Aller au contenu

La Guerre de Russie/Dans la forêt

La bibliothèque libre.
Imprimerie des petites lectures (p. 67-69).

III

DANS LA FORÊT

Cette fois-ci nous savions du moins pour qui et pourquoi nous allions nous battre.

En un clin d’œil nous étions formés en carré, le doigt sur la détente de nos fusils, suivant de l’œil les mouvements des ennemis qui arrivaient sur nous, brandissant leurs lances et poussant des cris de joie ou, pour mieux dire, des hurlements de bêtes fauves.

Je tournai la tête et cherchai du regard ma cousine et ma petite filleule. La pauvre mère, agenouillée dans la neige, serrait contre sa poitrine son enfant bien-aimée, pour la conservation de laquelle nous étions tous prêts à sacrifier notre vie, et ses yeux pleins de larmes étaient tournés vers le ciel.

Cette vue me fit oublier un instant le danger que je courais et je me disposais à adresser à la brave femme quelques paroles de consolation, lorsque le caporal, qui s’était placé à côté de moi, me dit à l’oreille :

— C’est comme si ces démons de cosaques avaient peur de nous ou comme s’ils voulaient tout simplement nous faire admirer l’agilité de leurs petits chevaux.

En effet, au lieu de nous attaquer, les cavaliers se contentaient de poursuivre quelques soldats isolés qu’ils perçaient de leurs lances quand ils parvenaient à les atteindre, ce qui, le plus souvent, n’était pas très-difficile, car la neige amoncelée dans les chemins creux empêchait les pauvres fuyards de courir bien loin.

— Nous sommes encore trop forts, dit un grenadier, et ces barbares ont peur de nos fusils. Partons.

— Je le veux, répondis-je, mais à condition que nous marchions bien ensemble, fermement décidés à former le carré à la première alerte et à nous défendre jusqu’à la mort.

Nous nous remîmes en route, prêts à repousser toute attaque.

Les cosaques, tout en continuant leur chasse à l’homme, disparurent derrière un massif de sapins.

Ils avaient jugé sans doute que nous étions trop nombreux, trop bien armés, trop peu disposés à nous laisser massacrer sans montrer les dents ! Il fallait à ces gens des victoires plus faciles et un butin qui ne leur coûtât que la peine de le ramasser. Ils dépouillaient les fugitifs non-seulement de leurs armes, mais aussi d’une grande partie de leurs vêtements, les laissant ainsi exposés presque nus au froid mortel qui abattait même les plus forts. Souvent aussi ils les perçaient de leurs lances.

À tout moment nous rencontrions de pauvres soldats à moitié morts de froid et de misère, qui cherchaient à nous suivre et qui, voyant l’inutilité de leurs efforts, s’étendaient tristement sur la neige, où la mort ne tardait pas à venir les glacer.

Nous pûmes marcher ainsi jusque vers midi. La route que nous suivions était celle par où avaient passé les débris de la grande armée. Il était impossible de s’y tromper, malgré la neige qui tombait sans relâche. Ici, on voyait les restes d’un bivouac ; une place vide remplaçait le feu éteint, et tout autour un triple rang de cadavres nous faisait frémir d’horreur malgré l’habitude que nous commencions à avoir de pareils spectacles.

Plus loin, un cheval, tombé en travers du chemin, levait en l’air ses jambes raidies qui sortaient de la neige comme ces piquets plantés par les fossoyeurs pour indiquer l’emplacement d’une tombe.

Puis, c’étaient des canons démontés, des affûts brisés, et encore et toujours des cadavres d’hommes et de chevaux !

Les rois et les empereurs songent-ils bien à tout cela, lorsqu’ils se déclarent la guerre, c’est-à-dire lorsqu’ils décident d’envoyer à la mort quelques milliers de pauvres soldats ?

Dieu sait si jamais je sortirai vivant de ce pays ; mais, quoiqu’il arrive, ce n’est pas moi que l’on surprendra encore à jeter des cris de joie, lorsqu’on nous parlera de nouvelles batailles et qu’on nous promettra d’autres victoires !

Je me disais tout cela, lorsque nous atteignîmes le sommet d’une colline, au pied de laquelle s’étendait une grande forêt de sapins.

Cette vue nous causa beaucoup de joie. Sous les arbres, dont le branchage touffu et entrelacé formait d’excellents abris, il nous serait facile de nous dérober aux regards investigateurs des cosaques.

Il fut donc décidé que nous entrerions dans la forêt pour y prendre un peu de repos et de nourriture, deux choses dont nous avions grandement besoin.

Nous nous glissâmes entre les arbres dont les branches les plus basses traînaient à terre, regardant à tout moment derrière nous, pour nous assurer que les cosaques ne nous suivaient pas.

Je passai le dernier sous l’arcade verte formée par une épinette renversée. Un coup-d’œil sur l’immense plaine enneigée me prouva que nous avions pour le moment échappé à nos cruels ennemis. Je constatai même avec une satisfaction égoïste que les fuyards, qui se traînaient péniblement sur les traces de l’armée française, ne songeaient pas à venir nous rejoindre dans notre retraite.

Tant mieux ! me dis-je ; il nous reste quelques provisions et nous n’avons nulle envie de les partager avec qui que soit.

L’extrême misère rend souvent cruel et chasse du cœur tout sentiment de pitié.

Nous voilà réunis autour d’un grand feu. La cousine et son enfant ont la meilleure place : il s’en trouve parmi nos compagnons qui ne voient pas d’un bon œil les légers avantages dont nous voulons faire jouir cette courageuse femme, mais mon cousin, le caporal et moi, nous nous montrons si bien décidés à la défendre, que les mécontents se taisent.

Le feu autour duquel nous nous pressions et que mes camarades alimentaient à l’aide d’énormes brassées de bois vert, finit par m’inquiéter. L’épaisse colonne de fumée qu’il produisait pouvait nous trahir. Je fis des observations à ce sujet, mais inutilement : il s’agissait avant tout de se chauffer.

Nous étions une trentaine d’hommes assez bien armés et pas trop mal vêtus. Mais il eût été impossible de dire à quels régiments nous appartenions. On s’était habillé comme on avait pu, aux dépens des morts. Pour ne parler que de moi-même, je dirai que je portais un uniforme emprunté à cinq corps différents. J’avais toujours mon fusil ramassé au bord de la Bérésina, mais j’avais jeté mon sabre de cavalerie pour prendre à la place une épée d’officier d’infanterie. C’était plus léger et plus facile à manier.

Bref, nous étions assez forts et assez courageux pour essayer de rejoindre l’armée, qui, nous le supposions du moins, ne pouvait être loin.

Pour cela, il fallait soutenir nos forces ; et, je pus le constater, plus d’un parmi nous mangea à ce bivouac sous les arbres le restant de ses provisions. Nous devions donc à tout prix trouver quelques vivres avant de continuer le voyage.

J’en parlai aux camarades, qui furent tous de mon avis.

Il fut décidé qu’une dizaine d’hommes, désignés par le sort, iraient à la maraude, pendant que les autres entretiendraient le feu et garderaient notre petit camp.

On me choisit pour prendre le commandement de l’expédition.