La Guerre civile en Amérique/01

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La Guerre civile en Amérique
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LA
GUERRE CIVILE
EN AMÉRIQUE[1]

LES ARMEES AMÉRICAINES AVANT LA GUERRE DE SÉCESSION. — LES CAUSES DU CONFLIT ENTRE LE NORD ET LE SUD.


I. — LES VOLONTAIRES DU XVIIIe SIÈCLE.

Au commencement de l’année 1861, un de ces actes de violence que les ambitieux savent souvent déguiser sous des noms d’autant plus beaux que leurs motifs sont plus coupables vint déchirer la république des États-Unis et y allumer la guerre civile.

Un coup d’état fut tenté contre la constitution de cette république par la puissante oligarchie qui régnait dans le sud et avait longtemps dominé dans les conseils de la nation. Le jour où la loi commune, qui assure également à l’individu pauvre et isolé le respect de ses droits, et à la majorité la pleine jouissance du pouvoir politique, est violée par une fraction quelconque de la société, le despotisme est fondé, si cet attentat n’est sévèrement réprimé. Battus dans les élections présidentielles de 1860, les états du sud voulurent ressaisir par l’intimidation ou la force l’influence qu’ils avaient exercée jusque-là au profit de l’esclavage, et, tout en faisant sonner bien haut les mots d’indépendance et de liberté, ils foulèrent aux pieds un contrat sacré dès que le scrutin national se prononça contre leur politique; mais le succès, ce grand justificateur des hommes providentiels, leur fit défaut, et la victoire sanctionna la cause du droit et de la légalité. On vit alors quels trésors d’énergie la pratique large et constante de la liberté amasse chez les peuples assez heureux pour la posséder et assez sages pour la garder.

L’Amérique avait déjà résolu l’un des problèmes les plus difficiles de notre siècle en développant au milieu d’une société démocratique des institutions libérales; mais aucune grande crise intérieure n’était encore venue en éprouver la solidité. Bien des gens assuraient qu’à la première tempête cette plante fragile serait arrachée d’un sol incapable de la nourrir. Le vent de la guerre civile s’est levé, et c’est au contraire l’arbre vigoureux des institutions américaines qui, étendant son ombre sur le pays où il avait jeté de si profondes racines, l’a préservé d’une imminente destruction. Dans cette crise, le peuple américain a appris à estimer encore plus que par le passé sa constitution, et il a prouvé au monde que la statue de la liberté est non pas une idole vaine, sourde au jour du danger, mais l’image sainte d’une divinité puissante qu’il faut invoquer dans l’adversité.

Aussi, quoique la guerre offre toujours un cruel spectacle, peut-on du moins interroger celle qui a récemment déchiré l’Amérique sans éprouver cette tristesse profonde et sans mélange qu’inspire le triomphe de la violence et de l’injustice. Il est intéressant de rechercher comment a été obtenue cette victoire, si longtemps disputée, dont les résultats éclatent à tous les yeux, mais dont les véritables causes sont difficiles à démêler de loin. Dans cette étude, aussi importante pour le soldat que pour l’homme d’état, il faut sans doute tenir compte d’une part de la différence des institutions, des mœurs et de bien des circonstances particulières, mais aussi d’autre part ne pas rejeter sans examen des exemples précieux et une expérience chèrement acquise sous prétexte que ce qui a réussi en Amérique ne peut s’appliquer à l’Europe.

Le travail que nous entreprenons est essentiellement une histoire militaire : nous n’essaierons donc pas. de raconter les luttes constitutionnelles et les événemens politiques qui ont amené la guerre dont nous offrons ici le récit ; mais, dans un temps où les malheurs de la patrie donnent une importance particulière à toutes les questions d’organisation militaire, il nous a semblé que ce récit ne paraîtrait pas complet, si nous ne commencions par montrer au lecteur avec quelques détails les ressources des deux adversaires, la manière dont ils les mirent en œuvre, les services rendus à tous les deux par un corps d’officiers réguliers, instruits, nourris de bonnes, traditions, et enfin la formation des grandes armées improvisées qui soutinrent cette longue guerre. Ce tableau préliminaire fera voir comment ces armées, se trouvant des deux côtés dans des conditions analogues, purent s’organiser et acquérir peu à peu les qualités militaires sans être exposées aux désastres que l’une comme l’autre aurait éprouvés, si dès le début elle avait eu à combattre des troupes aguerries et disciplinées.

Il nous faut donc d’abord faire voir dans une rapide esquisse ce qu’était l’armée américaine avant 1861. Quoique les Américains ne fussent pas un peuple militaire, ils avaient eu l’occasion de montrer certaines qualités guerrières. Dans leur courte histoire, ils avaient déjà des précédens pour l’organisation de leurs forces nationales, et un petit groupe d’hommes braves et dévoués préservait de l’oubli les traditions acquises dans des campagnes peu brillantes, mais instructives.

Sans nous arrêter longuement aux guerres où le soldat américain figura avant 1861, il est nécessaire d’en dire quelques mots. On comprendra mieux le mouvement remarquable qui créa de grandes armées au premier bruit de la guerre civile lorsqu’on aura vu comment se sont formés des corps de volontaires à d’autres époques de l’histoire de la jeune république. Après avoir suivi la petite année régulière dans le far-west et au Mexique, on s’expliquera son rôle dans la grande organisation militaire des fédéraux et des confédérés.

C’est contre nos soldats, dans la guerre de sept ans, que les volontaires américains, alors miliciens d’une colonie anglaise, firent leurs premières armes. On peut le rappeler non-seulement sans amertume, puisque, Dieu merci, le drapeau des États-Unis, depuis qu’il flotte, ne s’est jamais trouvé opposé sur les champs de bataille à celui de la France, mais encore comme un souvenir qui fait un lien de plus entre eux et nous, car, dans la lutte inégale qui décida de la possession du nouveau continent, ces miliciens reçurent d’utiles leçons en se mesurant avec la poignée d’hommes héroïques qui défendaient notre empire d’outre-mer en dépit d’une oublieuse patrie.

Les soldats de la guerre de l’indépendance se formèrent à cette école. Montcalm, plus encore que Wolf, fut l’instructeur de ces adversaires, qui prirent bientôt le soin de le venger. C’est en cherchant, dans de longues et souvent désastreuses expéditions, à devancer la puissance française sur les rives de l’Ohio que le fondateur de la nation américaine fit l’apprentissage de cette infatigable énergie qui finit par triompher de tous les obstacles. C’est l’exemple des défenseurs du fort Carillon arrêtant une armée anglaise derrière un misérable parapet qui inspira plus tard les combattans de Bunkershill. C’est la reddition de Washington au fort Necessity, le désastre de Braddock au fort Duquesne, qui apprirent aux futurs vainqueurs de Saratoga comment, dans ces contrées incultes, on embarrasse la marche d’un ennemi, on lui coupe les vivres, on annule ses avantages et l’on arrive enfin à le prendre ou à l’anéantir.

Aussi, méprisées d’abord dans les rangs aristocratiques de l’armée régulière anglaise, les milices provinciales, comme on les appelait alors, surent-elles bientôt conquérir son estime et imposer le respect à leurs ennemis. Dans cette guerre, si différente de celles qui se font en Europe, dans ces combats livrés au milieu d’un pays sauvage et boisé, elles révélèrent déjà toutes les qualités qui distinguèrent depuis l’Américain : l’adresse, la force, la bravoure et l’intelligence individuelle.

Elles les déployèrent encore lorsque, quinze ans après, elles reprirent les armes sous le nom de volontaires ou de milices nationales pour secouer le joug trop pesant de la métropole; mais elles n’avaient plus les officiers instruits de l’armée anglaise pour les diriger, les vieilles bandes régulières pour les appuyer au moment critique. Leur rôle d’auxiliaires les avait mal préparées à soutenir seules la grande lutte que le patriotisme leur imposait. A côté de Washington, aucun officier colonial n’avait brillé dans les grades supérieurs. Aussi les Français qui vinrent avec Lafayette mettre leur expérience au service de la jeune armée américaine apportèrent-ils à celle-ci un précieux secours; mais son meilleur allié, sa plus grande force, fut cette persévérance qui lui permit de tirer parti de la défaite au lieu d’en être accablée. On le vit bien lorsque l’arrivée de Rochambeau lui offrit l’occasion de faire cette belle et décisive campagne qui des rives de l’Hudson transporta la guerre en Virginie et la termina d’un seul coup dans les tranchées de Yorktown.

Les derniers événemens qui ont ensanglanté les États-Unis donnent un intérêt tout particulier à l’étude de la guerre de l’indépendance américaine. Le théâtre est le même, la nature du pays n’a que peu changé depuis lors, et des deux côtés les acteurs sont les descendans des soldats de Washington. Dans ce premier effort de la jeune nation américaine pour organiser sa puissance militaire, nous trouverons les précédens de 1861, et, dans les armées peu nombreuses du siècle dernier, le modèle de celles qui de nos jours ont pris part à la guerre civile.

Mais il nous faut d’abord montrer certaines différences importantes qui distinguent et les deux guerres et les conditions dans lesquelles elles furent entreprises. En effet, c’est pour n’avoir pas tenu compte de ces différences que bien des gens ont vu l’issue de la dernière lutte démentir leurs prévisions. Parce que les treize colonies avaient lassé les efforts de l’Angleterre, ils crurent que les états confédérés viendraient à bout des forces du nord. Heureusement la comparaison entre le généreux mouvement de 1775 et la prise d’armes des propriétaires d’esclaves en 1861 était aussi fausse au point de vue militaire qu’au point de vue politique.

Le jour où les colonies repoussèrent l’autorité de la métropole, tous les points stratégiques de leur territoire étaient occupés par les Anglais. Il fallait donc tout conquérir; elles n’avaient rien à perdre et ne pouvaient se tenir pour battues alors même que l’ennemi était encore au cœur du pays. En 1861 au contraire, les confédérés, maîtres de tout le territoire qu’ils prétendaient soustraire au pouvoir légal du nouveau président, avaient besoin de cette vaste contrée, d’une part pour maintenir l’institution de l’esclavage, et de l’autre pour entretenir leurs nombreuses armées : lorsqu’elle fut envahie, ils se sentirent vaincus. Ce qui était possible dans la guerre de l’indépendance, où le nombre des combattans était restreint, ne l’était plus alors. Washington et Gates, Howe et Cornwallis, n’avaient d’ordinaire sous leurs ordres que 10 ou 15 et bien rarement 20,000 hommes. Ces petites armées pouvaient vivre sur le pays qu’elles occupaient. Ce ne fut pas toujours sans peine, il est vrai, et les soldats de Washington souffrirent cruellement dans l’hiver qu’ils passèrent à Valley-Forge. L’armée anglaise traversant une contrée relativement riche, de Philadelphie à New-York, fut contrainte d’emporter ses vivres avec elle, et Cornwallis perdit tous ses bagages dans la Caroline du nord, qu’il parcourait en vainqueur; mais ni les uns ni les autres n’étaient assujettis au vaste système d’approvisionnemens qui suppose une base d’opérations fixe et assurée, et sans lequel on ne peut faire vivre en Amérique de nombreuses armées. Ils subsistaient, marchaient et séjournaient de longs mois à côté d’un ennemi maître du pays.

Si l’on voulait faire un rapprochement entre les deux guerres, ce sont les armées du nord, et non celles du sud, qu’il faudrait comparer aux volontaires qui affranchirent l’Amérique. Les conscrits confédérés, d’une bravoure impétueuse, rompus à l’obéissance et suivant aveuglément leurs chefs, mais dépourvus individuellement de persévérance et de ténacité, avaient un autre esprit, d’autres mœurs, un autre tempérament; leur caractère avait été façonné par les institutions aristocratiques fondées sur l’esclavage. Le volontaire fédéral au contraire, avec ses qualités et ses défauts, est l’héritier direct de ces continentaux, comme on les appelait, qui, difficiles à discipliner, mal organisés et presque toujours battus malgré leur courage personnel, finirent cependant par venir à bout des légions anglaises. Il a d’ailleurs d’autres titres à se dire leur héritier, car il peut rappeler que ce sont les états du nord, alors simples colonies, qui supportèrent presque tout l’effort de la guerre de l’indépendance, dont ils partagèrent le prix avec leurs associés du sud. Sur les 232,000 hommes que cette guerre vit passer sous le drapeau fédéral, le Massachusetts, toujours le plus patriotique et le plus belliqueux, en fournit à lui seul 68,000, le Connecticut, moins peuplé, 32,000, la Pensylvanie 26,000, New-York, presque entièrement occupé par les Anglais, 18,000, et en résumé les états qui furent fidèles à l’Union en 1861 avaient donné pour combattre l’Angleterre 175,000 hommes, c’est-à-dire plus des trois quarts du chiffre total. Parmi ceux qui s’attachèrent plus tard à la cause confédérée, la vaillante Virginie fut le seul qui offrit alors un contingent respectable, et la Caroline du sud, si hautaine depuis, ne put mettre sur pied que 6,000 hommes durant toute la guerre contre l’Angleterre. On le voit, les états qui ont défendu l’Union en 1861 sont ceux qui avaient fait le plus de sacrifices pour l’établir, et ceux qui ont levé contre elle l’étendard de la révolte sont ceux aussi qui avaient le moins de droits à s’en dire les fondateurs.

On ne peut donc s’étonner de trouver chez les premiers soldats qui portèrent au feu le drapeau étoilé les traits qui ont toujours caractérisé les volontaires fédéraux. Ces traits se révèlent dès le début de la lutte contre la métropole. A peine réunis, ils affrontèrent derrière le moindre obstacle le choc des vétérans anglais. Ils se défendirent avec une rare énergie à Bunkershill, comme plus tard, en 1815, les soldats improvisés de Jackson à la Nouvelle-Orléans, et, sur un plus grand théâtre, l’armée du Potomac à Gettysburg. Ils furent des travailleurs infatigables, la pioche et la hache à la main, aux sièges de Boston et de Yorktown, comme ces volontaires qui en quatre ans ont couvert l’Amérique de fortifications et de tranchées, mais aussi faciles à ébranler lorsqu’ils se sentaient ou se croyaient pris de flanc, comme à Brandywine, comme à Germantown, difficiles à conduire à l’assaut d’une forte position, et oublieux de ce principe qu’il y a moins de danger à courir sur l’ennemi qu’à recevoir son feu sans bouger. Ils perdaient alors rapidement leur organisation, et, chose plus rare, la retrouvaient non moins promptement. Depuis leurs premiers engagemens avec les Anglais jusqu’à la guerre qui les arma les uns contre les autres, les volontaires américains, trouvant un précieux auxiliaire dans leur pays, couvert de forêts et coupé de marais, laissèrent rarement une panique dégénérer en déroute, et ils eurent le grand mérite de ne se croire presque jamais vaincus après une défaite.

Il fallut néanmoins tout l’esprit organisateur de Washington, tout son dévoûment, son tact et sa patience, pour pouvoir, presque sans ressources et au milieu de mille intrigues, maintenir l’union entre des élémens aussi difficiles à façonner, et les plier aux plus dures exigences du métier militaire.

Les milices provinciales qui avaient fait la guerre de sept ans avaient été formées sur le modèle de celles des comtés anglais. Au début de la lutte contre l’Angleterre, chaque colonie adjoignit à ces milices des régimens de volontaires enrôlés pour quelques mois, et se fit ainsi une petite armée particulière et indépendante. Réunies par le congrès sous l’autorité de Washington, elles conservèrent cependant quelque temps leur organisation distincte, et, une fois le premier moment d’enthousiasme et d’abnégation passé, on peut se figurer que d’entraves un pareil système opposa au zèle du général en chef. Celui-ci, qui ne cherchait jamais à obtenir la popularité en flattant ses compatriotes, savait leur faire accepter une sévère discipline. « Il faut, leur disait-il, que dans une armée règne le plus parfait despotisme. » Le témoignage de ce grand citoyen mériterait d’être médité par ceux qui, au nom de la liberté, prétendent introduire dans les armées cet esprit de critique et d’indépendance qui engendre toujours l’insubordination. D’ailleurs son despotisme était strictement limité à son rôle militaire, et tempéré par l’estime qu’il inspirait à tous ses inférieurs. Ce ne fut cependant qu’au prix d’opportunes sévérités et de concessions nécessaires qu’il put conserver dans son armée cette organisation qui lui permit d’accomplir sa tâche jusqu’au bout.

Les milices, recrutées dans les bas-fonds de la société, comme en Angleterre, lui causèrent de perpétuels soucis. Sur le champ de bataille, elles provoquèrent plus d’une fois de désastreuses paniques; dans les camps, elles fomentèrent souvent l’esprit de révolte. Les régimens de volontaires, formés dans un moment d’élan patriotique, étaient bien mieux composés; mais ils n’étaient engagés que pour quelques mois, et dans les premiers temps de la guerre les négociations entamées pour prolonger la durée de leur service paralysèrent constamment les opérations militaires.

L’armée nationale fut enfin formée en 1776. Elle servit de type à toutes les levées de volontaires faites plus tard, jusqu’à celles qui furent appelées par M. Lincoln. Cette armée fut placée sous les ordres directs du congrès, qui partageait avec les états les dépenses de solde et d’équipement. Le contingent de chaque état fut fixé à un certain nombre de bataillons dont l’autorité locale nommait les officiers, et, si les engagemens volontaires ne suffisaient pas, le chiffre de l’effectif était complété par une conscription pesant exclusivement sur la milice. Celle-ci ne se composait elle-même en réalité que d’engagés volontaires. Il est vrai que la loi, comme en Angleterre, permettait, en dernier ressort, d’avoir recours pour la former à une conscription générale; mais cette mesure, appliquée une fois en Virginie, y suscita de tels troubles, qu’il fallut y renoncer. Le congrès, tout en ayant soin d’embrigader ensemble des bataillons d’un même état, se réserva la formation des armées, la confirmation des grades inférieurs et la nomination de l’état-major général. Cette armée compta d’abord quatre-vingt-huit bataillons de 750 hommes : son organisation et les grades qui y étaient conférés devaient durer aussi longtemps que la guerre; mais on ne put obtenir d’engagemens pour un terme aussi incertain, et il fallut d’abord les réduire à un an. Aussi, la misère du pays aidant, les difficultés qu’on avait voulu éviter reparurent-elles bientôt. Pour stimuler les rengagemens, on éleva la solde et on promit des primes en argent à l’entrée au service, en terres à la sortie. Washington signalait en vain les inconvéniens de ce système, qui mêlait la spéculation au noble et rude métier des armes. On avait besoin d’hommes, et les états, craignant l’impopularité de la conscription, renchérissaient au contraire sur les offres du congrès. Il en résulta que l’appât d’une nouvelle prime fit rechercher aux volontaires l’occasion de se rengager en abrégeant leur temps de service. On avait fini par obtenir d’eux un engagement « pour trois ans ou pour la durée de la guerre. » Les trois ans expirèrent le 1er janvier 1781; la guerre semblait loin de sa fin. Les soldats pensylvaniens soutinrent qu’ils n’étaient engagés que pour trois ans, les termes « ou la durée de la guerre » signifiant seulement d’après eux que, si la guerre avait été terminée auparavant, leur temps de service aurait été abrégé. Les officiers voyaient au contraire dans ces mots l’engagement de rester pendant trois ans au moins sous les drapeaux, et plus si la guerre durait davantage. Cette question de grammaire fit presque couler le sang : il fallut se rendre aux exigences des volontaires, et leur interprétation fut définitivement adoptée; mais l’atteinte portée à la discipline fut profonde et durable.

Les injustes rivalités, les mesquines jalousies, n’épargnèrent pas non plus les soldats les plus illustres de la guerre de l’indépendance; elles sont de tous les temps et de tous les pays, et les Américains ne tardèrent pas à dédommager ceux qui en avaient été victimes par un retour spontané de l’opinion publique. En effet, malgré les vices de leur organisation, les soldats américains étaient animés de cette passion ardente et sincère qui pousse au but les grands hommes et les grands peuples, et c’est grâce à elle qu’ils forcèrent la victoire à se ranger enfin de leur côté.

Plus l’effort national avait été considérable, plus la réaction qui le suivit fut irrésistible. Après tant de sacrifices faits au bien commun, l’esprit d’indépendance locale devait reprendre son empire. Le souvenir des réguliers anglais, le besoin d’économie et la lassitude générale firent réclamer de toutes parts la suppression de l’armée nationale. Délivrées du danger qui les avait unies, les anciennes colonies s’empressaient de s’affranchir de toutes les charges les plus nécessaires à leur existence nouvelle : elles se consumaient en querelles qui faillirent leur faire perdre l’estime de leurs plus zélés partisans en Europe, et, plus jalouses encore du pouvoir central, elles ne lui laissèrent aucune autorité, aucun moyen d’action. C’était l’âge d’or des states rights ou « droits d’états, » dont la défense servit plus tard de prétexte à l’insurrection de 1861. Sous cette funeste influence, l’armée des États-Unis disparut graduellement : toute la garde de la longue frontière du Canada et des tribus indiennes fut confiée à la milice de chaque état, et en 1784 l’armée nationale se trouvait réduite au chiffre absurde de 80 soldats et officiers.

Lorsque de vrais patriotes tirèrent l’Amérique de la voie fatale où elle était engagée, et que sa nationalité fut définitivement constituée par cette œuvre admirable qu’on appelle le pacte fédéral, on sentit la nécessité de rendre quelque autorité au pouvoir central reconstitué. Cependant entre ce moment, que l’on peut appeler sa première résurrection, et celui où elle fut définitivement organisée, l’armée régulière éprouva encore bien des vicissitudes. En effet, lorsqu’on 1789 Washington se trouva investi, avec le titre nouveau de président, du commandement des forces militaires de la république, celles-ci ne s’élevaient qu’à 600 hommes. Son autorité sur les milices était limitée à un petit nombre de cas spéciaux, et leur formation dépendait exclusivement de chaque état. Connaissant par expérience les inconvéniens d’une armée improvisée de toutes pièces, il songea à doter son pays d’institutions militaires et à préparer des cadres qui lui auraient permis de transformer assez rapidement en combattans effectifs les citoyens appelés sous les drapeaux par un danger inattendu; mais il ne put vaincre les préventions d’un peuple nouvellement affranchi contre toute armée permanente, préventions dont Jefferson était l’organe dans son propre cabinet. Aussi, depuis 1789 jusqu’en 1815, l’armée régulière, celle qui était levée et organisée directement par le pouvoir fédéral, sans l’intervention des états, demeura-t-elle à l’état provisoire. Une guerre était-elle imminente, on l’enflait subitement en y ajoutant, faute de cadres anciens, des régimens entièrement neufs où tous les grades étaient donnés d’emblée, et, lorsque les dispositions pacifiques reprenaient le dessus, on se hâtait de licencier également officiers et soldats.

En 1790, cette armée ne comprenait qu’un régiment d’infanterie et un bataillon d’artillerie, en tout 1,216 hommes. Un second régiment, formé l’année suivante, porta son effectif à 2,128 hommes. En 1792, on l’éleva subitement à 6,000 hommes, pour la réduire, dès 1796, à 2,800 hommes. Chaque fois un acte du congrès autorisait la levée des hommes, la formation des corps, limitait parfois la durée de leur existence, et créait pour l’occasion les grades nécessaires ; mais il arrivait souvent que de la sorte on se procurait plus vite des officiers que des soldats. Ainsi en 1798, craignant une guerre avec la France, le congrès ordonna la levée de 13,000 réguliers; mais deux ans après, tandis que le corps d’officiers était au complet, on n’avait pu encore enrôler que 3,400 hommes, et en 1802 on ramena cette armée éphémère au chiffre de 3,000 soldats.

On voit qu’elle ne méritait guère son nom d’armée régulière. Aussi, plus l’Amérique comptait pour sa défense sur les levées de volontaires, plus elle avait besoin d’une école permanente pour constituer un corps d’officiers instruits, possédant les traditions et l’esprit militaire, capables de suppléer aux défauts d’une armée improvisée et inexpérimentée. Washington l’avait bien senti, et il avait voulu fonder une école fédérale sur des bases assez larges pour qu’elle pût rendre à la nation cet important service; mais son projet, destiné à être adopté plus tard, fut rejeté deux fois, en 1793 et en 1796. On se contenta d’établir à West-Point une espèce d’école déguisée et tout à fait insuffisante, formée d’un dépôt d’artillerie et du génie avec deux professeurs et une quarantaine de cadets. Ce n’est qu’en 1812 qu’on reprit le projet de Washington et que l’académie de West-Point, dont il fut ainsi le fondateur posthume, devint réellement la pépinière de l’armée régulière. À cette époque, l’Amérique apprit enfin à ses dépens combien de telles indécisions et alternatives étaient contraires au développement de bonnes institutions militaires.

Nous avons voulu montrer par ces détails que les levées d’armées improvisées, dont l’année 1861 a donné un si gigantesque exemple, furent de tout temps dans les habitudes de ce pays et que les procédés adoptés alors sur une grande échelle furent employés depuis les premiers temps de la république chaque fois qu’un danger imprévu vint la menacer. Il est facile de comprendre l’inexpérience de toute la nation quand elle prit les armes contre les sécessionistes, et en voyant le faible rôle que l’élément militaire jouait dans sa vie publique, loin de s’étonner qu’elle n’ait pas réussi plus tôt, on doit au contraire l’admirer d’avoir tant accompli et tant créé sans aucune préparation. On pourrait citer bien des exemples de ce contraste, qui fait honneur à son énergie, entre les ressources organisées qu’elle possédait et les résultats qu’elle obtint. Ainsi le ministère de la guerre, qui, en 1865, dirigeait plus d’un million d’hommes, était au commencement du siècle confondu avec celui de la marine, et ne se composait que du ministre et de huit commis.

Les 6,000 hommes dont la levée avait été votée en 1808, lorsque la guerre avec l’Angleterre semblait imminente, n’avaient jamais été rassemblés, et quand en 1812, après vingt ans de paix, cette guerre finit par éclater, les traditions de la lutte de l’indépendance étaient à peu près perdues. L’enthousiasme ne vint pas y suppléer; il ne s’échauffa pas pour une guerre où l’existence nationale n’était pas en jeu. Nous ne nous arrêterons pas sur cette guerre, car à son tour elle ne laissa pas de traditions sérieuses, et ne forma que bien peu d’hommes distingués. Elle offre peu d’exemples instructifs de la manière de combattre dans le Nouveau-Monde, et, sauf dans la brillante affaire de la Nouvelle-Orléans, elle ne fit guère ressortir que les défauts ordinaires des volontaires américains, sans mettre en relief leurs meilleures qualités.

Les campagnes faites au Canada, si l’on peut donner ce nom à une série d’opérations décousues, aussi insignifiantes par leurs résultats que par les moyens employés, ne présentent aucun intérêt. L’armée régulière existait à peine; les volontaires, peu nombreux, levés à la hâte et d’ordinaire pour la durée d’une seule expédition, faite sur les frontières de leur propre état, pouvaient à peine être comptés dans l’armée. Les milices, plus insubordonnées encore que sous Washington, trouvaient des motifs constitutionnels pour refuser, au milieu même d’une opération, d’aller au-delà de la frontière soutenir leurs camarades engagés. L’affaire la plus sanglante peut-être, celle du Niagara, fut une lutte nocturne où chacun des deux partis, se croyant battu, abandonna avant le jour le champ de bataille, et la déroute de Bladensburg jeta un triste jour sur la démoralisation de ces troupes improvisées. Le nom du jeune général Scott, naguère encore l’illustre doyen de l’armée américaine, mérite seul d’être cité à côté de celui de Perry, ce marin qui sut, à force d’audace, conquérir la suprématie navale sur les lacs. = Cependant ceux qui suivirent cette guerre dans toutes ses péripéties purent déjà faire une remarque qui a été bien des fois confirmée depuis, c’est que sur le sol de l’Amérique la défensive est aisée, l’offensive difficile à soutenir. Occupés par leur lutte avec la France, les Anglais, au lieu d’attaquer, furent forcés d’attendre les Américains dans le Canada : cette nécessité fit leur force. En 1814, la paix avec la France semblait, en leur rendant toute liberté d’action, leur assurer une supériorité incontestable. Le contraire arriva, parce que, se sentant les plus forts, ils reprirent l’offensive, et les Américains, attaqués à leur tour, retrouvèrent aussitôt tous les avantages qu’ils avaient perdus en envahissant le territoire ennemi. En effet, après avoir vaincu sans efforts à Bladensburg, brûlé une partie de Washington et occupé le reste, les Anglais ne purent se maintenir dans cette position, et, en évacuant sans combat la capitale ennemie, ils furent contraints de reconnaître combien était stérile la victoire qui la leur avait livrée. Enfin la guerre se termina à l’avantage des Américains sur les bords du lac Champlain et à la Nouvelle-Orléans, où les Anglais furent vaincus par une poignée de blancs et de nègres mêlés, armés à la hâte, et auxquels Jackson avait communiqué son indomptable énergie.

Ces deux affaires heureuses ne pouvaient faire oublier à l’Amérique les événemens qui les avaient précédées, et qui avaient été pour elle une sérieuse leçon. Aussi cette guerre ne lui fut-elle pas inutile, car elle lui fit sentir la nécessité de réorganiser sur de nouvelles bases ses institutions militaires. Dès les premiers jours, l’opinion publique, ce juge tout-puissant chez les peuples libres, qui a peut-être les caprices, mais non les funestes entêtemens des despotes, était revenue promptement de toutes ses préventions. C’est alors qu’on adopta le projet d’école militaire laissé par Washington. Le président demandait 10,000 hommes pour l’armée régulière : on l’autorisa à en lever 25,000. Il est vrai qu’on ne réussit jamais à compléter ce chiffre d’effectif, et que les nouvelles levées, dépourvues de cadres anciens, se montrèrent aussi inexpérimentées que des volontaires ou des miliciens.

Mais lorsque la paix se fit en 1815, au lieu de les licencier jusqu’au dernier homme selon l’habitude, on en garda 10,000 sous les drapeaux. Ils formèrent l’effectif sur le pied de paix des troupes fédérales, que l’on se décidait enfin à organiser d’une manière définitive. C’est de cette année que date l’existence en Amérique de l’armée régulière, comprenant des corps de toutes armes, se recrutant d’une manière constante, ayant un avancement fixe, et ouvrant une véritable carrière aux officiers, assurés désormais de la conservation de leurs grades.

II. — L’ARMEE AMERICAINE PARMI LES INDIENS.

La guerre du Mexique fut la seule époque brillante pour l’armée américaine depuis sa formation définitive en 1815 jusqu’à l’explosion de la guerre civile en 1861; mais le reste de cette longue période ne fut pas pour elle un temps de paix et de repos, car il se passa en luttes incessantes avec les descendans des anciens possesseurs de l’Amérique.

Lorsque cette armée fut chargée de protéger les frontières des états nouvellement colonisés, les Indiens établis à l’est du Mississipi n’avaient pas encore été refoulés dans le far-west ou absorbés politiquement par la race blanche; mais celle-ci les enveloppait déjà, les étouffait dans d’étroites frontières, et, à mesure que sa colonisation s’étendait, elle les dépouillait successivement de leurs domaines et les transportait, moitié de gré, moitié de force, dans quelque district encore trop éloigné pour qu’elle pût le leur envier, où un nouveau lieu d’exil leur était assigné sous le nom de Réserve indienne.

La race aborigène, qui se soumettait souvent à ces tristes migrations avec l’indifférence du fatalisme, résistait parfois aussi avec toute l’énergie du désespoir aux conquérans qui les lui imposaient. Lorsque la lutte entre le pionnier abusant de la supériorité de son intelligence et le sauvage cherchant dans la ruse un secours pour sa faiblesse venait à s’envenimer, la petite armée américaine, appelée par les colons ou par les agens fédéraux, se trouvait engagée dans une guerre meurtrière, pénible et obscure. Elle avait parfois à livrer des combats importans par le chiffre des pertes qu’elle y faisait : ainsi en 1814, sur les rives encore désertes du Tallapoosa, eut lieu une rencontre où la cavalerie américaine perdit plus de deux cents hommes et où la tribu des Creeks, vaincue après une lutte acharnée, laissa plus de mille guerriers sur le champ de bataille.

La tribu qui résista le plus longtemps fut celle des Séminoles, nation jadis puissante, toujours fière et belliqueuse, repoussée peu à peu par les blancs dans les terres basses qui au sud-ouest du continent forment la péninsule de Floride. Là, sous un soleil tropical et dans des fourrés impénétrables, deux ennemis également invisibles et implacables, la fièvre et l’Indien, attendaient le soldat américain, qui, pliant sous le poids de ses armes et de ses vivres, avait épuisé toutes ses forces à lutter contre les obstacles de la nature. La guerre de Floride, souvent rallumée après des pacifications trompeuses, fut longue et cruelle. Les Indiens, exaspérés par de coupables manques de foi, ne faisaient aucun quartier. Réduits en nombre par une lutte inégale, ils avaient cherché une retraite inaccessible dans les everglades, vastes marais boisés, où le cyprès, le magnolia et le palmier nain entretiennent une éternelle verdure, et à l’approche des blancs ils disparaissaient avec leurs légères pirogues dans un labyrinthe de canaux dont ils connaissaient seuls le secret. Les Américains, profitant de leurs divisions et de l’épuisement de toutes leurs ressources, allèrent enfin les chercher dans ce dernier asile. Ce fut pour le soldat une pénible campagne. L’eau et la forêt lui opposaient un double obstacle. Le terrain manquait sous ses pieds, et il lui fallait tantôt cheminer lentement à travers le marais, tantôt, montant dans de frêles canots, s’ouvrir un passage entre les arbres, dont chacun pouvait cacher un ennemi. Il n’avait pour se guider que la trace laissée sur le fond vaseux par l’Indien fuyant vers son secret refuge. Ce refuge était généralement un tertre élevé, appelé hommock, couvert d’une épaisse végétation, et au milieu duquel les familles indigènes s’abritaient dans un grossier village. Des lagunes ouvertes entouraient d’ordinaire cet îlot, et au moment où les blancs sortaient de la forêt, ils étaient exposés au feu bien nourri d’un ennemi caché, qui était décidé à se faire tuer plutôt que de livrer les siens. A la fin cependant, traqués d’ilot en îlot, abandonnés ou trahis par leurs alliés, privés d’armes et de munitions, les plus déterminés d’entre les Séminoles, après une résistance vraiment héroïque, furent obligés de se soumettre, ou faits prisonniers par des stratagèmes peu honorables pour leurs vainqueurs. Décimés par les maladies, la faim et surtout par l’abus fatal de l’eau de feu, les tristes restes de cette fière tribu s’embarquèrent pour la Nouvelle-Orléans et de là gagnèrent les prairies de l’Arkansas, où cette civilisation qu’ils ne connaissaient que comme un implacable ennemi allait bientôt encore les atteindre.

Cette lutte avait duré treize ans, de 1830 à 1843, et, quoique l’armée américaine se fût presque toujours efforcée d’adoucir dans l’exécution la cruelle politique dont elle était l’instrument, le souvenir de la vaillante résistance de ces pauvres sauvages, des pertes qu’ils lui infligèrent et surtout de leur fin misérable, resta comme une sombre page parmi les traditions militaires.

Trois ans après, lorsque la fumée du log-hut, cette rustique citadelle du colon, s’élevant, à la place des feux de bivouac, au-dessus des forêts de la Floride, annonçait à peine le retour de la paix, une nouvelle carrière vint s’ouvrir pour l’armée fédérale sur les rives lointaines du Pacifique.

L’annexion du Texas, après une indépendance éphémère, celle du Nouveau-Mexique et de la Haute-Californie, hâtée par la campagne de Scott, qui rendit inutile cette ingénieuse transition, étaient sanctionnées par la paix signée à Mexico. La moitié du continent se trouvait enveloppée par les nouvelles frontières de l’Union. Montagnes et déserts, forêts, rivières et prairies, tout l’espace compris entre les derniers settlements du Mississipi et les côtes presque inhabitées de la Californie, où la fièvre de l’or ne régnait pas encore, entra dans le domaine du peuple américain. En reculant ainsi les limites du champ ouvert à son ambitieuse activité, celui-ci prenait aux yeux du monde l’engagement de le conquérir à la civilisation : sa petite armée, par son intelligence et sa persévérance, devait être l’un des principaux instrumens de cette entreprise. De pareilles conquêtes sont la plus belle mission du soldat. Fécondes en enseignemens, grâce aux tâches variées et à la responsabilité individuelle qu’elles imposent à chacun, elles sont une excellente école pour une armée. La colonisation, qui, sous la puissante influence d’une vraie et sage liberté, marche vite en Amérique, ne demande à aucun pouvoir civil ou militaire de l’administrer ni de penser à sa place; mais le squatter, qui ne sépare pas la carabine de la hache, pousse parfois jusqu’à l’excès le besoin d’indépendance, et dans la lutte de la civilisation nouvelle contre la nature et contre la société imparfaite des Indiens, l’intervention d’un pouvoir supérieur, fort et impartial, devient souvent nécessaire. Ce fut le rôle des officiers américains.

Ils représentaient seuls le gouvernement fédéral, à la fois souverain et unique propriétaire de ces vastes contrées : ils engagèrent contre la nature encore vierge un combat bien différent de ceux qu’ils venaient de livrer aux Indiens, car il a l’heureux privilège de ne pas faire de vaincus, mais où la victoire doit être achetée au prix d’efforts patiens qu’on ne peut attendre que du dévoûment militaire. Leurs beaux travaux géodésiques furent mêlés des plus étranges aventures. L’un des plus distingués d’entre eux, le colonel Frémont, tout en explorant les Montagnes-Rocheuses, conquit en passant une province aussi grande que la France. Quoiqu’une querelle avec le général Kearney, exploitée par l’esprit de parti, privât l’armée de ses utiles services, son exemple fut suivi. Délimitations de frontières, levés hydrographiques des côtes et des rivières, études géologiques, recherches d’histoire naturelle, furent entrepris à la fois par ces infatigables pionniers de la science. Leurs rapports, publiés par le ministère de la guerre, forment les archives les plus complètes et les plus intéressantes, malgré leur étendue, de l’histoire de la colonisation de l’Amérique. La vie solitaire qu’ils menaient poussait à ces recherches ceux même qui n’en avaient pas reçu la mission officielle. Parfois sans doute un hasard mal- heureux venait contrarier leurs goûts : le géologue était cantonné dans une plaine où il ne pouvait rencontrer une pierre, le botaniste dans un désert stérile; mais presque tous trouvaient l’occasion de faire faire quelques progrès à l’étude des contrées nouvelles qui leur étaient livrées.

Ils avaient cependant d’autres devoirs à remplir que ces pacifiques travaux. Les Indiens de l’ouest, quoiqu’ils ne fussent pas acculés comme les Séminoles dans une impasse et obligés de combattre ou de se rendre, ne reculaient pas sans résistance devant le flot sans reflux de la race blanche. L’étendue de leur territoire, qui leur permettait de refuser ou d’accepter la lutte et de choisir toujours le moment et le lieu favorables pour l’attaque, les rendait bien plus difficiles à vaincre. Par une sage précaution contre les violences locales, toutes les relations avec ces Indiens étaient confiées au président, qui s’intitulait lui-même leur puissant père de Washington, et les contrées qu’ils habitaient, n’appartenant à aucun état, dépendaient directement de son gouvernement. Ces relations étaient partagées entre les agens indiens, employés civils, chargés de toute la partie fiscale, distribution des terres et levée de tributs, et l’armée qui, gardienne de l’ordre public, usait, pour le maintenir, à la fois de la diplomatie et de la force des armes.

Son rôle était difficile, car elle était placée entre la civilisation nouvelle, représentée par le squatter, qui prétend exercer le droit de premier occupant sur toutes les terres où il ne trouve que des Peaux-Rouges, par le marchand de spiritueux, qui va porter jusque sous le wigwam son funeste poison, et la tribu indienne, qui a besoin pour son existence d’espaces immenses et incultes et d’une indépendance incompatible avec un état social perfectionné. Quoique les Américains aient été accusés de détruire systématiquement la race indienne, leur armée prit au contraire souvent la défense de cette population malheureuse contre le contact destructeur du blanc. Elle s’efforçait de ménager pour elle la transition aux mœurs civilisées, mais elle ne songeait pas à perpétuer pour cela l’organisation grossière de la tribu : elle travaillait au contraire à détruire cette institution, opposée à tout progrès, en favorisant les individus qui renonçaient à leur vie errante. La tribu indienne ressemble beaucoup à la tribu arabe, mais plutôt à la tribu, nomade comme au temps d’Abraham, qui habite les déserts d’Afrique et de Syrie, qu’à celle que nous avons trouvée dans le Tell d’Algérie, possédant déjà un sol limité dont elle cultive quelques parties. Cette dernière, quoiqu’elle représente un état social plus avancé, ou plutôt à cause de cela, est bien plus rebelle à la civilisation moderne : elle est fondée en effet à la fois sur une religion exclusive et politique et sur un système territorial qui admet la propriété collective. La religion de l’Indien, ainsi que celle du Bédouin, est au contraire tellement simple et vague, qu’elle ne repousse pas comme une ennemie celle que nous lui apportons, et la propriété de l’un comme de l’autre ne se composant que de tentes, d’armes et de chevaux dans le nouveau monde, de troupeaux dans l’ancien, est essentiellement individuelle. La tribu n’est donc pour eux qu’un faible lien politique, une simple extension de la famille. Les Américains, dans leurs rapports avec cette société primitive, se sont toujours opposés à ce que ses progrès eussent pour résultat de consolider l’organisation de la tribu, et se sont plutôt efforcés d’en fondre les élémens dans la grande société moderne qui s’étend rapidement sur tout le continent. Aussi, sous l’influence des exemples de la vie civilisée, un grand nombre d’Indiens ont-ils quitté la vie nomade, et, rompant avec les traditions du passé, ont-ils cessé d’être hostiles aux blancs le jour où ils sont devenus cultivateurs. La politique américaine a imaginé bien des moyens de se les attacher, tant par l’intérêt que par la crainte. Après leur avoir d’abord imposé un tribut, le gouvernement fédéral a changé de méthode, et leur a acheté leurs terres, leur donnant en échange des rentes sur l’état. Il se faisait ainsi des pensionnaires soumis et restreignait en même temps l’étendue des domaines de chasse qui étaient fermés à la colonisation. Et afin que ces domaines ne devinssent pas entre les mains de la tribu une véritable propriété collective, il lui imposait, aussitôt que la civilisation commençait à en approcher, l’alternative, soit d’émigrer en masse, soit de partager entre elle ses terres, en assurant un lot à tout Indien qui voudrait se faire cultivateur. En détruisant ainsi l’organisation sociale de la tribu, il respectait ce- pendant encore son système politique, afin de lui imposer la responsabilité collective de tous les crimes commis par ses membres, seule garantie efficace de la police du désert. Ce procédé de justice primitive disparaissait à son tour aussitôt que la division et la culture individuelle du territoire avaient consacré le changement des mœurs, et l’institution politique de la tribu faisait place graduellement à une municipalité ordinaire, tandis que ses membres devenaient citoyens des États-Unis.

Aucun préjugé de couleur ne fait obstacle à ce travail d’absorption, qui se poursuit encore aujourd’hui, et l’état de New-York lui-même possède de nombreux villages d’Indiens civilisés, qui en gardant le type et les traditions de leur race sont en tout les égaux des anciens colons qui les entourent. On a vu, il y a trente ans, un régiment de cavalerie fédérale levé entièrement parmi les Creeks, et des Indiens pur sang sont sortis avec le rang d’officiers réguliers de l’école de West-Point. Bien plus, dans le sud, où ils sont traités comme les égaux des blancs, où le congrès confédéré admettait leurs délégués dans son sein, ils étaient devenus à leur tour propriétaires d’esclaves et partisans fanatiques de l’asservissement de la race noire.

L’armée américaine avait donc une double tâche à poursuivre. D’une part, elle devait maintenir l’autorité nationale en face des tribus indiennes, veiller à l’exécution des traités conclus avec elles, et leur inculquer cette conviction salutaire, que d’un bout du continent à l’autre tous les blancs prendraient au besoin les armes pour venger un seul d’entre eux, et il lui fallait pour cela recourir tantôt à la force, tantôt aux négociations, dans lesquelles l’épée lui donnait, aux yeux de ces sauvages, une grande supériorité sur des agens civils. D’autre part, elle était souvent obligée d’intervenir contre les aventuriers blancs soit pour soustraire à leurs violences les anciens possesseurs du sol, soit pour rétablir l’ordre dans une nouvelle société où fermentaient les élémens les plus opposés, soit enfin pour faire respecter l’autorité supérieure du gouvernement fédéral, facilement méconnue au milieu des querelles ardentes de ces contrées lointaines.

Aussi était-elle toujours sinon en guerre, du moins en expédition. Ayant à surveiller à la fois les Apaches et les Comanches, qui gardent du côté du Nouveau-Mexique les passes des Montagnes-Rocheuses, les Sioux sur le Haut-Missouri, les Nez-Percés et les Cœurs-d’Alêne, belliqueuses tribus des bords de l’Orégon, dispersées par conséquent sur une ligne immense, il fallait cependant qu’elle fût toujours prête à repousser une attaque imprévue ou à châtier le premier acte d’hostilité commis contre quelque nouveau seulement. Cette existence rude et aventureuse donnait aux officiers américains l’habitude du commandement, de la responsabilité et de l’initiative individuelle, ces qualités qui font les hommes de guerre. La plupart d’entre eux s’y attachaient passionnément, car la vie du désert a pour le soldat, comme pour le voyageur, un charme qui la fait regretter toujours à ceux qui en ont une fois goûté.

Le convoi, ce boulet que toute armée civilisée doit traîner à son pied, portait tout ce dont elle pouvait avoir besoin pendant la durée de l’expédition, car les faibles ressources qu’offrent les razzias parmi les Arabes pasteurs ne se trouvent même pas chez un peuple chasseur comme les Indiens. Il se composait de lourds chariots ou waggons de l’émigrant, qui portent une charge de plus de 800 kilogrammes et que traînent six mules admirablement dressées. L’attelage obéit à une seule rêne et à la voix d’un teamster ou conducteur, généralement mulâtre. Presque partout le pays est assez ouvert et le sol assez égal pour permettre le passage de ces pesantes voitures : aucun col abrupt ne marque, au milieu des massifs isolés des Montagnes-Rocheuses, la séparation des bassins des deux Océans, et ce n’est que sur certains points du versant du Pacifique que des montagnes escarpées et des forêts épaisses ont forcé les Américains à imiter les conduites de mulets qu’ils avaient vues au Mexique, et à remplacer leurs chariots par des bêtes de somme.

Plus l’expédition devait être longue et pénible, plus il fallait augmenter le convoi, et sa grandeur même, en embarrassant la marche des soldats, multipliait encore pour eux les mauvaises chances de la campagne. Ces difficultés faillirent amener la perte de la colonne de troupes la plus considérable qui se soit jamais aventurée dans les déserts des Montagnes-Rocheuses, quoiqu’elle fût commandée par un officier expérimenté, Sidney-Johnston, qui aurait sans doute joué un grand rôle dans les armées confédérées, s’il n’avait trouvé au début de la guerre une mort prématurée sur le champ de bataille de Shiloh. Cette petite armée, envoyée en 1857 par le président Buchanan pour rétablir chez les mormons les autorités fédérales qu’ils avaient expulsées, comptait 2,500 combattans; mais, obligée d’emporter dix-huit mois de vivres, elle traînait à sa suite plus de quatre mille voitures. Avec un pareil convoi, le moindre obstacle retardait sa marche. A chaque rivière profonde, il fallait décharger toutes les voitures et les faire flotter, pour les tirer avec une corde sur l’autre rive, puis transporter les provisions à bras sur les ponts destinés à l’infanterie et composés, comme des radeaux, de troncs d’arbres liés ensemble. Après deux mois de voyage, les Américains avaient, au milieu de novembre, atteint les hautes passes des Montagnes-Rocheuses, lorsqu’un hiver précoce vint les y surprendre. Enveloppés dans une tourmente de neige, les animaux périrent de froid et de faim. Chaque jour réduisait leur nombre de plusieurs centaines; les soldats grelottant mettaient le feu aux voitures, abandonnées avec les vivres précieux qu’elles portaient. Pendant quinze jours, cette petite troupe, jonchant des débris de son convoi le manteau glacé du désert, continua cette marche terrible avec plus de persévérance que de prudence ; mais elle ne put parcourir que quatorze lieues, au bout desquelles elle s’arrêta épuisée, et fut réduite à prendre ses quartiers d’hiver dans la triste contrée où elle se trouvait bloquée. La plupart des vivres ayant été perdus, on vécut de viande de mulet. Enfin, cette ressource suprême venant à manquer, le capitaine Marcy, qui depuis devint général fédéral, se dévoua à la périlleuse entreprise d’aller demander un renfort de vivres et de transports aux établissemens du Missouri. Il perdit en route presque tous ses compagnons et ne put accomplir qu’au prix de souffrances inouïes la mission à laquelle était attaché le salut de l’armée. Grâce à lui, les ravitaillemens arrivèrent à temps, et Johnston put gagner au printemps la Cité du Grand-Lac-Salé..

Lorsque la guerre éclatait avec quelque tribu indienne, il fallait, au milieu de ces difficultés, aller chercher un ennemi alerte, qui, né dans le désert, n’était embarrassé d’aucun convoi. Toujours à cheval, les Indiens durent à leurs montures cette rapidité de mouvemens qui fit leur force dans l’attaque et leur sécurité dans la fuite, et qui, lorsqu’ils n’employaient pas encore la carabine, put même compenser plus d’une fois l’infériorité de leurs flèches devant les armes à feu des Américains. C’est au moment où la race blanche vint leur disputer le nouveau continent qu’une juste providence mit entre leurs mains ce précieux et vaillant auxiliaire. Lorsque l’Européen débarqua au milieu d’eux, il leur apporta à la fois la guerre implacable et sans fin et les moyens de la faire : il leur donna le cheval, sans lequel ils n’auraient pu vivre même pacifiquement dans les plaines où ils allaient être refoulés. Le cheval devint le compagnon indispensable de leur nouvelle existence. Ne vivant que de leur chasse, ils passèrent maîtres dans l’art des surprises et des embuscades. Ne craignant ni de risquer leur vie dans les plus périlleuses entreprises, ni de fuir, lorsqu’ils avaient manqué leur coup, sans attendre de pied ferme une défaite irréparable, leur troupe grossissait et disparaissait alternativement en un clin d’œil, comme ces brouillards légers qui s’élèvent sur la prairie humide de rosée, et tantôt se condensent, tantôt se dissolvent sous l’influence d’un soleil matinal.

Il est souvent arrivé à une colonne de marcher des semaines entières sans apercevoir l’ennemi, qui cependant la suivait pas à pas, prêt à s’élancer sur elle au moindre symptôme de faiblesse. Malheur alors à celui qu’une imprudente confiance entraîne trop loin de ses camarades! il ne reparaît jamais. Après une étape que le manque d’eau a prolongée, lorsque les feux du camp charbonnent presque éteints sous la cendre, et que partout règnent le silence et l’obscurité, l’on entend parfois un cri étrange, auquel d’autres cris répondent dans des directions opposées. Pendant qu’on s’éveille, qu’on se cherche, un bruit confus s’élève du corral où sont parqués les chevaux d’artillerie et les mules du convoi. Quelques Indiens, se glissant inaperçus, ont adroitement coupé leurs entraves, et, profitant du trouble qu’ils ont fait naître, ils s’élancent eux-mêmes à cheval pour ébranler la troupe d’animaux épouvantés et guider sa course. Elle se précipite aussitôt comme un tourbillon, brisant tous les obstacles sur son passage, et, toujours escortée de ses sauvages conducteurs, elle disparaît bientôt, laissant les blancs stupéfaits et aussi impuissans que des bateliers sans rames sur une mer agitée. Le nom de stampede donné à ces paniques de chevaux fut pendant la guerre civile appliqué au trouble qui entraînait trop souvent dans une fuite désordonnée des troupes mal aguerries.

Mais ces surprises étaient rares avec des officiers habitués à la tactique du désert; à la ruse, ils opposaient la vigilance, à l’agilité la ténacité, enfin aux Indiens ennemis les Indiens amis. Ceux-ci accompagnaient la colonne comme guides et souvent comme éclaireurs, combattant d’une façon à demi civilisée, maniant habilement la carabine, mais prenant furtivement le scalp des vaincus, s’ils pouvaient échapper aux regards de leurs alliés. Enfin, tandis qu’ils découvraient avec l’instinct du chien de chasse la cachette où la tribu ennemie avait déposé ses provisions d’hiver, la cavalerie américaine rivalisait d’adresse avec eux, et réussissait parfois à son tour à enlever par un heureux coup de main les troupeaux de chevaux à demi sauvages que les chefs indiens gardent toujours en réserve pour remonter leurs guerriers. Dans l’une des dernières expéditions faites avant la guerre civile, en 1858, une colonne partie du fort Vancouver sur le Pacifique, après avoir dispersé la tribu des Pelouses, lui enleva ainsi ses chevaux. Les Indiens, connaissant le naturel indomptable de ces animaux et pleins de confiance dans leur propre adresse, comptaient les dérober par une stampede à leurs nouveaux maîtres et s’en servir dans peu de jours pour recommencer la guerre. Aussi, lorsque le lendemain, observant le camp américain avec une longue-vue enlevée à un officier tué l’année précédente, ils virent le sol jonché des 770 cadavres de leurs coursiers, ils furent saisis d’un tel découragement qu’ils s’avouèrent vaincus. Le commandant de l’expédition, devinant le projet des Indiens, avait réuni un conseil de guerre, et non sans regrets, car des hommes qui ont longtemps vécu dans le désert ne savent pas être cruels pour les animaux, le conseil avait condamné les pauvres bêtes à être fusillées. Malgré toutes ces surprises, l’Indien et le blanc finissaient presque toujours par mesurer leurs forces dans une lutte ouverte et décisive, car, si le premier avait accepté la guerre, c’est qu’il se croyait sûr de vaincre, et, dès qu’il voyait ses stratagèmes déjoués par son ennemi, cette confiance l’entraînait à tenter une attaque de vive force. Presque toujours alors le froid courage du blanc, sa discipline et la supériorité de ses armes lui assuraient le succès ; mais il ne l’obtenait souvent qu’après un combat long et sanglant.

Les différentes armes eurent chacune leur part des fatigues et des dangers de ces guerres incessantes : elles y conservèrent leur activité, leurs traditions militaires, et acquirent une nouvelle expérience. La tâche du fantassin était la plus rude. Les belles rivières qui sillonnent la prairie sont séparées par des espaces de 10 à 12 lieues qu’il fallait franchir dans une seule étape, en se frayant un passage à travers de hautes herbes, sans que le soldat trouvât un arbre pour le protéger un instant contre les ardeurs du soleil, ou une goutte d’eau pour étancher sa soif. Le lendemain, avant de pouvoir se remettre en route, il fallait tailler dans les berges escarpées de la rivière une rampe pour les voitures, construire un pont flottant, ou, si l’expédition était légèrement équipée, traverser un fleuve profond en croupe des cavaliers. Aux chaleurs brûlantes d’un été que ne tempère aucune brise de mer se joignaient le feu des prairies, les orages subits et les tourmentes de vent, si redoutables dans les plaines où rien n’amortit leur violence; puis le froid et la neige leur succédaient subitement, apportant de nouvelles souffrances aux troupes qu’elles surprenaient, comme celle de Johnston, au milieu de leur route. Cette vie formait des marcheurs rompus à un long exercice; mais, faisant campagne dans le désert, où ils emportaient tout avec eux, et ne pouvant se séparer plus de deux ou trois jours de leur convoi, ils étaient habitués à une certaine abondance de vivres et à des approvisionnemens réguliers. Aussi, quand il fallut en 1861 faire la guerre dans un pays qui ne manquait pas absolument de ressources, les officiers formés à cette école ne somgèrent-ils pas, avant que Sherman rompît avec ces habitudes, à tirer parti de ces ressources pour se rendre indépendans du convoi.

Pour la cavalerie, cette guerre fut une excellente préparation au rôle qu’elle allait être appelée à jouer. Ce n’étaient pas sans doute des cavaliers élégans, ni même de bons manœuvriers sur un champ de parade, que ces dragons américains qui depuis tant d’années vivaient dispersés au milieu des Indiens, et ils n’entendaient pas la guerre à la façon de nos soldats, qui, soit en ligne, soit en fourrageurs, ne comptent jamais que sur la pointe de leur sabre et l’élan de leur cheval; mais les nécessités d’une guerre spéciale leur avaient appris à justifier leur nom en faisant le service complexe pour lequel on forma au XVIIe siècle les premiers régimens d’infanterie montée. Pour pouvoir atteindre les Indiens dans leurs dernières retraites et châtier rapidement des tribus peu importantes, ils entreprenaient souvent de courtes campagnes, sans emmener aucun convoi à leur suite. Portant alors sur leur monture munitions, biscuits, café, etc., ils se faisaient suivre seulement de quelques chevaux de main, chargés d’une réserve de provisions. Les journées étaient longues et les rations petites. Quand enfin on atteignait l’ennemi, c’est presque toujours à coups de feu qu’on l’attaquait, car il ne se laissait pas plus joindre à l’arme blanche que l’oiseau sauvage ne permet au chasseur de le prendre avec la main. L’usage de la carabine donnait d’ailleurs aux Américains une grande supériorité sur leurs adversaires, qui ne possédaient pour la plupart que des arcs ou de mauvais fusils. Ils ne négligeaient aucune occasion de s’en servir, et, soit pour frapper l’ennemi fuyant trop rapidement, soit au contraire pour le tenir à distance, ils faisaient feu sans quitter la selle, car, au milieu de l’immensité des prairies, l’homme n’aime pas à se séparer de son cheval. Si cependant il s’agissait d’attaquer un camp indien ou de défendre un corral, si l’ennemi était posté dans un terrain trop difficile, les dragons, laissant leurs montures à un quart d’entre eux, se formaient et combattaient comme de l’infanterie.

Malgré leur tenue incorrecte et leurs grandes jambes pendant toutes droites sur les flancs de leurs petits chevaux, malgré les gros étriers de bois qu’ils avaient rapportés du Mexique et les engins de toute sorte accrochés à leur selle, ces hommes bronzés avaient, dans leur grand manteau bleu de ciel à collet de fourrure, l’allure résolue et dégagée qui révèle le soldat aguerri. A la manière dont ils menaient leurs chevaux, on voyait bien que plus d’une étape faite à pied auprès d’une bête écloppée leur avait appris à les ménager. Il faut dire qu’ils auraient été bien ingrats, s’ils n’avaient pas apprécié les qualités de ces fidèles compagnons de leurs travaux. Tous ceux qui ont fait campagne dans le Nouveau-Monde ont eu bien des fois l’occasion d’admirer l’adresse du cheval américain et la sûreté de son pied au milieu des nuits les plus obscures. Capable, quoique petit, de porter un grand poids, doux et intelligent, résistant à la fatigue, à la pluie, au froid, au manque de soins et de nourriture, il se montrait bien fait pour cette rude vie des prairies que l’homme ne pourrait affronter sans son aide. Le soir, après une longue étape, il n’avait pour tout repas que les plantes sauvages au milieu desquelles était établi le bivac; seulement, le matin, au lieu de le seller dès le lever du soleil, on lui accordait les deux premières heures du jour pour brouter l’herbe attendrie par les fortes rosées du désert, et après trois jours de marche on lui en laissait généralement un de repos. Enfin, lorsqu’après bien des mois passés ainsi, portant son maître et son bagage, il rentrait dans la grossière écurie du poste frontière, il trouvait moyen de se refaire et d’oublier ses privations en mâchant des épis de maïs dont il épluchait lui-même les grains.

L’artillerie avait aussi une large part des fatigues communes. Les simples changemens de garnison entre les postes éloignés dont elle avait la garde équivalaient parfois à de véritables campagnes. Elle faisait d’ailleurs partie de toute expédition importante, car la voix du canon retentissant dans le désert produit sur l’Indien une profonde impression. La prairie, quoiqu’elle soit praticable aux voitures, ne ressemble guère cependant à une grande route : les longues marches sur ce terrain difficile, les passages de rivières, la nécessité de s’ouvrir avec la hache un chemin à travers les forêts qu’ils rencontraient çà et là, tenaient constamment en haleine les hommes et les attelages. Parfois il leur fallait suivre l’allure de la cavalerie, car les expéditions légères entreprises par celle-ci étaient souvent accompagnées de deux ou quatre canons. Ces pièces n’intervenaient, il est vrai, que rarement, lorsque la lutte était assez égale pour leur donner le temps d’arriver sur le champ de bataille, et qu’il était nécessaire de lancer quelques obus au milieu des cavaliers indiens pour compenser l’infériorité numérique des blancs; mais, en attendant cette occasion, les artilleurs prenaient le fusil ou le mousqueton, et, combattant à pied ou à cheval, partageaient tous les dangers de leurs compagnons. Enfin les officiers d’artillerie se trouvèrent très souvent investis, soit par le choix, soit par le hasard de l’ancienneté, du commandement d’expéditions importantes, et ils prouvèrent qu’ils n’avaient perdu aucune des traditions de la guerre du Mexique, où nous leur avons vu jouer un rôle brillant.

Nous avons indiqué déjà les grands travaux scientifiques des officiers du génie et des ingénieurs topographes. Dans les expéditions guerrières, ils avaient un poste d’honneur, car ils remplissaient les fonctions d’officiers d’état-major et étaient chargés d’éclairer l’armée et de diriger sa marche.

Les services administratifs avaient une tâche importante dans les campagnes où il fallait préparer d’avance tout ce dont l’armée pouvait avoir besoin. On l’aura compris en voyant les soldats de Johnston suivis d’un convoi de quatre mille voitures. Aussi n’est-il pas étonnant que, lorsqu’il fallut approvisionner un million de volontaires, il se trouva dans les corps des quarter-masters et des commissaires aux vivres l’expérience nécessaire pour diriger toutes les parties d’une aussi vaste administration.

C’est au milieu de cette vie active et pleine d’enseignemens que la nouvelle du déchirement de l’Union vint surprendre l’armée américaine. La perfide prévoyance du dernier ministre de la guerre, M. Floyd, l’avait éloignée tout entière des états que ses complices du sud se préparaient à soulever contre l’autorité fédérale; on avait fait aux soldats l’honneur de les croire fidèles à leur drapeau. Sous mille prétextes, les forts et les arsenaux fédéraux avaient été dégarnis par ceux-là mêmes dont le premier devoir était de veiller sur les intérêts généraux de la nation, et les garnisons qu’on en avait retirées pour les disperser dans le Texas avaient été placées sous les ordres d’un officier qui sembla n’avoir été choisi que pour les trahir.

Mais, éloignés ainsi de la civilisation, les officiers réguliers étaient demeurés étrangers aux querelles passionnées qu’elle engendre, et n’avaient guère suivi le mouvement qui divisa leur patrie en deux camps hostiles; aucune famille ne souffrit de plus cruels déchiremens, lorsque les citoyens s’armèrent les uns contre les autres, que cette famille militaire, dont les membres étaient unis par tant de liens. Tous ceux qui appartenaient au nord se préparèrent, malgré des opinions très diverses sur les questions du jour, à répondre à l’appel de leur gouvernement. Parmi ceux qui tenaient aux états du sud par leur naissance ou leurs parentés, quelques-uns, comme le vénérable Scott, demeurèrent fidèles à leur serment, estimant que l’insurrection, loin de les en délier, les obligeait à défendre l’existence menacée de leur patrie. La plupart, dominés par des influences de parti et imbus de la fatale doctrine de la souveraineté absolue des états, qui était devenue parmi eux une espèce de dogme, quittèrent en masse le drapeau fédéral pour aller organiser les forces naissantes de la rébellion. Beaucoup d’entre eux ne prirent pourtant pas sans regrets une résolution aussi contraire aux notions ordinaires de l’honneur militaire; ces regrets, connus de leurs anciens camarades, contribuèrent à adoucir la guerre, à en éloigner la rancune et la passion, et leur souvenir inspira le général Grant lorsque, quatre ans plus tard, il tendit à son adversaire vaincu une main généreuse.

Il y en eut cependant qui aggravèrent encore le spectacle toujours pénible de la défection militaire. On vit le général Twiggs, qui commandait les troupes du Texas, s’entendre avec les rebelles pendant qu’il portait encore l’uniforme fédéral, et leur livrer les dépôts de vivres et de munitions de ses propres soldats afin d’enlever à ceux-ci tout moyen de résistance. Abandonnés par une partie de leurs officiers, privés de toutes ressources, ne trouvant plus que des ennemis dans la population ingrate qu’ils avaient protégée pendant tant d’années, ces braves soldats eurent encore à résister aux séductions de ceux qui leur promettaient un brillant avenir dans les rangs des insurgés. Un de leurs anciens chefs, Van-Dorn, eut le triste courage de reparaître au milieu d’eux pour appuyer ces propositions de l’influence que lui avaient value ses rares qualités militaires. Il ne gagna personne, et les débris de son régiment, obligés de conclure une convention d’évacuation avec les ennemis qui les entouraient de toutes parts, retournèrent dans les villes du nord, où ils rencontrèrent les camarades séparés d’eux depuis longtemps, qui accouraient à la défense de la cause nationale.

C’étaient en effet de nouveaux dangers que venaient chercher au sein de la civilisation ces hommes réunis par un même sentiment du devoir. Cette cause nationale avait besoin de tout leur dévoûment, car le mal qui avait pu semer dans une armée de pareils germes de trahison devait être bien profond, et ces tristes exemples de désertion n’étaient qu’un symptôme des illusions et de l’aveuglement qui précipitaient le sud dans la guerre civile.


III. — L’ESCLAVAGE.

Avant de montrer la république américaine divisée en deux fractions hostiles et d’exposer l’organisation des forces qui allaient combattre sur son sol pour assurer la primauté, soit des institutions esclavagistes du sud, soit de la société libre du nord, il est nécessaire de répondre à la question que chacun doit se faire : comment une guerre pareille a-t-elle pu éclater? quelle cause profonde a pu diviser ainsi une grande nation dans toute l’étendue de son territoire, déchirer son armée et mettre les armes à la main aux citoyens que tant de liens, tant d’intérêts, tant de souvenirs communs devaient tenir unis ?

Ils étaient frères, ils avaient vécu ensemble et s’étaient formés à la même école, se ressemblaient par tous les traits principaux du caractère et avaient les mêmes institutions politiques, les mêmes traditions militaires. Leurs chefs avaient servi sous le même drapeau et siégé dans les mêmes assemblées. Il n’existait aucune différence réelle d’origine entre le nord et le sud. Toutes celles que le sud allégua quand, désespérant d’obliger l’Europe à le secourir en la privant de coton, il voulut éveiller ses sympathies étaient purement imaginaires. Il ne faisait que des généalogies d’expédient lorsque, montrant à la France son ancienne colonie de la Nouvelle-Orléans, il se disait à demi français, et que, se tournant ensuite du côté de l’aristocratie anglaise, il évoquait le souvenir des cavaliers chassés par Cromwell, pour l’opposer aux Yankees, qui n’étaient, selon lui, qu’un ramassis d’Allemands et d’Irlandais. En réalité, la race anglo-saxonne dominait également au sud et au nord. Elle absorbait rapidement celles qui l’avaient précédée et celles qui lui fournissaient un contingent d’émigrans. En s’associant à son œuvre, ces races adoptaient aussi ses mœurs et son caractère.

Dans la première ville du sud, à la Nouvelle-Orléans, subsistait, il est vrai, un noyau de population se rattachant par la langue et les souvenirs à la patrie qui l’avait lâchement vendue; mais cet îlot, déjà à demi submergé sous le flot montant d’une autre race, ne constituait pas une nationalité. Quant à l’émigrant irlandais, loin de résister à ce flot, il le suivait au contraire, car, bien qu’il diffère profondément de l’Anglo-Saxon, il ne va chercher une nouvelle patrie que là où il trouve celui-ci déjà fortement établi. Il ressemble à ces plantes difficiles à acclimater qui ne prospèrent que sur un sol déjà préparé par d’autres végétaux plus vigoureux. Par une autre contradiction avec ses mœurs primitives, devenant en Amérique plutôt citadin qu’agriculteur, les barrières que l’esclavage opposait à l’établissement des laboureurs n’existaient pas pour lui. Aussi s’était-il répandu également dans le sud et dans le nord. Il avait adopté, avec cette souplesse d’esprit qui le distingue, toutes les passions de ceux au milieu desquels il vivait, et, lorsque la guerre éclata, l’on vit les Irlandais s’enrôler dans les villes du sud, où ils étaient fort nombreux, avec autant d’ardeur que leurs frères établis dans le nord embrassaient la défense du drapeau fédéral.

Aucun intérêt commercial ne séparait le sud de l’ensemble des états du nord. De grands fleuves formaient de tout le centre du continent un seul bassin, et tous ses produits venaient converger dans l’artère principale du Mississipi, dont les états méridionaux tenaient le cours inférieur. Absorbés par la culture du coton et de la canne à sucre, ils demandaient aux états de l’ouest la viande et les farines, qu’ils ne pouvaient produire en quantités suffisantes pour leur consommation. Le nord enfin leur fournissait les capitaux nécessaires à toutes leurs entreprises industrielles. Il est vrai que le sud chercha dans ce concours même le prétexte d’un grief nouveau en se prétendant exploité par ceux qui lui apportaient avec leurs richesses les moyens de féconder son sol, et au moment de la sécession toutes les dettes contractées par les commerçans et les planteurs du sud envers des créanciers du nord, et s’élevant, dit-on, à un milliard, furent déclarées abolies après que le gouvernement confédéré eut tenté en vain de les confisquer à son profit; mais ce grief, qui est celui de tous les pays arriérés contre leurs voisins plus prospères, ne saurait toucher les esprits sérieux. Les reproches adressés par les cultivateurs du sud aux états du nord à propos des tarifs protecteur qui favorisaient les manufactures de ces derniers étaient plus spécieux; en réalité, ils n’étaient pas mieux fondés, car le tarif Morrill, le plus élevé qu’aient eu les États-Unis, fut voté sous le gouvernement de M. Buchanan, alors que le président et le congrès étaient dévoués aux intérêts du sud : s’ils laissèrent passer cette mesure, qu’ils pouvaient empêcher, c’est qu’ils ne la croyaient pas dangereuse pour ces intérêts. Si la question commerciale avait été en jeu dans la lutte politique qui amena la guerre civile, les états de l’ouest auraient eu autant de motifs que ceux du sud pour se séparer des districts manufacturiers de New-York, de la Pensylvanie et de la Nouvelle-Angleterre, dont les forges et les filatures redoutent la concurrence anglaise, et ils se seraient joints à lui pour défendre le système du libre échange. Les propriétaires de l’ouest en effet tiraient aussi leur richesse d’une culture dont les produits s’exportaient chaque année en quantités croissantes. En dépit de la rareté de la main-d’œuvre, l’absence d’impôts fonciers, le peu de valeur de la terre et sa fertilité offraient à leurs blés des débouchés sur tous les marchés du monde. Ils n’avaient donc qu’à souffrir de la protection commerciale qui élevait pour eux le prix de toutes les denrées européennes au profit de leurs associés du nord-est, et si, tout en leur reprochant cette protection, ils firent cause commune avec eux, c’est qu’ils connaissaient bien le motif unique de la guerre, et ne se faisaient aucune illusion sur la seule différence sociale qui divisait l’Amérique en deux fractions ennemies, le nord et le sud.

Cette différence ne reposait ni sur des origines diverses ni sur des intérêts commerciaux opposés. Elle était bien plus profonde : c’était un fossé, s’élargissant chaque jour, creusé entre l’esclavage et le travail libre. C’est l’esclavage qui, prospérant dans une moitié de la république et aboli dans l’autre, y avait créé deux sociétés hostiles. Il avait profondément modifié les mœurs de celle où il dominait, tout en laissant intactes les formes apparentes du gouvernement. C’est lui qui fut non pas le prétexte ou l’occasion, mais la cause unique de l’antagonisme dont la conséquence inévitable fut la guerre civile.

Pour faire connaître les différences de caractère que la guerre révéla entre les combattans, il suffit de montrer l’influence constante et funeste exercée par l’institution servile sur les habitudes, les idées et les goûts de tous ceux qui vivaient en contact avec elle. Véritable Protée, la question de l’esclavage prend toutes les formes, s’insinue partout, et reparaît toujours plus formidable là où l’on s’attend le moins à la rencontrer. Malgré tout ce qui en a été dit, notre public, qui n’a pas eu heureusement à lutter corps à corps avec elle, ignore combien ce poison subtil s’infiltre jusque dans la moelle d’une société. En effet, c’est au nom des droits de la race opprimée qu’il a condamné l’esclavage. Ce sont les sentimens de justice envers cette race qui inspirèrent et la religieuse Angleterre, lorsqu’à la voix de Buxton et de Wilberforce elle proclama l’émancipation, et notre grande assemblée nationale lorsqu’elle abolit une première fois l’esclavage dans nos colonies, et ceux qui en préparèrent de nouveau la suppression après l’acte inouï par lequel le premier consul le rétablit sur le sol français. C’est le tableau des souffrances imméritées de nos semblables qui émut toute l’Europe à la lecture de ce roman si simple et si éloquent appelé la Case de l’Oncle Tom.

Mais les effets de l’institution servile sur la race maîtresse offrent à l’historien comme au philosophe un spectacle non moins instructif; car une fatale démoralisation est le juste châtiment que l’esclavage inflige à ceux qui ne croyaient y trouver que profit et puissance. Pour montrer plus clairement à quel point elle en est la conséquence inévitable et comment, par une inexorable logique, le seul fait de l’asservissement du noir déprave chez le blanc les idées et les mœurs qui sont la base même de la société, laissons de côté le long martyrologe des mauvais traitemens que des maîtres brutaux infligeaient chaque jour à leurs esclaves. C’est chez celui qu’avant la guerre on appelait un bon propriétaire qu’il faut étudier la prétendue perfection morale de l’esclavage pour en connaître toute la flagrante immoralité. Ce propriétaire a les mêmes principes que nous, et cependant il est obligé d’obéir à la nécessité. Il sait la protection et le respect dus à la famille; mais, comme la population noire, dans les états où elle cultive le sucre et le coton, ne se reproduit pas assez vite pour suffire aux exigences de cette exploitation, il va acheter un contingent de jeunes ouvriers sur les marchés de la Virginie. Sans doute, après les avoir ainsi arrachés à leurs parens, à leurs affections et au sol qui les a vus naître, il ne brisera pas les liens nouveaux qui se forment sous ses yeux; c’est peut-être qu’administrateur économe il trouve dans leur fécondité une source directe de revenus. Il ne veut pas humilier, faire souffrir par d’inutiles punitions; mais il faut bien châtier le nègre qui a manqué à ses devoirs, et ces devoirs sont l’obéissance et le travail. Le nègre doit oublier qu’il est homme pour se souvenir seulement qu’il est esclave, et travailler sans choix d’ouvrage, sans rémunération, sans espoir d’un meilleur sort. Enfin le propriétaire aura soin de lui, ne lui imposera pas de labeur au-dessus de ses forces et donnera une satisfaction suffisante à ses besoins matériels, absolument comme aux animaux qui travaillent à côté de lui sous un fouet commun ; mais, pour goûter ce prétendu bonheur, il faut qu’il soit ravalé au niveau moral de ces compagnons de sa servitude, et que la flamme de son intelligence soit éteinte pour toujours, car, tant qu’il portera dans sa poitrine cette étincelle divine, il sera malheureux parce qu’il se sentira esclave. Et, lorsque le bon maître, satisfait de ses propres vertus, montrera ses nègres en disant : « Ils sont heureux, ils n’ont pas à se préoccuper du lendemain, ils sont logés, nourris, vêtus, et ne voudraient pas être libres, » il s’accusera lui-même de la façon la plus terrible, car c’est comme s’il disait : « J’ai si bien étouffé chez eux tous les sentimens que Dieu a mis dans le cœur de l’homme, que ce mot de liberté, que nous entendrions prononcer par toute créature animée, si nous comprenions toutes les langues de la nature, n’a plus de sens pour eux. » Il se peut à la rigueur que, même dans le milieu où il vit, sa conscience se révolte contre la dégradation de ses semblables; mais alors il se heurtera aux mœurs qui consacrent cette dégradation systématique, aux lois sévères et minutieuses édictées par presque tous les états du sud, qui lui rendent à peu près impossible l’émancipation individuelle, qui l’exposent même à des peines graves, s’il enseigne à ses propres nègres à lire ou à écrire. Devra-t-il protester contre cette loi odieuse qui enchaîne l’intelligence de l’esclave dans l’étroit cachot d’une perpétuelle ignorance? Il ne le pourra pas, car l’avilissement moral de celui-ci est la seule garantie de sa soumission matérielle : s’il voyait trop souvent son pareil recevoir la liberté comme un bienfait, il la désirerait à son tour, et, s’il recevait la moindre éducation, il se relèverait à ses propres yeux, l’abîme qui le sépare de son maître lui paraîtrait moins difficile à franchir, et il sortirait de cet abrutissement satisfait où il faut le maintenir pour faire de lui le docile instrument d’une exploitation lucrative.

Mais, encore une fois, l’institution servile, en violant la loi suprême de l’humanité qui réunit par un lien indissoluble ces deux mots : travail et progrès, et en faisant du travail même un moyen d’avilissement, ne dégradait pas seulement l’esclave, elle amenait aussi sûrement la dépravation du maître, car le despotisme d’une race entière finit toujours, aussi bien que le pouvoir absolu d’un seul homme ou d’une oligarchie, par troubler la raison et le sens moral de qui en a aspiré les parfums enivrans. Rien n’était plus propre à faire ressortir cette sorte de dépravation que les qualités et les vertus mêmes qui subsistaient dans la société fondée sur un tel despotisme. C’est justement parce que, du reste, cette société était éclairée et religieuse, parce qu’elle produisait des caractères d’ailleurs irréprochables, parce qu’elle tirait de ses entrailles les soldats héroïques qui suivaient au combat un Lee et un Jackson, qu’il était plus monstrueux d’y voir prospérer l’esclavage avec ses odieuses conséquences. Pour qu’elle fût arrivée à montrer au monde, sans s’en apercevoir elle-même, un contraste aussi choquant, il fallait que le sens moral eût été perverti chez l’enfant, entouré dès sa naissance des flatteries de l’esclave, chez l’homme, maître absolu du travail de ses semblables, chez la femme, habituée à soulager les misères qui l’entouraient pour obéir non à un devoir, mais à un simple instinct d’humanité et de pitié, chez tous enfin par l’abus de vaines déclamations destinées à étouffer la révolte des consciences honnêtes. Spectacle profondément attristant pour quiconque veut étudier la nature humaine que celui d’une population entière où la force de l’habitude avait faussé tous les sentimens de droiture et d’équité à ce point que la plupart des ministres de tous les cultes ne craignaient pas de souiller le christianisme par une lâche approbation de l’esclavage, et que des hommes qui achetaient et vendaient leurs semblables prenaient les armes tout exprès pour défendre, au nom de la liberté et de la propriété, cet odieux privilège !

Ce mensonge étant devenu la base de la société, l’influence en devait grandir avec elle et se fortifier par sa prospérité. Les fondateurs de la nation américaine regardaient l’esclavage comme une plaie sociale, et comptaient, pour l’en guérir, sur les lumières et le patriotisme de leurs successeurs; mais, cette institution donnant des bénéfices considérables, on la jugea bientôt tout autrement. Les états intermédiaires (Virginie, Caroline du nord, Kentucky et Tennessee) se préparaient à l’abolir à l’exemple de leurs voisins du nord, lorsque l’interdiction de la traite vint donner chez eux une nouvelle impulsion à la production des esclaves en la protégeant contre la concurrence des négriers qui, sous le nom de bois d’ébène, amenaient auparavant leurs cargaisons d’esclaves de la Guinée. Ils développèrent aussitôt cette nouvelle industrie, et les planteurs du sud, pouvant toujours se procurer sur leurs marchés des travailleurs frais et vigoureux, trouvèrent une économie à ne plus tant ménager leurs esclaves et à leur imposer un labeur excessif qui les dévorait en peu d’années. Cette abondance de bras donnant à la culture de la canne et du coton une impulsion extraordinaire, l’esclavage, dont les auteurs de la constitution américaine n’avaient-pas même osé mentionner le nom, fut dès lors honoré, reconnu, et considéré comme la pierre angulaire de l’édifice social.

On ne s’en tint pas là : après l’avoir déclaré profitable et nécessaire, on en proclama bientôt l’excellence. Une école nouvelle, dont Calhoun fut le principal apôtre, et dont la doctrine fut acceptée par tous les hommes d’état du sud, se donna pour mission de présenter le système social fondé sur l’esclavage comme le dernier perfectionnement de la civilisation moderne. C’est à ce système que l’Amérique devait appartenir, et ses adeptes rêvaient pour lui l’empire du monde. Il y eut un moment où ces rêves effrayans jetèrent une lueur sinistre sur l’avenir du nouveau continent, car il semblait que la réalisation n’en eût rien d’impossible.

En effet, la puissance esclavagiste ne vivait qu’en s’agrandissant et en absorbant tout autour d’elle. Hardie et violente dans ses allures, obligeant l’Union à se faire le docile instrument de sa politique, elle avait conquis à la servitude d’immenses territoires, parfois sur le désert, plus souvent sur le Mexique ou sur les colons du nord, et elle étendait déjà la main sur Cuba et l’isthme de Nicaragua, positions choisies avec l’instinct de la domination. Si le nord avait poussé plus loin la patience et la longanimité, le jour où la crise décisive serait arrivée, cette puissance aurait pu imposer son joug fatal à toute l’Amérique. A mesure que l’esclavage croissait ainsi en prospérité et en pouvoir, son influence devenait de plus en plus prépondérante dans la société qui l’avait adopté. Comme une plante parasite, tirant à elle toute la sève de l’arbre le plus vigoureux, le couvre peu à peu d’une verdure étrangère et de fruits empoisonnés, ainsi l’esclavage altérait de plus en plus les mœurs du sud et l’esprit de ses institutions. Les formes de la liberté subsistaient, les journaux paraissaient libres, les délibérations des assemblées étaient tumultueuses, chacun se vantait de son indépendance; mais l’esprit de véritable liberté, la tolérance envers la minorité et le respect des opinions de chacun avaient disparu, et ces apparences trompeuses cachaient le despotisme d’un maître inexorable, l’esclavage, d’un maître devant lequel le plus puissant propriétaire de nègres n’était lui-même qu’un esclave aussi soumis que le dernier de ses travailleurs. Nul n’avait le droit d’en contester la légitimité, et, comme les Euménides que les anciens craignaient d’offenser en les nommant, partout où il régnait, on n’osait même plus prononcer son nom, de peur de toucher à un sujet trop brûlant. C’est à cette condition seulement qu’une pareille institution pouvait se soutenir dans une société prospère et intelligente; elle aurait été perdue le jour où l’on aurait été libre de la discuter. Aussi, malgré leurs prétentions libérales, les gens du sud ne reculaient-ils devant aucune violence pour étouffer dans son germe tout débat sur ce sujet. Quiconque se serait permis le blâme le plus timide n’aurait pu continuer à vivre dans le sud : il suffisait de montrer au doigt un étranger en l’appelant abolitioniste pour le désigner aussitôt aux fureurs de la populace. Un des meilleurs citoyens des États-Unis, M. Sumner, ayant plaidé dans le sénat la cause de l’émancipation avec autant de courage que d’éloquence, un de ses collègues du sud lui asséna dans l’assemblée même des coups de canne plombée qui le laissèrent à demi mort, et non-seulement ce crime demeura impuni, tous les tribunaux de Washington étant alors occupés par des esclavagistes, mais l’assassin reçut des dames du sud une canne d’honneur pour prix de son exploit. Enfin il suffit qu’un simple fermier du Kansas, John Brown, ruiné et persécuté par les esclavagistes, voulût se venger d’eux en Virginie et réunît à Harpers-Ferry une douzaine de nègres fugitifs, pour causer dans le sud une émotion immense. On crut à la guerre civile, on se prépara à une levée en masse, et il fallut envoyer de Washington des troupes régulières pour s’emparer de cet homme, qui expia à la potence la peur qu’il avait inspirée aux fiers Virginiens.

Il ne suffisait pas toutefois de protéger ainsi l’esclavage dans son propre domaine; il fallait encore, pour le mettre à l’abri de toute attaque extérieure, faire reconnaître sa suprématie dans tous les états voisins. Le nord, par un imprudent esprit de conciliation, laissa violer la constitution dans de honteux compromis; les barrières des états libres s’étaient abaissées pour rendre au planteur le nègre fugitif. La politique nationale était entièrement asservie aux intérêts de la puissance esclavagiste, dont les exigences devenaient d’autant plus pressantes et excessives qu’elle se sentait près de perdre la direction de cette politique; elle ne pouvait souffrir ni l’extension territoriale du nord, ni les critiques d’une presse libre au-delà de ses frontières. Aussi était-elle bien décidée à ne pas renoncer sans combat à la suprématie qu’elle exerçait dans les conseils de l’Union. Ses journaux et ses orateurs enflammaient les esprits et les préparaient à la lutte prochaine; des romans soi-disant prophétiques annonçaient les triomphes qu’elle y remporterait, et au premier appel des chefs de la sécession toute la société du sud, saisie d’une véritable fièvre, brisa sans le moindre regret tous les liens qui la veille encore l’attachaient à ceux qu’elle croyait injurier en les appelant les abolitionistes.

Les différences que l’esclavage avait amenées entre le sud et le nord ne se bornaient pas à cet antagonisme politique : elles s’étendaient à toute la constitution même de la société. Il s’était formé dans le sud, sous son influence, des classes de plus en plus séparées les unes des autres, division qui facilita beaucoup dans les premiers temps son organisation militaire.

Le travail étant un acte de servitude, on ne pouvait s’y livrer sans déshonneur. Cette loi imposée par l’opinion publique fermait l’entrée des territoires du sud au flot fécond d’émigrans qui, parti d’Europe et des états de l’est, se répand sur les vastes plaines de l’ouest pour y former une population de propriétaires exploitant eux-mêmes leur champ, population dont les qualités laborieuses, l’énergie et l’intelligence sont la force et l’honneur des free-soil-states. Tout le système de la culture du sud s’était ressenti de cette exclusion, et l’Amérique présentait ainsi dans ses deux parties une image assez exacte du territoire latin aux deux époques extrêmes de l’histoire romaine : au nord, la terre morcelée, cultivée par le citoyen lui-même, qui était à la fois propriétaire, laboureur et soldat au besoin; au sud, les latifundia, grands domaines peuplés d’esclaves et partagés entre quelques maîtres.

L’ordre social du sud était fondé sur la grande propriété, dont les inconvéniens se font surtout sentir dans une contrée encore à demi sauvage, mais qui était une conséquence inévitable de l’institution servile. Seule en effet, elle permet de tirer parti du travail dispendieux, insuffisant et incertain de l’esclave. Ce travail est dispendieux, car les profits qu’il donne doivent représenter non-seulement l’entretien de l’esclave durant toute sa vie, mais aussi les intérêts et l’amortissement en peu d’années du capital employé à l’acheter, et, la somme de ces frais excédant toujours le salaire annuel du meilleur ouvrier blanc, l’emploi de travailleurs libres se trouve, tous comptes faits, être plus économique. — Il est insuffisant parce que, l’intelligence de l’esclave étant systématiquement étouffée, son ouvrage est toujours grossier, et l’on ne peut obtenir de lui les mêmes soins que de l’ouvrier maître de lui-même. — Il est incertain, car, les époques de récoltes exigeant un grand nombre de bras que le propriétaire ne peut louer sur un libre marché, celui-ci est obligé d’entretenir sur sa plantation, durant toute l’année, le nombre d’esclaves dont il pourra alors avoir besoin sans qu’aucune prévision lui permette de le calculer exactement d’avance, et en s’exposant à tous les hasards du chômage et de la maladie de ses meilleurs ouvriers.

Dans de pareilles conditions, l’exploitation du sol ne pouvait être entreprise que sur une grande échelle et avec un capital considérable. Sur les grandes plantations, l’on pouvait suppléer aux ressources que donne la libre concurrence en ayant des esclaves spéciaux, instruits dans les différens métiers, et la variété des travaux que comportait une pareille exploitation permettait d’employer toujours une grande partie des esclaves tantôt à un ouvrage, tantôt à un autre; enfin le capital engagé était réparti sur un assez grand nombre de têtes de nègres pour qu’un amortissement et un fonds d’assurance bien administrés pussent faire face aux accidens qui ruinent la petite propriété d’esclaves.

Grâce à cette constitution de la propriété foncière, les états du sud étaient presque exclusivement occupés par trois classes. Au bas de l’échelle sociale se trouvait le nègre, penché sur le sol qu’il était seul à cultiver, et formant une population d’environ quatre millions d’âmes, soit le tiers des habitans du sud. Au sommet, les maîtres, trop nombreux pour être une aristocratie, constituaient une véritable caste. Ils possédaient la terre et les esclaves qui la fécondaient; vivant entourés chacun de toute une population asservie dont ils dirigeaient les travaux, ils dédaignaient toute autre occupation. Plus intelligens qu’instruits, braves, mais passionnés, fiers, mais impérieux, éloquens, mais intolérans, ils s’adonnaient aux affaires publiques, dont la direction exclusive leur appartenait, avec toute l’ardeur de leur tempérament.

La troisième classe, celle des petits-blancs, la plus importante par le nombre, se trouvait au-dessous de la seconde et bien au-dessus de la première, sans pouvoir cependant servir d’intermédiaire entre elles, car elle était profondément imbue de tous les préjugés de couleur. C’est la plebs romana, la foule des cliens qui portent avec ostentation le titre de citoyens, et n’en exercent les droits que pour servir aveuglément les grands propriétaires, véritables maîtres du pays. Si l’esclavage n’existait pas à côté d’eux, ils seraient ouvriers et laboureurs, ils deviendraient fermiers et petits propriétaires; mais plus leur pauvreté les rapproche de la classe inférieure des esclaves, plus ils tiennent à s’en séparer, et repoussent le travail pour mieux mettre en relief leur qualité d’hommes libres. Cette population déclassée, misérable et remuante, fournissait à la politique du sud l’avant-garde batailleuse qui précédait l’invasion dans l’ouest du planteur avec ses esclaves. Au commencement de la guerre, le nord crut qu’elle se prononcerait en sa faveur contre l’institution servile, dont elle aurait dû détester la ruineuse concurrence ; mais il se trompa en pensant que la raison l’emporterait chez elle sur la passion. Elle lui prouva au contraire qu’elle était ardemment dévouée au maintien de l’esclavage. Son orgueil y était encore plus intéressé que celui des grands propriétaires, car, tandis que ceux-ci étaient toujours assurés de rester bien au-dessus des nègres affranchis, elle craignait d’être avilie par leur émancipation, qui les élèverait jusqu’à son niveau.

Cette division en classes facilita l’organisation des forces du sud. Chacune d’elles avait son rôle tout tracé, et le passage de l’état de paix à celui de guerre se fit avec si peu d’efforts que cette facilité même fut une dangereuse tentation qui contribua à entraîner le sud dans la voie fatale où il devait trouver la défaite et la ruine.

Les nègres restèrent naturellement attachés à la terre, et en continuant leurs labeurs forcés ils épargnaient à la production agricole du sud le trouble profond que les préparatifs de la guerre infligèrent à celle du nord, et soutenaient ainsi la cause de ceux qui rivaient leurs chaînes. Tandis que dans le nord tout soldat qui prenait l’uniforme quittait une occupation utile à la société, la population vraiment productrice ne cessa pas un instant dans le sud de subvenir aux communs besoins.

Les petits-blancs, qui, condamnés à l’oisiveté par leur situation sociale, n’avaient jamais contribué à la richesse nationale dans une mesure proportionnée à leur nombre, échangèrent volontiers les loisirs de leur pauvreté contre les occupations de la vie militaire. Ils furent l’élément principal des armées du sud. Inutiles et dangereux dans une société bien organisée, ils étaient parfaitement préparés à ce rôle nouveau. Habitués aux privations d’une existence mal assurée, exercés dès l’enfance à l’usage des armes, qui étaient pour eux un signe de noblesse, ardens à défendre les privilèges et la supériorité de leur race, ils ne pouvaient manquer de faire de redoutables soldats, s’ils avaient de bons chefs pour les conduire.

Ils devaient trouver ces chefs dans la classe supérieure des propriétaires d’esclaves, dont ils étaient déjà accoutumés à recevoir des directions. Aussi, quoique tous les grades fussent à l’élection, les nouveaux soldats, fidèles à leurs habitudes, ne choisirent-ils presque toujours pour les commander que des membres de cette classe supérieure, et si quelques propriétaires, dans le premier moment d’enthousiasme, leur donnèrent l’exemple en prenant le fusil, jamais aucun ne resta dans les rangs. Il en résulta que le funeste système de l’élection des officiers n’eut pas dans le sud les mêmes inconvéniens que dans le nord, et put y subsister plus longtemps.

Nous n’avons pas parlé jusqu’ici de la population des villes parce qu’elle n’avait pas ressenti aussi directement que celle des campagnes les effets de l’institution servile, et qu’elle était d’ailleurs trop peu nombreuse pour être influente. Fort inférieure aux propriétaires d’esclaves, mais supérieure aux petits-blancs, elle se recrutait parmi ces derniers et parmi les émigrans européens, particulièrement parmi les Irlandais, qui ne dépassent guère l’enceinte des cités américaines. Quoique bruyamment attachée au système de l’esclavage, elle ne le regardait pas comme la base même de la société et ne le défendit point avec autant de passion que les blancs qui vivaient dans la campagne au milieu des cultivateurs nègres. Les états confédérés ne possédaient qu’une ville, la Nouvelle-Orléans, qui pût rivaliser avec les grandes cités du nord, et deux autres seulement, Richmond et Charleston, les deux centres politiques de la sécession, qui eussent plus de 30,000 habitans. Parmi ceux-ci se trouvaient des nègres esclaves et des mulâtres affranchis, classe assez nombreuse, exclusivement urbaine, d’autant plus hostile aux blancs qu’elle était plus intelligente et que l’interdit dont elle était frappée était moins justifié par la nuance de sa peau. La population blanche des villes ne pouvait être estimée à plus de 200,000 âmes.

Ainsi au moment où les chefs du sud, vaincus dans les élections, allaient faire appel aux armes pour rétablir la suprématie de l’esclavage, auprès d’eux l’opinion publique, travaillée de longue main, était prête à les applaudir, à les seconder énergiquement, et les différentes classes de la société leur offraient tous les élémens nécessaires pour organiser promptement leurs armées.


COMTE DE PARIS.

  1. Après avoir été notre collaborateur anonyme dans un temps où sa signature elle-même était exilée, M. le comte de Paris a bien voulu nous donner la primeur d’un ouvrage considérable qu’il va publier chez l’éditeur Michel Lévy. Les deux premiers volumes de l’Histoire de la guerre civile en Amérique, à laquelle M. le comte de Paris a pris part lui-même comme aide-de-camp du général Mac-Clellan, vont paraître prochainement accompagnés de plusieurs cartes ; nous en avons détaché les fragmens suivans. Nos lecteurs se sont toujours trop intéressés aux questions qui y sont traitées pour ne pas nous savoir gré de leur faire part des réflexions qu’elles inspirent à un esprit habitué à prendre les choses de haut.