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La Guerre de Russie/La Grande Armée

La bibliothèque libre.
Imprimerie des petites lectures (p. 10-13).


iii

LA GRANDE ARMÉE

EN 1812, Napoléon Ier dictait la loi à tous les pays du continent européen. Les monarques les plus puissants s’inclinaient devant lui, et, comme l’a dit un de ses historiens, ses soldats devenaient comtes et ducs, ses ministres devenaient princes et ses frères devenaient rois.

Ses armées faisaient trembler le vieux monde et inquiétaient le nouveau ; du côté de la Russie, il avait les Polonais de Varsovie, commandés par le vaillant Poniatowski, tenant en échec les cosaques d’Alexandre Ier.

La Prusse était surveillée de près par Jérôme de Westphalie et les princes de la Confédération du Rhin.

Davoust, à la tête de deux cent mille Français, avait son quartier-général à Hambourg.

Joseph Bonaparte, le frère aîné de l’empereur, était roi d’Espagne, et Murat, le brillant cavalier, occupait le trône du royaume de Naples.

Mais, si grande que fût sa puissance, Napoléon n’était pas satisfait. Il cherchait continuellement à reculer les limites de son empire, et, ne pouvant enlever la mer aux Anglais, n’osant les attaquer dans leur île, il voulut leur fermer les ports du continent.

— Plus de marchandises anglaises en Europe ! tel fut son cri de guerre.

Son rêve était la ruine de l’Angleterre par le blocus continental.

Il rechercha, pour atteindre ce but, l’alliance de tous les monarques européens. Au traité de Tilsitt, jouant le rôle de maître du monde, il fit cadeau d’un district, celui de Bialystok, à l’empereur Alexandre de Russie, à condition que celui-ci fermerait les frontières de son immense pays au commerce anglais.

L’adhésion de la Russie devait porter le coup fatal à l’Angleterre, car elle donnait à Bonaparte un allié dont le territoire occupait à lui seul la vingtième partie du globe et la neuvième partie de la terre ferme.

Dans l’impossibilité où il se trouvait de réduire son ennemie par la force des armes, Napoléon crut pouvoir l’anéantir en la poussant à la banqueroute. Ses douaniers couvraient tous les rivages européens, saisissaient et brûlaient sur les places publiques toutes les marchandises débarquées sur le continent ou saisies à bord des navires britanniques, auxquels les croisiers français donnaient continuellement la chasse.

On commençait à espérer que l’Angleterre, fatiguée d’une longue guerre et se voyant menacée dans ses plus chers intérêts, demanderait à faire la paix. D’un autre côté, l’Espagne et le Portugal, qui coûtaient à cette époque beaucoup d’argent et de soldats, paraissaient fatigués et découragés, et toute l’Europe comptait sur une ère de paix et de prospérité.

Napoléon lui-même, qui, avec l’âge, commençait à prendre de l’embonpoint, n’était plus l’ardent guerrier d’autrefois et semblait n’avoir d’autre désir que de se reposer sur ses lauriers.

Mais à cette époque, dit Alfred Assolant, à qui j’emprunte les détails qui précèdent, toute la puissance de l’empereur était plutôt apparente que réelle. Au-delà des frontières de la vieille France, les peuples n’obéissaient qu’à la force et la France elle-même était épuisée d’hommes et d’argent.

La « consommation » en hommes devenait surtout effrayante. À l’ancienne armée de la République, dont il n’avait pas congédié un seul soldat, Napoléon ajoutait sans cesse de nouvelles levées : en 1804, soixante mille hommes ; en 1805, cent quarante mille ; en 1807, cent soixante mille, dont plus de quatre-vingt mille à prendre sur la classe de 1808, les classes précédentes, déjà épuisées, ne pouvant plus rien donner ; en 1808, deux cent quarante mille ; en 1809, soixante-seize mille, en 1810, cent soixante mille ; en 1811 cent vingt mille.

950,000 hommes en huit ans !

De plus, la guerre durant toujours, il n’accordait de congé à personne, si ce n’est aux invalides et à quelques vieux officiers suspects de sentiments républicains. Autrefois, pendant la guerre d’Égypte, Kléber l’avait surnommé le général aux mille hommes par jour ; mais ce temps était déjà loin, et l’on pouvait prévoir l’effroyable conscription de 1813 dans laquelle, on appela sous les armes un million et quarante mille hommes, chiffre qui paraîtrait fabuleux, s’il n’était attesté par des documents officiels.

Après l’entrevue de Tilsitt, où Napoléon et Alexandre s’embrassèrent, peu s’en fallut que les liens du sang ne vinssent unir les deux empereurs.

Le czar parut en effet disposé à marier une de ses sœurs à son nouvel ami. Mais sa mère, Catherine II, qui n’aimait pas Napoléon, se hâta de marier ses deux filles ainées à des princes allemands. Quant à la troisième, Anne Paulouna, dont il fut question un moment et qui faillit être impératrice des Français, on allégua sa grande jeunesse.

Napoléon se décida alors pour Marie-Louise, que l’empereur d’Autriche lui accorda volontiers et il garda rancune au czar de l’avoir exposé à la honte d’un refus.

Ce fut la première cause du refroidissement.

La seconde fut le refus d’Alexandre d’entrer dans la ligue du Blocus Continental organisée par Bonaparte, comme nous venons de le voir, pour ruiner l’Angleterre.

Il faut y ajouter aussi la situation de la Russie, couverte sur son flanc droit par le Pôle, sur le flanc gauche par la Mer Noire, adossée à l’immense Asie, et ne pouvant être attaquée que de face.

Une telle nation, qui peut se recruter des hordes tartares et les lancer un jour sur l’Europe civilisée, après leur avoir enseigné la discipline militaire, effrayait l’imagination de Napoléon, plus forte que son génie. De là, et d’un désir immodéré d’être partout le maître, le projet de creuser un fossé qui pût arrêter les migrations asiatiques.

Et la Pologne devait être ce fossé.

Mais, dit encore M. Assolant, la distance est grande du Rhin au Niémen, et l’épaisse Allemagne séparait les deux adversaires. Il fallait percer cette masse profonde de quarante millions d’hommes ou l’avoir avec soi et l’entraîner contre les Russes… Grande difficulté, car l’Autriche et la Prusse, tour à tour vaincues et foulées sous le pied du vainqueur, pouvaient profiter de l’occasion, prendre les armes et lui couper la retraite, pendant qu’il manœuvrerait sur la Dwina, le Dniéper ou même sur la Moskowa, à sept cents lieues de France.

Le premier soin de Napoléon fut donc de s’assurer leur alliance.

Dès les premières propositions, le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, s’empressa d’offrir son royaume et son amitié.

L’alliance de l’Autriche était plus difficile à obtenir que celle de la Prusse, malgré les liens de parenté qui unissaient Napoléon à l’empereur François.

Cependant, ici encore Napoléon réussit parfaitement. Mais il ne songea nullement que ces alliés agissaient plutôt par crainte que par affection pour lui. Il leur promit quelques provinces et regarda toutes les difficultés comme aplanies.

C’est dans ces conditions et malgré la défection des Turcs et des Suédois que Napoléon entreprit la campagne de Russie, avant-dernière étape de son voyage à Ste. Hélène.

Aujourd’hui encore, quand les Russes parlent de la Campagne de 1812, ils l’appellent Guerre de la Patrie. Pendant six mois qu’elle dura, le peuple russe montra le plus ardent patriotisme. Deux sentiments paraissaient l’animer : l’amour du sol natal et la haine de l’envahisseur.

Au commencement de cette guerre mémorable, les troupes régulières de la Russie se composaient tout au plus de 200,000 hommes. Mais les engagements volontaires aussi bien que les recrutements forcés eurent bientôt doublé ce nombre. C’était plus qu’il n’en fallait pour combattre victorieusement un ennemi que les privations d’abord, et ensuite la rigueur du climat, devaient décimer, grâce au système adopté par les généraux russes de reculer toujours et de ne céder aux envahisseurs qu’un territoire absolument dépourvu de vivres et d’abris.

Napoléon s’était préparé à la guerre avec une prudence qu’on ne lui avait pas connue avant cette époque. Il avait passé deux ans à renforcer les garnisons en Allemagne et à y accumuler des provisions, rapprochant continuellement ses troupes de la frontière russe.

Voici quels généraux il choisit pour commander la Grande Armée.

Murat fut désigné pour prendre le commandement de la cavalerie. Il eût préféré rester à Naples, car le métier de roi lui plaisait beaucoup plus que celui de soldat ; mais l’ordre était formel et il partit pour la Pologne avec deux divisions napolitaines.

Eugène de Beauharnais, fils adoptif de Napoléon et confident de tous ses projets, commandait les quatrième et sixième corps, composés de régiments français, croates, dalmates, bavarois, illyriens et espagnols et de la garde royale italienne. Sa bravoure chevaleresque était reconnue de tout le monde, mais il était trop jeune pour occuper un poste si élevé.

Plus jeune encore qu’Eugène de Beauharnais, Jérôme, roi de Westphalie, commandait les cinquième et septième corps. Lui aussi était un vaillant guerrier, mais il aimait trop le plaisir. Souvent il courait les bals lorsque sa présence était nécessaire à l’armée pour maintenir la discipline ou ranimer le courage de ses soldats.

Quatre cent mille hommes, dont quatre-vingt mille cavaliers, allaient passer le Niémen sous la conduite de Napoléon, et après eux venait une réserve de deux cent cinquante mille soldats de différentes nations pour garder les communications avec la France.

Dix-huit cents pièces de canon, sans compter deux parcs d’artillerie de siège, suivaient l’armée et allaient ouvrir de larges brêches dans les rangs des Russes.

Mais cela même fut plus nuisible qu’utile, à cause de l’immense encombrement de fourgons de toute espèce que l’artillerie rendait nécessaire. En peu de jours toutes les routes furent défoncées, ravinées, impraticables. Beaucoup de chevaux périrent, faute de fourrages ou par suite des trop grandes fatigues. Bientôt les vivres commencèrent à manquer, malgré les approvisionnements immenses entassés à Dantzig, Elbing et Braunsberg. Les soldats affamés s’écartaient pour se livrer à la maraude et pillaient également amis et ennemis. Enfin, dès le passage du Niémen, le désordre se mit dans l’armée et s’accrut rapidement par les marches forcées, les privations et les maladies.

Dernier détail : Napoléon avait eu la singulière idée de faire traîner une partie de ses canons par des bœufs. Ces animaux devaient être abattus au fur et à mesure des besoins, une fois qu’on serait arrivé en Russie. Mais ces pauvres bêtes, surmenées et mal nourries, succombèrent dès les premières étapes et celles qu’on crut utiliser pour l’alimentation ne répondirent guère à l’attente des affamés, tellement elles étaient maigres et coriaces.

Je le répète encore et je l’avoue très-humblement, j’ai emprunté en grande partie tous ces renseignements aux différents auteurs cités plus haut, car les notes du grand-père disent peu de choses à ce sujet. Tout ce que le bon vieillard ait pu m’apprendre, c’est que l’armée était nombreuse et belle, que les soldats étaient pleins de courage, surtout parce qu’on leur avait dit que cette guerre serait la dernière et qu’ils espéraient retourner bientôt dans leurs foyers.

Ils devaient être cruellement déçus dans leur attente.