La Grande aventure de Le Moyne d'Iberville/04
IV
« UN GARÇON QUI SAIT CE QU’IL FAIT »
’EXPÉDITION de 1686 rapportait gros à
la compagnie du Nord. Avec les forts, les
rudes soldats avaient pris beaucoup de castor, de
ce « pelu » qui faisait tout le commerce du Canada.
Mais les boutiquiers avaient bien dépensé et, en bons commerçants, songeaient à réduire les frais.
Ils le firent de façon peu intelligente, en rognant
sur les ravitaillements des postes conquis. La
faim allait encore traquer les gens perdus au nord.
Ce n’était pas du nouveau. La Faim, cette louve,
domine l’histoire de nos explorateurs, de La Salle
à La Vérendrye. Plus que la difficulté des voyages et les dangers de la guerre, elle rendait les explorations pénibles, les progrès aléatoires, les
conquêtes sans lendemain.
M. d’Iberville n’est pas homme à perdre le bénéfice de conquêtes où il eut si grande part. Il veut garder son champ d’action. À l’été de 1687, il part donc à pied avec ses frères (il n’en a pas assez !), ne laissant aux forts que douze hommes avec un minot de blé-d’Inde à chacune pour toute pitance.
En octobre, il est à Québec, reçu en triomphateur. Il peut ajouter le récit d’un bel exploit à ceux dont M. de Troyes a régalé la colonie. Quelques semaines après le départ du chevalier, deux navires anglais, The Young et The Churchill, apparaissaient dans la baie. D’Iberville s’empara du Young, comme si de rien n’était. Cherchant à fuir, le Churchill se prit dans les glaces près de l’île de Charleston. Pierre y envoya quatre hommes : ce Le Moyne ne doutait de rien. Un des soldats dut revenir malade. Les autres furent surpris mais l’un d’eux s’échappa. Les deux prisonniers passèrent l’hiver, liés à fond de cale. Au printemps, le capitaine s’étant noyé à la chasse, le pilote fut bien embarrassé pour manœuvrer avec six matelots, malades de leur hivernement. Et ces Canadiens, si mal logés, n’avaient pas souffert de l’hiver ! Il en délia un, le moins vigoureux, pour aider à la manœuvre. À un moment où la plupart des Anglais étaient en haut des mâts, notre homme « sauta à une hache, dont il cassa la teste aux deux qui étaient sur le pont, courut délivrer son camarade plus vigoureux que lui, se saisirent d’armes et montèrent sur le pont où d’esclaves ils se rendirent les maîtres et firent prendre au navire la route de nos forts. Ils rencontrèrent le sieur d’Iberville qui avait équipé un bâtiment pour aller délivrer ses hommes au moment que les glaces le luy permirent ».
D’Iberville expose la situation au marquis de Denonville. Ce qu’il veut ? Aller en France réclamer un bon navire, pour assurer l’approvisionnement régulier des ses forts et le transport des pelleteries que la traite doit donner en abondance en un pays très fréquenté des sauvages. Il en a assez des dispositions de fortune, des voyages à pied, des ravitaillements laissés au hasard. C’est bon pour une aventure, mais l’exploitation méthodique d’une riche région demande autre chose. M. d’Iberville aime l’aventure : il ne s’y refusera jamais. Cependant il tient davantage à construire sur du solide. Denonville comprend, Pierre passera en France.
À Montréal, où il court embrasser sa mère, il tombe dans un guêpier.
Il arrive à peine, le 22 octobre, que « Jacques Maleray, etc. sieur de la Mollerie », beau-frère et tuteur de Geneviève Picoté de Belestre, lui fait signifier une plainte « pour crime de rap et seduction commis en la personne de sadite belle-sœur ». Françoise de la Mollerie, sœur de l’offensée, avait déposé cette plainte entre les mains du bailli le 10 mai 1686. Une fille était née en juin.
Geneviève ! Sa pensée a rempli les longues soirées de la baie du Nord. Souvenir adouci par l’éloignement, par le temps. Il ne s’y mêlait plus l’amertume des indécisions qui avaient précédé le départ de Montréal. Aux prises avec tant de dangers, perdu loin de la civilisation, Pierre avait oublié les ennuis de cette civilisation. Il aimait Geneviève et, seule, la douceur de cet amour persistait. Mais, revenu dans les sociétés organisées, puisqu’on l’attaque, il va se défendre. Son honneur en jeu, sa liberté compromise, il fera taire son cœur. Et Geneviève sera victime des animosités de sa famille.
Le 6 novembre, le bailli fait défense à d’Iberville de « désemparer de ce pays apeine d’estre atteint et convaincu desdits crimes ». Le gouverneur intervient ; il passera en France pour rendre compte des affaires de la baie d’Hudson, à charge de constituer un procureur et d’être de retour « dans l’arrivée des vaisseaux de l’année suivante ». Le 18, il est interrogé par Jean-Baptiste Despeiras, conseiller-commissaire. Il répond de son plus grand sérieux, mais chatouillé par l’envie de rire à la vue de ce conseiller solennel comme un ministre, empêtré dans son épée.
Il part. Les audiences se poursuivent en présence de son procureur Riverin. À son retour, le 11 avril suivant, de la Mollerie adresse une requête à M. l’intendant « à ce qu’entr’autres choses le dit sieur deffendeur qui estoit de retour de son voyage fust pris au corps et constitué ez prisons de cette ville ». Marandeau « huissier en la prévosté de cette ville », la lui signifie l’après-midi, avec sommation de « comparoir ». Le 18, il est condamné à prendre l’enfant et l’élever jusqu’à 15 ans.
D’Iberville a réussi dans sa mission à la cour, où Denonville l’a recommandé en termes réconfortants : « D’Iberville, Monseigneur, est un très sage garçon entreprenant et qui sait ce qu’il fait ». Il revient lieutenant de vaisseau et rapporte à ses aînés de Longueuil et de Sainte-Hélène des brevets de capitaines et un de lieutenant pour Maricourt. On n’oublie jamais la famille, chez les Le Moyne. Pour ses affaires de la baie d’Hudson, il a obtenu le Soleil d’Afrique, le plus fin voilier de l’époque, qui fait sept lieues à l’heure. Pierre conduit son navire au nord, où il le charge de pelleteries avant de le renvoyer à Québec, sous le commandement du capitaine Delorme.
Il revient du fort Quichichouan quand il voit avec surprise deux navires anglais à l’entrée de la rivière. Ce sont l’Hampshire et le North West Fox, envoyés par le roi d’Angleterre à la suite d’une requête où les nobles aventuriers de la baie d’Hudson se plaignent de la piraterie d’Iberville. Celui-ci, n’ayant qu’une barque, tente néanmoins de s’emparer des vaisseaux. N’y réussissant pas, il laisse les Anglais élever un fort à un quart de lieue du sien. Les navires portent 85 hommes et 28 canons. D’Iberville n’a que huit hommes et bien peu d’armes. Comme toujours, payant d’audace, il attaque l’ennemi. Il lui enlève un capitaine et quelques hommes. Puis les Anglais parlementent. Pour vivre en paix, ils acceptent de dures conditions ; ils doivent éviter de passer au sud de leur île, c’est-à-dire près du fort français. D’Iberville veut les empêcher de se rendre compte de sa situation. Lui-même se réserve le droit d’aller où bon lui semble. Les Anglais lui cèderont toutes leurs marchandises pour du castor : il a besoin d’approvisionnements, car le Soleil d’Afrique n’a eu que quatre jours à l’île de Charleston pour décharger une partie des vivres et prendre la moitié des pelleteries accumulées.
Les navires anglais étant pris dans les glaces, il a encore moins de ménagements, car il se sait capable de les capturer quand il voudra. Alléguant une prétendue violation du pacte, il charge son frère de Maricourt de harceler l’ennemi. Au cours de l’hiver, par toutes sortes de ruses, le jeune Le Moyne fait une cinquantaine de prisonniers. D’Iberville somme les autres de se rendre, à quoi ils consentent, après s’être un peu fait prier et avoir tiré quelques coups de mitraille pour la forme. Il prend tout ce qu’il peut dans les navires, et Maricourt occupe le fort anglais.
Pierre s’en va inspecter les autres places. Arrivant à Rupert, il aperçoit un bateau anglais. En quelques minutes, sans tirer un coup de canon, il s’en empare. Toujours, il dresse son plan d’attaque avec tant de soin, puis l’exécute avec une telle énergie qu’il semble paralyser l’ennemi. Il cueille les navires sur sa route.
Revenu à Sainte-Anne, il trouve Sainte-Hélène, arrivé avec 30 hommes et l’ordre de rentrer à Québec dans le plus grand navire capturé, prise dont M. de Bellefeuille a porté la nouvelle à Montréal. D’Iberville charge tout son castor sur ce bateau, avec celui dont il a payé les marchandises anglaises à l’automne, et retrouvé à bord.
À l’entrée du détroit, il rencontre un navire de 14 pièces de canon, revenant du fort Nelson où il a hiverné. D’autres paraissent à l’horizon. Sans s’émouvoir, il hisse le pavillon du roi et celui de la compagnie d’Angleterre sur son vaisseau qui porte toujours le nom anglais, puis, s’approchant de l’autre, il entame la conversation par l’intermédiaire de ses prisonniers.
Un projet d’une audace folle germe dans sa cervelle. « Nous nous promîmes de nous tenir compagnie et que pour cela je porterai le feu, ce que je fis pendant 120 lieues durant lequel temps nous nous parlâmes cinq fois attendant un vent favorable pour nous visiter en chaloupe et tâcher de les prendre après leur avoir ôté 8 ou 10 hommes, quoiqu’ils fussent 25 de compte fait : Chouart était avec eux que je reconnus. Mais le temps ne nous permit pas de nous visiter ».