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La Guerre de Russie/L’itinéraire

La bibliothèque libre.
Imprimerie des petites lectures (p. 14-15).

IV

L’ITINÉRAIRE

TOUT le monde regardait cette guerre comme la dernière que dût faire Napoléon. On ne doutait pas de battre les Russes, de faire quelques rapides conquêtes en Asie et de s’en retourner après cela pour aller vivre en paix chacun dans sa patrie.

Les beaux fils de famille, récemment réconciliés avec l’empire, s’enrôlaient avec empressement et recevaient aussitôt des grades qu’on avait refusés aux vieux soldats de la République.

Ces brillants officiers, qui avaient quitté Paris pour assister à deux ou trois batailles, faire cinq ou six charges de cavalerie et revenir couverts de gloire aux pieds des dames, n’entendaient pas se priver de leurs aises en campagne ni perdre dans les boues de la Pologne et de la Russie les molles habitudes du faubourg St-Germain. Sabrer et être sabrés, ils y consentaient de grand cœur ; mais coucher sur la terre nue en toute saison, s’enrhumer manger des pommes de terre et boire de l’eau, voilà ce qu’ils ne voulaient pas supporter. Et cependant en campagne Napoléon seul et son général-major Berthier avaient chacun une tente. Tout le reste mangeait et dormait au hasard.

Mais l’armée dans son ensemble, était élevée à une école plus rude que celle de ces états-majors de gentilshommes. Au premier rang brillaient les vieux soldats de Davoust et la Garde impériale, auxquels on ne pouvait rien comparer en Europe.

Le corps de Davoust surtout était admirable, car la Garde, bien nourrie pourvue de tout, même quand le reste de l’armée souffrait les plus dures privations, ne se battait que rarement. Il faut bien le dire : au milieu des plus terribles moments de la retraite, Napoléon pensait avant tout à conserver sa garde, même aux dépens du reste de l’armée. Et cependant ces soldats de choix, disciplinés autant que braves, étaient capables de décider du sort d’une bataille et de détourner de grandes catastrophes.

L’empereur s’occupait moins des soldats de Davoust ; mais ceux-là étaient sous la conduite d’un chef vigilant. Ces hommes de fer, habitués depuis longtemps à la grande guerre, endurcis à la fatigue, rompus à la peine, étaient les premiers soldats du monde. Les officiers, formés à l’école du général en chef, et vivant, comme lui, depuis plusieurs années loin de la France, se serraient autour du drapeau qui pour eux était devenu la patrie.

C’est sur ces hommes intrépides que comptait Napoléon pour frapper le coup décisif.

Le premier corps, l’élite de l’armée, était commandé par Davoust, l’un des meilleurs officiers de Napoléon.

Ney, le brave des braves, était à la tête du deuxième corps. Il se jetait parfois dans la mêlée, comme un simple soldat, ce qui l’avait rendu très-populaire dans toute l’armée.

Parmi les autres généraux, je citerai le célèbre Montbrun, qui rivalisait avec Lasalle et Murat dans l’art d’enfoncer un carré ou d’enlever une redoute ; le général Éblé, qui devait sauver les restes de l’armée sur les bords de la Bérésina ; Junot, duc d’Abrantès ; Couvion Saint-Cyr, Oudinot, Macdonald et le Prussien York ; Regnier et le Prussien Schwartsenberg.

C’est par Kœnigsberg, dernière place forte de la Prusse orientale, sur la frontière russe, que Napoléon, après avoir passé par Dresde, Posen et Dantzig, se rendit à Gumbinnen et atteignit les rives du Niémen, où l’attendaient ses vieilles troupes.

Si les maréchaux qu’il avait enrichis montraient peu d’ardeur, les officiers et les soldats, surtout les vieux, étaient prêts à le suivre partout. Plusieurs parmi ces derniers, qui avaient fait la guerre en Italie, en Égypte, en Allemagne et en Espagne, croyaient aller aux Indes et ne s’effrayaient pas de la longueur du chemin. Moscou devait être la première étape, Ispaban la seconde, Delhi et Calcutta les deux dernières.

Des équipages innombrables suivaient la grande armée et fortifiaient encore l’idée qu’on s’était faite d’une excursion en Orient. Provisions de bouche, vins exquis, bagages de toute espèce encombraient les routes et gênaient la marche des régiments.

Ceci dit, je laisse la parole au vieux guerrier.