Aller au contenu

La Guerre de 1870 (E. Ollivier)/05

La bibliothèque libre.
LA GUERRE DE 1870

LA DÉSILLUSION DIPLOMATIQUE[1]


I

Un officier prussien était attaché à la personne du Tsar et un russe à celle du roi de Prusse. Dès que la rupture eut été consommée entre la France et la Prusse, le Roi chargea son officier russe de porter au Tsar une lettre confidentielle dans laquelle il faisait appel à son amitié pour le protéger contre l’intervention de l’Autriche. Le Tsar, esprit court, imprévoyant, violent et bon tout ensemble, sans personnalité dans les idées, plein de respect pour la mémoire de son père, faisait toujours passer les sentimens avant les considérations politiques, intraitable quand il obéissait à une impulsion de son cœur. Il se montra tel en cette occasion. Il promit sans hésiter et en toute effusion. Le Roi annonça la bonne nouvelle à la Reine : « La Russie seule s’est déclarée non seulement pour la neutralité bienveillante, mais a laissé entrevoir davantage[2]. » « Cet engagement du Tsar vis-à-vis de son oncle, a dit Bismarck, ne paraissait pas résulter d’un traité en règle : il reposait uniquement sur la parole du souverain et n’en était que plus obligatoire[3] : » telle était identiquement la nature de l’engagement contracté par François-Joseph et Victor-Emmanuel envers Napoléon III. Dans sa proclamation de neutralité du 18 juillet le Tsar dit en termes généraux : « Le concours le plus actif du Cabinet impérial demeure acquis à toute tentative faite pour restreindre les opérations de la guerre, en abréger la durée et rendre à l’Europe les bienfaits de la paix. » Mais il se chargea de faire lui-même un commentaire spécial de cette déclaration générale à chacune des parties intéressées. Il dit à Fleury qu’il n’élevait aucune objection contre l’alliance italienne, « trouvant naturel que les armées de l’Italie prissent, pour venir en aide à la France, ce même chemin des Alpes que la France avait pris pour aller au secours de l’Italie. » Mais cette concession n’était guère compromettante, car il affirmait en même temps qu’il s’opposerait par les armes à toute alliance de l’Autriche avec la France et il n’ignorait pas que l’Italie avait subordonné sa coopération à celle de l’Autriche.

Le chargé d’affaires de Russie à Paris, Okounief, instruisit en même temps Gramont des résolutions du Tsar : « Si l’Autriche, dit-il, fait des préparatifs, la Russie commence les siens. On fera à Pétersbourg tout ce qui se fera à Vienne. Si la cavalerie austro-hongroise est placée sur le pied de guerre, il en sera de même de la cavalerie russe ; si l’artillerie est montée pour la guerre, l’artillerie russe le sera de la même manière : en un mot, si l’Autriche se place sur le pied d’une neutralité armée, la Russie en fera autant, et enfin si l’Autriche entre en campagne, comme alliée de la France contre la Prusse, la Russie entrera en campagne comme alliée de la Prusse contre l’Autriche. L’avantage du gouvernement français est de renoncer à tout concours de l’Autriche, et d’user de son influence à Vienne pour y faire cesser les armemens et préparatifs de guerre. La Russie promet en échange une neutralité rigoureuse. » La France ainsi avertie, le Tsar s’empressa de mettre l’Autriche sur ses gardes.

Il manda l’ambassadeur autrichien Chotek et lui dit : « Je désire rester complètement en dehors de la guerre qui s’engage ; je veux observer une stricte neutralité non armée. Je resterai ainsi tant qu’un intérêt direct de la Russie ne sera pas couché. J’appelle un intérêt direct la question de Pologne sur laquelle je ne puis transiger. Du moment que vous prendriez une position armée et menaçante, elle se soulèverait, et, quoique bien à contre-cœur, je devrais transformer mon attitude en neutralité armée et diriger mes dispositions militaires contre votre frontière. Cette position pourrait devenir une pente des plus dangereuses. Malgré l’assurance que m’a donnée le général Fleury que la France ne touchera pas à la question polonaise, je reçois des informations qui me prouvent qu’on relève la tête dans ces provinces. Je pense que ces déclarations françaises sont encore inconnues, et, quoique je les aie accueillies avec reconnaissance, je ne m’y fie pas entièrement. Je vous ai fait prier de passer chez moi pour que vous puissiez entendre cela de ma bouche et transmettre à l’Empereur la pressante prière que je lui adresse d’observer une ligne de conduite analogue à la mienne. Je remercie encore une fois l’Empereur des bonnes assurances qui m’ont été apportées à Varsovie et qui ne se sont pas effacées de ma mémoire. Dites à votre auguste maître que le moment et les circonstances actuelles me font ressentir encore plus vivement le désir que nous soyons de bons voisins et de francs amis, ayant les mêmes vues d’abstention désintéressée, le même désir pour le prompt rétablissement de la paix, la pensée de rétrécir autant que possible la durée et l’extension de cette lutte. Je vous mets en garde contre les instigations de la France qui voudra vous entraîner dans la guerre ; j’ai des raisons de le croire. Il est vrai que vous vous trouvez en face de la Prusse de qui vous avez, sinon une revanche à prendre, du moins une rancune à garder, sentiment que je trouve fort naturel. Cependant, ce ne serait pas, d’après mon opinion, une bonne politique pour l’Autriche que de se laisser entraîner par un sentiment de vengeance. » Chotek observa que le caractère éminemment national que la lutte prenait en Allemagne donnerait à craindre, dans le cas d’une défaite des Français, que la Prusse ne devînt une attraction dangereuse pour tous les pays dont les populations allemandes graviteraient désormais vers Berlin. L’empereur Alexandre parut comprendre ce danger qui le menaçait lui-même dans les provinces baltiques. Élevant la voix, il dit avec chaleur : « Voilà un côté de la question où je suis bien aise de vous parler directement. Veuillez dire à l’Empereur, votre maître, que moi, avec ma parole d’honnête homme, au nom du roi de Prusse, je me porte garant de la sécurité des frontières de la monarchie autrichienne. J’espère qu’on attachera à ma parole la valeur qu’elle semble mériter. Dès que je me suis décidé à vous tenir le langage que vous venez d’entendre, j’ai écrit au roi de Prusse que je vous ferais cette déclaration en mon nom et au sien. Je n’attends pas un démenti. Quant à moi, ma parole vous est donnée aussi longtemps que votre neutralité restera non armée et que vous ne ferez pas de démonstrations, ni de fortes concentrations militaires. J’espère que vos suspicions, du côté de la Prusse, seront écartées par mes assurances et les garanties qu’elles vous donnent. Tâchons de garder la paix, nous-mêmes et de la rendre à l’Europe par notre concours étroitement lié. Si vous avez quoi que ce soit à me dire, demandez à me voir, je vous recevrai à toute heure avec plaisir, car c’est une époque sérieuse que nous allons traverser et chaque jour peut avoir sa tâche. Pour moi, je n’ai augmenté mes troupes ni d’un homme, ni d’un cheval, je vous l’affirme. Les concentrations ordinaires à Varsovie, quelques petites mesures de sécurité intérieure, voilà tout. Priez l’Empereur en mon nom de faire de même. »

Il ne peut donc exister aucun doute sur la volonté du Tsar. Lorsque la passion russe eut succédé chez nous à la passion polonaise et que l’alliance fut devenue populaire, nous eussions voulu effacer le souvenir de cette infidélité à un amour qui n’était pas encore né. Nigra, dans une étude diplomatique, rappelant que la Russie avait fait savoir à Vienne et à Paris que, si l’Autriche tirait l’épée en faveur de la France, la Russie se mettrait du côté de la Prusse, on lui reprocha chez nous d’avoir voulu méchamment mettre obstacle à l’alliance franco-russe et aucune de nos Revues en renom ne consentit à insérer son travail. Mais le gouvernement russe ne s’indigna point. « Ces pages diplomatiques, m’a écrit Nigra, ont été d’abord soumises à M. de Giers, alors ministre des Affaires étrangères de Russie, auquel j’avais déclaré que j’étais tout disposé à m’abstenir de les publier, pour peu qu’il trouvât que cette publication pouvait déplaire ou ne pas convenir au gouvernement russe. Et cet homme d’Etat, après avoir mis ces pages sous les yeux de son Empereur, m’écrivit qu’on ne voyait aucun inconvénient à dire la vérité, et que l’attitude du gouvernement russe en 1870 était parfaitement justifiée par les circonstances de l’époque. »

En général, Gortchakof se montrait plus français que le Tsar. Cette fois, il fut beaucoup plus hostile. Sa vanité était piquée des préférences que nous avions témoignées à l’Autriche en Orient. Après avoir, le 13 juillet, traversé Berlin où il vit Bismarck, il s’était rendu à Wilbad. Là il ne garda pas la neutralité recommandée par son souverain, et il nous fit, comme l’a raconté la reine Olga, « tout le mal qu’il put. » Il excita Warnbuhler à unir immédiatement les armes du Wurtemberg à celles de la Prusse, et il engagea vivement Greppi, l’ambassadeur italien à Stuttgart, à décourager son gouvernement de s’allier avec nous.

Du moins, du côté de la Russie, notre situation était nette, et nous n’avions pas sujet de nous faire illusion. Elle était beaucoup plus compliquée en Italie et en Autriche.


II

Avec l’Italie aucune conversation n’était même possible, tant que les Français occuperaient Civita-Vecchia. Cette occupation était un fait auquel un autre fait seul pouvait répondre. Et si nous ne nous décidions pas à opérer l’évacuation, il était superflu d’engager une conversation avec l’Italie ; elle nous eût opposé une fin de non recevoir. L’Empereur, contraint par cette évidence, écrivit à Gramont : « Mon cher duc, la guerre qui va commencer est trop sérieuse pour que nous ne rassemblions pas toutes nos forces. Il est donc indispensable de rappeler la brigade de Civita-Vecchia ; mais, avant de le faire, il faut en avertir la cour de Rome et demander en même temps à Florence des garanties pour la frontière. » (15 juillet.) Il notifia directement cette résolution à Victor-Emmanuel en lui proposant de reprendre les négociations pour la Triple Alliance qui n’avaient été que suspendues. Il était tellement convaincu qu’ayant écarté l’objection qui les avait fait échouer, elles arriveraient à une conclusion immédiate, qu’avant même d’avoir reçu la réponse du Roi, il pria Gramont de préparer un projet de traité à trois. Le 15 juillet, Metternich et Nigra, assistés, l’un de Vimercati, l’autre de Vitzthum, se réunirent aux Affaires étrangères. Ils partaient de ce point de vue que, bien que n’ayant pas de texte particulier, une alliance virtuelle et permanente existait entre l’Autriche, l’Italie et nous pour toutes les éventualités de guerre, et ils ne s’occupèrent que de rendre concrète cette alliance incontestée en principe. Un premier mode avait été proposé, celui de l’Empereur : un congrès qui trancherait en même temps que le conflit actuel, les questions pendantes depuis 1866. On préféra le système de Metternich : une sommation à la Prusse de s’engager à maintenir en Allemagne le statu quo sur les bases intégrales du traité de Prague. La Prusse refuserait : alors les trois alliés déclareraient en même temps la guerre ; la France et l’Autriche mettraient en ligne toutes leurs forces ; le roi d’Italie fournirait 60 000 hommes, puis 40 000 au bout de quelques semaines ; cette armée, franchissant la frontière autrichienne, se porterait sur Munich. Quand toutes les forces seraient réunies, on exécuterait le plan d’opération débattu et arrêté à Vienne entre le général Lebrun et l’archiduc Albert, que celui-ci avait envoyé à l’empereur Napoléon III. Vitzthum partit le 15 au soir porter le projet à Vienne et Vimercati le même jour à Florence. Afin d’éviter les circonlocutions, nous appellerons ce premier traité à trois le traité français.

Le 17 juillet, Victor-Emmanuel, rentré de la chasse, répondit par un télégramme à l’appel de l’Empereur : « Le retard de ma réponse à vos dépêches vient de ce que j’étais en voyage pour Florence. Je désire de tout mon cœur être agréable a Votre Majesté, tout en cherchant le véritable intérêt de la nation italienne. — Je désirerais savoir quelles sont les dispositions de l’Autriche, et s’il y a déjà des engagemens de sa part. J’attends l’arrivée de Vimercati pour les détails et j’écrirai une lettre à Votre Majesté sur l’affaire de Rome. — Mon amitié, Sire, ne vous fera jamais défaut. » Ainsi le Roi ne décline pas l’engagement qu’il a pris en 1869 : il est prêt à le remplir ; mais il indique implicitement les deux conditions auxquelles il a toujours subordonné son concours : la participation de l’Autriche et l’évacuation du territoire romain.

Les ministres accueillirent tous la proposition de l’Empereur que leur fit connaître Victor-Emmanuel de reprendre les négociations sur le retour à la Convention de septembre. Ce fut l’avis même de Sella, autrefois adversaire de cette Convention. L’unanimité cessa quand le Roi proposa de faire du retrait de nos troupes le premier article d’un traité d’alliance avec la France ; ils étaient d’accord à considérer l’évacuation de Rome et l’alliance comme indépendantes l’une de l’autre : en se retirant, l’Empereur remplissait un devoir ; on n’avait pas à lui en savoir gré ; on n’était pas obligé d’unir les armes italiennes aux siennes. C’est par d’autres considérations que le Cabinet devait résoudre la question de l’alliance ; à cet égard, la liberté des ministres demeurait entière. Victor-Emmanuel fit savoir à Napoléon III, par une lettre autographe, que le retrait des troupes serait bien accueilli, mais il ne lui cacha pas, dans un télégramme confidentiel, qu’il n’en serait pas de même de l’alliance et qu’il ne pouvait s’avancer comme il l’eût désiré, tant que ses ministres ne seraient pas revenus à son opinion ou qu’il n’aurait pas changé de ministère. La lettre sur l’évacuation était ainsi conçue : « Monsieur mon frère, Votre Majesté Impériale m’annonce son désir d’exécuter de son côté la Convention du 15 septembre 1864 dont mon gouvernement accomplit exactement les obligations. L’Italie, comptant toujours, de la part de Votre Majesté Impériale, sur la détermination qu’elle veut bien prendre aujourd’hui, n’a jamais dénoncé la Convention du 15 septembre. Votre Majesté ne peut donc pas douter qu’elle ne continue à en remplir les clauses, confiante dans une juste réciprocité de la France à observer ses propres engagemens. Je renouvelle les assurances de l’inviolable amitié avec laquelle je suis, monsieur mon frère et ami, de Votre Majesté Impériale, le bon frère et ami. » (De Florence, 20 juillet.)

Le télégramme du lendemain disait : « Je fais partir ce soir la lettre au sujet de l’évacuation. Que Votre Majesté ne s’étonne pas des termes généraux dans lesquels elle est conçue, car pour arriver à la réalisation de nos projets, je suis obligé de ménager les susceptibilités d’un ministère formé dans un but pacifique, et que la rapidité des événemens m’a empêché d’amener aussi promptement que je l’aurais désiré à nos anciens projets. Vimercati part ce soir pour Vienne. Türr est attendu. Que Votre Majesté ait confiance en moi, qui suis et serai toujours son meilleur ami. » (De Florence, 21 juillet, 8 heures soir.)

Les ministres français durent être consultés à leur tour. L’Empereur était alors à Metz et ce fut sous la présidence de l’Impératrice que la question fut débattue. Louvet et Plichon s’opposèrent à l’évacuation du territoire pontifical ; l’Impératrice y répondit avec une éloquence entraînante qui nous dispensa, Gramont et moi, de toute intervention. Elle allégua la nécessité qui ne nous laissait pas le choix : sans alliance avec l’Italie, pas d’alliance avec l’Autriche ; pouvions-nous nous priver d’un tel secours ? Si les Italiens ébranlaient par une nouvelle agression le pouvoir temporel, ce succès des révolutionnaires ne serait que passager, car la France victorieuse, affranchie de tout souci en Allemagne, rétablirait aisément l’autorité du Pape et en imposerait le respect à ceux qui l’auraient violée en profitant de nos embarras extérieurs. Nous n’eûmes tous qu’à opiner du bonnet.

Cette décision nous attira bien des assauts : de toutes parts, des prêtres, des évêques, des cardinaux, nous apportèrent leurs doléances, quelques-uns leurs colères, d’autres leurs menaces et leurs malédictions. Mackau nous envoya une protestation. C’était un de nos amis les plus sûrs. Son esprit avait autant de charme que sa personne ; il savait plaire à tous sans sacrifier quoi que ce fût de ses convictions ; la noblesse attrayante de ses manières, donnait à ses idées une autorité qu’augmentait encore la mesure judicieuse avec laquelle il les exprimait et, quoique député nouveau venu, il exerçait une sérieuse influence sur la Chambre. Son dissentiment nous fut donc très pénible, mais il ne nous arrêta point, même lorsque Kolb Bernard et Keller se furent unis à lui.

Victor-Emmanuel n’exagérait pas la résistance de ses ministres. Ils se partagèrent en deux groupes. Sella, indépendamment de toutes vues tirées de l’état de l’Italie, était absolument contraire à une alliance à n’importe quelles conditions, parce qu’il était dévoué à la Prusse, et que, s’il ne haïssait pas la France autant que Crispi, il ne l’aimait pas davantage. Il souhaitait le succès de la Prusse ; il y croyait, il craignait en outre que l’alliance n’empêchât l’Italie de profiter des circonstances et de mettre la main sur Rome. L’opposition de Lanza, non moins résolue, tenait à d’autres motifs. Il avait, comme bon Piémontais, conservé contre Napoléon III la rancune de la décapitation de Turin ; cependant il n’avait pas effacé de son cœur tout sentiment de gratitude, mais il jugeait l’Italie hors d’état d’intervenir dans une guerre, en plein désarroi financier, éprouvant de grandes difficultés à pourvoir aux nécessités de la paix et à trouver de l’argent. En outre, les Garibaldiens et Mazziniens organisaient à visage découvert l’invasion du territoire romain ; leurs chefs, en relations avec des agens prussiens, n’auraient manqué ni d’armes ni d’argent, c’était encore une éventualité dispendieuse à laquelle il eût fallu faire face. Visconti-Venosta, Lombard ami de la France, imbu de la tradition cavourienne, esprit remarquablement pondéré, unissait à une intelligente pénétration une sagace prudence : s’il avait été pour une alliance immédiate et inconditionnelle, il s’en serait suivi aussitôt une crise ministérielle, car Sella était décidé à se retirer plutôt que de consentir à une alliance contre la Prusse. Mais Visconti, quoique incliné vers la France et désireux de seconder les dispositions de Victor-Emmanuel, n’était pas plus enclin que Sella à l’alliance immédiate. Avant de se prononcer d’une façon tranchée, il attendait de savoir les intentions de l’Autriche, sans le concours de laquelle il jugeait toute action impossible. Il ne partageait pas la manière de voir de Sella et de Lanza, mais il ne lui était pas contraire ; il délibérait et regardait. L’ambassade italienne à Vienne étant vacante, il y envoya Artom, ministre à Carlsruhe, ancien secrétaire de Cavour, esprit délié, au courant de tous les dessous, sans autre mission que d’observer et renseigner.

Aussi dès le premier moment, c’est à Vienne, entre les mains de Beust, qu’est le sort de l’alliance. L’adopte-t-il, Visconti le suivra, le Roi provoquera une crise ministérielle, et le traité sera conclu. La refuse-t-il, Visconti suivra l’opinion de Sella, le Roi restera seul, et l’alliance sera compromise. L’intérêt donc se porte sur ce qui se passe à Vienne.


III

Beust se trouvait aux prises avec de multiples difficultés : tes dispositions prussiennes de la Russie, le mauvais vouloir de la Hongrie, l’apathie de l’Autriche et les complications de ses arrangemens intérieurs, les défiances, enfin, que, protestant, il inspirait lui-même aux catholiques, à cause de la rupture du Concordat, et aux conservateurs à cause de son compromis avec la Hongrie. Il avait deux partis honorables à prendre, celui de l’audace et celui de la loyauté.

Incapable de se hausser au parti de l’audace, il aurait dû nous avouer que nous n’avions à compter que sur son assistance purement diplomatique. Mais il craignit que ce franc parler ne nous détachât de lui, et qu’au lieu d’être associe à notre victoire, qu’il prévoyait comme tout le monde, il n’eût à partager le sort des vaincus. Il préféra adopter un troisième parti, celui de la rouerie : ne rien faire en ayant l’air de faire, nous combler de protestations, en étant sobre d’actes, et bénéficier ainsi de nos succès, sans en partager les fatigues et sans s’exposer à la carte à payer d’une défaite. Et ce ne sont pas ici des conjectures. Je répète ce qu’il m’a avoué fort lestement dans des conversations à Paris, lorsqu’il y était ambassadeur, en juin 1879. « En 1870, me dit-il avec un cynisme tranquille qui me déconcerta, je n’ai jamais eu l’intention de vous secourir par les armes. J’ai fait quelques préparatifs militaires pour que vous crussiez à notre bon vouloir et dans la crainte que, vous entendant avec la Prusse après les premières rencontres, vous ne lui livriez, moyennant une acquisition territoriale à votre profit, les États du Sud en nous excluant de toute influence en Allemagne. »

Gramont considérait Beust, non seulement comme l’ami de la France, mais comme son ami personnel. Il s’occupa de lui envoyer un négociateur. Nous n’étions représentés que par un chargé d’affaires, Cazaux, diplomate intelligent, actif, optimiste comme tous nos diplomates, mais que Beust trouvait susceptible, irritable, parce qu’il ne lui permettait pas de se cacher dans ses équivoques. Il semblait naturel d’envoyer à Vienne Lebrun qui avait arrêté le plan militaire avec l’archiduc. Le Bœuf le proposa. Je ne sais pourquoi l’Empereur n’y consentit pas. Gramont pria La Tour d’Auvergne d’accepter cette ambassade. On a parfois accusé ce diplomate d’être un faux bonhomme égoïste. Il montra en cette circonstance une abnégation touchante, et accourut de Vichy en disant à Gramont : « Je n’ai plus que peu de jours à vivre ; je suis affecté d’un diabète à son dernier degré ; souffrir ici ou souffrir à Vienne, cela m’est égal, j’accepte. »

Beust se félicita du choix de La Tour d’Auvergne, avec lequel il avait déjà entretenu de si bonnes relations personnelles, et qui était au courant, disait-il, de tous les pourparlers secrets. Mais avant que l’ambassadeur fût arrivé à Vienne, l’Autriche avait pris son parti. Un conseil général de l’Empire fut convoqué à la Burg, sous la présidence de l’Empereur, le lendemain de l’arrivée de Vitzthum (18 juillet). L’archiduc Albert, le président du ministère hongrois Andrassy, le président du ministère autrichien Polocki, le ministre des Finances Lonyai, le ministre de la Guerre Kuhn et le chef du protocole, Konradschin, avaient été convoqués. Beust ouvrit la séance par un exposé de la situation, exposé infidèle, car il ne révéla rien des projets de traités ébauchés avec la France, ni des lettres échangées entre les souverains, ni de la mission Lebrun, et le Conseil se crut en présence d’une situation libre de tout engagement. Le ministre de la Guerre Kuhn proposa la neutralité armée, armement complet et immédiat, afin de jeter au moment voulu l’épée dans la balance au profit des Français ; il croyait à l’initiative de la France, « à sa marche rapide, imposante : si elle triomphe, renverse la Prusse et se rend maîtresse des bords du Rhin, l’Autriche-Hongrie et la France auront 1 700 000 hommes contre un million d’Allemands. Si la Russie s’en mêle, une révolution éclatera en Pologne ; peut-on douter alors de la victoire finale ? Jamais occasion plus belle de nous relever des malheurs de 1866 ne s’offrira. »

Beust oppose à cette politique audacieuse celle de la passivité d’attente sans aucun armement ; il ne veut pas qu’on se découvre en faveur de la France, mais il veut encore moins qu’on la décourage. L’essentiel, dans une crise dont on ne peut calculer les péripéties, est de garder les mains libres, afin de profiter des circonstances et de se ménager le rôle d’arbitre chèrement payé entre les belligérans épuisés. Andrassy n’approuva pas l’expédient ; il ne voulait pas de passivité équivoque ; mais, dès maintenant, un parti résolu ; l’Autriche n’avait à tenir compte que de ses propres intérêts, et devait adopter la politique de l’égoïsme rigoureux, celle de la neutralité ouverte. Cependant, il ne concluait pas à une neutralité inerte : il fallait se mettre en état de se faire respecter. Les Russes, autant que les Français, s’efforceraient de créer des complications : « Les Français, afin de nous entraîner dans le tourbillon de la guerre, les Russes, pour faire un nouveau pas en Orient. » Et il proposait d’ouvrir un crédit au ministère de la Guerre, cinq millions de florins, comme défense d’une neutralité pacifique. Beust allégua que la proclamation officielle de la neutralité nuirait à l’Autriche dans tous les cas : la France la jugerait une mesure hostile, car la neutralité autrichienne ne pouvait en fait servir que la Prusse, protégée ainsi à sa frontière du Sud allemand et à sa frontière de Saxe et libre de porter toutes ses forces sur le Rhin. L’Autriche-Hongrie n’avait rien à craindre d’une victoire de la France ; ses intérêts en Orient ne pouvaient qu’y gagner. De la perfide Prusse, au contraire, elle n’avait rien de bon à attendre : en se condamnant à une stricte neutralité, elle rabaissait sa valeur, et le vainqueur, surtout si ce vainqueur devait être la Prusse, pourrait la traiter selon son bon plaisir. Andrassy reconnut que la proclamation de la neutralité serait une grande tranquillité pour la Prusse, mais les relations avec elle ne deviendraient que plus intimes si elle était victorieuse. « Que devons-nous à la France ? Son Empereur a parlé à l’Autriche comme un cavalier qui dit à l’autre : « Chevauchons ensemble, » puis sans le prévenir, selle son cheval, part au galop, et crie à son compagnon, qui a encore sa selle à ses côtés : « Suis-moi ! » Qui, d’ailleurs, pourrait conseiller d’entamer une action commune avec un empereur qui n’est jamais allé au bout d’aucun de ses desseins ? Que l’Autriche proclame sa neutralité ou qu’elle demeure passive, elle encourra le mécontentement des Français, dès qu’elle ne se prononcera pas en leur faveur ; mais personne ne peut proposer de prendre un tel parti. » Il concluait qu’on fit savoir incontinent à la France que l’Autriche-Hongrie n’avait aucun motif de modifier sa neutralité maintenant ou dans le cours ultérieur de la guerre. En même temps, on informerait la Prusse par son ambassadeur Schweinitz que l’Autriche ne sortirait de cette neutralité que si une autre puissance (il s’agissait de la Russie) sortait de son abstention et entrait dans la lutte. L’archiduc Albert, méfiant, réservé, craignant d’être accusé de trop s’immiscer dans les affaires de l’Etat, ne défendit pas le système du ministre de la Guerre, qui aurait dû être le sien, de la neutralité armée, prélude de la coopération. François-Joseph, après un moment d’hésitation du côté de Beust, se rallia à son tour à l’opinion d’Andrassy, mais en repoussant les déclarations spéciales à la France et à la Prusse qu’Andrassy souhaitait : un tel procédé compromettrait sans être du moindre profit ; les cours de Berlin et de Paris devaient être informées comme toutes les autres cours. La neutralité fut votée dans ces termes, et, quoique résolument pacifique, avec un armement de prévoyance : on compléterait le pied de paix de l’armée et on entamerait les préparatifs exigeant du temps, fortifications, achat de chevaux, etc.

Viizthum, se moquant, nous annonça ce résultat comme un triomphe de Beust à notre profit : c’était en réalité sa subordination définitive à Andrassy, devenu le véritable directeur de la politique autrichienne ; c’était surtout une défaite pour nous, car, les neutres ne pouvant se lier par un traité particulier avec aucun des belligérans, il s’ensuivait l’abandon du traité français à trois préparé à Paris le 15 juillet, qui ne fut pas même soumis à la discussion. Ce jour-là fut diplomatiquement le jour néfaste, le jour de la débâcle.


IV

Beust ne dissimula ni aux Anglais, ni aux Russes le caractère véritable de sa neutralité et l’insignifiance des arméniens qui l’accompagnaient. « Ce n’était, dit-il à Bloomfield, que des mesures de précaution nullement destinées à influencer les mouvemens militaires de la Prusse. » Mais avec nous il commentait autrement la délibération du 18 ; il en grossissait l’importance, la dénaturait, enguirlandait nos agens et nous faisait enguirlander par Metternich. Il commença par mettre une sourdine à cette neutralité déclarée qu’Andrassy lui avait imposée ; il ne la formula pas dans une notification solennelle ; il en instruisit ses agens par une circulaire et il écrivit à notre adresse (20 juillet) une dépêche officielle et une lettre intime à Metternich dans laquelle il reprenait l’ambiguïté que la décision du 18 juillet avait déroutée : « Mon prince, nous avons différé jusqu’ici de nous expliquer sur l’attitude que nous aurions à prendre dans le cas où la guerre deviendrait inévitable. Nous désirons en atténuer les effets. Afin d’atteindre ce résultat, le gouvernement impérial et royal doit garder dans les conjonctures présentes une attitude passive, et la neutralité lui est donc commandée. Cette altitude n’exclut pas assurément le devoir de veiller à la sécurité de la monarchie, en se mettant en mesure de la préserver de tout péril éventuel. Le gouvernement prendra des mesures militaires ; elles seront dans son intérêt propre, uniquement pour faire respecter son indépendance et pour qu’il puisse résister à toute pression comme à tout entraînement irréfléchi. » Metternich est invité à « s’énoncer dans ce sens aussi souvent qu’il aura l’occasion de s’expliquer sur ce sujet. »

Cette dépêche n’était pas destinée à nous être communiquée : c’était un thème dicté à Metternich pour ses entretiens avec nous. Beust prévoyait très bien que cette expression réelle de sa pensée nous serait désagréable et que nous pourrions lui en savoir mauvais gré. Il se mit en règle avec notre fortune en adressant une lettre intime à son « cher ami » Metternich pour lui prescrire un langage tout contraire. « Vitzthum a rendu compte à notre auguste maître d » message verbal dont l’empereur Napoléon a daigné le charger. Ces paroles impériales, ainsi que les éclaircissemens que M. le duc de Gramont a bien voulu y ajouter, ont fait disparaître toute possibilité d’un malentendu que l’imprévu de cette guerre soudaine aurait pu faire naître. Veuillez donc répéter à Sa Majesté et à ses ministres que, fidèles à nos engagemens tels qu’ils ont été consignés dans les lettres échangées l’année dernière entre les deux souverains, nous considérons la cause de la France comme la nôtre, et que nous contribuerons au succès de ses armes dans les limites du possible. »

Cette lettre a une importance capitale. Elle tranche le doute si souvent élevé sur l’existence d’engagemens réciproques entre les souverains de France et d’Autriche et sur leur nature. Leur existence n’est pas douteuse ; Beust les constate en termes formels : « fidèles à nos engagemens. » Ces engagemens ne se réduisent pas, comme il l’avait dit récemment le 11 juillet à Metternich, à l’interdiction pour chacun des alliés de traiter séparément avec une autre puissance, ni, comme il le prétendra plus tard, à exercer sur les neutres une action bienveillante à notre profit. Ils ont plus de portée : l’Autriche devra considérer la cause de la France comme la sienne et la soutenir par les armes autant qu’il lui sera possible. Ici une objection s’élève : si telle est la valeur de cet engagement, la neutralité, qui implique l’abstention, en serait une première violation. Beust nous rassure aussitôt : ce n’est qu’un stratagème provisoire destiné à dérouter l’ennemi commun.

Après avoir constaté, au lieu de la nier comme précédemment, l’obligation d’une assistance armée, il explique pourquoi elle ne sera pas immédiate : « N’en déplaise au général Fleury, nous croyons savoir que la Russie persiste dans son alliance avec la Prusse et que notre entrée en campagne amènerait sur-le-champ celle de la Russie, qui nous menace non seulement en Galicie, mais sur le Pruth et sur le Bas-Danube. Neutraliser la Russie, l’amuser jusqu’au moment où la saison avancée ne lui permettrait plus de concentrer ses troupes, éviter tout ce qui pourrait lui fournir un prétexte d’entrer en lice, voilà ce qui doit, pour le moment, être le but ostensible de notre politique. Dans ces circonstances, le mot de neutralité que nous prononçons, non sans regrets, nous est imposé par une nécessité impérieuse et par une appréciai ion logique de nos intérêts solidaires. Mais cette neutralité n’est qu’un moyen, le moyen de nous rapprocher du but véritable, le seul moyen de compléter nos armemens sans nous exposer à une attaque soit de la Prusse, soit de la Russie, avant d’être en mesure de nous défendre. »

Dans la lettre « au prince, » la neutralité était le but et avait uniquement en vue l’intérêt propre de l’Autriche. Dans la lettre « à l’ami, » elle n’est qu’un moyen ; le vrai but est de préparer la défense des intérêts solidaires des deux alliés.

Les termes de cette première partie de la lettre décisive bien pesés, il vous semble que tout est réglé, terminé, éclairci ? Détrompez-vous, lisez la fin de l’épître : « Il conviendrait aussi de résoudre immédiatement la question de Rome. La Convention de septembre, qu’on ne se fasse pas illusion à cet égard, ne cadre plus avec la situation. Nous ne pouvons pas exposer le Saint-Père à la protection inefficace de ses propres troupes. Le jour où les Français sortiront des États pontificaux, il faudrait que les Italiens pussent y entrer de plein droit et de l’assentiment de l’Autriche et de la France. Jamais nous n’aurons les Italiens avec nous de cœur et d’âme, si nous ne leur enlevons pas leur épine romaine. Et franchement, ne vaudrait-il pas mieux savoir le Saint-Père sous la protection de l’armée italienne que de le voir en butte à des entreprises garibaldiennes ?… Que l’empereur Napoléon place donc cette négociation romaine entre nos mains, qu’il nous laisse, aux yeux des populations italiennes comme aux nôtres, l’initiative d’avoir résolu le problème de Rome, et nous croyons lui promettre à notre tour que toutes les difficultés qui s’opposent encore à notre action commune disparaîtront. »

En même temps qu’il expédie ces deux lettres, il répond à celle du 17 de Gramont : « Mon cher duc, Bourgoing m’a apporté hier soir votre aimable lettre du 17. J’espère avoir demain une occasion pour y répondre à tête reposée, mais je n’ai pas voulu laisser partir le comte Hoyos sans vous envoyer un mot préalable de remerciement. Nous comprenons maintenant, grâce aux explications verbales et écrites que nous avons reçues de vous, la vertigineuse soudaineté de votre action ; vous comprendrez à votre tour et ferez comprendre à Votre Auguste Maître l’embarras dans lequel cette surprise a dû nous jeter. Comptez sur nous dans les limites du possible, mais ne vous imaginez pas que ma tâche soit facile. J’apprends avec plaisir qu’on a enfin commencé à nous délivrer de cette lèpre du journalisme[4]. Sur ce terrain, nous avions les mains liées, car, sans parler de la question d’argent, nous ne pouvons, comme gouvernement, qu’ignorer ce déplorable état de choses, qui place notre presse sous la dépendance personnelle de rédacteurs prussiens. Avec un peu de confiance mutuelle, nous viendrons à bout de toutes ces difficultés. J’attends La Tour d’Auvergne avec impatience, et je ne doute pas que nous parviendrons à nous entendre sur-le-champ. Cazaux est un peu trop jeune pour mon goût et vous ferez bien, je crois, de lui rappeler le mot du prince de Talleyrand. Mille amitiés. » (21 juillet.) Ainsi cette lettre à Gramont est encore une confirmation des promesses amicales transmises par Metternich : les intérêts sont tellement solidaires qu’on s’entendra sur-le-champ.

La copie de la lettre intime à l’ami Metternich fut remise à Gramont par celui-ci le 24 juillet. Cette remise, faite au ministre et non à l’homme privé, transforme la lettre intime en un acte officiel dont il est permis d’exciper historiquement. Gramont m’en donna immédiatement connaissance. Je fus moins frappé des promesses rassurantes qu’indigné de la proposition déloyale relative à Rome. Pendant que Gramont allait à Saint-Cloud conférer avec l’Empereur, j’écrivis à celui-ci : « Sire, je supplie Votre Majesté de se défier des suggestions de Beust. Cet homme m’épouvante par son esprit remuant et décousu. Si vous n’y prenez garde, il sera votre mauvais génie. L’idée qu’il vous suggère de livrer Rome aux Italiens est pitoyable, impraticable. Pour elle, vous ne trouverez de majorité ni dans votre Conseil, ni dans le pays. Si vous l’adoptez, la crise extérieure se compliquera à l’instant d’une crise intérieure, et vous verrez une partie de la nation devenir toute de glace, tandis qu’elle est toute de feu. Votre Majesté sait que je ne suis pas partisan du pouvoir temporel du Pape ; je n’en suis que plus lucide lorsque je signale cette politique comme devant conduire à des malheurs. Avec l’Italie, nous n’avons qu’une thèse honorable, sûre, acceptée de tous : la Convention du 15 septembre. Si, pour combattre les Prussiens, nous ne voulons pas devenir comme eux sans foi ni loi, nous devons nous y tenir. Aucune alliance ne vaut qu’on manque à l’honneur. L’honneur nous défend de sortir de Rome autrement qu’avec la promesse de l’Italie de respecter la Convention du 15 septembre. » (25 juillet.) Le jour même, l’Empereur me répondit : « Mon cher monsieur Emile Ollivier, je suis complètement de votre avis au sujet de la dépêche du baron de Beust. » Metternich, que je rencontrai le lendemain, au sortir du Conseil, ne me parut ni moins mécontent, ni moins surpris que nous.

Le Conseil tout entier fut également révolté ; il chargea Gramont de répondre par un non possumus inflexible. Celui-ci envoya, le 25 juillet, à La Tour d’Auvergne un télégramme : « Si les Cabinets de Vienne et de Florence se mettent préalablement d’accord entre eux, faites bien savoir au comte Vimercati et au comte de Beust que la Convention de septembre ne doit pas faire les frais de cet accord. Nous ne pouvons absolument pas y renoncer. L’Empereur est engagé et ne peut pas se dégager. La France ne peut pas défendre son honneur sur le Rhin et le sacrifier sur le Tibre. » Il y revient le 26, à 5 h. 45 du soir, dans un nouveau télégramme : « Faites connaître à l’Empereur, soit par le général Bellegarde, soit par l’archiduc Albert, soit directement, le sentiment de révolte et de répulsion que nous inspire la conduite du comte de Beust en cette circonstance. Je crois que l’Empereur le comprendra et y mettra bon ordre. »

Le 26 juillet, La Tour d’Auvergne porta le non possumus à Beust, qui l’accueillit sans surprise et aussi sans résistance et le même soir, à 9 h. 10, notre ambassadeur télégraphiait : « Beust est tout disposé à tenir compte des observations de Votre Excellence sur le maintien de la Convention du 15 septembre. »

Cette reculade ne calma pas notre ministre des Affaires étrangères sincèrement catholique et délicatement homme d’honneur. C’est peut-être la seule fois, dans toute cette crise, qu’il se montra irrité. Quant à moi, qui me suis toujours défié de tout ce qui vient de l’Autriche, je m’étais rendu compte du jeu de l’ami Beust : il savait qu’à aucun prix nous ne consentirions à installer les Italiens dans Rome, surtout par sa main, et il proposait ce qui nous était inacceptable, dans l’intention d’éviter la coopération qu’il croyait habile de nous promettre. « Cet homme nous amuse, disais-je à l’Empereur, il ne veut rien faire. Prenez vos dispositions sans compter sur lui. » Mais la confiance de l’Empereur était indestructible, et il était entré en plein dans le système de Beust : « Non, non, répondait-il, sa neutralité n’est qu’une apparence pour gagner le temps dont il a besoin. Dès qu’il sera prêt, il se découvrira, soyez-en sûr. » Metternich, notre ami sincère, secondait de très bonne foi ce jeu dilatoire imité de la méthode bismarckienne. Sollicitant un jour de Le Bœuf la libération d’un huissier de l’ambassade, il lui écrivait : « Il m’est pénible d’avoir à vous demander de laisser cet homme à son père. Je ne serai heureux qu’après vous avoir fourni un bon contingent de 300 000 hommes. »


V

La prépondérance d’Andrassy en Autriche amena en Italie celle de Sella, aussi opposé que le ministre hongrois à toute alliance avec la France. Visconti avait différé de se ranger à la neutralité tant qu’il n’avait pas été instruit des dispositions de l’Autriche. Dès que la neutralité autrichienne eut été proclamée, il se rangea à l’avis de Sella et de Lanza et le Conseil divisé redevint unanime en faveur de la neutralité italienne. L’opposition de Victor-Emmanuel en retarda cependant un peu la proclamation. Il essaya de ramener Sella, et leurs discussions devenaient quelquefois de violentes altercations. Un jour, le Roi dit : « Je comprends que, pour faire la guerre, il faut du courage. » Sella répondit : « Pour résister à Votre Majesté, il faut plus de courage que pour faire la guerre. » Alors le Roi dédaigneux : « On voit bien que vous descendez d’un marchand de drap. — Oui, certes, riposte Sella, de marchands de drap qui ont toujours fait honneur à leur signature, tandis que Votre Majesté signerait une lettre de change qu’elle n’est pas sûre de payer. » Une opposition organisée de longue date par la prévoyance de Bismarck secondait les résistances de Sella. Garibaldi terminait une lettre contre l’Imperatore-Menzogna, en déclarant que « pas un Italien ne se souillerait au service de ce scélérat. » Des Garibaldiens s’enrôlèrent en effet dans l’armée prussienne, aucun dans l’armée française. Un comité occulte convoquait à une manifestation contre la France, en disant dans une proclamation : « La Prusse nous a donné le quadrilatère, grâce à la bataille de Sadowa ; la Prusse garantit notre indépendance ; la Prusse n’a jamais offensé la dignité italienne. Les Italiens ne doivent avoir qu’un seul cri : Neutralité ! Rome ! Que tous ceux qui sentent dans leur cœur l’offense du jamais, et qui ont encore le sentiment de la dignité nationale, ne manquent point à l’appel. » Des Garibaldiens, excités par les révolutionnaires français, parcoururent les rues de Florence, bannières déployées, portant des pancartes sur lesquelles était écrit : Guerra ai Francesi ! et hurlant : « Vive Garibaldi ! vive Rome ! vive la Prusse ! à bas la France ! » La Riforma du député Crispi se félicitait de l’imposante manifestation contre une politique enfrancisée, infrancisata. Des démonstrations semblables se produisaient dans d’autres villes.

Victor-Emmanuel ne crut pas prudent de s’opposer plus longtemps au courant politicien et démagogique. Il temporisa et permit à ses ministres de déclarer la neutralité. Visconti l’annonça au Parlement (25 juillet), dans un discours très mesuré. « La conduite à suivre dans les circonstances actuelles ne se rattache pas à la décision que prendra le gouvernement français relativement à la présence de ses troupes sur le territoire pontifical. A cet égard, le pire des partis que pourrait prendre l’Italie serait de profiter de la situation dans laquelle se trouve la France pour lui créer des embarras en la menaçant directement ou indirectement d’une politique de violence dans la question romaine. Dans la guerre qui commence, le gouvernement italien, par des considérations d’un autre ordre, pratiquera une politique de neutralité. » Cette neutralité italienne nous fut moins pénible que celle de l’Autriche : d’abord parce qu’elle la suivait, ensuite parce que Nigra ne nous avait pas, comme Metternich, échauffés d’espérances.

Ainsi deux neutralités, voilà à quoi se réduisaient les alliances qu’on nous avait données comme assurées !

A Vienne comme à Florence, nous n’étions plus des alliés, mais des belligérans qu’on ne doit pas favoriser au détriment de leurs adversaires. Le traité français à trois, enterré déjà à Vienne, l’était également à Florence. Cela importait peu aux ministres italiens qui n’avaient contracté aucun engagement envers l’Empereur ; cela troublait au contraire le Roi qui jugeait son honneur de gentilhomme intéressé à tenir une parole d’autant plus sacrée qu’elle n’était pas libellée. Aussi entêté que Sella, il ne se laissa pas arrêter dans son dessein personnel et, malgré la neutralité proclamée, il essaya de nouer à Vienne, en dehors de ses ministres et au-dessus de leur tête, une alliance directe avec l’empereur d’Autriche, qui, une fois conclue, lui eût permis de s’affranchir de la neutralité et de réaliser le projet provisoirement abandonné de l’alliance à trois. François-Joseph consentit à entrer dans cette voie, et les deux souverains instruisirent l’empereur Napoléon, l’un par un télégramme, l’autre par une lettre, de la forme nouvelle qu’ils donnaient à leur désir de lui venir en aide. Le télégramme de Victor-Emmanuel était ainsi conçu : « Je m’empresse de renseigner Votre Majesté que l’Autriche nous propose un traité préalable de neutralité armée entre l’Autriche et l’Italie, ce qui faciliterait en cas d’événement notre concours dans cette triple alliance. De cette manière, on dispose aussi l’opinion publique d’une manière favorable. » (Florence-Pitti, 26 juillet.)

La lettre de François-Joseph disait : « Monsieur mon frère, la guerre qui vient de me surprendre avec mon armée sur le pied de paix, avec un ministère à peine formé et un parlement dissous, me trouvera à la hauteur de la tâche que la Providence m’impose. Dictée par les exigences du moment, la neutralité que je viens de déclarer était le seul moyen de parer aux inconvéniens de cette situation. — Il ne sera guère nécessaire de faire comprendre à Votre Majesté la valeur de cette neutralité toute bienveillante pour la France. Votre Majesté sait qu’Elle peut compter sur moi, surtout le jour où une troisième puissance voudrait entrer en lice. Elle sait, d’ailleurs, que mes efforts tendent vers le but de compléter nos armemens, afin de me mettre en mesure de défendre la solidarité de nos intérêts et d’aider Votre Majesté à rendre à l’Europe cette paix durable à laquelle nous aspirons tous. Ma lettre, qui a clos nos pourparlers de l’an dernier, vous aura convaincu, Monsieur mon frère, de la sincérité de mes sentimens, qui n’ont pas changé depuis. — Je suis occupé en ce moment à me mettre d’accord avec le roi d’Italie sur une ligne à suivre en commun, et, bientôt, j’espère être en mesure d’informer Votre Majesté du résultat de cette négociation. — Veuillez croire, en attendant, aux vœux bien sincères que je forme pour la gloire des armes de Votre Majesté. — De Votre Majesté le bon frère. » (27 juillet.)


VI

A la suite de ces messages, deux négociations s’ouvrent alors, s’ignorant réciproquement, l’une entre les ministres italiens et les ministres français, l’autre entre les deux souverains d’Italie et d’Autriche. La première a pour intermédiaires les ambassadeurs des deux pays ; Beust reste pour l’Autriche l’agent principal des deux, Victor-Emmanuel étant représenté cette fois par ses agens Vimercati et Türr, à l’exclusion de l’envoyé officiel in partibus, Artom. Rationnellement, nous n’avions pas à débattre un traité à deux où nous ne devions pas être partie et qui, dans aucun cas, ne recevrait notre signature. Et cependant nous réclamâmes comme un droit d’intervenir dans la négociation, et on nous l’accorda sans difficulté. La Tour d’Auvergne nous écrivait : « Je suis en mesure de vous informer, de nouveau, qu’aucun arrangement n’interviendra entre l’Autriche et l’Italie sans notre assentiment préalable. » (28 juillet 3 h. 20.) Cette situation exceptionnelle s’explique par la nature même du traité en projet : il n’était qu’à deux, mais ce n’était qu’un préalable pour préparer l’alliance à trois et revenir au traité français. L’Autriche et l’Italie, si elles n’avaient consulté que leurs convenances, ne se seraient pas donné l’ennui d’une telle négociation. C’était notre intérêt qu’elles disaient avoir en vue et non le leur : dès lors, l’essentiel était que les stipulations consenties fussent à notre gré ; sans cela, l’accord n’avait plus de raison d’être. Faute d’avoir démêlé ces nuances un brouillard intense enveloppe cette affaire des alliances.

L’objet de la négociation entre les ministres était le retour à la Convention de septembre, par l’évacuation de Rome. Ces pourparlers déjà en bon train se poursuivirent sans difficulté sérieuse. La Gauche italienne eût voulu que le gouvernement ne se soumît pas de nouveau aux exigences de la Convention de septembre et que, la considérant comme déchirée par Montana et par le prolongement-de l’occupation française, il se déclarât dégagé de l’obligation de garder sa frontière et d’y faire l’office de gendarme du Pape. Mais on ne pouvait pas exiger une telle politique de la part du ministre Visconti, qui avait signé la Convention. Sella lui-même, un des constans adversaires de cette Convention, comprit que, si on ne voulait pas engager une guerre avec la France, la retraite de nos troupes de Civita-Vecchia était l’acte préparatoire à une irruption violente sur les États pontificaux. Il se rallia à la majorité du Conseil. Visconti fut autorisé à nous faire connaître les mesures prises par le gouvernement pour la sauvegarde du territoire pontifical, et Lanza fit entendre à la tribune les paroles les plus résolues contre ceux qui, par leur initiative individuelle, prétendraient résoudre une question exclusivement réservée à l’initiative du gouvernement. Le Roi établit officiellement, dans une entrevue avec le ministre, de France et son ministre des Affaires étrangères, que, dans les circonstances présentes, le gouvernement italien renonçait à demander à la France autre chose que le retour pur et simple à la Convention du 15 septembre, et que des lettres seraient échangées constatant les engagemens réciproques. Le retrait de nos troupes fut annoncé à la cour de Rome.

La négociation personnelle de Victor-Emmanuel n’obtint pas un résultat aussi favorable. A Vienne, où il était arrivé le 24 juillet, Vimercati débattit, au nom du Roi, avec Vitzthum et Beust, le traité à deux. Au premier pas surgit encore cette question de Rome avec laquelle Gramont croyait en avoir fini ; la suggestion de Beust de livrer Rome aux Italiens après notre départ ne reparaît plus ; l’exigence soulevée par Victor-Emmanuel est plus modeste. Le Roi exposa à Malaret les difficultés sérieuses qu’il trouverait non seulement avec ce ministère, mais avec tout autre, s’il ne pouvait pas obtenir de nous quelque chose de plus que le retour à la Convention de septembre. « Mais, lui dit alors Malaret, Votre Majesté pense-t-elle que l’alliance pourrait être sérieusement compromise dans le cas où l’Empereur se refuserait éprendre aucun engagement nouveau dans l’affaire de Rome ? » Le Roi répondit qu’il espérait bien que non et « qu’il voulait aller jusqu’au bout. » Cependant, si son ministère tout entier l’abandonnait sur cette question, la chose serait grave et il se trouverait dans une situation très difficile. (25 juillet.) Il dépendait de l’Empereur, disait-il, d’assurer le succès du traité et de le débarrasser de ses difficultés intérieures : « Si l’Empereur a assez de confiance en moi pour me faire donner verbalement par vous l’assurance qu’en présence de cette éventualité, Rome menacée par des bandes révolutionnaires ou autres, il ne trouvera pas mauvais que nos troupes fassent dans l’État romain ce qu’y ont fait les siennes, c’est-à-dire veillent à la sécurité du territoire en occupant quelques points stratégiques, cette assurance me suffira et tout deviendra facile. » (28 juillet.)

Türr, qui, sur la suggestion de Napoléon III, était accouru à Florence, et Vimercati assaillirent l’Empereur de leurs instances les plus pressantes pour qu’il accueillît la proposition de Victor-Emmanuel. Vimercati lui fit télégraphier par La Tour d’Auvergne : « Les dispositions du Roi auraient été insuffisantes à retenir son ministère, si je n’avais pris sur moi de promettre au président du Conseil que l’Autriche, par ses bons offices, viendrait partager la responsabilité de la France pour la question romaine. Arrivé à Vienne, j’ai trouvé l’Autriche entrée déjà spontanément dans cet ordre d’idées. L’Empereur m’a parlé lui-même dans ce sens. Si l’on décourage l’Autriche, l’opinion publique des deux pays rendra sa tâche et la nôtre très difficile, sinon impossible. Je rendrai compte moi-même à l’Empereur des raisons majeures qui m’ont empêché de suivre à la lettre ses instructions et m’ont obligé de m’écarter de ce qui était strictement convenu. La situation en Italie et en Autriche est toute différente de celle qu’on s’était imaginé à Paris. L’argent prussien n’a pas travaillé en vain dans les deux pays. »

Vimercati, habitué à la facilité de l’Empereur à se rendre aux sollicitations de l’Italie, sans attendre la réponse que recevrait son télégramme, se porta fort de son consentement auprès de Beust, et il arrêta avec celui-ci un projet en huit articles. Le préambule constatait l’identité des intérêts des deux puissances et leur décision de suivre une politique commune. Les articles 1 et 2 stipulaient l’alliance offensive et défensive jusqu’à la fin de la guerre ou plus longtemps, et la garantie mutuelle des territoires ; l’article 3 notifiait l’obligation de ne pas conclure de traités relatifs à la guerre avec d’autres puissances sans entente préalable, « étant naturel et entendu qu’elles se mettraient d’accord entre elles d’abord sur les démarches à faire ; » les articles 4 et 5 engageaient les deux souverains à déclarer leur neutralité, qui serait bienveillante à la France, et à mettre sur pied de guerre leurs armées, « aussitôt que faire se pourra ; » l’article 6 contenait pour les deux puissances, une fois suffisamment armées, l’obligation de concerter leur action commune, « soit en vue d’une médiation, soit en vue d’une entrée en campagne ; de s’entendre, en un mot, sur la marche politique et militaire à suivre ; » l’article 7 disait : « Dès aujourd’hui, l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie, s’engage à interposer ses bons offices auprès de Sa Majesté l’empereur des Français pour obtenir non seulement l’évacuation immédiate des États pontificaux par les troupes françaises, mais aussi pour que cette évacuation se fasse dans des conditions conformes aux vœux et aux intérêts de l’Italie et de manière à assurer la paix intérieure de ce royaume. » Article 8 : Le traité devait demeurer secret.

Dans ce traité, un article, l’article 7, se heurtait à la résolution irrévocable du gouvernement français de ne pas aller au-delà de la Convention de septembre. C’était son moindre défaut. L’article 5 était plus encore contraire à nos intérêts : les deux parties ne s’engageaient à mettre leurs armées sur pied de guerre qu’aussitôt que faire se pourra, c’est-à-dire quand elles le voudraient, c’est-à-dire, s’il leur plaisait, jamais. Ce traité n’en était donc pas un, puisqu’il n’impliquait aucune obligation formelle et, qu’il fût ou ne fût pas signé, il importait peu, car dans les deux hypothèses la situation de l’Empereur demeurait la même, et, pas plus dans un cas que dans l’autre, il n’avait une alliance effective.

Cette fois il n’existait aucun doute sur l’origine italienne de l’article 7, mais l’article 5 provenait de Beust et indiquait son état d’esprit. Il se révèle encore mieux, à la même époque, dans une lettre privée à Gramont. Il avait répondu sommairement à sa première lettre du 17 juillet, et, si ce n’est indirectement par La Tour d’Auvergne, il ne s’était pas expliqué avec lui sur deux propositions pratiques qu’il lui avait adressées ; 1° l’envoi de quelques troupes à la frontière de Bohême : 2° une négociation à entreprendre avec la Russie. Il était poli ; il ne voulait pas rompre ; il sortit de son silence et écrivit à Gramont : « Mon cher duc, je n’ai pu répondre que bien imparfaitement aux deux intéressantes lettres que vous m’avez écrites le 17 et le 19 de ce mois. Bien que la marche rapide des événemens ait distancé la plupart des questions soulevées dans ces lettres, j’y reviens aujourd’hui pour mieux vous prouver tout l’intérêt que j’attache à cet échange direct d’idées. J’espère que vous voudrez bien le continuer et que nous maintiendrons ainsi nos bonnes relations personnelles d’autrefois. Je regrette de devoir constater combien se sont réalisées toutes mes prophéties sur les conséquences de la précipitation avec laquelle le gouvernement français a engagé l’affaire. Je ne prétends assurément pas vous adresser des reproches à ce sujet, car il est clair que l’intérêt de la France devait être le principal mobile de votre conduite. S’il exigeait une action aussi rapide, nous n’avons pas le droit de nous en plaindre, mais, nous connaissant aussi bien que vous le faites, vous devez sentir, de votre côté, dans quels cruels embarras vous nous avez jetés. D’abord, il était impossible d’être matériellement moins préparés à la guerre que nous ne l’étions. Ensuite, cette crise arrive dans le moment le plus inopportun pour nous au point de vue de notre situation politique à l’intérieur. De plus, la puissance toujours assez redoutable de la Prusse se trouve fortement accrue par l’attitude de l’Allemagne qui prend fait et cause pour elle. Enfin nos propres populations allemandes entraînées par le sentiment général à leurs frontières sont prêtes à perdre de vue les intérêts autrichiens pour n’écouter que les passions germaniques. Toutes ces considérations, par lesquelles la France ne s’est point laissé arrêter, sont pour nous autant de chaînes qui entravent singulièrement notre liberté d’action. Dans cette situation, nous n’avions donc plus le choix, et la déclaration de neutralité devenait une nécessité absolue. C’est ce que je me suis efforcé de vous faire expliquer par Metternich, et je vois avec plaisir qu’on commence à reconnaître en France qu’il ne nous était pas permis d’agir autrement. Ce que je vous demande maintenant, c’est d’avoir confiance dans notre amitié qui vous est acquise et de pas croire à un manque de bonne volonté de ma part. Il est certain que la France se trouve aussi dans une position plus difficile, par suite des circonstances défavorables que j’ai indiquées tout à l’heure. Je ne vois d’autre moyen d’en sortir que par un redoublement de force et d’énergie. Il faut absolument qu’un premier succès des armes françaises vienne dégager la situation et amène un revirement qui nous rende aussi la tâche plus facile. Aujourd’hui, je le répète, nous avons les mains liées. La déclaration de neutralité nous était impérieusement commandée, et ce serait un acte trop déloyal, envers le pays lui-même, comme envers l’Europe, si, dès le lendemain, nous signions un traité secret avec une des puissances belligérantes. Votre lettre du 19 traite d’un point qui mérite assurément toute notre attention. Je veux parler de l’influence que l’attitude de l’Autriche peut exercer sur celle de la Russie. C’est encore là un motif qui me porte à croire qu’une démonstration militaire de l’Autriche dans le moment actuel n’offrirait pas d’avantages à la France. Nous avons la conviction que toute démonstration de ce genre en provoquerait d’analogues de la part de la Russie. Il ne peut être de l’intérêt de la France d’amener cette puissance sur la scène de l’action. Ses forces paralyseraient tout au moins les nôtres, et la France se trouverait toujours seule en face de l’Allemagne. Quant à vos indications sur des négociations à suivre avec le Cabinet de Pétersbourg, il me paraît superflu d’en parler, puisqu’un télégramme subséquent nous demandé de ne point agir. Je crois d’ailleurs que nous devrions y regarder à deux fois avant de nous engager dans des négociations avec le gouvernement russe. La crainte qu’il inspire est le moyen d’action le plus puissant pour amener tous les partis, en Hongrie aussi bien que dans les provinces cisleithanes, à comprendre la nécessité d’armer. Ce motif n’existerait plus si des négociations entamées avec la Russie inspiraient une plus grande confiance dans ses intentions réelles. Metternich reçoit par le même courrier des communications dont il vous entretiendra. Je le charge entre autres de vous transmettre les explications qui me sont fournies par notre envoyé à Stuttgart pour se disculper des reproches d’avoir tenu un langage hostile à la France. Je suis enchanté d’avoir ici le prince de La Tour d’Auvergne, qui contribuera certainement à écarter la possibilité d’un malentendu entre nous. Vous connaissez trop bien mes sentimens personnels pour douter de leur réalité. Mais je ne suis pas fâché d’avoir un témoin impartial de ma sincérité ainsi que des difficultés qui m’entourent, et votre ambassadeur actuel ne tardera pas, j’en suis sûr, à comprendre parfaitement quelle est notre situation. Croyez à tous mes bons vœux, mon cher duc, et recevez en même temps l’assurance de ma haute considération. » (29 juillet 1870.)

Comme le ton de cette lettre diffère de celle écrite à Metternich le 20 juillet ! Les mots de confiance, d’amitié, y sont encore prononcés, mais avec quelle retenue ! Plus la négociation se prolonge, plus les bonnes dispositions de Beust se refroidissent ; c’est que quelque chose commence à se modifier dans son esprit, ainsi que dans celui de tous les hommes attentifs d’Europe. On avait cru à une entrée en campagne foudroyante de la France, on la voyait sur le Rhin, au cœur de l’Allemagne, et elle demeurait immobile, sur place, n’osant pas faire un pas en avant. Est-ce que par hasard, commençait-on à se demander tout bas, ce ne serait pas elle qui serait la vaincue et non la victorieuse ? Et les bonnes volontés s’attiédissaient. Les temporisations de Beust, toujours enveloppées d’espérance, accroissaient les indécisions stratégiques de l’Empereur. Maintenant, ce sont ces indécisions stratégiques qui réagissent sur les velléités d’alliances. Beust, après avoir filandreusement repoussé, par des raisons déjà rabâchées, les deux demandes de Gramont et invoqué cette crainte de la Russie qu’il prétendit ensuite n’avoir pas eue, fatigué lui-même de ses subterfuges, laisse enfin échapper à découvert le fond de sa pensée : « Il faut absolument qu’un premier succès des armes françaises vienne dégager la situation et amène un revirement qui nous rende aussi la tâche plus facile. »

Lors de la guerre de Crimée, Palmerston, découvrant dans la pensée de l’Empereur les illusions qui y renaissaient en 1870, à ce moment, avait essayé de l’en guérir : « On nous dit chaque semaine : Il ne faut pas que l’Autriche nous échappe, mais nous ne la tenons pas encore, et jamais nous ne la tiendrons, tant que nous ne nous serons pas montrés les plus forts. Victorieux, nous commanderons son amitié et peut-être son épée ; n’ayant pas de succès, nous n’aurons pas même sa plume. » (28 mai 1856.) Qui donc contestera que Beust, en devenant ministre de l’Autriche, ne se fût fait véritablement autrichien ?


VII

Le traité arrêté, sans attendre comment on l’accueillerait, soit à Paris, soit à Florence, Vimercati partit pour Metz le porter à l’Empereur et Vitzthum alla le soumettre à Victor-Emmanuel (29 juillet). Mais pendant que les deux messagers cheminaient, arrivèrent de Paris des refus inflexibles. Gramont n’avait pas arrêté son attention sur l’article 5 ; il avait été au contraire très frappé de l’article 7 et il avait immédiatement fait dire au Roi par Malaret : « La seule idée de livrer le Pape en échange du concours de nos alliés nous couvrirait de honte. Rien ne serait plus affreux pour l’Italie et pour le Roi que d’entrer sur le territoire pontifical par suite d’un marché de ce genre. » (27 juillet, 4 heures et demie du soir.) A Vimercati il télégraphiait : « Aucune considération ne nous fera abandonner la Convention de septembre. Nous renoncerons plutôt aux alliances que nous avons recherchées. » (27 juillet.) Beust, au fond, se moquait de la question romaine : il ordonna à Vitzthum, par un télégramme qu’il devait trouver à son arrivée, de rayer définitivement du projet d’entente, entre l’Autriche et l’Italie, l’article 7 relatif aux bons offices du Cabinet de Vienne dans la question romaine. Malgré cette suppression, il exprima à La Tour d’Auvergne l’espoir que « l’accord pourrait s’établir dans ces conditions nouvelles. » (La Tour d’Auvergne, 31 juillet, 4 heures soir.)

Vimercati, qui n’avait pas été prévenu de la suppression, arriva à Paris, puis à Metz avec le projet intégral. Il dit à Gramont : « Nigra n’est au courant de rien. Je suis seul l’homme du Roi, et la preuve, c’est qu’il correspond avec moi avec un chiffre que personne n’a et qui n’est pas celui de l’ambassade. Soyez sans inquiétude, ce ne sera pas long, il va renvoyer ses ministres et en prendre d’autres. Seulement, il faut que vous lui rendiez la chose possible en acceptant l’article 7. » Gramont répondit que, si cet article n’était pas biffé, il n’y avait rien à faire. Vimercati se rendit à Metz, espérant mieux de l’Empereur. Il y était le 1er août. L’Empereur renouvela les protestations de Gramont contre l’article 7. Vainement, le prince Napoléon représenta que si le Roi, par déférence envers l’Empereur, à qui il devait tant, ne faisait pas de la signature de cet article la condition sine qua non de son concours, il lui avait télégraphié : « Sans Rome, je ne puis rien faire. Je n’ose pas le dire à l’Empereur, mais ne lui laisse aucune illusion. » « Vous promît-il, sans cette condition, ajoutait le prince, on ne lui permettrait pas de tenir sa promesse. » L’Empereur ne fléchit pas.

Il demanda en outre : à l’article 3 la suppression des mots et ainsi que entendu ; à l’article 6 une modification assez sérieuse qui était d’associer la France aux délibérations des deux puissances sur les combinaisons, soit en vue d’une médiation, soit en vue d’une entrée en campagne. Mais la modification la plus importante fut à l’article 5 qui, en prévision du changement de la médiation armée en concours effectif, disait : Aussitôt que faire se pourra. L’Empereur proposa de dire : Immédiatement. Ce changement n’était pas pour corriger des incorrections de forme et des fautes d’orthographe, comme a dit à tort le prince Napoléon ; il modifiait tout le caractère du traité. Tel qu’il avait été présenté, « il ne signifiait rien[5] ; » avec la rectification de l’Empereur, il devenait un acte efficace, entraînant un engagement ferme ; ce n’était plus une amusoire destinée à gagner du temps. En d’autres termes, la modification demandée rendait sérieux ce qui ne l’était pas. Il s’agissait de bien autre chose que d’une question d’orthographe.

Le 4 août, l’Empereur écrivit à Gramont : « J’ai vu Vimercati et je n’ai rien cédé de ce qui avait été convenu entre nous. » Le même jour, Vimercati repartit pour Florence et Gramont instruisit La Tour d’Auvergne des résolutions de l’Empereur. Beust, sans se préoccuper de la manière dont le roi d’Italie s’accommoderait du rejet de l’article 7, se plaça au point de vue uniquement autrichien et repoussa les modifications aux articles 3 et 5. Il ne voulut pas engager l’Autriche à sortir « immédiatement » de sa neutralité ni accepter une correction qui pouvait l’engager dans une alliance offensive, et il maintint le quand cela se pourra. Dès lors le traité n’avait plus aucune valeur et l’on peut dire qu’il avait été tué à Vienne avant que le roi d’Italie se fût prononcé. La Tour d’Auvergne, perspicace, devina la pensée intime que Beust avait confiée à Gramont : « La victoire sera le principal élément du succès de ma mission. » (5 août.)

Dès son arrivée à Florence, Vitzthum vit le Roi (31 juillet). Celui-ci attendait ce que Vimercati lui manderait de Metz et il ne le reçut que pour la forme, lui dit quelques banalités. Il le congédia en l’assurant qu’il le rappellerait si des événemens imprévus permettaient de nouvelles décisions. À ce moment, il y eut un grand émoi dans l’opinion italienne, parce qu’on crut que le Roi prenait décidément son parti, renvoyait son ministère et le remplaçait par un autre décidé à se lancer dans notre alliance. Une sortie de Cialdini au Sénat contre le Cabinet fit naître cette supposition. On crut que derrière Cialdini était Victor-Emmanuel, entraîné par son désir chevaleresque de venir en aide à la France. Le Roi n’indiqua point que telle fût la signification des paroles du général. Il continua à hésiter, à vouloir, à ne vouloir pas et à attendre, lui aussi, de quel côté serait la victoire. Loin de renvoyer son ministère, il lui donna une preuve de confiance en l’introduisant dans la négociation toute personnelle dont il l’avait, jusque-là, tenu éloigné. Il le chargea de débattre, avec Vitzthum, le traité en huit articles Les ministres ne se méprirent pas sur la signification du projet, à la discussion duquel le Roi les conviait ; ils devinèrent qu’il avait pour objet principal, en liant l’Autriche séparément avec l’Italie, de gagner du temps et de faire partager au Cabinet de Florence la responsabilité de ses propres hésitations. Visconti-Venosta le confesse avec sa précision habituelle à Arese, son ami et celui de l’Empereur : « L’Autriche a refusé de faire un traité d’alliance avec la France. Pour avoir l’air de faire quelque chose (Per aver l’aria di far qualche cosa) et, je crois, pour partager avec nous la responsabilité, elle nous proposa un traité entre elle et nous, traité de neutralité dont elle se réserve de faire sortir la paix ou la guerre, selon les circonstances. »

Cette neutralité à double tranchant, d’où pouvaient également sortir la paix ou la guerre, déplaisait aux ministres, « parce qu’elle liait leur liberté d’action sans aucun avantage, sans aucune condition. » Ils procédèrent à la manière italienne, ne dirent pas non, biaisèrent, discutèrent. Sella vint en aide à Visconti, et finalement ils remplacèrent le projet par un contre-projet composé de cinq articles principaux et de cinq autres additionnels. La clause concernant la question romaine y était ainsi modifiée : « Le gouvernement austro-hongrois reconnaîtra en ce qui le concerne et appuiera le principe de la non-intervention des puissances étrangères sur le territoire romain et favorisera, le cas échéant, l’application à ce territoire des mesures les plus conformes aux vœux et aux intérêts des Romains et de l’Italie. » Cette clause était plus contraire encore que l’article 7 à la volonté de l’Empereur. Mais le canon de Wœrth emporta traité et négociateurs et mit en fuite Vitzthum qui repartit précipitamment pour Vienne.


VIII

Victor-Emmanuel avait eu certainement l’intention de nous secourir. Il ne l’a jamais nié. Lorsque, après la paix, il alla à Berlin, reçu à merveille par l’empereur Guillaume, il lui dit : « Votre Majesté m’a embrassé ; j’en suis bien aise, mais je suis avant tout un homme loyal. Aussi je vous dirai qu’en 1870, j’ai été sur le point de faire la guerre : je dois tout à la France ; je me sentais obligé de lui venir en aide. — Je le savais, » répondit Guillaume. La rapidité de nos désastres rendit vaine sa bonne volonté. Après Wœrth, nous étions tombés « au-dessous du niveau où se font et vivent les alliances[6]. »

Ainsi le 6 août 1870, il n’y avait rien de conclu ni sur le point de se conclure nulle part. Il n’était plus question d’un traité français à trois depuis la déclaration de la neutralité ; l’article 7 du traité à deux avait été abandonné et le traité même dont cet article faisait partie avait été déchiré par un double refus : celui de l’Empereur de se contenter du vague de l’article 5 et celui de Beust d’y substituer un engagement précis. Il est vrai qu’à Florence se préparait un traité italien, mais ce traité n’était qu’à l’état d’ébauche ; il contenait sur la question romaine un article qui eût paru plus inacceptable à l’Empereur que l’article 7 du traité autrichien, et il n’accordait pas un engagement plus formel que celui réclamé par l’Empereur et refusé par Beust.

Nulle part, on n’avait dit non ; mais, nulle part, on n’avait dit oui. A Florence comme à Vienne, on nous bernait par des ajournemens. Nous étions moins avancés le 6 août que le 15 juillet, lorsque nous commençâmes les pourparlers. Beust a résumé toute cette période dans ses Mémoires : « Je ne saurais nier que plus d’un mot trop peu pondéré ne se soit échappé dans les documens en question par la suite des événemens et par le trop de zèle du rédacteur de la minute, mais ce ne sont que des mots, ce ne sont ni des pensées, ni des actes. » En effet chaque fois que l’on a réclamé de Beust un acte quelconque, soit un déploiement de troupes vers la frontière de Saxe, soit une négociation avec la Russie, soit un traité sérieux, il s’y est refusé. Mais aucun des mots prononcés dans cette période ne saurait être considéré comme peu pondéré, échappé au trop de zèle du rédacteur de la minute. Dans tous les cas, Beust ne pouvait estimer tels ceux émanés de lui-même, dans des lettres confidentielles écrites de sa main. Il le sent et n’en est pas interloqué. « Il est possible, dit-il, que, dans une lettre particulière où on ne pèse pas toujours les mots, il se trouve des paroles rassurantes qui, dans l’état où en étaient les choses, ne pouvaient plus exercer une influence sur les déterminations du gouvernement français. »

Que deviendrait la foi publique et privée si l’on pouvait, après avoir pris un engagement, s’en tirer en disant lestement que dans une lettre privée on ne mesure pas ses expressions ? Et il ne s’agissait pas d’une lettre privée qui reste renfermée entre celui qui l’envoie et celui qui la reçoit, mais d’une lettre dont les termes devaient être répétés à un tiers intéressé à les connaître ? Prétendre que des paroles rassurantes pouvaient être envoyées impunément, sans exercer aucune influence sur les déterminations de l’Empereur est une énormité, car notre plan de campagne a dépendu de ces paroles rassurantes. L’Empereur les attendait avec anxiété pour décider de quel côté il concentrerait son armée et, s’il a compromis cette armée en la laissant jusqu’au 6 août disséminée sur une immense étendue, c’est en partie à cause de l’incertitude dans laquelle le maintenaient les paroles rassurantes de Beust. Cette duplicité autrichienne a été une des causes de nos premiers revers.


IX

Le prince Napoléon a attribué cet échec de l’alliance qui nous eût donné la supériorité du nombre, à notre volonté de sauver le pouvoir temporel : « L’issue malheureuse de la guerre vient de l’occupation de Rome ; le maintien du pouvoir temporel des papes nous a coûté l’Alsace et la Lorraine. C’est une vérité diplomatique et historique. Si nous avions eu des alliances sérieuses, le résultat de la guerre eût été tout autre. Eh bien ! ces alliances étaient prêtes, elles existaient ; seulement, il n’y avait qu’une question pendante, celle du pouvoir temporel des papes. Si on avait abandonné ce pouvoir temporel, on aurait eu une alliance immédiate et une alliance éloignée qui ne se serait pas fait attendre longtemps[7]. »

Tous les ennemis de l’Empire et de la Papauté ont adopté cette thèse dans la pensée de rendre l’Empire haïssable et la Papauté odieuse, et il est devenu de lieu commun historique de dire que si nous avions livré Rome aux Italiens, nous aurions eu à nos côtés l’Italie et l’Autriche et n’aurions pas sacrifié la patrie, à la sauvegarde d’une souveraineté décrépite. C’est la « fanatique Espagnole, » l’Impératrice, qui aurait déterminé nos résolutions : « Je préfère, aurait-elle dit, les Prussiens à Paris aux Italiens à Rome. » Gramont, interpellé sur les raisons d’une politique qui avait tout perdu, aurait répondu : « Je ne pouvais rien, j’étais lié par l’Impératrice. »

Ecartons l’Impératrice : elle n’a jamais tenu le propos abominable qu’on lui prête, et Gramont n’a jamais non plus proféré contre elle l’injuste accusation qu’on a mise dans sa bouche. Elle a approuvé le refus opposé par le Cabinet à la suggestion de Beust de livrer Rome à l’Italie, mais elle ne l’a pas provoqué ; l’initiative en a été prise en dehors d’elle par Gramont et moi. Si elle avait été la fanatique ultramontaine qu’on dit, elle eût appuyé près de l’Empereur et au Conseil les protestations de Mackau et de ses amis et soutenu qu’il fallait maintenir notre occupation. Ce fut au contraire sur son éloquente démonstration que le Conseil, ne tenant aucun compte des représentations de tant de nobles catholiques, approuva l’évacuation du territoire pontifical. Dans l’affaire des alliances comme dans les autres, le Conseil n’a suivi l’avis de l’Impératrice que lorsque c’était son propre avis. Il n’a jamais subi de sa part une influence qu’elle n’avait sur aucun de ses membres et qu’elle n’a d’ailleurs jamais tenté d’exercer. C’est le Cabinet, non elle, qui doit être tenu responsable de la conduite suivie dans cette négociation.

Le ministère, en refusant de livrer Rome à l’Italie ou en consentant à la lui laisser prendre, a-t-il préféré Rome à la France et s’est-il rendu responsable de la perte de l’Alsace et de la Lorraine ? S’il avait préféré Rome à la France et s’il eût été catholique ultramontain avant d’être patriote français, il n’eût jamais retiré nos troupes de Civita Vecchia, car il ne se faisait aucune illusion sur la faible protection qu’était la Convention de septembre contre l’invasion italienne. Dans des temps calmes, comme en 1867, cette convention n’avait pu protéger le territoire pontifical ; combien plus eût-elle été inefficace au moment où la guerre nous paralysait ! Ce qui allait survenir aussitôt notre départ était facile à prévoir. Dès que nous nous serions engagés sur le Rhin, des mouvemens insurrectionnels eussent éclaté dans l’État du Pape ; quelle que fût la bonne volonté des ministres italiens de fermer la frontière, ils n’y eussent pas réussi. Mazziniens, Garibaldiens eussent glissé entre les mailles du réseau militaire, et se fussent reformés sur le territoire pontifical. Une insurrection dans Rome eût secondé cette invasion et les troupes pontificales étant impuissantes, les troupes italiennes se seraient rendues maîtresses du double mouvement avec peu d’efforts, car, à l’exception de quelques héros, les envahisseurs n’étaient qu’une cohue de lâches fanfarons. Qu’aurions-nous fait alors ? Aurions-nous interrompu la guerre sur le Rhin pour venir mettre les Italiens à la raison sur le Tibre ?

L’Impératrice et Gramont étaient convaincus que, la guerre terminée, il nous eût été facile de rétablir la souveraineté pontificale si elle avait été révolutionnairement abolie. Ils ne se rendaient pas compte de la situation dans laquelle nous nous serions alors trouvés. Vaincus, que pouvions-nous ? Victorieux, qu’aurions-nous fait ? Aurions-nous recommencé une nouvelle expédition romaine et cherché un nouveau Mentana ? Les catholiques l’eussent exigé, mais l’opinion publique n’aurait permis ni à l’Empereur ni à ses ministres de faire succéder une guerre contre l’Italie à celle contre la Prusse. C’eût été surtout impossible si l’Italie avait été notre alliée. L’Empereur aurait répondu aux catholiques plus énergiquement encore qu’il ne le fit au moment des annexions : « Comment irais-je attaquer ceux qui, il y a quelques jours, versèrent leur sang à côté de mes soldats ? » Le droit pour les Italiens de remplir à Rome la tâche de protéger la papauté, qui nous avait appartenu jusque-là, leur eût été forcément reconnu, et tout ce que l’Empereur aurait pu faire, c’eût été d’obtenir par la persuasion que la solution de d’Azeglio, Rome municipe libre, fût préférée à celle de Garibaldi et de Mazzini, malheureusement adoptée par Cavour, Rome capitale. Le retrait de nos troupes, dans les circonstances où il s’opérait, équivalait donc à l’abandon de ce qui restait du pouvoir temporel.

Et si nous nous y décidâmes, c’est précisément parce que, préférant la patrie à la papauté, nous ne voulûmes point, à l’heure solennelle, la priver de deux alliances qui eussent assuré sa prépondérance. Mais, nous dira-t-on, puisque vous prévoyiez si bien les résultats de l’évacuation, pourquoi tant de façons avec les Italiens et ne leur avoir pas accordé de bonne grâce l’inévitable, de manière à s’assurer tout de suite le secours de leur reconnaissance ? D’abord, parce que la majorité d’entre nous considéraient cet inévitable comme un mal et croyaient de leur devoir de lutter jusqu’au bout pour l’éviter. Ensuite, parce qu’il y a une grande différence entre subir ce que l’on voudrait empêcher ou y consentir, et, à plus forte raison, y contribuer.

Jules Favre avait constamment réclamé 1 évacuation du territoire romain. Lorsqu’il devint maître des affaires, les Italiens lui demandèrent, le 6 septembre, l’autorisation qu’ils n’avaient pu obtenir de nous. Il la leur refusa et répondit qu’il ne voulait pas affliger un vénérable vieillard, douloureusement frappé et qui souffrirait d’une démonstration inutile d’abandon, ni contrister ceux de ses compatriotes catholiques que les malheurs de la Papauté consternaient. « Je crois, comme vous, que si vous n’y allez pas, Rome tombera au pouvoir d’agitateurs dangereux. J’aime mieux vous y voir. Mais il est bien entendu que la France ne vous donne aucun consentement et que vous accomplissez cette entreprise sous votre propre et unique responsabilité. » Le surlendemain, Nigra revint à la charge. « Vous ne maintiendrez pas votre décision, dit-il, elle est trop en opposition avec votre passé politique. Elle blessera l’Italie sans aucun profit pour vous. — Est-ce une condition que vous me posez ? — En aucune manière. — Eh bien ! je vous saurai beaucoup de gré de ne plus revenir sur ce sujet qui me peine et ne peut nous mener à rien[8]. »

Et l’Empereur, auteur de la Convention de septembre, et moi qui l’avais défendue contre Jules Favre, nous nous serions montrés plus accommodans que lui, nous aurions fourni des encouragemens que lui, le rebelle, s’était cru obligé de refuser !

Nous pensions en 1870 que, lorsqu’on a librement mis sa signature au bas d’un traité, on doit le respecter : il paraît que nous nous sommes trompés. Où nous ne nous trompions pas, c’est en discernant que, dans ce cas, la déloyauté ne nous eût été d’aucun avantage. La tâche de Victor-Emmanuel n’en eût pas été facilitée ni sa situation simplifiée. Sella n’admettait pas que l’Italie marchât contre la Prusse, même au prix de Rome ; un nouveau ministère avec Cialdini eût été aussitôt culbuté par le parti de l’action très puissant dans les villes de la péninsule, pour qui la haine de la France, si ce n’est lorsqu’elle est en état de saturnale anarchique, est comme un dogme. Sa véritable pensée est dans ce cri sauvage d’un député vénitien que les Prussiens eux-mêmes, victorieux, n’avaient pas poussé devant Paris affamé : Delenda Gallia ! « Le repos de l’Europe sera impossible, tant que la France, irrévocablement déchue du rang de première puissance, n’aura pas été coupée en plusieurs royaumes[9]. » La seule grâce qu’on nous accorde, c’est d’ajouter autonomes. Peu de temps avant sa mort, Garibaldi disait de nous à Crispi : « L’Allemagne a rendu un grand service à l’humanité en abaissant ce peuple. »

Ce parti eût été d’autant plus redoutable que Bismarck lui eût fourni la seule arme dont il manquait, l’argent. Les révolutionnaires italiens étaient allés lui en demander ; ils l’avaient rejoint à Hombourg et il leur répondit que si Victor-Emmanuel prenait l’initiative de la rupture, les tendances républicaines des Italiens qui désapprouvent une pareille politique ne l’empêcheraient pas de conseiller au Roi, son souverain, de soutenir les mécontens d’Italie par de l’argent et des armes, comme ils le souhaitaient. Avant de nous envoyer ses troupes, Victor-Emmanuel eût dû les employer à rétablir l’ordre dans son royaume. Et même s’il y était parvenu, il n’aurait pu entrer en ligne avant les premiers jours de septembre, par conséquent n’aurait pu nous sauver de Spickeren, de Wœrth, de Sedan.

La vérité a tant de force que, par une singulière inconséquence, le prince Napoléon, après avoir lancé son accusation que « le pouvoir temporel a coûté à la France l’Alsace et une partie de la Lorraine, » l’a réfutée lui-même : « Quand même la France aurait accepté sans modifications le traité qui lui était présenté, nos défaites auraient peut-être empêché l’Italie et l’Autriche de le ratifier et de se déclarer pour la France battue qu’elles ne pouvaient être prêtes à soutenir que vers le 15 septembre. » Supprimez le mot peut-être : nous nous serions déshonorés par pur amour du déshonneur, sans profit…


X

Le motif véritable de l’abstention de l’Italie est ailleurs que dans le refus de livrer Rome. Les ministres italiens, dès le premier jour, avaient subordonné toute participation à la guerre à l’initiative que prendrait l’Autriche. Sans elle, ils ne voulaient rien faire. La lettre de Visconti à Arese nous le dit : « Il est naturel que l’Autriche, qui a les plus grands intérêts et les plus grands périls, prenne l’initiative. Et il me semble qu’elle ne peut se plaindre de nous si, en des éventualités quasi inévitables, elle se décide à se mouvoir, nous lui promettons notre appui, c’est-à-dire, en présence d’une guerre générale. » Or, comme l’Autriche était décidée à ne pas se mouvoir et à ne pas provoquer une guerre générale, il en résultait que, dans aucun cas et dans aucune condition, nous n’avions à compter sur le concours de l’Italie, lui eussions-nous livré tout ce qu’elle demandait.

Les causes pour lesquelles l’Autriche a refusé de nous venir en aide et d’entraîner l’Italie sont multiples. Il en est d’accessoires, quoique graves : l’état intérieur de l’empire autrichien, la résistance d’Andrassy et des Hongrois, l’incapacité de Beust de prendre une résolution virile. La raison qui domine toutes les autres, c’est la volonté connue de la Russie de mettre ses armes au service de la Prusse si l’Autriche envoyait les siennes au secours de la France. La volonté énergique du Tsar a obligé l’Autriche à nous fausser compagnie et l’Italie à rester neutre ; elle nous a laissés sans alliés. Le roi Guillaume, au lendemain de sa victoire, donne à ce fait historique une certitude indiscutable. Il écrit au tsar Alexandre : « Jamais la Prusse n’oubliera que c’est à vous qu’elle doit que la guerre n’ait pas pris des proportions extrêmes. Que Dieu vous bénisse ! Votre ami reconnaissant pour la vie. — GUILLAUME. » Le Tsar répond : « Je suis heureux d’avoir pu vous montrer, par les témoignages de mes sympathies, que je suis un ami dévoué. Puisse l’amitié qui nous unit assurer le bonheur et la gloire des deux pays ! — ALEXANDRE. »

Beust et Andrassy se sont montrés jaloux de cette reconnaissance. Ils y avaient aussi droit, car la Russie n’a pas eu à les menacer pour qu’ils ne nous soutinssent pas : ils n’en ont jamais, disent-ils, eu l’intention. La Russie ne les a certainement pas menacés parce qu’ils ont été bien sages, mais elle n’a pas cessé de les surveiller, ce qui n’a pas été étranger à leur sagesse et chaque fois que nous les avons pressés d’agir, ils nous ont répondu en nous montrant l’épouvantail de la Russie. Le Tsar avait donc bien mérité les remercîmens du victorieux. Elle doit être retenue comme vraie l’opinion qui attribue à la Russie la plus grande part dans l’immobilité de l’Autriche et par conséquent de l’Italie. La Russie a beaucoup à réparer à notre égard.


Ne fabriquons pas une histoire fantaisiste. Le 6 août 1870 au matin, nous sommes seuls : la Russie veille à ce que personne ne vienne nous assister ; l’Italie s’est cachée dans la félonie de l’Autriche. Nous sommes seuls, mais nous sommes la France, c’est-à-dire la terre des improvisations miraculeuses. Qu’importent les délaissemens si nous savons vouloir d’une volonté indomptable. Avons-nous voulu ?


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Lettre du roi de Prusse à la Reine, 19 juillet 1870.
  3. Jules Favre, Défense nationale, t. I, p. 266.
  4. Nous lui avions envoyé un million pour acheter ses journalistes.
  5. Expression de Visconti-Venosta (Lettre à Arese).
  6. Gramont.
  7. Discours à l’Assemblée nationale, 24 nov. 1876.
  8. J. Favre, Rome et la République française, p. 6.
  9. « Delenda est Gallia » — Discorso di Pellatis, deputato di Montebelluna. Firenze, — tipografia Barbera, 1872.