionomie architecturale, la figure physique et morale de la terre française. Cette pétition est chargée des noms les plus illustres ; elle contient quasi tous les membres de l’Institut et des académies et sociétés archéologiques de province, et puis des représentans de notre Université. On y voit tous les âges. Auprès de grands artistes fameux se sont groupés les rapins de Montmartre. Et ce qui achève de donner son caractère saisissant à cette manifestation, c’est qu’elle est approuvée et contresignée par des savans fort éloignés d’une conception surnaturelle du monde. (Très bien ! très bien ! )

Une telle union d’esprits si divers, monsieur le ministre, nous entraine sur un plan où les querelles de parti n’ont plus de sens. Désormais la question des églises est déclassée. Elle est soustraite à la polémique. Vous pouvez l’examiner et la régler en toute sérénité.

Très évidemment, à l’origine de cette pétition il n’y a rien d’autre qu’un mouvement de sympathie et de vénération pour les églises de France, un mouvement d’amour. Puisse-t-il être communicatif ! On voudrait mettre en épigraphe sur cette pétition ce que Beethoven écrivait en tête de la partition de la Messe en ré : « Sortie du cœur, puisse-t-elle y retourner ! » (Applaudissemens.)

Oui ! puisse cette pétition des églises retrouver ce qui subsiste de noble et de généreux chez des hommes durcis par les luttes politiques !

Elle a trouvé partout le plus favorable accueil. Vous citerai-je, en date de septembre 1911, un vœu émis à l’unanimité par le Conseil municipal de Paris et demandant « que l’Etat intervienne pour empêcher la destruction et favoriser la restitution des monumens possédant un caractère soit artistique, soit historique… (Applaudissemens) ayant tenu une place dans l’existence nationale ou dans la vie locale des communes françaises. » (Applaudissemens au centre, à gauche et à l’extrême gauche.) Vous citerai-je encore, en date d’hier cette fois, un vœu du Conseil général de la Seine-Inférieure, toujours émis à l’unanimité : « A quelque parti que l’on appartienne, nous devons tous être d’accord pour trouver la solution nécessaire et pour protéger l’une des plus importantes parties de nos richesses nationales. » Enfin, ici même, par l’organe de ses rapporteurs, MM. Dubarle et Bories, votre commission des pétitions a accueilli très favorablement la pétition des églises. Et je rends bien volontiers hommage à la bonne volonté avec laquelle l’administration des Beaux-Arts fait face à une situation difficile. L’administration préfectorale, elle-même, je constate qu’elle a réparé, comme elle a pu, une partie des scandales que j’ai dénoncés, soit à cette tribune, soit dans la presse.

Mais cette bonne volonté générale est toute désarmée. Des vœux et des mesures individuelles de grâce, ce n’est pas suffisant. Tout ce que nous avons gagné dans l’ordre sentimental n’empêche pas les intempéries, non plus que la malignité des sectaires. Pendant qu’elles triomphent dans les cœurs et qu’on les porte si haut, nos églises rurales s’écroulent sur le sol. Dans les chemins creux de campagne, combien d’églises qui meurent ! On n’assassine plus en plein jour, mais derrière les haies ; (Interruptions à gauche.)

M. CHARLES BEAUQUIER. — Vous équivoquez.

M. MAURICE BARRÈS. — Que voulez-vous dire, monsieur Beauquier ?

M. CHARLES BEAUQUIER. — Je dis que vous développez une équivoque. Tout le monde est d’accord pour conserver les églises artistiques ; mais vous confondez continuellement toutes les églises avec celles-là. Voilà l’équivoque ! (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche.)

M. MAURICE BARRÈS. — Monsieur Beauquier, permettez-moi de vous dire qu’il faut que vous désiriez bien que je tombe dans l’équivoque pour la soupçonner dès les premières secondes de mon discours. Mes collègues se rendent compte que j’essaye d’exposer clairement mes pensées propres ; j’ai dit que je parlerais et je parle de « l’ensemble de nos églises. » Il sera très facile, quand j’aurai terminé mes explications, que chacun voie quelle est sa position exacte par rapport à la mienne. (Applaudissemens au centre et à droite.)

D’ailleurs, laissez-moi vous donner un exemple topique et permettez que j’entre dans de petits détails. Quelques faits bien précis éclairent mieux une situation que ne feraient les plus éloquentes généralités.

Dans une petite commune de l’Yonne, à Moulins-lès-Noyers il existe un calvaire. Ce calvaire est composé d’un Christ en bois sculpté, de la première partie du XVIIIe siècle, et il est l’œuvre d’un sculpteur de mérite, Charles-Antoine Bridan, grand prix de Rome, membre de l’Académie des beaux-arts. Ses œuvres sont remarquables. Vous avez probablement vu son Vulcain présentant à Vénus les armes qu’il a forgées pour Énée. C’est une des belles statues du jardin du Luxembourg. Je n’ai pas besoin de vous dire que nos sénateurs se mettent aisément d’accord, à quelque parti qu’ils appartiennent, pour l’entretenir parfaitement. (Rires et applaudissemens au centre et à droite.) Mais j’ai le regret de vous dire que l’entente entre les partis est moins facile à faire à Moulins-lès-Noyers. (Nouveaux rires.)

Dans le courant de l’année dernière, on s’aperçut que le calvaire avait besoin de réparations. Le conseil municipal, propriétaire, n’y voulait rien dépenser. Soit ! dirent les amis du calvaire, qui se cotisèrent et trouvèrent les 900 francs nécessaires. Mais le conseil municipal, ô merveille ! leur refusa l’autorisation de réparer. Vous entendez bien : des amis du calvaire, des contribuables, avec leur argent propre, sans demander aucun sacrifice à la commune, offraient de réparer cet objet intéressant, mais le conseil municipal le leur interdit.

On m’avertit. Le cas ne m’étonna pas outre mesure ; il y a des exemples assez nombreux. Pourtant je publiai dans l’Illustration un article accompagné de deux belles photographies. J’y invoquais M. Dujardin-Beaumetz. La direction des Beaux-Arts s’émut. Un architecte des monumens historiques vint à Moulins, et l’on me fît savoir que la question du classement était à l’étude et qu’il y avait bon espoir.

Mais, tandis que les bureaux méditaient, voilà-t-il pas que mon article et mes photographies faisaient auprès des marchands une belle réclame au Christ de Bridan. Elles avaient été reproduites dans un journal américain ; les antiquaires accoururent, et, complication merveilleuse, en se promenant dans le village, ils dénichèrent un tableau intéressant à la sacristie de l’église. Tout naturellement, ils demandèrent à l’acheter.

Là-dessus, en novembre dernier, arriva la nouvelle que la Commission des monumens historiques me donnait raison et qu’elle se prononçait pour le classement du calvaire.

D’urgence, le conseil municipal se réunit, et je veux que vous entendiez les considérans de la délibération qu’il prit, le 17 novembre, à sept heures du soir. Ecoutez cet extrait du registre des délibérations :

« Considérant que, d’après la loi de Séparation, il est interdit d’élever sur les places publiques tout monument ou emblème ayant un caractère religieux ;

« Considérant que la demande de réfection du calvaire n’émane que du curé seulement ; que la plupart des habitans s’en désintéressent complètement, estimant qu’elle n’est d’aucune utilité ;

« Considérant, en outre, que le conseil municipal, désireux que la neutralité soit observée, ne saurait donner son approbation à la réfection d’une construction de ce genre (Exclamations à droite et au centre) qu’on se propose de réédifier dans un but de propagande religieuse,

« Dans ces conditions et pour ces motifs, le conseil refuse son approbation à la demande de réparations, ainsi qu’à celle de classement. »

M. LE COMTE ALBERT DE MUN. — C’est une mentalité extraordinaire !

M. MAURICE BARRÈS. — Par bonheur, cette fois, la Commission des monumens historiques n’était pas d’humeur à reculer devant cette réunion de Bouvard, de Pécuchet et de Homais. (Rires et applaudissemens à droite.) Elle en appela devant le Conseil d’Etat, et, grâce à cette haute juridiction, l’injustifiable opposition du conseil municipal de Moulins a été brisée en septembre dernier, après une lutte de vingt mois.

Cette histoire nous fait connaître un esprit qui règne dans un trop grand nombre de communes autour des monumens religieux. Il y a des communes qui refusent d’entretenir des édifices devenus leur propriété ; d’autres qui refusent aux fidèles la faculté de subvenir à cet entretien avec leur argent, et d’autres, enfin, qui refusent à l’Etat de les classer parmi les monumens historiques.

Vous allez me répondre, monsieur le ministre : « Mais, votre histoire le prouve, nous sommes armés pour maintenir contre cette inintelligence les droits des créations de l’esprit ; nous pouvons en appeler au Conseil d’Etat ! »

Ah ! monsieur le ministre, il est heureux pour le calvaire de Moulins que j’aie pu y intéresser la presse, sans quoi c’en était fait ; ni vous, ni le Conseil d’Etat n’en eussiez jamais entendu parler.

Renseignez-vous auprès des inspecteurs des monumens historiques. Ils vous diront tous que, dans les départemens de Seine-et-Marne, de Seine-et-Oise et de l’Yonne, les églises dont les municipalités refusent le classement sont dans la proportion d’une sur deux, c’est-à-dire que 30 pour 100 des monumens proposés par les architectes ne peuvent pas être classés, faute du consentement des maires et des conseillers municipaux. Et vous ne passez pas outre.

M. LE MINISTRE DE L’INTERIEUR. — Le Conseil d’État statue.

M. MAURICE BARRÈS. — Comment ! Le Conseil d’État statue ? Ah bien ! alors je vous demande ce qu’attend le Conseil d’État pour statuer sur le cas de l’église de Chars, en Seine-et-Oise, magnifique édifice du XIIe siècle. Le dossier est prêt, les relevés sont faits ; mais on s’incline devant l’opposition du conseil municipal. Et le cas de l’église de Bornel (Oise) ? Il est encore plus beau.

A Bornel, un groupe de personnes généreuses offrait 15 000 francs à l’État pour restaurer l’église, superbe exemplaire de l’architecture du XIIe et du XIIIe siècle, si on le classait. Les architectes réclamaient ce classement. Mais un épicier, forte tête du cru, s’est mis en travers, déclarant que l’édifice n’avait aucune valeur archéologique. Et l’affaire n’a jamais pu aboutir. (Exclamations à droite.)

On peut rêver sur ce cas. Vous le voyez d’ici, M. l’épicier de Bornel, qui tient conseil dans sa boutique entre ses sacs de pruneaux et son tonneau de harengs saurs… (Rires à droite.)

Mes chers collègues, nous demanderons conseil à M. l’épicier de Bornel, quand il s’agira d’épicerie ; mais il fera bien, en matière architecturale, de s’en remettre à l’opinion de l’inspecteur des monumens historiques. (Applaudissemens à droite et au centre.)

Je ne puis admettre que ce soit à lui de décider qu’elles doivent périr, les fresques du XIIe siècle, et qu’on a vu assez longtemps au-dessus du village ces restes de l’obscurantisme et de la barbarie.

Quels sont, messieurs, vos sentimens devant l’épicier de Bornel ? (Mouvemens divers.) Moi, je me sens embarrasse devant lui comme si on me présentait un problème obscur. Dans les autres régions, les architectes consultent officieusement les maires avant de déposer leurs rapports. De la sorte, les refus restent dans l’ombre, et la statistique est impossible à dresser.

Oui, il y a une procédure de recours au Conseil d’Etat pour contraindre une municipalité à laisser classer son église ; mais la vérité, c’est que, grâce aux influences politiques, l’administration est impuissante contre les vandales. Chaque année est offerte une magnifique hécatombe d’églises : A quel Dieu ? A quelles idées ? Nous le savons tous : à l’épicier de Bornel.

Et pourtant, messieurs, quels trésors de noblesse et de poésie, quelle richesse matérielle aussi représentent ces églises de France, que nous sommes en train de laisser s’écrouler ! Leur série à traversées siècles constitue presque à elle seule la belle chaîne de l’art français. (Applaudissemens à droite et au centre.) Qu’avons-nous, en effet, d’architecture civile que nous ait légué notre passé, auprès de cette immense floraison, ininterrompue depuis plus de dix siècles et variée suivant les époques, suivant les régions, que dis-je ! suivant les paroisses ? Il n’y a pas sur la terre de France deux églises rurales qui soient en tous points pareilles, pas plus qu’il n’y a deux feuilles identiques dans la vaste forêt. Églises romanes, églises gothiques, églises de la Renaissance française, églises de style baroque, toutes portent un témoignage magnifique, le plus puissant, le plus abondant des témoignages, en faveur du génie français. (Applaudissemens à droite et au centre.) On ne peut comparer à une si belle tradition monumentale que la tradition de la musique en Allemagne. Encore cette tradition musicale allemande ne date-t-elle que du XVIe siècle, tandis que nous avons des églises depuis le IXe. Elles sont la voix, le chant de notre terre, une voix sortie du sol où elles s’appuient, une voix du temps où elles furent construites et du peuple qui les voulut. Il faut les sauver, monsieur le ministre ; il nous faut une règle légale qui assure la préservation, la conservation des églises. (Nouveaux applaudissement à droite et au centre.)

Une règle légale, mais laquelle ? Je vous le demande à vous, Gouvernement ; je vous demande quel est votre moyen, et comment vous comptez sauvegarder les édifices religieux de la France ?

C’est au Gouvernement à prendre l’initiative de la législation nécessaire. Pourtant je ne veux pas me dérober aux difficultés de la situation, et voici quelques idées que je me permets de vous soumettre.

Messieurs, si les églises de France menacent ruine, qui est-ce que l’esprit de notre législation désigne comme premier gardien et sauveur de ces monumens ? Assurément, c’est l’État. L’État est chargé de veiller à la conservation des choses publiques, et il ne dénie pas ce devoir ; il réclame de présider aux soins que doivent recevoir les monuments historiques, c’est-à-dire ceux qui présentent, au point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt national. Il y préside grâce à la procédure du classement. Eh bien ! je demande seulement que l’État continue, élargisse son action par le classement.

Il existe un rapport très intéressant de M. Bardoux, en date du 15 mars 1887, qui met bien en lumière le caractère national de notre architecture religieuse. Veuillez en accepter l’esprit, veuillez considérer que toutes nos églises jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ont un intérêt historique, un intérêt d’art, un intérêt documentaire, un intérêt national. Je vous demande de rester dans l’esprit de la loi de 1887 et simplement, en présence de nécessités nouvelles, d’élargir la tradition administrative. (Très bien ! très bien ! à droite et au centre.)

D’eux-mêmes, les bureaux des Beaux-Arts s’orientent dans cette voie ; mais ils classent, qu’il me soit permis de le dire, un peu au petit bonheur, quel que soit le sérieux de leurs enquêtes, parce que la politique s’en mêle et qu’ils obéissent tout naturellement, personne ne peut leur en faire un reproche, aux suggestions des députés. (Réclamations sur divers bancs à gauche.)

Ah ! messieurs, ne voyez là rien qui puisse désobliger aucun de mes collègues, ni l’administration des Beaux-Arts. Il est tout naturel, que chacun de nous signale à celle-ci le coin de France qu’il connaît le mieux. Pour ma part, ce que je recommande le plus volontiers à M. le Ministre des Beaux-Arts, c’est toujours une église, un monument que j’ai pu visiter ou qui est cher à mes compatriotes. Il n’y a rien là que de conforme aux bonnes règles de l’esprit ; et si vous ne voulez pas que j’aie défini votre manière de procéder, j’accepte très bien d’avoir défini la mienne propre. (Applaudissemens au centre et à droite.)

D’eux-mêmes les bureaux des Beaux-Arts s’orientent dans le sens que j’indique. Ils multiplient les classemens. Ils regrettent de se heurter à trop de résistances. Vous-mêmes, mes chers collègues, je le répète, je sais combien de demandes vous adressez aux services compétens. Eh bien ! pour tout simplifier, je vous propose, — c’est là mon premier point, — de classer en bloc toutes les églises jusqu’à l’année 1800 ; oui, toutes les églises construites avant le XIXe siècle, en réservant toutefois à l’administration la faculté de déclassement, je veux dire la faculté de déclasser celles qui tombent décidément en ruines et qui ne correspondent plus à rien d’utile, comme cela s’est fait, même au temps du Concordat.

Mais il ne suffit pas de classer. Le classement autorise la subvention ; il n’y donne pas un droit absolu. A qui incombera-t-il de faire les dépenses propres à la conservation de l’édifice ? Qui va réparer nos églises ?

Les associations cultuelles ? Il n’y en a pas, il n’y en aura pas. (Mouvemens divers.)

A gauche. — A qui la faute ?

M. MAURICE BARRÈS. — Est-il bien utile que je vous fasse observer que la difficulté réelle que vous soulignez là, et que je n’ai pas évité de marquer, nous entraînerait à un examen historique de la question, et qu’il est plus raisonnable à des hommes politiques de se mettre aujourd’hui en présence du fait ? Il n’y a pas d’association cultuelle. Ce qui me préoccupe, ce n’est pas d’établir des responsabilités historiques, — ce serait là un autre discours que je ne vous ai pas annoncé, — ce qui me préoccupe, c’est de sauver les églises, et de les sauver, non pas en contradiction avec qui que ce soit, en irritant la question, mais en vous soumettant le mal et les remèdes que j’y vois.

D’ailleurs, je suis tout prêt à me ranger à de meilleurs avis si, comme je n’en doute pas, de meilleurs avis nous sont proposés pour faciliter la solution de cet angoissant problème. (Très bien ! très bien ! à droite.)

A défaut des associations cultuelles, qui peut réparer les églises ? Les communes ? Oui, en principe, cela peut se soutenir, c’est soutenu par d’excellens esprits. Ne sont-elles pas les propriétaires ? Pourtant, je crois voir une grande difficulté à leur imposer des charges qu’elles n’ont jamais eues, qu’elles n’ont eues à aucun moment de notre histoire, ni avant la Révolution, ni après.

Dans l’ancienne France, qui est-ce qui construisait et entretenait les églises ? C’étaient les bienfaiteurs, c’étaient des abbayes très riches, puis les évêchés, les archevêchés, à l’aide de leurs revenus propres. Les habitans n’intervenaient que par des aumônes volontaires, sous la forme de quêtes[3]. Et, plus près de nous, sous le régime du Concordat, chacun se le rappelle, c’était la fabrique, autrement dit la communauté religieuse, qui était chargée de l’église. En fait, les fabriques n’ont jamais eu les disponibilités nécessaires pour les grosses réparations ; en fait, celles-ci étaient exécutées par les communes ; mais théoriquement la fabrique devait y suffire, et la commune n’arrivait qu’ensuite à titre subsidiaire.

Eh bien ! aujourd’hui, après la loi de Séparation, pouvons-nous imposer à la commune des charges plus lourdes qu’elle ne les connut jamais ?

Ah ! la grande faute, laissez-moi vous le dire, c’est le Gouvernement qui l’a commise (Interruptions à gauche), vous le savez bien comme moi, le jour où il a distribué aux communes les restes du budget des cultes sans conditions.

Je fais là allusion à un projet qui avait été déposé par MM. Briand, Caillaux et Clemenceau, et qui n’a pas été rapporté. Je crois bien qu’à cet instant nous avons passé à côté d’une solution assez satisfaisante. Mais allez donc reprendre aux communes ce qu’on leur a donné sans condition ! La commune dirait : « On m’a trompée. » Il n’y a pas aujourd’hui un gouvernement pour affronter cette mauvaise humeur, et je ne crois pas sage, pour aucun parti, de l’attirer sur lui et sur les églises.

Certes, je ne conteste pas que la commune ne soit intéressée à la conservation, au maintien, à la vie de l’édifice religieux ! C’est ma thèse, c’est mon sentiment le plus profond, c’est ma conviction raisonnée ; aussi faut-il que la commune puisse fournir autant que bon lui semblera sa contribution à l’église ; mais, à mon avis, sa libéralité doit être facultative ; je n’estime pas possible, ni historiquement, ni politiquement, de la rendre obligatoire.

Reste donc l’Etat.

L’Etat, en 1789, s’est approprié les biens qui servaient à l’entretien des églises. Cela lui crée une charge historique. Et puis c’est lui qui a la haute main pour veiller à la conservation des choses publiques. Spécialement, il préside aux grands intérêts historiques et artistiques du pays, à la haute vie morale de la nation. Il est le grand réparateur. A mon avis, c’est sur l’État que porte la principale responsabilité du sort de nos églises.

Mais la charge sera lourde, s’il doit à lui tout seul réparer tous les monumens de l’architecture religieuse.

Qu’il accepte donc tous les concours : les concours des communes et les concours des catholiques.

Et comment ces trois élémens, l’État, la commune et les hommes de bonne volonté ou, si vous voulez, les fidèles, joueront-ils ensemble ?

L’Etat ? En inscrivant dans son budget une somme globale qui sera distribuée à titre de subvention. La commune ? En intervenant comme l’y autorise la loi actuelle. Quant aux fidèles, là gît la difficulté, qui ne me semble pas insurmontable.

La difficulté, n’est-ce pas ? vous l’avez vue tout de suite : c’est qu’il n’y a pas d’associations cultuelles. A leur défaut, il s’agit de trouver une formule qui puisse être acceptée par la hiérarchie catholique et qui cadre avec l’ensemble de notre législation. Je vous propose que tout vote de fonds, émis par la commune pour réparation ou restauration de l’édifice religieux, donne droit à une subvention correspondante de l’Etat, et que tout contribuable, inscrit au rôle des contributions directes d’une commune, ait le droit de provoquer à ses frais la réparation ou la restauration des édifices religieux communaux, dans le cas où la commune refuse d’y procéder. Et là encore, l’allocation consentie par ce contribuable, après que les inspecteurs en auront reconnu l’utilité, donnera droit à une subvention correspondante de l’Etat. (Interruptions à gauche. — Mouvemens divers.)

Voilà, messieurs, les idées que je vous soumets. Vous le voyez, ma préoccupation a été de concevoir un projet qui cadre avec l’ensemble de notre législation. Ma solution est provisoire, en vue d’un but immédiat et limité. Plus tard, bientôt, quand la poussière de la bataille en retombant laissera mieux voir à des esprits mieux reposés les nécessités de la vie française, un gouvernement causera avec Rome, pour un règlement d’ensemble de la situation religieuse. (Interruptions à gauche. — Applaudissemens à droite et au centre.)

M. ANDRE LEFEVRE. — C’est une conception personnelle.

M. LEON PERRIER (Isère). — On ira à Canossa !

M. FRANÇOIS DELONCLE. — On aurait dû ne pas cesser de causer.

M. MAURICE BARRÈS. — Vous n’acceptez pas tous mon point de vue ; mais il est naturel que j’expose totalement ma pensée, Je ne prétends nullement parler à cette minute au nom des signataires de mon projet de résolution.

Je vous dis, moi, que je reste dans l’intérieur de la législation actuelle, que j’apporte ici une solution provisoire, en vue d’un but immédiat et limité. A mon avis, vous aurez un jour à régler l’ensemble du problème religieux, laissé indéterminé dans plusieurs de ses parties importantes par la loi de Séparation ; et ce problème, il saute aux yeux que vous ne pourrez pas le régler sans avoir une conversation avec Rome. (Interruption à gauche. — Très bien ! très bien ! à droite et sur divers bancs.)

M. GROUSSAU. — C’est l’évidence même.

M. FRANÇOIS DELONCLE. — Tout le monde en convient, personne n’ose le dire ; voilà la vérité. (Applaudissemens au centre et à droite. — Protestations à gauche.)

M. MAURICE BARRÈS. — Je vous ai exposé la situation. Pour y remédier, je recours aujourd’hui aux seuls moyens que notre législation met à notre disposition. Je m’en tiens à considérer les églises comme des monumens historiques, et cela me permet de leur obtenir des subventions, des subventions de tous, oui, le concours libre de tous les élémens laïques ou religieux.

C’est ainsi qu’on en a agi chaque fois que nos églises ont couru le péril où nous les voyons. Car, messieurs, deux fois déjà la France a connu cette crise des églises rurales : elle l’a connue après l’invasion anglaise, au début du XVe siècle, et une seconde fois au temps de la Fronde, lors des ravages des Espagnols dans le Nord. Et, dans ces deux époques, ce sont tous les élémens de la société religieuse et de la société civile qui sont intervenus pour les relever ou les réparer. Eh bien ! c’est ce qu’il faut faire aujourd’hui. Avec des formes nouvelles, c’est la même nécessité que jadis. Et cette vue qui agrandit l’horizon nous engage à croire que notre solution est juste, car, inspirée par les nécessités présentes, elle nous fait rentrer dans la vérité historique.

Messieurs, je vous ai exposé la situation et le remède immédiat que j’y vois : je l’ai fait sous ma propre responsabilité. Si mes solutions ne vous plaisent pas…

A gauche. — Non ! non !

M. MAURICE BARRÈS. —…cherchez-en, trouvez-en d’autres. (Applaudissemens au centre et à droite.) Ce qui est impossible ; c’est que le parti qui a la responsabilité du pouvoir ajourne plus longtemps d’agir. (Nouveaux applaudissemens.) Cela ne lui est permis que s’il se connaît, au secret de son cœur, froidement décidé à accepter la mort des églises. Et, dans ce cas, expliquez vos mobiles, dites le fond de votre pensée, déclarez durement mais nettement : « Ce qui nous gêne dans les églises… »

M. CHARLES BEAUQUIER. — C’est la religion.

M. MAURICE BARRÈS. —… « c’est qu’elles sont autre chose que des monumens, c’est qu’elles sont une idée, et cette idée, nous ne voulons plus la voir debout au milieu des villages. » Cela, c’est une doctrine. Affreuse, mais qui possède une longue tradition. Elle a des représentans fameux. Edgar Quinet aurait voulu voir toutes nos églises par terre, et je sais de lui un mot qui jette dans cette discussion comme une lueur de pétrole. (Exclamations à gauche.) Il ne pardonnait pas à Robespierre d’avoir, par son décret de décembre 1793, arrêté le mouvement des iconoclastes hébertistes et la dévastation générale des édifices catholiques. « Ce jour-là, déclarait-il avec amertume, Robespierre fit plus pour l’ancienne religion que les Torquemada et les saint Dominique. »

Est-ce là votre pensée ? Etes-vous d’accord avec Hébert et avec Edgar Quinet dans cette doctrine de dévastation et de ruine ? Etes-vous de ceux qui, après avoir jeté pendant des siècles leurs sarcasmes et leurs injures contre les hautes murailles pieuses, croient le moment venu de les pousser à terre ? Alors, venez à cette tribune ; osez dire ce qu’au même Quinet écrivait Michel de Bourges : « Puissé-je m’endormir de mon dernier sommeil au bruit des temples catholiques s’écroulant sous les coups du marteau populaire ! » Venez à cette tribune, étalez vos raisons, faites circuler les urnes comptez les bulletins, osez décréter la mort de nos 40 000 églises paroissiales, de nos innombrables chapelles, calvaires, croix de carrefour, croix de cimetière. (Applaudissemens à droite et au centre.) Donnez ordre qu’on les jette bas. Vous vous en défendez ? Hé ! ne voyez-vous pas qu’en la rendant inévitable, sans la décréter, cette ruine, vous vous souillez d’un crime aggravé d’hypocrisie ? (Nouveaux applaudissemens sur les mêmes bancs.)

Il n’est pas digne de cette Assemblée, et il n’est de l’intérêt de personne de rétrécir l’horizon autour d’un si haut problème et de cacher, de taire l’élément moral qui fait le centre, oui, l’intérêt central de cette question des églises. Vous ne me demandez pas de diminuer, de dénaturer, de masquer ma pensée complète. J’invoquais tout à l’heure en faveur des églises leur beauté, les souvenirs historiques qui s’y rattachent, leur agrément dans le paysage, et je laissais de côté l’essentiel, quelque chose qui est en elles et qui éveille nos sentimens de vénération. Ce n’est pas facile à préciser, dès l’instant qu’on ne parle pas purement et simplement le beau langage du croyant. Et pourtant, cela existe en dehors d’une âme croyante. Je n’en veux pas d’autre preuve que cette immense pétition des églises où se rencontrent des hommes d’éducation et de pensée si différentes.

Pendant que s’organisait cette pétition, durant les longues semaines où, chaque matin, je voyais affluer de tous les points de la France ces noms illustres ou inconnus des défenseurs des monumens religieux, sans cesse me revenait à l’esprit le souvenir d’une discussion qui s’ouvrit, il y a quelques mois, devant la Cour de cassation. C’était à propos de la loi de Séparation. La Cour se posa cette question : « A qui appartenaient les églises sous l’ancienne monarchie ? »

Les savans jurisconsultes répondirent : « A personne. »

Elles n’appartenaient à personne ! Cela s’explique si l’on se représente comment était construite une église rurale. Il était d’usage que le curé construisît le chœur, les puissans personnages la nef, et les habitans le clocher. Il résultait de là, non pas une propriété d’Etat, non pas une propriété communale, mais une chose publique, commune à tous, hors du commerce, affectée à perpétuité au culte divin. (Applaudissement à droite et au centre.) Les églises, dans l’ancien droit, ce sont des choses sacrées, la propriété de ceux qui sont morts et de ceux qui naîtront, un domaine spirituel, le domaine de Dieu. (Nouveaux applaudissemens sur les mêmes bancs.)

Quel saisissement d’entendre l’histoire du droit nous apporter une affirmation que, d’instinct, nos pétitionnaires ont retrouvée ! Ils nous disent, chacun avec son langage : « Sauvez les églises ; elles sont ce qui ne doit pas périr, ce qui est une réalité au-dessus de la nature, ce sur quoi se modèle la vie, oui, le modèle, la part du divin au village. »

Les pétitionnaires dont je suis ici le porte-parole… ne réduisent pas leur supplique à n’être que la défense de quelques pierres sculptées et heureusement dressées sur l’horizon. Si l’église fait bien dans le paysage, c’est qu’elle y est une âme, et que nous groupons tout naturellement sur elle les sentimens qu’en dépit des apparences il ne serait pas malaisé de retrouver en nous tous. (Applaudissement à droite et au centre.) Nous tous, nous nous sentirions exilés dans un village où il n’y aurait plus d’église et dans une France où les clochers ne monteraient plus vers le ciel. (Applaudissemens au centre et à droite.)

Oui, l’église nous attire tous, elle attire le fidèle, et celui-là même qui n’a pas la foi (Applaudissemens sur les mêmes bancs) ou qui, du moins, ne se repose pas dans la tranquille possession de la certitude. L’un y trouve l’espérance et l’autre plus que le souvenir. (Très bien ! très bien ! ) En jetant par terre les églises, vous ne renoncez pas seulement aux idées dogmatiques qu’elles renferment, vous renoncez aux pensées libres, aux impulsions profondes qu’elles éveillent depuis des siècles chez un homme de chez nous. (Applaudissemens au centre et à droite. Mouvemens divers.)

Vous n’en êtes pas touchés ! Ce beau clocher qui est l’expression la plus ancienne et la plus saisissante du divin dans notre race (Nouveaux applaudissemens sur les mêmes bancs), cette voûte assombrie où l’on prend le sentiment d’avoir vécu jadis et de devoir vivre éternellement, cette table de pierre où reposent les grands principes qui sont la vie morale de notre histoire, rien de tout cela ne vous persuade, rien ne vous retient de renverser cette maison qui, par sa porte ouverte à toute heure au milieu du village, crée une communication avec le divin et le mêle à la réalité quotidienne ? (Applaudissemens sur les mêmes bancs.) Et comme autrefois l’humanité rejeta les dieux de l’hellénisme, vous croyez le moment venu pour que le Christ n’ait plus ni temples, ni fidèles. Si un tel calcul existe, ce calcul sera trompé et cette haine déçue : si quelqu’un se réjouit de pouvoir un jour, en passant près des églises rurales effondrées, insulter le cadavre d’un ennemi, il n’aura pas cette honteuse satisfaction. Le catholicisme ne serait pas écrasé sous des pierres qui s’écroulent (Très bien ! très bien ! à droite), il s’en irait dans les granges… (Applaudissemens au centre et à droite.)

M. CHAULES BEAUQUIER. — C’est la vraie solution.

M. MAURICE BARRÈS. —… et sur des autels improvisés. Et, je fous le prédis, une immense jeunesse l’y suivrait, indignée de notre brutalité et de notre ingratitude. (Applaudissemens au centre et à droite.) Un opprobre éternel tomberait sur cette Assemblée si elle laissait s’écrouler les plus vieux monumens de notre vie spirituelle. J’ai la certitude que les nouvelles générations nous mépriseraient un jour, si elles dataient de notre passage l’écroulement des vénérables églises de France. (Vifs applaudissemens à droite et au centre. — L’orateur, en retournant à son banc, reçoit les félicitations de ses amis.)


« Vous rétablissez le budget des cultes ! » m’avait crié le rapporteur, un radical-socialiste, M. Félix Chautemps, et j’entendais sa phrase courir sur les bancs radicaux. Rien de plus faux qu’un tel reproche, car je ne faisais que réclamer l’exécution d’une promesse, vingt fois répétée par le gouvernement au long des débats sur la Séparation, d’inscrire au budget un crédit pour les réparations des églises. Mais qu’importe la vérité ! « Barrès veut rétablir le budget des cultes. Il veut refaire un Concordat ! » C’est le mot habile, l’invention aisée et funeste, M. Dumesnil, représentant d’un des pays de France les plus ingrats envers leurs églises, se chargea de la développer. Il s’efforça de fournir aux indécis, aux poltrons, un motif légitime de me trahir ou de s’abstenir. Dans ces miasmes, Marcel Sembat, demandant la parole, fit l’effet d’un coup de vent salubre.

Quel homme d’esprit, ce Sembat ! C’est le contraire d’un cuistre, et il possède un don pédagogique de premier ordre. A la tribune, il s’installe en toute simplicité, familier, explicatif, indulgent à la bêtise, établissant avec ses collègues, qu’il interpelle sans les traiter d’honorable ni même de Monsieur, une espèce de dialogue où il fait, d’une voix formidable, les demandes et les réponses, et qui amuse, retient les esprits, débrouille tous les écheveaux… A la Chambre, comme au théâtre, il y a des emplois que les grands sujets se partagent. M. Aynard tenait le rôle d’un gros bourgeois du vieux répertoire, qui ne connaît que le bon sens et qui ne s’en est pas si mal trouvé ; Jules Roche, c’est un répétiteur que ne lassera pas la bêtise de ses élèves et qui prétend faire entrer les matières de l’examen dans la cervelle des pires cancres ; Briand, c’est un homme de bien qui s’est juré de nous éclairer sur nos véritables intérêts ; Delahaye, un vieux chasseur, trop connu des perdreaux qui ne le laissent plus approcher ; Jaurès, un orchestre complet, toujours prêt à nous prodiguer les soli et les ensembles, qui enchanterait les mélomanes, si quelques-uns, à certains jours, ne se plaignaient que le capelmeister remue trop, se congestionne, leur donne le mal de mer et les empêche, avec ses gesticuIations de voir la musique. Augagneur joue les trappeurs, les émigrans. les Robinsons suisses. Avec ses deux larges mains, on le voit défrichant la forêt vierge, dépeçant les hippopotames, et aussi, la matraque au poing, surveillant le travail des esclaves. Sembat, lui, c’est l’homme instruit, le Parisien qui a rencontré une bande de provinciaux à l’Exposition universelle et qui les guide, pour rien, pour le plaisir de rendre service. Il a trouvé une baguette de démonstration et aujourd’hui il explique le tableau : Barrès sur le parvis défendant les églises de villages.

— Je pense, dit-il, qu’il y a deux choses qu’on ne peut pas refuser à Maurice Barrès et qu’il faut lui accorder. Il faut d’abord lui accorder que, depuis la Séparation, il s’est produit certaines disparitions et certains écroulemens d’églises qui ont été pour la nation entière une perte ; et en second lieu, il faut lui accorder qu’on s’est servi de la liberté que la loi laissait aux communes pour faire de véritables niches…

M. Aristide Briand, garde des Sceaux et ministre de la Justice, interrompt de son banc pour dire :

— C’est cela.

Et Sembat continuant :

— La loi de Séparation n’est pas faite pour permettre aux gens de se jouer des niches les uns aux autres. (Applaudissemens à gauche et à l’extrême gauche.) Maurice Barrès a parfaitement raison de vouloir faire cesser ces petites taquineries de village. (Très bien ! très bien ! ) Voilà, je crois, ce qu’il faut lui accorder.

Et avec l’assentiment quasi de tous, Sembat se déclare prêt à me rejoindre sur la place, devant l’église, à la condition qu’on ne l’oblige pas d’entrer dedans.

— Je ne suis pas, dit-il, comme Beauquier qui se tourne vers Dieu et le somme de faire un miracle.

À ce moment, pour ses péchés, M. Beauquier crut devoir interrompre !

Dieu devrait faire un miracle en faveur de ses églises, ce serait plus intéressant que de guérir des fistules.

— Ah ! Beauquier, lui répliqua Sembat avec une vivacité spirituelle qui souleva les rires sur tous les bancs, ah ! Beauquier, si vous étiez un monument (Hilarité), Maurice Barrès proposerait certainement de vous conserver à cause d’un certain cachet d’archaïsme. (Nouveaux rires.) Ce sont là des idées qui, je vous l’assure, ont fait leur temps.

Je note ces rires d’après l’Officiel avec soin, parce que la courbe des sentimens suscités aux diverses séances des églises par les propos toujours pareils de M. Beauquier rend compte des progrès du bon sens dans la Chambre. Dans le premier débat des églises, le 16 janvier 1911, les députés s’étaient bien gaussés du Dieu des chrétiens mis au défi de rebâtir lui-même ses temples ; mais cette fois, c’est de M. Beauquier que tout le monde rit à gorge déployée. Nous avons fait du chemin, tout de même, et telle est la force d’une idée vraie présentée avec naturel, que nul n’interrompt Sembat quand il se résume en trois déclarations de la plus grande importance :

— Nous ne pouvons pas, Maurice Barrès, laisser tomber votre campagne sans lui donner une sanction. Vous nous avez mis sous les yeux des faits qu’il fallait que nous regardions en face ; vous avez bien fait de nous obliger à les considérer. (Très bien ! très bien ! ) Pour ma part, je vous ai indiqué les points pour lesquels très joyeusement je marcherai avec vous : c’est d’abord pour la question du classement le plus large, c’est ensuite la fin des niches, c’est enfin l’obligation d’employer les fonds que les fidèles bénévolement offriraient pour réparer les églises. (Très bien ! très bien ! )

Pouvais-je, en écoutant ces argumens et ces bravos, douter de mon succès ? Je me disais, avec toute la Chambre : Le ministre maintenant a toutes facilités pour régler la question. Un socialiste unifié, grand dignitaire de la maçonnerie, aura sauvé les églises de France !

M. Stceg prit la parole, et d’une voix grise, sans allumer ses phares, avec des détours, mais en homme qui connaît bien le pays, il s’achemina en petite vitesse vers le centre du problème.

— La loi ne permet pas de contraindre les municipalités à réparer leurs églises, non plus qu’à accepter les offres de concours dont elles sont saisies. Allons-nous charger l’État des réparations de tous les édifices cultuels ? Ce serait dire que ces églises sont des organes d’un service public et national, ce serait donner un démenti formel à la loi de Séparation.

Les radicaux applaudissent. En effet, je ne vois rien de bon pour nous dans toutes ces phrases de Steeg. Mais, attention ! voici qu’il indique comme « susceptible d’un examen très attentif et même bienveillant » l’idée de permettre au Gouvernement « de venir en aide aux communes qui croiraient devoir assumer des dépenses facultatives mais utiles, pour assurer la conservation des édifices communaux affectés au culte. »

Bravo ! très bien ! Je suis aux anges ! Je me garde d’applaudir et même d’approuver de la tête ce prudent, cet excellent navigateur. Il connaît les écueils et le vent. Tout à l’heure il louvoyait pour franchir plus sûrement la passe et mieux gagner la haute mer. Laissons-le manœuvrer. C’est bataille gagnée… Mais quoi ! voici qu’il s’arrête, se retourne, se dédit… Qu’a-t-il à me parler de Port-Royal, de « ses murailles rasées, de son église démolie, de ses tombeaux profanés ? » Un chant de mort se dégage du milieu de ses argumens ; il entonne une hymne de revanche :

— L’église fut autrefois le centre et comme le foyer de vie intellectuelle, morale et sociale du village. Elle tenait lieu d’école et de maison commune. C’est un fait, mais un fait du passé. Ce qu’elle était, elle ne l’est plus. Il faut le reconnaître, et l’église ne le reconnaît pas toujours, monsieur Barrès. C’est peut-être ce qui explique ces inimitiés obstinées, tenaces et de mauvais goût que vous signaliez ; elle se dresse en concurrente passionnée et organisée de la société civile qu’a fait surgir la vie moderne…

Et c’est une longue philosophie de l’histoire, un rappel de tous les temples, de toutes les religions dont les débris jonchent le sol. Est-ce donc qu’il justifie la désolation des églises de France ? Il se l’explique. Il préférerait la conciliation, certes ! mais… « encore faut-il que dans cette œuvre de conciliation rien ne vienne s’interposer qui puisse contrarier ou annihiler l’effet de nos bienveillantes dispositions. » Et pour conclure il demande l’ajournement, le renvoi à la Commission du budget.

Pauvres églises ! Aux yeux de M. Steeg et du Gouvernement le moment de les sauver n’est pas venu. Tout à l’heure, quand il me faisait tant de plaisir, ce n’était qu’un amorçage, un moyen de tenter Rome. Sur l’objet même que nous discutons, sur les nobles églises qui meurent par milliers, pas un instant, cet être insensible n’a porté son regard ni sa sympathie.

On vote, et ma proposition est écartée par l’adoption de l’ordre du jour pur et simple qui maintient le statu quo, qui refuse de rien changer à une situation, de l’avis de tous, désastreuse.

La lecture de l’Officiel (après les rectifications) établit qu’il eût suffi de déplacer treize voix pour sauver les églises de France. D’un mot, d’un seul mot, ce jour-là, le Gouvernement, s’il l’avait voulu, les arrachait à la mort.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Émile-Paul, 1914.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1913.
  3. Et si, parfois, très rarement, ils subissaient, du fait de l’église, des taxes, des impositions, elles étaient paroissiales, religieuses, non municipales.