La Grande Révolution/XXII

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P.-V. Stock (p. 218-225).

XXII

DIFFICULTÉS FINANCIÈRES
— VENTE DES BIENS DU CLERGÉ


Ce qu’il y avait de plus difficile pour la Révolution, c’est qu’elle devait se frayer son chemin au milieu de circonstances économiques terribles. La banqueroute de l’État restait une menace suspendue sur la tête de ceux qui avaient entrepris de gouverner la France, et si cette banqueroute arrivait, elle amenait une révolte de toute la bourgeoisie aisée contre la Révolution. Si le déficit avait été une des causes qui forcèrent la royauté à faire les premières concessions constitutionnelles, et qui donnèrent à la bourgeoisie le courage de réclamer sérieusement sa part du gouvernement, ce même déficit posa pendant toute la Révolution comme un cauchemar, qui hantait tous ceux qui furent portés successivement au pouvoir.

Il est vrai qu’à cette époque les emprunts d’État n’étant pas encore internationaux, la France n’avait pas craindre que les nations étrangères vinssent, comme ses créanciers, lui saisir d’un commun accord ses provinces, comme ce serait le cas si un État européen en révolution se déclarait en banqueroute. Mais il fallait penser aux prêteurs intérieurs, et si la France avait suspendu ses paiements, c’eût été la ruine de tant de fortunes bourgeoises, que la Révolution eût contre elle toute la bourgeoisie, grande et moyenne, – tout le monde sauf les ouvriers et les paysans les plus pauvres. Aussi l’Assemblée constituante, l’Assemblée législative, la Convention, et plus tard, le Directoire, durent-ils faire des efforts inouïs pendant toute une suite d’années pour éviter cette banqueroute.

La solution à laquelle s’arrêta l’Assemblée à la fin de 1789 fut celle de saisir les biens de l’Église, de les mettre en vente, et de payer en retour au clergé un salaire fixe. Les revenus de l’Église étaient évalués en 1789 à cent vingt millions pour les dîmes, à quatre-vingt millions d’autres revenus rapportés par les propriétés diverses (maisons, biens-fonds, dont la valeur était estimée à un peu plus de deux milliards) et à trente millions environ de contribution, ajoutés chaque année par l’État ; soit 230 millions par an. Ces revenus étaient évidemment répartis de la façon la plus injuste entre les divers membres du clergé. Les évêques vivaient dans un luxe recherché et rivalisaient en dépenses avec les riches seigneurs et les princes, tandis que les curés des villes et des villages, « réduits à la portion congrue », vivaient dans la misère. Il fut donc proposé par Talleyrand, évêque d’Autun, dès le 10 octobre, de prendre possession de tous les biens de l’Église au nom de l’État ; de les vendre ; de doter suffisamment le clergé (1.200 livres par an à chaque curé, plus le logement), et de couvrir avec le reste une partie de la dette publique, qui se montait à 50 millions de rentes viagères et à 60 millions de rentes perpétuelles. Cette mesure permettrait de combler le déficit, d’abolir le restant de la gabelle et de ne plus tabler sur les « charges » ou places d’officiers et de fonctionnaires que l’on achetait à l’État. En mettant en vente les biens de l’Église, on voulait aussi créer une nouvelle classe de laboureurs qui seraient attachés à la terre dont ils se seraient rendus propriétaires.

Ce plan ne manqua certainement pas d’évoquer de fortes craintes de la part de ceux qui étaient propriétaires fonciers. – « Vous nous conduisez à la loi agraire ! » fut-il dit à l’Assemblée. – « Toutes les fois, sachez-le, que vous remonterez à l’origine des propriétés, la nation y remontera avec vous ! » C’était reconnaître qu’à la base de toute propriété foncière il y avait l’injustice, l’accaparement, la fraude, ou le vol.

Mais la bourgeoisie non propriétaire fut enchantée de ce plan. Par ce moyen on évitait la banqueroute, et les bourgeois trouvaient des biens à acheter. Et comme le mot « expropriation » effrayait les âmes pieuses des propriétaires, on trouva le moyen de l’éviter. On dit que les biens du clergé étaient mis à la disposition de la nation, et l’on décida qu’on en mettrait de suite en vente jusqu’à concurrence de 400 millions. Le 2 novembre 1789 fut la date mémorable, où cette immense expropriation fut votée à l’Assemblée par cinq cent soixante-huit voix contre trois cent quarante-six. Contre trois cent quarante-six ! Et ces opposants, devenus dès lors ennemis acharnés de la Révolution, vont tout remuer pour faire au régime constitutionnel et plus tard à la République tout le tort possible et imaginable.

Mais la bourgeoisie, instruite par les encyclopédistes d’une part, hantée d’autre part par l’inéluctabilité de la banqueroute, ne se laissa pas effrayer. Lorsque l’immense majorité du clergé, et surtout les ordres monastiques se mirent à intriguer contre l’expropriation des biens du clergé, – l’Assemblée vota, le 12 février 1790, la suppression des vœux perpétuels et des ordres monastiques de l’un et de l’autre sexe. Elle eut seulement la faiblesse de ne pas toucher, pour le moment, aux congrégations chargées de l’instruction publique et du soulagement des malades. elles ne furent abolies que le 18 août 1792, après la prise des Tuileries.

On comprend les haines que ces décrets suscitèrent au sein du clergé, ainsi que chez tous ceux – et leur nombre était immense en province – sur lesquels le clergé avait prise ! Cependant, tant que le clergé et les ordres espéraient encore retenir la gestion de leurs immenses propriétés, qui ne seraient alors considérées que comme une hypothèque aux emprunts de l’État, ils ne montrèrent pas toute leur hostilité. Mais cette situation ne pouvait pas durer. Le Trésor était vide, les impôts ne rentraient pas. Un emprunt de 30 millions, voté le 9 août 1789, n’avait pas réussi ; un autre, de 80 millions, voté le 27 du même mois, donna beaucoup trop peu. enfin, une contribution extraordinaire du quart du revenu, avait été votée le 26 septembre, après un discours célèbre de Mirabeau. Mais cet impôt fut immédiatement englouti dans le gouffre des intérêts sur les emprunts anciens, et alors on arriva à l’idée des assignats à cours forcé, dont la valeur serait garantie par les biens nationaux confisqués au clergé, et qui seraient remboursés à mesure que la vente de ces biens ferait rentrer de l’argent.

On peut imaginer les spéculations colossales auxquelles donnèrent lieu cette vente de biens nationaux sur une grande échelle et l’émission des assignats. On devine facilement l’élément que ces deux mesures introduisirent dans la Révolution. Et cependant, jusqu’à présent économistes et historiens sont à se demander s’il y avait un autre moyen pour parer aux besoins pressants de l’État. Les crimes, l’extravagance, les vols, les guerres de l’ancien régime pesaient sur la Révolution. Commencée avec cet immense fardeau de dettes que l’ancien régime lui avait léguées, la Révolution dut en supporter les conséquences. Sous peine d’une guerre civile, encore plus terrible que celle qui se déchaînait déjà – sous la menace de se mettre à dos la bourgeoisie qui, tout en poursuivant ses buts, laissait cependant le peuple s’affranchir de ses seigneurs, mais aurait tourné contre toute tentative d’affranchissement, si les capitaux qu’elle avait engagés dans les emprunts étaient menacés, – placée entre ces deux dangers, la Révolution adopta le plan des assignats, garantis par les biens nationaux.

Le 29 décembre 1789, sur la proposition des districts de Paris (voy. plus loin, ch. xxiv), l’administration des biens du clergé était transférée aux municipalités, qui devaient mettre en vente pour 400 millions de ces biens. Le grand coup était frappé. Et, dès lors, le clergé, sauf quelques curés de village, amis du peuple, voua une haine à mort à la Révolution, – une haine cléricale, et les Églises s’y sont toujours entendues. L’abolition des vœux monastiques vint encore plus envenimer ces haines. Dès lors, dans toute la France, on vit le clergé devenir l’âme des conspirations pour ramener l’ancien régime et la féodalité. Il resta l’esprit et l’âme de cette réaction que nous allons voir surgir en 1790 et en 1791, et qui menaça d’arrêter la Révolution à ses débuts.

Mais la bourgeoisie lutta et ne se laissa pas désarmer. En juin et juillet 1790 l’Assemblée entama la discussion d’une grande question, – l’organisation intérieure de l’Église en France. Le clergé étant maintenant un salarié de l’État, les législateurs conçurent l’idée de l’affranchir de Rome et de le soumettre entièrement à la Constitution. Les évêchés furent identifiés avec les nouveaux départements : leur nombre fut ainsi réduit, et les deux circonscriptions — celle du diocèse et celle du département administratif – furent identifiées. Cela pouvait encore passer ; mais l’élection des évêques fut confiée par la nouvelle loi aux électeurs – à ceux-là mêmes qui choisissaient les députés, les juges et les administrateurs.

C’était dépouiller l’évêque de son caractère sacerdotal et en faire un fonctionnaire de l’État. Il est vrai que dans les anciennes Églises les évêques et les prêtres étaient nommés par le peuple ; mais les assemblées d’électeurs, réunies pour des élections de représentants politiques et de fonctionnaires, n’étaient pas les anciennes assemblées du peuple, des croyants. Bref, les croyants y aperçurent une atteinte portée aux vieux dogmes de l’Église, et les prêtres tirèrent tout le profit possible de ce mécontentement. Le clergé se divisa en deux grands partis : le clergé constitutionnel, qui se soumit, du moins pour la forme, aux nouvelles lois et prêta serment à la Constitution, et le clergé insermenté, qui refusa le serment et se mit ouvertement à la tête du mouvement contre-révolutionnaire. Ce qui fit que dans chaque province, dans chaque ville, dans chaque village et hameau la question se posa pour les habitants de savoir s’ils allaient se mettre pour la Révolution ou contre elle ? Par conséquent, les luttes les plus terribles durent être vécues dans chaque petite localité pour décider lequel des deux partis allait prendre le dessus. De Paris, la Révolution fut transportée dans chaque village. De parlementaire, elle devenait populaire.

L’œuvre accomplie par l’Assemblée Constituante fut certainement bourgeoise. Mais pour introduire dans les habitudes de la nation le principe d’égalité politique, pour abolir les survivances de droits d’un homme sur la personne d’une autre, pour réveiller le sentiment d’égalité et l’esprit de révolte contre les inégalités, l’œuvre de cette Assemblée fut immense. Seulement, il faut se souvenir, comme l’avait déjà fait remarquer Louis Blanc, que pour entretenir et rallumer ce foyer que représentait l’Assemblée, il fallut « le vent qui soufflait alors de la place publique ». « L’émeute même, ajouta-t-il, en ces jours incomparables, faisait sortit de son tumulte de si sages inspirations ! Chaque sédition était pleine de pensées ! » Autrement dit, ce fut la rue, ce fut le peuple dans la rue qui, tout le temps, obligea l’Assemblée à marcher de l’avant dans son œuvre de reconstruction. Mêle une assemblée révolutionnaire, ou qui, du moins, s’imposait révolutionnairement, comme le fit la Constituante, n’aurait rien fait si le peuple ne l’avait poussée, l’épée dans les reins, et s’il n’avait abattu par ses nombreux soulèvements la résistance contre-révolutionnaire.