La Grande Révolution/LIV

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P.-V. Stock (p. 582-592).


LIV

LA VENDÉE — LYON — LE MIDI


Si l’insurrection échoua en Normandie et en Bretagne, les contre-révolutionnaires eurent plus de succès dans le Poitou (départements des Deux-Sèvres, Vienne et Vendée), à Bordeaux, à Limoges, et aussi, en partie, dans l’Est. Il y eut des soulèvements contre la Convention montagnarde à Besançon, à Dijon, à Mâcon — régions dont la bourgeoisie, nous l’avons vu, avait été féroce, en 1789, contre les paysans révoltés.

Le Midi, travaillé depuis longtemps par les royalistes, se souleva en plusieurs endroits. Marseille tomba aux mains des contre-révolutionnaires, girondins et royalistes, nomma un gouvernement provisoire et voulut marcher contre Paris. Toulouse, Nîmes et Grenoble se soulevèrent de même contre la Convention.

Toulon reçut une flotte anglaise et espagnole qui prit possession de cette place forte au nom de Louis XVII. Bordeaux, ville de commerce, fut aussi prêt à se soulever à l’appel des Girondins ; et Lyon, où la bourgeoisie marchande dominait depuis le 29 mai, se mit en insurrection ouverte contre la Convention et soutint un long siège, pendant que les Piémontais, profitant du désarroi dans l’armée qui devait avoir Lyon pour base, entraient en France.

Jusqu’à présent, les vraies causes du soulèvement de la Vendée ne sont pas suffisamment éclaircies. Certainement, l’attachement des paysans à leurs prêtres, habilement exploité par Rome, fut pour beaucoup dans leurs haines contre-révolutionnaires. Certainement, il y avait aussi dans les campagnes vendéennes un vague attachement au roi, et il était facile aux royalistes d’apitoyer les paysans sur le sort de ce pauvre roi qui « voulut le bien du peuple et fut guillotiné par les Parisiens » ; et, que de larmes furent versées par les femmes sur le sort du pauvre enfant, le Dauphin, enfermé dans une prison ! Les émissaires qui arrivaient de Rome, de Coblentz et d’Angleterre, munis de bulles du pape, d’ordres royaux, et d’or, avaient beau jeu dans ces conditions, surtout lorsqu’ils étaient protégés par la bourgeoisie — les ex-négriers de Nantes et les commerçants, auxquels l’Angleterre prodiguaient des promesses d’appui contre les sans-culottes.

Enfin, il y avait cette raison, qui, à elle seule, pouvait suffire pour soulever des provinces entières : la levée de trois cent mille hommes, ordonnée par la Convention pour repousser l’invasion. Cette levée fut considérée en Vendée comme une atteinte au droit le plus sacré de l’individu — celui de rester dans son pays natal.

Et cependant il est permis de croire qu’il y eut encore d’autres causes pour armer les paysans vendéens contre la Révolution. Continuellement, en étudiant les documents de l’époque, on aperçoit des causes qui devient produire un profond ressentiment chez les paysans contre l’Assemblée Constituante et la Législative. Le seul fait d’avoir aboli la réunion plénière des habitants de chaque village, qui avait été la règle jusqu’à ce que la Constituante l’eût abolie en décembre 1789, et le fait d’avoir divisé les paysans en deux classes — les citoyens actifs et les citoyens passifs — et livré l’administration des affaires communales, qui intéressaient tout le monde, aux élus des paysans enrichis, — cela seul suffisait pour réveiller dans les villages le mécontentement contre la Révolution. Celle-ci devenait l’œuvre des bourgeois de la ville.

Il est vrai que, le 4 août, la Révolution avait admis en principe l’abolition des droits féodaux et de la mainmorte ; mais celle-ci n’existait plus, à ce qu’il paraît, dans l’Ouest, et l’abolition des droits féodaux ne fut faite d’abord que sur le papier ; et comme le soulèvement des campagnes fut faible dans les régions de l’Ouest, les paysans se voyaient forcés de payer les redevances féodales, comme auparavant.

D’autre part, — et ceci fut très important pour les campagnes — la vente des biens nationaux, dont la plupart — tous les biens de l’Église — auraient dû revenir aux pauvres, tandis que maintenant ils étaient achetés par les bourgeois de la ville, renforçait les haines. À quoi il faut encore ajouter le pillage des terres communales au profit des bourgeois — pillage que la Législative vint renforcer par ses décrets (Voy. ch. XXVI.)

Ainsi la Révolution, tout en imposant de nouvelles charges aux paysans — impôts, recrues, réquisitions — ne donnait encore, jusqu’en août 1793, rien aux campagnes, à moins que celles-ci ne se fussent elles-mêmes emparées des terres des nobles ou du clergé. Par conséquent, une haine sourde naissait dans les villages contre les villes, et nous voyons, en effet, en Vendée, que le soulèvement est une guerre déclarée par la campagne à la ville, au bourgeois en général[1].

À l’instigation de Rome, l’insurrection éclata furieuse, sanguinaire, sous la direction des prêtres. Et la Convention ne pouvait lui opposer que des contingents insignifiants, commandés par des généraux, soit incapables, soit intéressés à faire traîner la guerre paresseusement en longueur.

Les députés girondins aidant, par leurs lettres, c’est ce qui arriva. Le soulèvement put s’étendre et devint bientôt si menaçant que les Montagnards eurent recours, pour y mettre fin, à des mesures odieuses.

Le plan des Vendéens était de s’emparer de toutes les villes, d’y exterminer les « patriotes » républicains, d’étendre l’insurrection sur les départements voisins, et de marcher ensuite sur Paris. Au commencement de juin 1793, les chefs vendéens, Cathelineau, Lescure, Stoflet, La Rochejacquelein, à la tête de 40.000 hommes, s’emparèrent en effet de la ville de Saumur, qui leur donnait ainsi la Loire. Puis, franchissant la Loire, ils s’emparèrent d’Angers (17 juin) et, cachant habilement leurs mouvements, ils se jetèrent rapidement sur Nantes, le port de la Loire, ce qui allait les mettre en contact direct avec la flotte anglaise. Le 29 et le 30 juin, leurs armées, rapidement concentrées, attaquaient Nantes. Mais, dans cette entreprise, ils furent battus par les républicains, perdirent Cathelineau, le vrai chef démocrate du soulèvement, et durent abandonner Saumur, pour se retirer sur la rive gauche de la Loire.

Il fallut, alors, un suprême effort de la part de la République pour attaquer les Vendéens dans leur propre pays, et ce fut une guerre d’extermination, qui amena vingt à trente mille Vendéens, suivis de leurs femmes, à l’idée d’émigrer en Angleterre, après avoir traversé la Bretagne. Ils traversèrent donc la Loire du sud au nord, et marchèrent vers le nord. Mais l’Angleterre ne voulait nullement de ces émigrés ; les Bretons, de leur côté, les reçurent froidement, d’autant plus que les patriotes bretons reprenaient le dessus, et toute cette masse d’hommes affamés et en guenilles fut de nouveau refoulée vers la Loire.

Nous avons déjà vu de quelle fureur sauvage les Vendéens, poussés par les prêtres, étaient animés dès le début de leur soulèvement. Maintenant, la guerre devenait une guerre d’extermination. En octobre 1793, — c’est madame La Rochejaquelein qui le dit, — leur mot d’ordre était : Plus de grâces ! Le 20 septembre 1793, les Vendéens avaient comblé le puits de Montaigu de corps encore vivants de soldats républicains, écrasés à coups de pierre. Charette, en prenant Noirmoutiers le 15 octobre, avait fait fusiller tous ceux qui s’étaient rendus. On enterrait des hommes vivants jusqu’au cou, et l’on s’amusait en faisant subir toute sorte de souffrances à la tête[2].

D’autre part, lorsque toute cette masse d’hommes rejetés sur la Loire fut refluée sur Nantes, les prisons de cette ville commencèrent à se remplir d’une façon menaçante. Dans ces bouges grouillants d’êtres humains, le typhus et toutes sortes de maladies contagieuses faisaient ravage ; elles se propageaient déjà dans la ville, épuisée par le siège. Comme à Paris, après le 10 août, les royalistes emprisonnés menaçaient d’égorger tous les républicains, dès que « l’armée royale » des Vendéens se rapprocherait de Nantes. Et les patriotes n’étaient que quelques centaines dans cette cité qui s’était enrichie par la traite des noirs et le travail des nègres à Saint Domingue, et qui s’appauvrissait, maintenant que l’esclavage était aboli. La fatigue des patriotes, pour empêcher la prise de Nantes par un coup de main de « l’armée royale » et l’égorgement des républicains, était telle que les hommes des patrouilles patriotes n’en pouvaient plus.

Alors le cri : « Tous à l’eau ! » qui se faisait entendre depuis 1792, devint menaçant. Une folie que Michelet compare à celle qui s’empare des hommes dans une ville pendant la peste, s’empara alors de la population la plus pauvre de la ville, et le conventionnel en mission, Carrier, dont le tempérament ne se prêtait que trop à ce genre de fureurs, laissa faire.

On commença par les prêtres, et l’on finit par exterminer plus de 2.000 hommes et femmes enfermés dans les prisons de Nantes. Quant à la Vendée en général, le Comité de salut public, sans même approfondir les causes du soulèvement de toute une région, et se contentant de l’explication banale de « fanatisme de ces brutes de paysans », sans chercher à comprendre le paysan et à l’intéresser à la République, conçut la sauvage idée d’exterminer les Vendéens et de dépeupler la Vendée. Seize camps retranchés furent fondés et douze « colonnes infernales » furent lancées sur le pays pour le ravager, brûler les cabanes des paysans et exterminer les habitants.

On devine facilement les fruits de ce système. La Vendée devint une plaie sanglante de la Révolution et qui saigna pendant deux années. Une immense région fut totalement perdue pour la République, et la Vendée fut la cause des déchirements les plus sanglants entre les Montagnards eux-mêmes.


Les soulèvements en Provence et à Lyon eurent une influence tout aussi funeste sur la marche de la Révolution. Lyon était alors une ville d’industries de luxe. Des quantités considérables d’ouvriers-artistes y étaient occupés, en chambre, à tisser de fines soieries et à faire des broderies d’or et d’argent. Toute cette industrie s’était arrêtée pendant la Révolution, et la population lyonnaise se trouvait divisée en deux couches hostiles. Les ouvriers-maîtres, les petits patrons et la bourgeoisie haute et moyenne, étaient contre la Révolution ; tandis que les ouvriers proprement dits, ceux qui travaillaient pour les petits patrons ou qui trouvaient du travail dans les industries connexes du tissage, se passionnaient pour la Révolution, et posaient dès lors les jalons du socialisme qui allait se développer au dix-neuvième siècle. Ils suivaient volontiers Chalier, un communiste mystique, ami de Marat, qui avait une forte influence dans la municipalité, dont les aspirations populaires ressemblaient à celles de la Commune de Paris. D’autre part, une propagande communiste active se faisait aussi par l’Ange — un précurseur de Fourier — et ses amis.

Les bourgeois, de leur côté, écoutaient volontiers les nobles et surtout les prêtres. Le clergé local avait alors à Lyon une forte influence, et se trouvait renforcé par une masse de prêtres émigrés qui venaient de la Savoie. La plupart des sections de Lyon avaient été habilement envahies par la bourgeoisie girondine, derrière laquelle se cachaient les royalistes.

Le conflit éclata, nous l’avons vu, le 29 mai 1793. On se battit dans les rues, et la bourgeoisie l’emporta. Chalier fut arrêté et, mollement défendu à Paris par Robespierre et Marat, il fut exécuté le 16 juillet, après quoi les représailles de la part des bourgeois et des royalistes furent terribles. La bourgeoisie lyonnaise, girondine jusque-là, encouragée par les révoltes de l’Ouest, fit ouvertement cause commune avec les émigrés royalistes. Elle arma 20.000 hommes et mit la ville en état de défense contre la Convention.

Marseille allait prêter main forte à Lyon. Ici, les partisans des Girondins s’étaient soulevés après le 31 mai. Inspirés par le Girondin Rebecqui, qui y était accouru en toute hâte, les sections, dont le grand nombre était aussi aux mains des Girondins, avaient levé une armée de 10.000 hommes qui se dirigea vers Lyon, avec l’intention de marcher de là sur Paris, contre les Montagnards. Ce soulèvement prit rapidement, comme on devait bien s’y attendre, un caractère franchement royaliste. D’autres villes du Midi – Toulon, Nîmes, Montauban, — se joignirent au mouvement.

Cependant l’armée marseillaise fut bientôt battue par les troupes de la Convention, commandées par Carteaux, qui rentra victorieux à Marseille, le 25 août 1793. Rebecqui se noya, mais une partie des royalistes vaincus se réfugia à Toulon, et ce grand port militaire fut livré aux Anglais. L’amiral anglais prit la ville, proclama Louis XVII roi de France et fit venir par mer une armée de 8.000 espagnols, pour tenir Toulon et ses forts.

Pendant ce temps, 20.000 Piémontais entraient en France pour secourir les royalistes lyonnais, et descendaient vers Lyon par les vallées de la Sallenche, la Tarentaise et la Maurienne. Les tentatives du conventionnel Dubois-Crancé d’entrer en pourparlers avec Lyon échouèrent. Le mouvement était tombé maintenant aux mains des royalistes, et ceux-ci ne voulaient pas entendre raison. Le commandant Précy, qui avait combattu dans les rangs des Suisses au 10 août, était un des fidèles de Louis XVI. Beaucoup de royalistes que l’on croyait émigrés étaient aussi venus à Lyon, combattre contre la République, et les chefs du parti royaliste se concertaient avec un agent des princes, Imbert-Colomès, sur les moyens de relier l’insurrection lyonnaise avec les opérations de l’armée piémontaise. Enfin le Comité de salut public lyonnais avait pour secrétaire le général Roubiès, père de l’Oratoire, tandis que le commandant Précy se trouvait en rapport avec l’agent des princes et leur demandait des renforts de troupes piémontaises et autrichiennes.

Il ne restait donc qu’à faire un siège en règle de Lyon, et ce siège fut commencé, le 3 août, par de vieilles troupes détachées pour cela de l’armée des Alpes, et des canons amenés de Besançon et de Grenoble. Les ouvriers lyonnais ne voulaient pas de la guerre contre-révolutionnaire, mais ils ne se sentaient pas assez forts pour se soulever. Ils s’échappaient de la ville assiégée et venaient rejoindre l’armée des sans-culottes qui, manquant elle-même de pain, le partagea avec 20.000 de ces fugitifs.

Entre temps, Kellermann avait cependant réussi, en septembre, à repousser les Piémontais, et Couthon et Maignet, deux conventionnels en mission, qui avaient levé en Auvergne une armée de paysans, armés de faux, de piques et de fourches, arrivaient le 2 octobre pour renforcer Kellermann. Le 9, les armées de la Convention prenaient enfin possession de Lyon.

Il est triste de dire que la répression républicaine fut terrible. Couthon inclinait, paraît-il, pour une politique de pacification, mais les terroristes eurent le dessus à la Convention. Il fut question d’appliquer à Lyon le plan que le Girondin Imbert avait proposé pour Paris, c’est-à-dire détruire Lyon, de façon qu’il n’en restât que des ruines sur lesquelles on planterait l’inscription : Lyon fit la guerre à la liberté — Lyon n’est plus. Mais ce plan insensé ne fut pas accepté et la Convention décida que les maisons des riches seraient démolies, mais que celles des pauvres seraient respectées. L’exécution de ce plan fut confiée à Collot-d’Herbois, et s’il ne le réalisa pas, c’est que la réalisation en était matériellement impossible : une ville ne se démolit pas facilement. Mais, par les exécutions et les fusillades dans le tas, auxquelles Collot eut recours, il fit un tort immense à la Révolution.

Les Girondins avaient beaucoup compté pour leur soulèvement sur Bordeaux. Cette ville « négociantiste » se souleva en effet, mais l’insurrection ne dura pas. Le peuple ne se laissa pas entraîner ; il ne crut pas aux accusations de « royalisme et d’orléanisme » lancées contre les Montagnards, et lorsque les députés girondins, évadés de Paris, arrivèrent à Bordeaux, ils durent se cacher dans cette cité qui aurait dû être, dans leurs rêves, le centre de leur soulèvement. Bientôt Bordeaux fit sa soumission aux commissaires de la Convention.

Quant à Toulon, qui était travaillé depuis longtemps par les agents anglais, et où les officiers de la marine étaient tous royalistes, il se livra entièrement à une flotte anglaise. Les patriotes, peu nombreux d’ailleurs, furent emprisonnés, et comme les Anglais, sans perdre de temps, armèrent les forts et en construisirent de nouveaux, il fallut un siège en règle pour s’en emparer. Ce ne fut fait qu’en décembre 1793.


  1. Quelques indices d’un caractère social dans le soulèvement la Vendée se trouvent, dit Avenel, dans l’ouvrage d’Antonin Proust : La justice révolutionnaire à Niort.
  2. Voyez Michelet qui a étudié la guerre de la Vendée d’après les documents locaux, sur les lieux. « On a souvent discuté, dit-il, de la triste question de savoir, qui avait eu l’initiative de ces barbaries, et lequel des deux partis alla plus loin, dans le crime ; on parle insatiablement des noyades de Carrier ; mais pourquoi parle-t-on moins mes massacres de Carette ?… D’anciens officiers vendéens, rudes et féroces, avouaient naguère à leur médecin, qui nous l’a redit, que jamais ils ne prirent un soldat (surtout de l’armée de Mayence) sans le faire périr, et dans les tortures, quand on en avait le temps.

    « Quand les Nantais arrivèrent, en avril 93, à Challans, ils virent cloué à une porte je ne sais quoi qui ressemblait à une grande chauve-souris ; c’était un soldat républicain qui, depuis plusieurs heures, restait piqué là, dans une effroyable agonie, et qui ne pouvait mourir » (livre XI, ch. V.)