La Grande aventure de Le Moyne d'Iberville/05

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Texte établi par Albert Lévesque, Éditions Albert Lévesque (p. 56-66).



V

« ILS LES ONT PAYÉS POUR VENIR
TUER LES FRANÇAIS »


I



“DE l’isle de Charleston, le 21 septembre 1688, copie d’une lettre du Sr. d’Yberville, commandant dans la baie du Nord du Canada :

Je crois vous avoir dit que, tant que les Anglais seraient au port-Nelson, cela ferait tort à la Compagnie de 30 à 40 000 peaux de castor tous les ans ; que, s’ils ne veulent pas parler d’accommodement pour que tout nous reste, on n’a qu’à permettre à 50, 60 ou 100 bons hommes, s’il le faut, de s’en emparer ; il n’en coûterait à la compagnie du Nord que le vaisseau de marchandises qu’il faudrait mener pour y faire la traite, la même année ; en cas que le fort ne fût pas pris, 50 Canadiens les empêcheraient de faire aucune traite. Je ne vois pas la raison de ne pas faire ce qu’ils nous ont fait du côté d’Orange et de Manhatte, où ils fournissent aux Iroquois, — contre le traité, — des armes et des munitions et les ont payés pour venir tuer les Français de Montréal ».


II


D’Iberville combat dans le nord depuis trois ans. Il n’a connu que des succès ; son prestige grandit, s’impose. De simple sous-ordre, il est passé commandant. Il peut faire des projets, proposer des plans, exposer des idées.

De projets, sa tête fourmille. Il songe même à chercher le passage du Nord-Ouest. « J’ai entêtement de trouver un passage à la mer de l’Ouest », écrit-il. C’est le rêve qui hante l’esprit des marins, depuis Verazzano, surtout des Anglais. Frobisher, Hudson, tant d’autres, y ont consacré de nombreux et pénibles voyages. Mais il faudra attendre le 19e siècle et MacClure pour en voir la réalité.

Le rêve ne peut qu’effleurer l’esprit d’Iberville. Il a trop de projets d’une utilité immédiate. S’il a l’imagination pour concevoir les œuvres à réaliser, il a le bon sens de l’homme d’action qui choisit parmi ces œuvres celles dont on peut espérer les plus tangibles résultats.

Pour l’heure, il veut chasser à jamais les Anglais de la baie d’Hudson. Il demande seulement quelques canons et des boulets pour armer un navire que la compagnie se résout à acheter : « Je ne fais nul doute que si on nous veut secourir de ce que je vous demande, nous viendrons à bout de nos desseins ou y périrons ».

Il ne s’agit plus, en effet, de défendre les intérêts de quelques commerçants. Dans ses rêveries solitaires de la baie du Nord, Pierre Le Moyne a enfin trouvé le but de sa vie. Pour atteindre l’idéal qu’il se propose, à la suite de ce pauvre La Salle, assassiné sur les bords d’un bayou louisianais, l’année précédente, il faudra plus que des explorations ou l’établissement de colonies. L’observation, la réflexion lui ont appris que la France et l’Angleterre ne peuvent rester côte à côte en Amérique. L’une devra s’en aller ; l’autre fondera un empire. Et la lutte sera implacable entre elles.

Avec un sens extraordinaire des réalités, d’Iberville verra longtemps à l’avance les événements inéluctables. Sa lettre du 21 septembre 1688 prédit le massacre du mois d’août suivant, comme la guerre sanglante qui doit alors s’engager et où il faudra rappeler le comte de Frontenac pour tenir tête à l’Anglais. De même, quelques années plus tard, il annoncera la défaite de 1759.

Il faut déloger l’Anglais : il y contribuera de toutes ses forces. Sans cesse, partout, en toute circonstance, il combattra l’ennemi du pays qu’il veut fonder. Mais il n’aura les ressources voulues, pour arriver à une solution prompte et définitive, qu’une fois, tout à la fin de sa carrière. Il sera bien près de réussir, mais il mourra et la Nouvelle-France mourra, quelques années après, de sa mort.


1689 ! Année sombre pour la Nouvelle-France. Soudoyés par les Anglais, irrités aussi par les vexations stupides de Denonville et de son prédécesseur, les Iroquois fondent sur la colonie. À l’aube du 5 août, 1 500 d’entre eux, poussant leurs terribles whoop, whoop, tombent sur les habitants de Lachine. Ils tuent, scalpent les hommes, ouvrent le ventre des femmes enceintes pour ensuite rôtir leurs enfants à la broche.

Denonville, dans Montréal et sans ressources, perd la tête. Qui pourrait arrêter l’élan des hordes barbares ? Qui ? Les Le Moyne. Ces diables d’hommes ne reculent devant aucun danger, ils réussissent dans toutes leurs entreprises. Le gouverneur s’en va les supplier. Chef de la famille, Charles de Longueuil ne laisse pas à ses frères ce coup trop hasardeux. Rassemblant en hâte 100 hommes de troupe et 50 sauvages, il court au-devant des 1 500 guerriers mis en appétit par un premier massacre. Dix contre un ! L’affaire est désespérée ; ils se battent en désespérés. Le soir, M. de Longueuil revient sur le dos de quatre sauvages, la jambe brisée, avec un soldat et douze Indiens. Les autres ont été tués, ou pris par les Iroquois, sort plus épouvantable. Mais Montréal est sauvé.

Cependant les Anglais veulent profiter de la démoralisation de la colonie. Ils attaquent les forts Frontenac et Niagara ; ils lancent deux partis contre Montréal et Québec. Les affaires du Canada vont mal. Pour redresser la situation, Versailles pense à l’ancien général de Candie, au bouillant gouverneur qui a su se concilier les sauvages et dont l’œuvre a été compromise, après son rappel en 1682, par deux maladroits, La Barre et Denonville.

Frontenac ne repousse pas l’offre de la cour, malgré ses soixante-dix ans. Il s’ennuie à Paris, où il ne connaît plus la grande faveur d’autrefois. Le temps est loin où le beau Frontenac pouvait occuper l’esprit de la Grande Mademoiselle ou bien enlever la belle Anne de la Grange, pour l’épouser malgré ses parents, à Saint-Pierre-aux-Bœufs, paroisse clémente aux pauvres amoureux ; le temps où il inquiétait le roi-soleil amoureux et où circulait sous le manteau la méchante chanson :

Je suis ravi que le roi, notre sire,
        Aime la Montespan ;
Moi, Frontenac, je me crève de rire,

        Sachant ce qui lui pend ;
Et je dirai, sans être des plus bestes,
        Tu n’as que mon reste,
                Roi,
        Tu n’as que mon reste.

Il s’entend avec la comtesse lorsqu’il en est éloigné. Anne ne se plaît qu’à la compagnie de Mlle d’Outrelaise, l’autre Divine, dans son salon de l’Arsenal, où elle tient bureau de bel esprit. Mais, si elle ne peut souffrir la présence de son mari, l’ancienne favorite de Mlle de Montpensier, la Maréchale de camp de la Fronde, lui assure toutes les protections possibles.

Toujours remuant malgré son grand âge, mais toujours clairvoyant aussi, M. de Frontenac décide de frapper à la source du mal. Comme d’Iberville, il comprend que les Anglais poussent les Iroquois. Il revient à sa politique d’autrefois : se concilier les bonnes grâces ou, du moins, la neutralité des Iroquois dont l’hostilité paralyse la colonie. Déjà, avant de quitter Paris, il a chargé Le Moyne de Sérigny de porter aux chefs prisonniers, envoyés à Marseille par Denonville, une lettre où il annonçait : « le calumet de paix ne sera plus violé, et la natte du sang sera lavée avec l’eau du fleuve ».

Dès son arrivée à Québec, il forme trois partis pour aller ravager la Nouvelle-Angleterre. Celui de Montréal (les deux autres viendront de Trois-Rivières et Québec) comprend 80 Iroquois chrétiens du Sault-Saint-Louis et de la Montagne, 16 Algonquins et 114 Canadiens. Sainte-Hélène commande ; ses frères d’Iberville et de Bienville l’accompagnent. D’Ailleboust de Mantet et Repentigny de Montesson font aussi partie de l’état-major, comme MM. de Bonrepos, de la Brosse, LeBer du Chesne et La Marque de Montigny. Tous Canadiens, seuls ces officiers peuvent diriger les coureurs de bois, admirables combattants pour la guerre d’embuscade, mais dont l’insubordination les rend inutilisables entre les mains d’officiers des troupes régulières.

C’est le début de février. Raquettes aux pieds, la troupe se met en marche sur le Saint-Laurent gelé. Le capuchon du capot bleu, uniforme distinctif des gars de Montréal, rabattu sur la tête, le fusil dans les mains couvertes de mitaines, la ceinture garnie de la courte hache, du couteau et du sac à balles, ils vont, traînant sur des tabaganes couvertes et vivres. Par le Richelieu, ils atteignent le lac Champlain. Les hommes ignorent la destination. Les chefs ne savent pas non plus où ils vont exactement, car le gouverneur les a laissés libres de choisir le lieu de l’attaque. Ils tiennent conseil. Le Grand Agnier, commandant des sauvages, prend la parole :

— Où mes frères pâles vont-ils porter la hache de guerre ?

— À Orange, répond Sainte-Hélène.

L’entreprise est si hasardeuse, le souvenir de l’humiliation subie par les Français si vivace, que le Grand Agnier s’écrie dans un sourire :

— Depuis quand mes frères pâles sont-ils si hardis ?

Sainte-Hélène et Mantet répondent, en des discours fleuris mais énergiques, que les Français veulent effacer la honte de leur défaite ; pour y arriver, ils prendront Orange ou périront.

La petite armée se remet en route. Huit jours après, arrivant à la fourche des chemins de Corlaer et d’Orange, elle prend le premier sans mot dire. Le voyage devient trop pénible. Le dégel s’y mettant, ils marchent dans la neige fondante jusqu’aux genoux. Puis une tempête s’abat sur les hommes qu’elle couvre de glace. Après neuf jours de cette marche affreuse, le détachement rencontre une cabane où se trouvent quatre squaws. Les soldats se réchauffent devant un maigre feu, repartent avec les sauvagesses comme guides. Le lendemain soir, ils sont devant Corlaer. Les chefs ont décidé d’attaquer au matin. Mais un nouveau délai va épuiser le peu d’énergie qui reste aux hommes. À onze heures de la nuit, on se met à la besogne.

La petite ville formait un rectangle entouré d’une palissade, ouverte à chaque extrémité par une porte. Les habitants se divisaient en deux camps, celui des partisans des Stuarts dirigé par Schuyler et Glen et les tenants de Guillaume d’Orange nouvellement installé sur le trône d’Angleterre. Le major Glen conseillait la prudence, mais les villageois ne l’écoutaient plus guère : ils laissaient la garde de leurs portes, par manière de dérision, à des hommes de neige. À l’intérieur de la palissade, près de la porte de l’est, se trouvait un blockhaus, gardé par le lieutenant Talmadge et huit miliciens du Connecticut.

Pendant que d’Iberville et de Montesson vont se rendre maîtres de la porte donnant sur Orange, Sainte-Hélène et Mantet entrent par l’autre. Les deux groupes se joignant, après avoir fait le tour de la palissade, poussent les whoop de guerre. M. de Mantet enfonce la porte du blockhaus, y met le feu et passe la garnison au fil de l’épée. Le reste du détachement monte à l’assaut des maisons. Ivres de fureur, Canadiens et sauvages n’épargnent rien : hommes, femmes, enfants tombent sous la hache ou le couteau. Aucune résistance, sauf à la maison d’Adam Vrooman. De Montigny y est blessé de deux coups de pertuisane, mais Sainte-Hélène emporte la position et tue tout le monde sauf Vrooman. Pendant deux heures, le carnage se poursuit : on venge le massacre de Lachine. Les assaillants traitent avec une politesse étudiée trente Agniers réfugiés dans la ville, pour bien leur montrer qu’ils n’en veulent qu’aux Anglais.

Au matin, un groupe traverse la rivière pour se rendre à la maison barricadée où le major Glen arme ses gens. Les arrivants lui promettent bon quartier en considération des traitements que lui-même et sa femme ont accordés autrefois à des prisonniers français. Il les régale, puis s’en vient avec eux à la ville, où les sauvages menacent de lui faire un mauvais parti, mais d’Iberville défend avec énergie la parole donnée.

À midi, Corlaer brûle et les Français se remettent en route, lourds d’un riche butin. Quarante chevaux transportent les traîneaux, les blessés et une trentaine de prisonniers échappés à la première fureur. Les vainqueurs n’ont perdu que deux hommes. À la tête du lac Georges, le commandant dépêche d’Iberville avec deux Indiens pour porter la nouvelle au gouverneur.

La retraite, retardée par les prisonniers et les blessés, devient fort dure. Les vivres manquant, il faut tuer les chevaux. Le gros des sauvages se détache de la troupe pour chasser. Puis dix Canadiens, fatigués, s’attardent, se croyant protégés par les sauvages venus à la chasse : on n’en aura plus jamais de nouvelles. Plus tard, quarante hommes s’éloignent aussi. Sainte-Hélène va de l’avant, l’arrière-garde suit de loin. Quand les retardataires arrivent à Montréal, ils racontent que les Agniers des environs de Corlaer, prévenus par des fuyards, les ont rejoints et ont tué plusieurs de leurs compagnons.