La Guerre de Russie/La mort d’un brave
II
LA MORT D’UN BRAVE
JE recueillis ainsi beaucoup de documents qui feraient la joie de plus d’un historien. Pendant plusieurs années, j’ai été l’ami et le confident de tous les vieux soldats que j’eus la bonne fortune de rencontrer. Ces braves guerriers se montraient heureux de trouver en moi un auditeur attentif et respectueux et un éclair d’orgueil brillait parfois dans leurs yeux, quand ils me voyaient mettre sur le papier tout ce qu’ils me racontaient.
Puis, avec l’âge, sont venus les soucis, les tracas de toute espèce, et mes notes ont dormi dans les cartons jusqu’au moment où le grand-père de ma femme, alors âgé de quatre-vingt-quatorze ans, mais jouissant encore de toutes ses facultés intellectuelles, me pria d’aller passer quelques jours dans sa paisible retraite.
Le cher homme sentait que son heure dernière allait sonner. On me dira qu’à son âge cela était tout naturel. Peut-être bien, mais il paraît que les vieillards ne raisonnent pas ainsi. Une année avant sa mort, grand-père plantait encore des arbres et il faisait des projets comme un homme qui se croit à peine au milieu de sa carrière.
— Je répondis à cet appel avec le plus grand empressement. J’aimais beaucoup le brave homme et puis, je lui connaissais certain carnet de voyage, plein de dates et de noms, dont les premiers feuillets avaient été remplis pendant la Révolution et les derniers après Waterloo… À force d’instances et de cajoleries, j’obtiendrais bien l’autorisation, sinon d’emporter, du moins de lire ce précieux recueil.
Grand-père était déjà soldat, quand on parlait à peine de Napoléon. Il fut témoin, en Égypte, de l’arrestation et du supplice du meurtrier de Kleber.
Après la chute de Bonaparte, il alla s’établir aux environs d’Anvers, tout près de son village natal ; et, vrai soldat-laboureur, il cultiva la terre, éleva chrétiennement sa nombreuse famille, se prépara sans crainte à la mort et s’éteignit tout doucement, entouré de ses enfants et de ses petits-enfants, les bénissant tous et les exhortant à servir fidèlement Dieu et la patrie.
Jamais je n’oublierai cette scène. M. le Curé venait de quitter la maison ; il avait administré au mourant les secours de la Religion et il était parti après avoir prié son vieil ami de penser à lui, là-haut, dans l’autre patrie.
Le vieux soldat continua à s’entretenir avec nous pendant quelques instants encore, souriant aux plus jeunes et les caressant de sa main tremblante que le froid de la mort commençait à raidir. Puis, sa voix devint plus faible et son regard plus vague. Tout-à-coup, s’appuyant des deux mains sur les bras de son fauteuil, il voulut se lever, mais ses forces le trahirent. « Vive l’Empereur ! » s’écria-t-il. Ce furent ses dernières paroles.
Napoléon a immolé des milliers et des milliers de soldats sur les champs de bataille où son ambition insatiable conduisit ses armées sans cesse renouvelées. Le plus souvent il ne donnait aux vaillants guerriers qu’il entraînait à sa suite, pour prix d’une bravoure héroïque et d’une constance à toute épreuve, que privations et souffrances. Et cependant, ses soldats l’aimaient. C’est qu’il trouvait, dans les moments les plus critiques, de ces mots qui électrisent les masses et arrêtent le mécontentement prêt à éclater. Plusieurs de ses proclamations sont de véritables chefs-d’œuvre.
Mais, je suis en train d’imiter les vieux soldats de l’empire : je cause, je cause, et je fais une introduction qui menace de prendre les proportions d’un livre.
Je disais donc que grand-père m’appela auprès de lui quelques jours avant sa mort. Il m’avait nommé son exécuteur testamentaire, et, pour me payer de mes peines, il me remit son carnet de voyage et ses papiers.
Vous le voyez, aimables lectrices et chers lecteurs, si je n’ai pas fait partie de la grande armée, si je n’ai pas été en Russie, je puis au moins dire que je possède des notes écrites à Moscou même par un témoin oculaire.
Et ces notes ne sont pas sans valeur. Plus d’un brillant équipage s’est arrêté devant la porte du soldat-laboureur ; plus d’un grand écrivain a écouté pendant des heures et des heures les récits du vieux guerrier, et j’ai trouvé parmi ses papiers plus d’une lettre que je n’échangerais pas contre un billet de banque. Je ne citerai que deux noms illustres : Thiers, l’auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire et le vaillant Lamoricière ont profité de l’hospitalité humble mais cordiale que grand-père offrait à tous ceux qui venaient lui parler du passé.
Chers Lecteurs et Lectrices, j’écris pour vous amuser et non pour vous instruire, ou plutôt, je vais laisser la parole au grand-père, qui n’aimait pas les expressions savantes. Pour compléter son récit, je profiterai de mes entretiens avec les vaillants compagnons d’armes de Napoléon, qui ont bien voulu me prendre pour confident. Je puiserai aussi, pour les détails purement historiques, du chapitre suivant surtout, dans les œuvres du Comte de Ségur, d’Alfred Assolant, de Capefigue et d’autres écrivains. Je ne cherche pas à me faire un nom, je n’ai nullement la prétention de passer pour un savant. Si vous rencontrez dans mon récit quelques pages bien écrites, je vous autorise à dire qu’elles ne sont pas de moi. Tout ce que je vous demande, c’est de tenir compte de ma bonne volonté.
Et maintenant, en route pour le pays des Cosaques !… Ceux et celles qui ont peur des engelures, sont priés de ne pas nous accompagner.