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La Grande Révolution/LXV

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock (p. 697-705).


LXV

CHUTE DES HÉBERTISTES. — EXÉCUTION DE DANTON.


L’hiver se passait ainsi en luttes sourdes entre les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires qui chaque jour davantage relevaient la tête.

Au commencement de février, Robespierre se fit le porte-parole d’un mouvement contre certains conventionnels en mission, qui avaient agi, comme Carrier à Nantes et Fouché à Lyon, avec une fureur désespérante contre les villes soulevées, sans savoir distinguer entre les instigateurs de ces soulèvements et les hommes du peuple qui s’y étaient laissé entraîner[1]. Il demanda le rappel de ces conventionnels. Il les menaça de poursuites. Cependant ce mouvement échoua. Le 5 ventôse (23 février), Carrier était amnistié par la Convention, ce qui signifiait l’éponge passée sur les actes de tous les représentants en mission, quelles qu’eussent été leurs fautes. Les Hébertistes triomphaient ; Robespierre et Couthon, malades, ne se montraient pas.

Sur ces entrefaites, Saint-Just, revenu des armées, prononçait à la Convention, le 8 ventôse (26 février), un grand discours qui produisit une forte impression et brouilla toutes les cartes. Loin de parler de clémence, Saint-Just fit sien le programme terroriste des hébertistes. Lui aussi menaça, et bien plus fort qu’eux. Il promit d’entamer précisément le parti des « hommes usés », puisqu’il indiqua, comme victimes prochaines de la guillotine, les dantonistes, — la « secte politique qui marche à pas lents », « joue tous les partis » et prépare le retour de la réaction ; qui parle clémence, « parce que ces gens ne se sentent pas assez vertueux pour être terribles. » Ici, il eut beau jeu, puisqu’il parla au nom de la probité républicaine, alors que les hébertistes — du moins en paroles — s’en moquaient, et donnaient ainsi à leurs ennemis la possibilité de les confondre avec la tourbe des « profiteurs » de la bourgeoisie qui ne voyaient dans la Révolution que le moyen de s’enrichir.

Quant aux questions économiques, la tactique de Saint-Just, dans son rapport du 8 ventôse, fut de reprendre pour son compte — très vaguement — quelques-unes des idées des Enragés. Il avoua qu’il n’avait pas pensé jusqu’alors à ces questions. « La force de choses, dit-il, nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avions point pensé. » Mais aujourd’hui qu’il y pense, il n’en veut pas tout de même à l’opulence en soi ; il ne lui en veut que parce que les ennemis de la Révolution la détiennent : « Les propriétés des patriotes sont sacrées, mais les biens des conspirateurs sont là pour les malheureux. » Il développe tout de même quelques idées sur la propriété du sol. Il veut que la terre appartienne à celui qui la cultivera : que l’on saisisse la terre chez celui qui ne l’aura pas cultivé pendant 20 ou 50 ans. Il rêve une démocratie de petits propriétaires vertueux vivant dans une modeste aisance. Et il demande enfin que l’on saisisse les terres des conspirateurs pour les donner « aux malheureux. » Il ne peut y avoir de liberté tant qu’il y aura des malheureux, des indigents, et tant que les rapports civils (économiques) aboutissent à des besoins contraires à la forme de gouvernement. « Je défie, dit-il, que la liberté s’établisse, s’il est possible qu’on puisse soulever les malheureux contre le nouvel ordre de choses ; je défie qu’il n’y ait plus de malheureux si l’on ne fait en sorte que chacun ait des terres… Il faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres. » Il parle aussi d’une espèce d’assurance nationale : d’un « domaine public établi pour réparer l’infortune du corps social. » Il servira à récompenser la vertu, à réparer les malheurs individuels, à l’éducation. — Et, avec tout cela, beaucoup de Terreur. C’est la terreur hébertiste, légèrement teintée de socialisme. Mais ce socialisme est décousu. Ce sont des maximes, plutôt que des projets de législation. On voit que Saint-Just ne vise qu’une chose : c’est de prouver, comme lui l’a dit, que « la Montagne reste toujours le sommet révolutionnaire. » Elle ne se laissera pas devancer. Elle guillotinera les Enragés et les hébertistes, mais elle leur empruntera quelque chose.

Par ce rapport, Saint-Just obtenait de la Convention deux décrets. L’un répondait à ceux qui demandaient la clémence : le Comité de sûreté générale était investi du pouvoir de mettre en liberté « les patriotes détenus ». L’autre devait sembler prendre les devants sur les hébertistes et tranquilliser en même temps les acheteurs de biens nationaux : Les propriétés des patriotes seraient sacrées ; mais les biens des ennemis de la Révolution seraient séquestrés au profit de la République ; quant à ces ennemis mêmes, ils seraient détenus jusqu’à la paix, et puis bannis. Ceux qui voulaient que la Révolution marchât de l’avant étaient donc joués. Il ne restait de ce discours que des paroles.

Alors les Cordeliers décidèrent d’agir. Le 14 ventôse (4 mars) ils couvrirent d’un voile noir le Tableau des Droits de l’Homme. Vincent parla de la guillotine, et Hebert parla contre Amar, du Comité de sûreté générale, qui hésitait à envoyer soixante-et-un girondins au tribunal révolutionnaire. À mots couverts, il désigna même Robespierre, — non pas comme un obstacle à des changements sérieux, mais comme un défenseur de Desmoulins. C’était toujours revenir à la Terreur. Carrier lâcha le mot d’insurrection.

Mais Paris ne bougea pas, et la Commune refusa d’écouter les Cordeliers hébertistes. Alors, dans la nuit du 23 ventôse (13 mars), les chefs hébertistes — Hebert, Momoro, Vincent, Ronsin, Ducroquet et Laumur — furent arrêtés, et le Comité de salut public fit répandre sur eux, par Billaud-Varenne, toute sorte de fables et de calomnies. Ils voulaient, disait Billaud, faire dans les prisons un égorgement de royalistes ; ils devaient piller la Monnaie ; ils avaient fait enfouir des denrées pour affamer Paris !

Le 28 ventôse (18 mars) on arrêtait Chaumette, que le Comité de salut public avait destitué la veille, et remplacé par Cellier. Le maire Pache était destitué par le même Comité. Anacharsis Cloots avait été arrêté déjà le 8 nivôse (28 décembre) — sous l’inculpation de s’être informé si une dame était sur la liste des suspects. Leclerc, l’ami de Chalier, venu de Lyon et collaborateur de Roux, fut impliqué dans le même procès.

Le gouvernement triomphait.

Quelles furent les vraies raisons de ces arrestations du parti avancé, nous ne le savons pas encore. Y avait-il un complot, préparé par eux, pour s’emparer du pouvoir en s’aidant pour cela de « l’armée révolutionnaire » de Ronsin ? — C’est possible, mais nous ne savons là-dessus rien de précis.

Les hébertistes furent envoyés devant le tribunal révolutionnaire, et l’on poussa l’iniquité jusqu’à faire ce que l’on appelait un « amalgame ». On mit dans la même fournée des banquiers, des agents allemands, à côté de Momoro, qui dès 1789 s’était distingué par ses idées communistes, et qui donna absolument tout ce qu’il possédait à la Révolution, de Leclerc, l’ami de Chalier, et d’Anacharsis Cloots, « l’orateur du genre humain », qui avait entrevu, déjà en 1793, la république du genre humain, et qui osa en parler.

Le 4 germinal (24 mars), après un procès de pure forme qui dura trois jours, tous furent guillotinés.

On imagine quelle fête ce fut ce jour-là dans le camp des royalistes, dont Paris était rempli. Les rues, regorgeaient de muscadins accoutrés de la façon la plus « impayable », qui insultaient les condamnés, pendant qu’on les traînait jusqu’à la Place de la Révolution. Les riches payaient des prix fous pour avoir des places tout près de la guillotine et jouir de la mort de l’auteur du Père Duchesne. « La place devint un théâtre, dit Michelet. » Et « autour, une espèce de foire, les Champs-Élysées, peuplés, riants, avec les banquistes, les petits marchands. ». Le peuple, morne, ne se montrait pas. Il savait qu’on tuait ses amis.

Chaumette fut guillotiné plus tard, le 24 germinal (13 avril), avec l’évêque démissionnaire Gobel, — le crime imputé à eux deux étant l’irréligion. La veuve de Desmoulins et la veuve d’Hébert faisaient partie de la même fournée. Pache fut épargné, mais il fut remplacé, comme maire, par l’insignifiant Fleuriot-Lescaut, et le procureur Chaumette — par Cellier d’abord, puis par Claude Payan, un homme dévoué à Robespierre qui s’occupa plus de l’Être suprême que du peuple de Paris[2].

Les deux Comités, de sûreté générale et de salut public, l’emportaient enfin sur la Commune de Paris ! La longue lutte que ce foyer de révolution avait soutenue, depuis le 9 août 1792, contre les représentants officiels de la Révolution, se terminait. La Commune qui avait servi pendant dix-neuf mois de fanal à la France révolutionnaire, allait devenir un rouage de l’État. Après cela, c’était nécessairement la débâcle.

Cependant le triomphe des royalistes fut si grand après ces exécutions que les Comités se voyaient déjà débordés par la contre-révolution. C’est eux qu’on demandait maintenant pour la Roche Tarpéienne, si chère à Brissot. Desmoulins, dont la conduite avait été ignoble lors de l’exécution d’Hébert (lui-même l’a raconté), lançait un septième numéro de son journal, entièrement dirigé contre le régime révolutionnaire. Les royalistes se livraient à de folles manifestations de joie, et poussaient Danton à l’attaque contre les Comités. Toute la masse des Girondins qui se couvraient du nom de Danton, allait profiter de l’absence des révolutionnaires hébertistes pour faire un coup d’État, et alors c’était la guillotine pour Robespierre, Couthon, Saint-Just, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois et tant d’autres. C’était le triomphe de la contre-révolution dès le printemps de 1794. Alors les Comités se décidèrent à frapper un grand coup à droite, en sacrifiant Danton.

Dans la nuit du 30 au 31 mars (9 au 10 germinal), Paris apprit avec stupeur que Danton, Desmoulins, Philippeaux et Lacroix étaient arrêtés. Sur un rapport de Saint-Just à la Convention (rédigé d’après un brouillon, fourni par Robespierre, et qui s’est conservé jusqu’à nos jours), l’Assemblée ordonna immédiatement les poursuites. Le Marais, obéissant, vota comme on lui disait de voter. Les Comités firent de nouveau une « fournée », et envoyèrent, tous ensemble, devant le tribunal révolutionnaire, Danton, Desmoulins, Bazire, Fabre, accusé de faux, Lacroix, accusé de pillage, Chabot qui reconnaissait avoir reçu (sans d’ailleurs les dépenser) cent mille francs des royalistes pour une affaire quelconque, le faussaire Delaunay et l’entremetteur Julien (de Toulouse).

Le procès fut étouffé. Au moment où la défense vigoureuse de Danton menaçait de provoquer un soulèvement populaire, la parole fut coupée aux accusés.

Tous furent exécutés le 16 germinal (5 avril).

On comprend l’effet que dut produire sur la population de Paris et les révolutionnaires en général la chute de la Commune révolutionnaire de Paris et l’exécution d’hommes comme Leclerc, Momoro, Hébert, et Cloots, suivie par celle de Danton et de Camille Desmoulins, et enfin de Chaumette. Ces exécutions furent comprises à Paris et dans les provinces, comme la fin de la Révolution. Dans les cercles politiques, on savait que Danton servait de centre de ralliement pour les contre-révolutionnaires. Mais, pour la France en général, il restait le révolutionnaire qui fut toujours à l’avant-garde des mouvements populaires. — « Si ceux-là sont des traîtres, à qui donc se fier ? » se demandaient les hommes du peuple. — « Mais, sont-ils des traîtres ? » se demandaient les autres. « N’est-ce pas un signe certain que la Révolution touche à sa fin ? »

Certainement, c’en était un. Une fois que la marche ascendante de la Révolution s’est arrêtée, une fois qu’il s’est trouvé une force pour lui dire : « Tu n’iras pas plus loin ! » et ceci à un des moments où les revendications éminemment populaires essayaient de trouver leur formule ; une fois que cette force a pu abattre les têtes de ceux-mêmes qui essayaient de formuler ces revendications, les vrais révolutionnaires comprirent que c’était la mort de la Révolution. Ils ne se laissèrent pas prendre par les paroles de Saint-Just qui leur racontait que lui aussi en arrivait à penser comme ceux qu’il envoyait à la guillotine. Ils comprirent que c’était le commencement de la fin.

En effet, le triomphe des Comités sur la Commune de Paris, c’était le triomphe de l’ordre, et, en révolution, le triomphe de l’ordre, c’est la clôture de la période révolutionnaire. Maintenant il y aura encore quelques convulsions, mais la Révolution est finie[3].

Et le peuple, qui avait fait la Révolution, finissait par y perdre intérêt. Il abandonnait le pavé aux muscadins.

  1. On sait que le jeune Jullien lui avait parlé franchement des excès des représentants en mission, et surtout de ceux de Carrier. Voy. Une mission en Vendée.
  2. La loi du 14 frimaire (4 décembre), qui établissait le « Gouvernement révolutionnaire » avait remplacé les procureurs des communes, élus, par des agents nationaux, nommés par le Comité de salut public. Chaumette, confirmé dans ses fonctions, devenait ainsi un « agent national ». Ensuite, le jour où l’on arrêtait les hébertistes, le 23 ventôse (13 mars), le Comité de salut public fit voter par la Convention une loi qui lui permettait de remplacer provisoirement les fonctionnaires élus des communes qu’il destituait. Le Comité ayant destitué Pache, il nomma Fleuriot-Lescot maire de Paris, en vertu de cette loi.
  3. Avec Pache et Chaumette disparaissaient de la Révolution deux hommes qui avaient symbolisé pour le peuple la révolution populaire. Lorsque les envoyés des départements vinrent à Paris pour signifier l’acceptation de la constitution, ils furent frappés de trouver Paris tout à fait démocratique, dit Avenel (Anacharsis Clootz, t. II, pp. 168-169). Le maire, papa Pache, venait à pied de la campagne, son pain dans sa poche ; Chaumette, le procureur de la Commune, « habite une chambre avec sa femme qui ravaude. À qui frappe : Entrez ! Tout comme chez Marat ». Le père Duchesne, l’orateur du genre humain — tous également accessibles. C’est ces hommes que l’on enlevait au peuple.