La Grande Révolution/XXXIV

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P.-V. Stock (p. 362-380).

XXXIV

L’INTERRÈGNE — LES TRAHISONS


Le peuple de Paris pleurait ses morts et demandait à grands cris justice et punition de ceux qui avaient provoqué le massacre autour des Tuileries.

Onze cents hommes, dit Michelet, trois mille selon la rumeur publique, avaient été tués par les défenseurs du château. C’étaient surtout des hommes à piques, la gent très pauvre des faubourgs, qui avaient souffert. Ils se ruaient en masse sur les Tuileries et tombaient sous les balles des Suisses et des nobles, qui étaient protégés par les fortes murailles.

Des tombereaux remplis de cadavres se dirigeaient vers les faubourgs, dit Michelet, et là, on étalait les morts, afin qu’ils pussent être reconnus. La foule les entourait, et les cris de vengeance des hommes se mêlaient aux sanglots des femmes.

Dans la soirée du 10 août, et le lendemain, la fureur populaire se porta surtout sur les Suisses. Des Suisses n’avaient-ils pas jeté leurs cartouches par les fenêtres, invitant la foule à entrer dans le palais ? Le peuple ne cherchait-il pas à fraterniser avec les Suisses postés sur le grand escalier d’entrée, lorsque ceux-ci ouvrirent à bout portant un feu nourri et meurtrier sur la foule ? Bientôt le peuple comprit cependant qu’il fallait frapper bien plus haut si l’on voulait atteindre les instigateurs du massacre. Il fallait frapper le roi, la reine, « le comité autrichien » des Tuileries.

Or, c’était précisément le roi, la reine et leurs fidèles que l’Assemblée couvrait de son autorité. Il est vrai que le roi, la reine, leurs enfants et les familières de Marie-Antoinette étaient enfermés dans la tour du Temple. La Commune avait obtenu de l’Assemblée leur transfert dans cette tour, en déclinant toute responsabilité s’ils restaient au Luxembourg. Mais au fond, il n’y avait rien de fait. Il n’y eut rien de fait jusqu’au 4 septembre.

Le 10 août, l’Assemblée s’était refusée même à proclamer la déchéance de Louis XVI. Sous l’inspiration des Girondins, elle n’avait fait proclamer que la suspension de Louis XVI, et elle s’était empressée de nommer un gouverneur au Dauphin. Et maintenant, les Allemands, entrés en France, le 19, au nombre de 130,000 hommes, marchaient sur Paris pour abolir la constitution, rétablir le roi dans son pouvoir absolu, annuler tous les décrets des deux assemblées, et mettre à mort « les jacobins », c’est-à-dire tous les révolutionnaires.

On comprend aisément l’état d’esprit qui devait régner dans ces conditions à Paris ; sous des extérieurs de tranquillité, une sombre agitation s’emparait des faubourgs, qui, après leur victoire sur les Tuileries, si chèrement payée, se sentaient trahis, par l’Assemblée et même par les « chefs d’opinion » révolutionnaires qui, eux aussi, hésitaient de se prononcer contre le roi et la royauté.

Chaque jour, de nouvelles preuves étaient apportées à la tribune de l’Assemblée, aux séances de la Commune, dans la presse, du complot qui avait été ourdi aux Tuileries avant le 10 août et qui continuait à Paris et dans les provinces. Mais rien n’était fait pour frapper les coupables ou pour les empêcher de renouer la trame de leurs complots.

Chaque jour les nouvelles de la frontière devenaient de plus en plus inquiétantes. Les places étaient dégarnies, rien n’avait été fait pour arrêter l’ennemi. Il était évident que les faibles contingents français, commandés par des généraux douteux, ne sauraient jamais arrêter les armées allemandes, deux fois plus fortes en nombre, aguerries, et dont les généraux jouissaient de la confiance de leurs soldats. On escomptait déjà, entre royalistes, le jour, l’heure, où l’invasion frapperait aux portes de Paris.

La masse de la population comprenait le danger. Tout ce qu’il y avait de jeune, de fort, d’enthousiaste, de républicain dans Paris, courait s’enrôler pour partir vers la frontière. L’enthousiasme montait jusqu’à l’héroïsme. L’argent, les dons patriotiques pleuvaient dans les bureaux d’enrôlement.

Mais à quoi bon tous ces dévouements, lorsque chaque jour apporte la nouvelle de quelque nouvelle trahison, que toutes ces trahisons viennent se rattacher au roi et à la reine, qui, au fond du Temple, continuent à diriger les complots ? Malgré la sévère surveillance de la Commune, Marie-Antoinette ne sait-elle pas tout ce qui se passe au dehors ? Elle est renseignée sur chaque pas des armées allemandes ; et lorsque des ouvriers viennent mettre des grilles aux fenêtres du Temple : « À quoi bon ! », leur dit-elle, « dans huit jours nous ne serons plus ici. » En effet, c’est entre le 5 et le 6 septembre que les royalistes attendaient l’entrée de quatre-vingt mille Prussiens dans Paris.

À quoi bon s’armer, courir aux frontières, lorsque l’Assemblée législative et le parti qui est au pouvoir sont des ennemis déclarés de la République ? Ils font tout pour maintenir la royauté. En effet, quinze jours avant le 10 août, le 24 juillet, Brissot n’a-t-il pas parlé contre les Cordeliers qui voulaient la République ? N’a-t-il pas demandé qu’ils fussent frappés par le glaive de la loi[1] ? Et maintenant, après le 10 août, le club des Jacobins, qui est le rendez-vous de la bourgeoisie aisée, ne garde-t-il pas — jusqu’au 27 août — le silence sur la grande question qui passionne le peuple : La royauté, appuyée par les baïonnettes allemandes, sera-t-elle maintenue, oui ou non ?

L’impuissance des gouvernants, la pusillanimité des « chefs d’opinion » à cette heure de danger, poussaient nécessairement le peuple au désespoir. Et il faut, en lisant les journaux de l’époque, les mémoires et les lettres privées, revivre soi-même les diverses émotions vécues à Paris depuis la déclaration de la guerre, pour apprécier la profondeur de ce désespoir. C’est pourquoi nous allons récapituler brièvement les principaux faits.

Au moment où la guerre était déclarée, on portait encore Lafayette aux nues, surtout dans les milieux bourgeois. On se réjouissait de le voir à la tête d’une armée. Il est vrai qu’après le massacre du Champ de Mars, on avait conçu déjà des doutes à son égard, et Chabot s’en était fait l’écho à l’Assemblée, au commencement de juin 1792. Mais l’Assemblée traita Chabot de désorganisateur, de traître, et le réduisit au silence.

Cependant, voilà que le 18 juin l’Assemblée recevait de Lafayette sa fameuse lettre dans laquelle il dénonçait les Jacobins et demandait la suppression de tous les clubs. Cette lettre, arrivant quelques jours après que le roi eut renvoyé le ministère girondin (le ministère jacobin comme on disait alors), la coïncidence donnait à réfléchir. Néanmoins, l’Assemblée passa outre, en jetant un doute sur l’authenticité de la lettre ; sur quoi le peuple se demanda, évidemment, si l’Assemblée n’était pas de connivence avec Lafayette ?

Malgré tout, l’effervescence grandissait toujours, et le peuple se leva enfin, le 20 juin. Admirablement organisé par les sections, il envahit les Tuileries. Tout se passa, nous l’avons vu, assez modestement ; mais la bourgeoisie fut saisie de terreur, et l’Assemblée se jeta dans les bras de la réaction en lançant un décret contre les rassemblements. Là-dessus, le 23, arrive Lafayette : il se rend à l’Assemblée, où il reconnaît et réclame sa lettre du 18 juin. Il blâme en termes violents le 20 juin. Il dénonce les « Jacobins » avec encore plus d’acrimonie. Luckner, commandant d’une autre armée, se joint à Lafayette pour blâmer le 20 juin et témoigner de sa fidélité au roi. Après quoi, Lafayette se promène dans Paris, « avec six ou huit officiers de l’armée parisienne qui entourent sa voiture[2]. » On sait aujourd’hui pourquoi il était venu à Paris. C’était pour persuader le roi de se laisser enlever, et de le mettre sous la protection de l’armée. Aujourd’hui, nous en avons la certitude ; mais alors on commençait déjà à se méfier du général. Un rapport fut même présenté à l’Assemblée, le 6 août, demandant sa mise en accusation ; sur quoi la majorité vota pour le disculper. Que devait en penser le peuple ?[3]

« Mon Dieu, mon ami, que tout va mal ! » écrivait madame Jullien le 30 juin 1793, à son mari. « Car, remarquez que la conduite de l’Assemblée irrite tellement la masse que, quand il plaira à Louis XVI, de prendre le fouet de Louis XIV pour chasser ce débile parlement, on criera bravo de tous côtés, dans de bien différents sentiments, il est vrai ; mais qu’importe aux tyrans, pourvu que l’accord favorise leurs desseins ! L’aristocratie bourgeoise est dans le délire, le peuple dans l’abattement du désespoir, aussi les orages couvent. » (p. 164.)

Qu’on rapproche ces mots de deux de Chaumette cités plus haut ; et l’on comprendra que pour l’élément révolutionnaire de la population parisienne, l’Assemblée devait représenter un boulet attaché aux pieds de la Révolution[4].

Cependant on arrive au 10 août. Le peuple de Paris, dans ses sections, s’empare du mouvement. Il nomme révolutionnairement son Conseil de la Commune pour donner de l’ensemble au soulèvement. Il chasse le roi des Tuileries, se rend maître, de haute lutte, du château, et la Commune enferme le roi dans la tour du Temple. Mais l’Assemblée législative reste, et elle devient bientôt le centre de ralliement des éléments royalistes.

Les bourgeois propriétaires perçoivent du coup la nouvelle tournure populaire, égalitaire, prise par le soulèvement, et ils se cramponnent d’autant plus à la royauté. Mille plans sont mis alors en circulation pour décerner la couronne, soit au Dauphin (c’eût été fait si la régence de Marie-Antoinette n’eût inspiré tant de dégoût), soit à tout autre prétendant, français ou étranger. Il se produit, comme après la fuite de Varennes, une recrudescence de sentiments favorables à la royauté, et, alors que le peuple demande à hauts cris que l’on se prononce nettement contre la royauté, l’Assemblée, comme toute assemblée de politiciens parlementaires, dans l’incertitude du régime qui prendra le dessus, se garde bien de se compromettre. Elle penche plutôt pour la royauté et cherche à couvrir les crimes passés de Louis XVI. Elle s’oppose à ce qu’ils soient mis à nu par des poursuites sérieuses contre ses complices.

Il faut que la Commune menace de faire sonner le tocsin, et que les sections viennent parler d’un massacre en masse des royalistes[5], pour que l’Assemblée se décide à céder. Elle ordonne enfin, le 17 août, la formation d’un tribunal criminel, composé de huit juges et de huit jurés, qui seront élus par des représentants des sections. Et encore cherche-t-elle à limiter les attributions de ce tribunal. Il ne devra pas chercher à approfondir la conspiration qui se faisait aux Tuileries avant le 10 août : il se bornera à rechercher les responsabilités pendant la journée du Dix.

Cependant les preuves du complot abondent ; elles se précisent chaque jour. Dans les papiers trouvés après la prise des Tuileries, dans le secrétaire de Montmorin, intendant de la liste civile, il s’est rencontré bien des pièces compromettantes. Il y a, entre autres, une lettre des princes, prouvant qu’ils agissaient d’accord avec Louis XVI, lorsqu’il lançaient les armées autrichiennes et prussiennes sur la France et organisaient un corps de cavalerie d’émigrés, qui marchait avec ces armées sur Paris. Il y a une longue liste de brochures et de libelles dirigés contre l’Assemblée nationale et les Jacobins, libelles payés par la liste civile, y compris ceux qui cherchaient à provoquer une rixe lors de l’arrivée des Marseillais, et qui invitaient la garde nationale à les égorger[6]. Il y a enfin la preuve que la minorité « constitutionnelle » de l’Assemblée avait promis de suivre le roi, au cas où il quitterait Paris, sans toutefois dépasser la distance prescrite par la Constitution. Il y a bien d’autres choses encore, mais on les cache, de peur que la fureur populaire ne se porte sur le Temple. Peut-être aussi sur l’Assemblée ? demanderons-nous.

Enfin, les trahisons, depuis longtemps prévues, éclatent dans l’armée. Le 22 août, on apprend celle de Lafayette. Il a essayé d’entraîner son armée et de la faire marcher sur Paris. Au fond, son plan était déjà fait deux mois auparavant, lorsqu’il était venu tâter le terrain à Paris après le 20 juin. Maintenant, il a jeté le masque. Il a fait arrêter les trois commissaires que l’Assemblée lui avait envoyés pour lui annoncer la révolution du 10 août, et Luckner, le vieux renard, a approuvé sa conduite. Heureusement l’armée de Lafayette n’a pas suivi son général, et le 19, accompagné de son état-major, il a dû passer la frontière, espérant gagner la Hollande. Tombé aux mains des Autrichiens, il a été envoyé par eux en prison et traité très durement — ce qui fait prévoir comment les Autrichiens se proposent de traiter les révolutionnaires qui auront le malheur de tomber en leur pouvoir. Les officiers municipaux patriotes qu’ils ont pu saisir ont été exécutés sur-le-champ, comme des rebelles, et à quelques-uns, les hulans ont coupé les oreilles pour les leur clouer sur le front.

Le lendemain on apprend que Longwy, investi le 20, s’est rendu aussitôt, et dans les papiers du commandant, Lavergne, on a trouvé une lettre contenant des offres de trahison de la part de Louis XVI et du duc de Brunswick.

À moins d’un miracle, il n’y a plus à compter sur l’armée.

Quant à Paris même, il est plein de « noirs » (c’est ainsi qu’on désignait alors ceux qui s’appelèrent plus tard les « blancs »). Une foule d’émigrés sont rentrés, et souvent on reconnaît le militaire sous la soutane d’un prêtre. Toutes sortes de complots, dont le peuple, qui surveille la prison royale avec anxiété, saisit bien les indices, se trament autour du Temple. On veut mettre le roi et la reine en liberté, soit par une évasion, soit par un coup de force. Les royalistes préparent un soulèvement général pour le jour — le 5 ou le 6 septembre — où les Prussiens seront dans la banlieue de Paris. Ils ne s’en cachent même pas. Les sept cents Suisses restés à Paris serviront de cadres militaires pour le soulèvement. Ils marcheront sur le Temple, mettront le roi en liberté et le placeront à la tête du soulèvement. Toutes les prisons seront ouvertes, et les prisonniers seront lancés pour piller la cité et ajouter ainsi à la confusion, pendant que le feu sera mis à Paris[7].

Telle était, du moins, la rumeur publique, entretenue par les royalistes eux-mêmes. Et lorsque Kersaint lut à l’Assemblée, le 28 août, le rapport sur la journée du Dix Août, ce rapport confirma la rumeur. Au dire d’un contemporain, il « fit frissonner », « tant les filets étaient bien tendus » autour des révolutionnaires. Et encore, toute la vérité n’y était pas dite.

Au milieu de toutes ces difficultés, il n’y avait que la Commune et les sections, dont l’activité répondît à la gravité du moment. Elles seules, secondées par le club des Cordeliers, agissaient en vue de soulever le peuple et d’obtenir de lui un effort suprême pour sauver la Révolution et la patrie qui s’identifiaient en cet instant.

Le Conseil général de la Commune, élu révolutionnairement par les sections le 9 août, agissait d’accord avec elles. Il travaillait avec une ardeur enthousiaste à armer et équiper, d’abord 30.000, puis 60.000 volontaires qui devaient partir aux frontières. Appuyés par Danton, ils savaient trouver dans leurs appels vigoureux ces paroles qui électrisaient la France. Car, sortie de ses attributions municipales, la Commune de Paris parlait maintenant à toute la France et aussi, par ses volontaires, aux armées. Les sections organisaient l’immense travail d’équipement des volontaires, et la Commune ordonnait de fondre les cercueils de plomb pour en faire des balles, et les objets du culte pris dans les églises, pour en avoir le bronze et faire des canons. Les sections devenaient la fournaise ardente où se fourbissaient les armes, par lesquelles la Révolution allait vaincre ses ennemis et faire un nouveau pas en avant — vers l’Égalité.

Car, en effet, une nouvelle révolution — une révolution visant l’Égalité, et que le peuple devait prendre en ses propres mains, se dessinait déjà devant les regards. Et la gloire du peuple de Paris fut de comprendre qu’en se préparant à repousser l’invasion, il n’agissait pas sous la seule impulsion de l’orgueil national. Ce n’était pas non plus une simple question d’empêcher le rétablissement du despotisme royal. Il comprit qu’il fallait consolider la Révolution, l’amener à quelque conclusion pratique ; et cela signifiait : ouvrir, par un suprême effort des masses du peuple, une nouvelle page de l’histoire de la civilisation.

Mais la bourgeoisie, elle aussi, avait parfaitement deviné ce nouveau caractère qui s’annonçait dans la Révolution et dont la Commune de Paris se faisait l’organe. Aussi l’Assemblée, qui représentait surtout la bourgeoisie, travailla-t-elle avec ardeur à contrecarrer l’influence de la Commune.

Déjà le 11 août, alors que l’incendie fumait encore aux Tuileries, et que les cadavres gisaient encore dans les cours du palais, l’Assemblée avait ordonné l’élection d’un nouveau directoire du département qu’elle voulait opposer à la Commune. La Commune s’y refusa, et l’assemblée dut capituler, mais la lutte continua — une lutte sourde, dans laquelle les Girondins de l’Assemblée cherchaient, tantôt à détacher les sections de la Commune, tantôt à obtenir la dissolution du Conseil général élu révolutionnairement le 9 août. Misérables intrigues en face de l’ennemi qui se rapprochait chaque jour de Paris, en se livrant à d’affreux pillages.

Le 24, on recevait à Paris la nouvelle que Longwy s’était rendu sans combat, et l’insolence des royalistes grandissait en proportion. Ils chantaient victoire. Les autres villes feraient comme Longwy, et ils annonçaient déjà l’arrivée de leurs alliés allemands dans huit jours ; ils leur préparaient déjà des gîtes. Des rassemblements royalistes se formaient autour du Temple, et la famille royale s’unissait à eux pour saluer les succès des Allemands. Mais ce qui était le plus terrible, c’est que ceux qui s’étaient chargés de gouverner la France ne se sentaient pas le courage de rien entreprendre pour empêcher que Paris fût forcé de capituler comme Longwy. La Commission des Douze, qui représentait le noyau d’action dans l’Assemblée, tomba dans la consternation. Et le ministère girondin — Roland, Clavière, Servan et les autres — était d’avis qu’il fallait fuir et se retirer à Blois, ou bien dans le Midi, en abandonnant le peuple révolutionnaire de Paris aux fureurs des Autrichiens, de Brunswick et des émigrés. « Déjà les députés s’enfuyaient un à un », dit Aulard[8] : la Commune vint s’en plaindre à l’Assemblée. C’était ajouter la lâcheté à la trahison et, de tous les ministres, Danton, seul, s’y opposa absolument.

Il n’y eut que les sections révolutionnaires et la Commune qui comprirent que la victoire devait être remportée à tout prix, et que pour la remporter il fallait, à la fois, frapper l’ennemi aux frontières et les contre-révolutionnaires à Paris.

C’est précisément ce que les gouvernants ne voulaient pas admettre. Après que le tribunal criminel, chargé de juger les fauteurs des massacres du 10 août, eut été installé avec beaucoup de solennité, on s’aperçut que ce tribunal ne se souciait pas plus de frapper les coupables que la Haute Cour d’Orléans, qui était devenue, selon l’expression de Brissot, « la sauvegarde des conspirateurs ». Il sacrifia d’abord trois ou quatre comparses de Louis XVI, mais bientôt il acquittait un des plus sérieux conspirateurs, l’ex-ministre Montmorin, ainsi que Dossonville, impliqué dans la conspiration de d’Angremont, et il hésitait à juger Bachmann, le général des Suisses. Après cela, il n’y avait plus rien à attendre de ce côté.

On a cherché à représenter la population de Paris comme composée de cannibales avides de sang qui devenaient furieux dès qu’ils voyaient échapper une victime. C’est absolument faux. Ce que le peuple de Paris comprit, par ces acquittements, c’est que les gouvernants ne voulaient pas faire le jour sur les conspirations qui s’étaient ourdies aux Tuileries parce qu’ils savaient combien d’entre eux seraient compromis, et parce que ces conspirations continuaient encore. Marat, qui était bien renseigné, avait raison de dire que l’Assemblée avait peur du peuple, et qu’elle n’eût pas été mécontente si Lafayette était venu, avec son armée, rétablir la royauté.

Les découvertes faites trois mois plus tard, lorsque le serrurier Gamain dénonça l’existence de l’armoire de fer qui contenait les papiers secrets de Louis XVI, l’ont démontré, en effet. La force de la royauté était dans l’Assemblée.

Alors le peuple, voyant qu’il lui était absolument impossible d’établir les responsabilités de chacun des conspirateurs monarchistes, et le degré de danger qu’ils offraient en vue de l’invasion allemande, se décida à frapper indistinctement tous ceux qui avaient occupé des postes de confiance à la Cour, et que les sections considéraient comme dangereux, ou chez qui l’on trouverait des armes cachées. Pour cela, les sections imposèrent à la Commune, et celle-ci à Danton, qui occupait le poste de ministre de la justice depuis la révolution du 10 août, que l’on fît des perquisitions en masse dans tout Paris, afin de saisir les armes cachées chez les royalistes et les prêtres, et d’arrêter les traîtres les plus soupçonnés de connivence avec l’ennemi. L’Assemblée dut se soumettre et ordonna ces perquisitions.

Les perquisitions se firent dans la nuit du 29 au 30, et la Commune y déploya une vigueur qui frappa de terreur les conspirateurs. Le 29 août, dans l’après-midi, Paris semblait mort, en proie à une sombre terreur. Défense ayant été faite aux particuliers de sortir après six heures du soir, toutes les rues furent investies à la tombée de la nuit par des patrouilles, fortes de soixante hommes chacune, armées de sabres et de piques improvisées. Vers une heure de la nuit commencèrent les perquisitions dans tout Paris. Les patrouilles montaient dans chaque appartement, cherchaient les armes et enlevaient celles qu’elles trouvaient chez les royalistes.

Près de trois mille hommes furent arrêtés, près de deux mille fusils furent saisis. Certaines perquisitions duraient des heures, mais personne n’osait se plaindre de la disparition de la moindre bagatelle de valeur, tandis que chez les Eudistes, prêtres ayant refusé de prêter serment à la Constitution, on retrouva toute l’argenterie disparue à la Sainte-Chapelle. Elle était cachée dans leurs fontaines.

Le lendemain, la plupart des personnes arrêtées furent relâchées par ordre de la Commune ou sur demande des sections. Quant à ceux qui furent retenus en prison, il est fort probable qu’une espèce de triage aurait été fait, et que des tribunaux sommaires eussent été créés pour les juger, si les événements ne s’étaient précipités sur le théâtre de la guerre et à Paris.

Alors que tout Paris s’armait à l’appel vigoureux de la Commune ; alors que sur toutes les places publiques se dressaient des autels de la patrie auprès desquels la jeunesse s’enrôlait, et sur lesquels les citoyens déposaient leurs offrandes, riches et pauvres, à la patrie ; alors que la Commune et les sections déployaient une énergie vraiment formidable pour arriver à équiper et armer 60.000 volontaires partant pour la frontière, tandis que tout, tout manquait à cet effet, et qu’elles réussissaient néanmoins à en faire partir deux mille chaque jour — l’Assemblée choisit ce moment même pour frapper la Commune. Sur un rapport du girondin Guadet, elle lança, le 30, un décret, ordonnant de dissoudre sur le champ le Conseil général de la Commune, et de procéder à de nouvelles élections !

Si la Commune obéissait, c’était désorganiser du coup, au profit des royalistes et des Autrichiens, l’unique chance de salut qu’il y eût encore pour repousser l’invasion et pour vaincre la royauté. On comprend que la seule réponse qui pût être donnée à cela par la Révolution, c’était de refuser obéissance et de déclarer traîtres les instigateurs de cette mesure. C’est ce que fit quelques jours plus tard la Commune, en ordonnant des perquisitions chez Roland et chez Brissot. Marat demanda tout bonnement qu’on exterminât ces traîtres législateurs.

Le même jour, le tribunal criminel acquittait Montmorin, — ceci après qu’on eut appris quelques jours auparavant, par le procès de d’Angremont, que les conspirateurs royalistes, bien soldés, étaient enregistrés, divisés en brigades, soumis à un comité central, et n’attendaient que le signal pour descendre dans la rue et attaquer les patriotes à Paris et dans toutes les villes de province.

Le surlendemain, 1er septembre, nouvelle révélation. Le Moniteur publiait un « plan des forces coalisées contre la France », reçu, disait-il, de main sûre d’Allemagne ; et dans ce plan il était dit que, pendant que le duc de Brunswick contiendrait les armées patriotes, le roi de Prusse marcherait droit sur Paris ; qu’après s’en être rendu maître, un triage serait fait des habitants ; que tous les révolutionnaires seraient suppliciés ; qu’en cas d’inégalité des forces, le feu serait mis aux villes. « Des déserts sont préférables à des peuples de révoltés », avaient bien dit les rois ligués. Et, comme pour confirmer ce plan, Guadet entretenait l’Assemblée de la grande conspiration découverte dans la ville de Grenoble et ses environs. On avait saisi chez Monnier, agent des émigrés, une liste de plus de cent chefs locaux de la conspiration, qui comptait sur l’appui de vingt-cinq à trente mille hommes. Les campagnes des Deux-Sèvres et celles du Morbilhan s’étaient soulevées dès que l’on eut apprit la reddition de Longwy : cela entrait dans le plan des royalistes et de Rome.

Le même jour, dans l’après-midi, on apprenait que Verdun était assiégé, et tout le monde devina que cette ville allait se rendre, comme Longwy ; que rien ne s’opposerait plus à la marche rapide des Prussiens sur Paris, et que l’Assemblée, ou bien quitterait Paris en l’abandonnant à l’ennemi, ou bien parlementerait pour rétablir le roi sur le trône et lui laisser carte blanche pour satisfaire ses vengeances en exterminant les patriotes.

Enfin, ce même jour, le 1er septembre, Roland lançait une adresse aux corps administratifs, qu’il faisait afficher sur les murs de Paris, et où il parlait d’un vaste complot des royalistes pour empêcher la libre circulation des subsistances. Nevers, Lyon en souffraient déjà[9].

Alors la Commune ferma les barrières et fit sonner le tocsin et tirer le canon d’alarme. Elle invita, par une puissante proclamation, tous les volontaires prêts à partir, à coucher sur le Champ-de-Mars pour se mettre en marche le lendemain de bon matin.

Et, en même temps, un cri de fureur : « Courons aux prisons ! » retentit partout dans Paris. Là sont les conspirateurs qui n’attendent que l’approche des Allemands pour mettre Paris à feu et à sang. Quelques sections (Poissonnière, Postes, Luxembourg) votent que ces conspirateurs doivent être mis à mort. – « Il faut en finir aujourd’hui ! » — et lancer la Révolution dans une nouvelle voie !


  1. « S’il existe, disait-il, des hommes qui travaillent à établir maintenant la République sur les débris de la Constitution, le glaive de la loi doit frapper sur eux, comme sur les amis actifs des deux Chambres et sur les contre-révolutionnaires de Coblentz. »
  2. Madame Jullien à son fils (Journal d’une bourgeoise, p. 170). Si les lettres de madame Jullien peuvent être incorrectes dans tel petit détail, elles sont précieuses pour cette période parce qu’elles nous disent précisément ce que Paris révolutionnaire se disait ou pensait tel ou tel jour.
  3. Lally-Tolendal, dans une lettre qu’il adressa en 1793 au roi de Prusse pour réclamer la libération de Lafayette, énumérait les services que le fourbe général avait rendus à la Cour. Après que le roi fût ramené à Paris, de Varennes, en juin 1791, les principaux chefs de l’Assemblée constituante se réunirent pour savoir si le procès serait fait au roi et la république établie. Lafayette leur dit alors : « Si vous tuez le roi, je vous préviens que le lendemain la garde nationale et moi nous proclamons le prince royal ». — « Il est à nous, il faut tout oublier », disait madame Élisabeth en juin 1792, à madame de Tonnerre, en parlant de Lafayette ; et au commencement de juillet 1792, Lafayette écrivit au roi qui lui répondit. Dans sa lettre du 8 juillet, il lui proposait d’organiser son évasion. Il viendrait, le 15, avec quinze escadrons et huit pièces d’artillerie à cheval, pour recevoir le roi à Compiègne. Lally-Tolendal, royaliste par religion héréditaire dans sa famille, comme il dit, affirmait ce qui suit, sur sa conscience : « Ses proclamations à l’armée, sa fameuse lettre au corps législatif, son arrivée imprévue à la barre après l’horrible journée du 20 juin ; rien de tout cela ne m’a été étranger, rien n’a été fait sans ma participation… Le lendemain de son arrivée à Paris, je passai avec lui une partie de la nuit ; il fut question entre nous de déclarer la guerre aux Jacobins dans Paris même, et dans toute la force du terme. » Leur plan était de réunir « tous les propriétaires qui étaient inquiets, tous les opprimés qui étaient nombreux » et de proclamer : Point de Jacobins, point de Coblentz ; d’entraîner le peuple au club des Jacobins, « d’arrêter leurs chefs, de saisir leurs papiers et de raser leur maison. M. de Lafayette le voulait de toute sa force; il avait dit au roi : Il faut détruire les Jacobins physiquement et moralement. Ses timides amis s’y opposèrent… Il me jura du moins que, de retour à son armée, il travaillerait sur-le-champ aux moyens de délivrer le roi. » Cette lettre de Lally-Tolendal est donnée en entier par Buchez et Roux, XVII, p. 227 et suiv.

    Et malgré tout, « les commissaires envoyés à Lafayette après le 10 août avaient dans leurs instructions de lui offrir la première place dans le nouvel ordre des choses ».

    La trahison, à l’Assemblée, parmi les Girondins, était, on le voit, plus profonde qu’on ne le pense.

  4. « Dans ces moments, l’horizon se charge de vapeurs qui doivent produire une explosion », écrivait madame Jullien le 8 août. « L’Assemblée me semble trop faible pour seconder le vœu du peuple, et le peuple me semble trop fort pour se laisser dompter par elle. De ce conflit, de cette lutte, doit résulter un événement : la liberté ou l’esclavage de vingt-cinq millions d’hommes. » (p. 211). Et plus loin : « La déchéance du roi, demandée par la majorité et rejetée par la minorité qui domine l’Assemblée, occasionnera le choc affreux qui se prépare. Le Sénat n’aura pas l’audace de la prononcer, et le peuple n’aura pas la lâcheté de souffrir le mépris qu’on fait de l’opinion publique. » Et lorsque l’Assemblée acquitte Lafayette, madame Jullien fait cette prophétie : « Mais tout cela nous achemine vers une catastrophe qui fait frémir les amis de l’humanité ; car il pleuvra du sang, je n’exagère point. » (p. 213).
  5. « Vous paraissez être dans les ténèbres sur ce qui se passe à Paris », dit l’orateur d’une des députations de la Commune.
  6. Dans une lettre de Suisse, il était question de punir les Jacobins : « Nous en ferons justice ; l’exemple en sera terrible… Guerre aux assignats ; la banqueroute commencera par là. On rétablira le clergé, les parlements… Tant pis pour ceux qui ont acheté les biens du clergé. » Dans une autre lettre on lisait : « Il n’y a pas un moment à perdre. Il faut faire sentir à la bourgeoisie que le roi seul peut la sauver. »
  7. Les prisonniers, enfermés à la Force, avaient déjà essayé d’y mettre le feu, dit Michelet, d’après l’enquête sur les journées de septembre.
  8. Études et leçons sur la Révolution française, 2e série, 1898, p. 29.
  9. Granier de Cassagnac, Histoire des Girondins et des massacres de Septembre, Paris, 1860.