La Guerre de Russie/En route
V
EN ROUTE
DES écrivains plus savants que moi ont raconté la Campagne de Russie et la retraite désastreuse de la grande armée : je veux redire les souffrances d’une des innombrables victimes de la guerre.
De Paris à Dresde, nous avançâmes pour ainsi dire entre une double haie de curieux, accourus de tous côtés pour voir une si grande armée et surtout l’homme célèbre qui la commandait. Depuis les Croisades, pareille chose ne s’était jamais passée.
Mais tous les regards fixés sur nous n’étaient pas sympathiques. En France, tout marcha à peu près au gré de nos désirs ; nous chantions pour oublier les fatigues du voyage, et souvent le peuple enthousiasmé chantait avec nous.
Cependant j’ai vu pleurer plus d’une sœur, plus d’une promise, plus d’une mère, pressées sur notre passage pour jeter un suprême adieu, pour envoyer de la main un dernier baiser à tant de jeunes guerriers qu’elles ne reverraient peut-être plus.
Mais, une fois que nous fûmes rendus chez nos alliés… malgré eux, c’était l’indifférence ou même la haine que lisions sur les figures refrognées des campagnards et des citadins.
Pour dire la vérité, ces guerres interminables commençaient à lasser tout le monde.
Partis de Paris le 9 mai 1812, nous arrivâmes à Dresde le 18 du même mois.
Dresde était la capitale du royaume de Saxe. C’est dans et près de cette ville que Napoléon remporta le 26 et le 27 août de l’année suivante une victoire signalée sur les Autrichiens, les Russes et les Prussiens.
Nous y passâmes dix jours au milieu des fêtes et des réjouissances. L’empereur d’Autriche, le roi de Prusse et un nombre considérable de petits rois, de princes et d’autres brillants personnages vinrent offrir leurs hommages à Napoléon.
Je ne saurais passer sous silence ce que me dit à ce propos un brigadier de mon escadron, brave parmi les braves, mais condamné, faute d’instruction, à servir toute sa vie sans jamais porter les épaulettes d’or.
— Si tu crois, dit-il, que tous ces hommes sont sincères, tu te trompes singulièrement. La crainte seule inspire ces démarches, et si jamais nous nous faisons battre en Russie, tous ces gredins se tourneront contre nous.
— Heureusement, répondis-je, que pareille chose n’est pas à craindre.
— Qu’en sais-tu ?
— Quatre cent mille soldats commandés par Napoléon lui-même marchent en avant, nous avons une réserve de plus de deux cent mille hommes, des munitions, des vivres…
— Pas trop…
— Comment ! Tu n’as donc pas remarqué ces immenses convois qui encombrent les routes ?
— Cela prouve que nous sommes nombreux, il est vrai, mais nous aurons bientôt épuisé ces provisions. Cela prouve aussi que Napoléon ne compte pas trop sur les pays que nous allons traverser. Ce n’est pas la première fois qu’il y passe, lui ; il connaît les rigueurs du climat et le caractère sauvage des habitants.
— Laissons faire l’empereur ; as-tu vu hier à la parade comme il avait l’air joyeux ?
— Il n’est pas infaillible… Il devrait savoir qu’il y a dans son armée autant d’étrangers que de Français et que les désertions pourraient creuser de grands vides dans nos rangs.
Mon ami parlait encore, lorsque je vis, à l’autre bout de la place sur laquelle nous nous étions rencontrés, Napoléon entouré d’un brillant état-major de rois et de généraux. Des acclamations enthousiastes retentissaient de tous côtés, et je courus tout joyeux me mêler à un groupe d’amis qui fumaient et buvaient gaiement devant la porte d’une auberge.
Nous étions loin de prévoir le sort terrible qui nous attendait.
Le 28 mai, nous quittâmes Dresde et nous passâmes par Posen, Thorn et Dantzig, puis par Kœnigsberg, où l’empereur fixa son quartier général.
Je remarquai dans cette dernière ville que Napoléon avait l’air préoccupé et j’appris pour quelle cause il s’arrêtait en route au lieu de se porter vivement en avant. Lauriston, son ambassadeur, devait faire une démarche suprême pour décider l’empereur Alexandre à prêter son concours au blocus ce qui nous eût fait retourner sur nos pas. Une dépêche annonçant la rupture définitive arriva le 21 juin.
Le dé était jeté ; les diplomates avaient terminé leur besogne, le canon allait parler.
Nous arrivâmes à Wilkowski, où la proclamation suivante, que je copiai sur mon carnet, nous fut communiquée :
Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée ; la première s’est terminée à Fridland et à Tilsit : à Tilsit, la Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l’Angleterre ; elle viole aujourd’hui ses serments ; elle ne veut donner aucune explication de son étrange conduite que les aigles françaises n’aient repassé le Rhin, laissant par là nos alliés à sa discrétion. La Russie est entraînée par la fatalité, ses destinées doivent s’accomplir. Nous croirait-elle dégénérés ? Ne serions-nous plus les soldats d’Austerlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre : le choix ne saurait être douteux ; marchons donc en avant ! Passons le Niémen, portons la guerre sur son territoire ! La seconde guerre de Pologne sera glorieuse aux armes françaises comme la première, mais la paix que nous conclurons portera avec elle sa garantie, et mettra un terme à cette orgueilleuse influence que la Russie a exercée depuis cinquante ans sur les affaires de l’Europe.
C’était une déclaration de guerre doublée d’une prophétie qui ne devait pas s’accomplir.
Mais, qui eût osé prédire, en nous voyant si nombreux, si brillants, si heureux — du moins en apparence — que nous ne formerions bientôt plus qu’un ramassis d’hommes déguenillés, hâves, mourants ?
Au lieu des cris d’admiration qui avaient salué notre départ, nous allions entendre le croassement sinistre des corbeaux qui nous faisaient escorte dans l’espoir de se repaître bientôt de nos cadavres !