La Guerre de Russie/Mon compagnon de voyage
V
MON COMPAGNON DE VOYAGE.
TOUT finit, même les mauvaises nuits d’hiver.
Nous voilà de nouveau en route.
De quel côté devons-nous diriger nos pas pour retrouver les traces de l’armée ?
Au moment où nous quittons la forêt, nous nous trouvons devant une plaine immense, dont la blancheur blesse la vue. Le vent souffle avec plus de violence que jamais, poussant devant lui de gros nuages gris d’où se détachent des tourbillons de neige. C’est une vraie tempête.
Au loin une petite colonne de fumée indique la présence d’êtres humains. Sont-ce des ennemis ou des fugitifs comme nous ?
Marchons toujours…
Le caporal trébuche à tout moment. Les lambeaux de drap qui entourent ses pieds meurtris se détachent continuellement et la neige se colle à ses plaies saignantes.
— J’ai une bonne proposition à te faire, lui dis-je.
— Ah ! soupira-t-il, comme sortant d’un rêve, voyons ça.
— Si nous jetions nos fusils ?
J’avais à peine fini de parler, que son fusil était loin, après avoir été mis hors de service.
J’en fis autant du mien. Sabre et épée prirent le même chemin. Nous coupâmes deux branches de frêne qui devaient désormais être nos seules armes et, soulagés, débarrassés de nos armes plutôt nuisibles qu’utiles, nous nous remîmes bravement en route.
— Maintenant que je ne suis plus chargé comme un cheval, dit le caporal en prenant les devants, il me semble que j’irais jusqu’au bout du monde sans me reposer.
Et chacun de ses pas laissait sur la neige une trace sanglante !…
— Voilà, répondis-je, ce qui s’appelle parler ; seulement, mon cher camarade, pas de feu de paille ! Il nous reste un bon petit bout de chemin à parcourir avant de revoir le clocher natal.
— Sois tranquille, je ne faiblirai pas.
— Bravo !… Mais il me vient une idée. Tout en marchant, nous allons manger une bouchée.
— Adopté à l’unanimité !
— Puis, tu me raconteras ton histoire.
— Elle est bien simple.
— Tu la raconteras d’autant plus facilement et ton récit nous empêchera de nous ennuyer.
— Il est certain que les occasions de s’amuser sont rares dans ce pauvre pays… Des cosaques mal élevés, des chemins où un acrobate se casserait le cou, des bancs de neige, des trous, des ravins et surtout des cadavres qui semblent te dire : « Pourquoi aller plus loin ? » Je te demande si c’est bien encourageant !
— Raison de plus pour chercher à nous distraire.
— Eh bien ! je commence.
Après avoir expédié en une minute son repas sommaire, le caporal me raconta à peu près ce qui suit :
« Comme tu le sais, je suis né à Paris, où mon père avait un magasin de meubles. Jusqu’à l’âge de neuf ans, je ne connus de la vie que la joie et les plaisirs. Mes bons parents, dont j’étais l’unique enfant, ne vivaient que pour moi et je mettais le comble à leur bonheur en me montrant digne de leur affection et en faisant de grands progrès à l’école.
« La révolution vint détruire notre joie présente et nos rêves pour l’avenir.
« Mon père était un des royalistes les plus dévoués qu’on eût trouvé dans tout Paris. Comment se fait-il qu’on ne l’ait pas arrêté, lui qui s’exposait tous les jours aux plus grands dangers ?
« À force de supplications, ma mère parvint enfin à l’entraîner loin de la capitale, au fond de la Bretagne, où elle avait un frère, meunier et cultivateur, royaliste ardent comme mon père et prêt comme lui à verser son sang pour Dieu et pour la Patrie.
« Inutile de dire que je partis avec mes parents. Au bout de quelques semaines on n’eût plus reconnu en moi l’enfant de Paris, ce gamin joyeux et inimitable, dont parlent et parleront toujours tous les romanciers français. J’étais devenu un vrai campagnard, travaillant aux champs, portant à manger aux ouvriers, ou faisant avec Médor, le vaillant gardien de la ferme, de longues promenades aux environs du village.
« La Bretagne est une des plus belles contrées de la France, malgré son aspect un peu sauvage, l’immensité de ses landes et la solitude de ses grèves. Je passai là les plus beaux jours de ma vie, étudiant, travaillant, me perdant parfois au milieu des forêts remplies de houx grands comme des chênes.
« Un soir que nous causions au coin du feu, en attendant mon oncle qui était allé à la ville, un de ses ouvriers entra brusquement et nous dit qu’on se battait à deux ou trois lieues de là.
« La Rochejaquelain appelait à lui tous les royalistes et combattait vaillamment à leur tête les soldats de la République.
« On distribuait des copies d’une chanson assez mal rimée, que je me rappelle encore parfaitement aujourd’hui. Il est vrai que je l’entendis chanter des centaines de fois pendant cette guerre sanglante, pendant cette guerre plus terrible que toutes les autres, parce que des deux côtés les combattants étaient des Français.
« Cette chanson a été composée par un paysan breton ou vendéen, peu lettré, mais bon chrétien et vaillant soldat. Le manuscrit fut trouvé dans le portefeuille du général Charette et certains républicains peu sérieux s’appuient sur ce fait pour dire que tous les Chouans étaient des ignorants
« C’est se montrer maladroitement partial.
Quoiqu’il en soit, cette poésie était intitulée : « Chœur de Ralliement en cas de défaite, » et se chantait sur l’air bien connu : « Nous n’avons qu’un temps à vivre. » Je vais vous le chanter de mon mieux ; son auteur ne se doutait sans doute pas en l’écrivant à la lueur d’une lampe fumeuse, dans quelque chaumière bretonne, qu’elle serait chantée en Russie par un soldat français. Seulement je n’élèverai pas trop la voix, car les cosaques, sans la comprendre, pourraient lui faire le même accueil que lui réservaient les soldats du pacificateur.
« Je commence ; si les vers ne sont pas riches et si le chanteur n’a pas une belle voix, rappelez-vous que je vous offre une page d’histoire et que je chante pour vous tout seul, à huit cents lieues de notre pays.
« Nous n’avons qu’un temps à vivre,
Nous le devons à l’honneur,
C’est son drapeau qu’il faut suivre,
Pour arriver au vrai bonheur.
« Que cette morale sublime
Pénètre nos cœurs, nos esprits,
Jamais de paix avec le crime,
Il faut l’écraser à tout prix.
« Dieu nous ordonne de combattre
Pour lui, pour son culte et nos rois ;
Mourant pour le fils d’Henri Quatre,
Nous obéissons à ses lois.
« Si quelquefois dans cette lutte
Plus que nous les brigands sont forts,
Loin que notre ardeur se rebute,
Redoublons de zèle et d’efforts.
« C’est au moment où leur audace
Désespère de triompher,
Que leur bras sanglant vous embrasse,
Afin de vous mieux étouffer.
« Ces défenseurs de la patrie
Morts dans leurs travaux glorieux,
Bonchamp, Lescure et la Roierie
Nous répètent du haut des cieux :
« Héros sans peur et sans reproche
Nous vengerons votre trépas.
De Piron, d’Elbée et la Roche
Nous sommes encor les soldats.
“ Cette mort dont on nous menace
Sera le terme de nos maux ;
Quand nous verrons Dieu face à face
Sa main bénira nos travaux.
“ Les Bretons montrèrent l’exemple
De ce dévouement généreux ;
Que l’univers qui les contemple
En admirant dise d’eux :
“ Ils n’avaient qu’un temps à vivre
Ils le devaient à l’honneur,
Son drapeau qu’on les vit suivre
Les conduisit au vrai bonheur.
“ Après chaque couplet on répétait ce refrain :
“ Nous n’avons qu’un temps à vivre
Nous le devons à l’honneur,
C’est son drapeau qu’il faut suivre
Pour arriver au vrai bonheur. ”
“ L’ouvrier qui nous apportait toutes ces nouvelles et surtout un exemplaire de la fameuse chanson, fut bien écouté ce soir-là. On chanta même le « Ralliement, » au grand mécontentement de la vieille servante qui prêchait la neutralité.
Jusqu’à une heure très-avancée on ne parla que de la guerre, des républicains qui massacraient tous ceux qui tombaient en leur pouvoir, des Bretons et des Vendéens qui avaient au moins la consolation de défendre trois choses sacrées : leur foyer, leur roi et leur religion, et des malheurs qui allaient tomber sur la France, maintenant que la guerre civile venait d’éclater.
“ Tous les ouvriers présents dans la salle commune jurèrent de prendre les armes et d’aller se ranger sous le drapeau blanc, dès qu’on serait appel à leur dévouement.
“ Mon oncle, à son retour, confirma tout ce que nous avait appris le garçon de ferme : on se battait ; de jour en jour nous pouvions nous attendre à une guerre sanglante et générale.
“ Je ne vous ferai pas le récit de ces luttes terribles où les royalistes, tantôt vaincus, tantôt victorieux, mais toujours héroïques, firent des prodiges de valeur. Plus tard, quand la paix sera faite, historiens et romanciers raconteront tout cela et jusqu’à la fin des siècles on parlera avec étonnement de ces braves Bretons et de ces vaillants Vendéens qui surent donner jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour le trône et pour l’autel.
“ Un dimanche, vers l’heure du dîner, j’étais sorti pour puiser de l’eau à la fontaine.
“ Jugez de mon étonnement lorsque je vis, assis au pied d’un arbre, un officier républicain, blessé et mourant de fatigue. J’allais appeler les
“ — Mon jeune ami, murmura-t-il, ne faites pas de bruit… Ceux qui habitent cette maison sont peut-être des ennemis qui se vengeraient en assommant un pauvre blessé incapable de se défendre !
“ — Vous-vous trompez, lui répondis-je vivement ; mes parents et mes amis sont des chrétiens qui auront pitié de vous. Suivez-moi sans crainte, ils panseront vos plaies et ils prendront soin de vous comme si vous étiez leur frère.
“ — En êtes-vous bien sûr, mon enfant ?… Vous êtes encore si jeune, reprit-il en hésitant.
“ — Je réponds de tout, monsieur l’officier, dis-je en me campant fièrement devant lui.
“ — Alors vous croyez ?…
“ — Que vous serez content de m’avoir rencontré.
“ — Je m’en rapporte à vous. Avant tout, donnez-moi à boire.
“ Il but à longs traits, puis, s’appuyant sur mon bras, il me suivit sans me poser d’autres questions, et nous entrâmes dans la salle commune au moment où tout le monde allait se mettre à table.
“ Notre entrée fit sensation. Depuis quelque temps les caractères s’étaient aigris ; on ne se battait pas toujours pour défendre la république, la royauté ou la Religion ; bien souvent c’était la vengeance qui armait les bras. De part et d’autre on est allé trop loin, on s’est livré à des actes de cruauté capables de déshonorer la plus belle cause. J’exprime ici mon opinion personnelle, sans prétendre à l’infaillibilité. Quoi qu’il en soit, mon oncle ne parut pas très-content et deux ou trois valets murmurèrent. Pour eux, l’étranger était un ennemi, un brigand, un régicide. Je crois qu’il eût passé un mauvais quart-d’heure, s’il se fut trouvé seul avec Mathurin le meunier. Mais je me hâtai de dire :
“ — Ce monsieur est blessé, malade, fatigué. Je lui ai dit qu’à la ferme il ne trouverait que des chrétiens prêts à pardonner à leurs ennemis et à faire du bien aux malheureux.
“ — Et tu as raison, répondit mon oncle ; celui qui vient à nous sous de pareils auspices peut compter sur ma bienveillance.
“ Puis, se tournant vers l’officier, il le pria de se mettre à table et de partager notre repas.
“ — Je vous suis bien reconnaissant, dit l’étranger d’une voix de plus en plus faible, mais tout ce que je vous demande c’est un lit pour me reposer pendant quelques heures, car je suis très fatigué.
“ Il n’avait à peine prononcé ces paroles qu’il s’évanouit.
“ — Il tremble, le lâche ! s’écria Mathurin en serrant ses poings formidables, il perd connaissance comme une petite fille !
“ — Respectons le malheur et n’insultons pas les faibles, répondit mon père ; tous les républicains ne sont pas responsables des excès commis par quelques-uns. Celui qui est venu à nous est jeune encore et nous n’avons pas le droit de le juger sans l’entendre. De plus, il est blessé ; tout autre sentiment que la pitié nous rendrait indignes du titre de chrétiens.
“ On se hâta de déshabiller le pauvre jeune homme et de le porter dans la chambre des étrangers. Il se trouvait vraiment dans un piteux état. Une heure après, le médecin avait pansé ses plaies et chacun de nous fit pour ce républicain, hier encore notre ennemi et aujourd’hui notre hôte et notre ami, ce que nous eussions fait pour le plus aimé des frères.
“ Le lendemain matin, l’officier put se lever et faire quelques pas dans sa chambre. À midi, il se mit à table avec nous et fit honneur au repas. Par mesure de précaution, mon oncle lui avait prêté un costume complet de meunier, et, sans sa belle moustache noire qui lui donnait un air martial et qu’il refusa obstinément de laisser couper, on l’eût pris pour le plus inoffensif des campagnards.
“ Au bout de quelques jours notre protégé, complètement rétabli, allait nous quitter, lorsque nous apprîmes que des soldats républicains venaient d’envahir le village, faisaient partout des perquisitions et menaçaient de fusiller tous ceux qui feraient mine de se défendre.
“ Il y a des traîtres partout ; un polisson, connu sous le nom de Procule le Flâneur, dénonça mon oncle en l’accusant de fournir aux royalistes des armes, des munitions et de l’argent.
“ C’était plus qu’il n’en fallait pour envoyer à la mort tous les habitants du moulin. Je n’oublierai jamais la scène dont je fus témoin lorsque les soldats se présentèrent chez mon oncle, jurant qu’ils brûleraient la cervelle à tous ceux qui montreraient la moindre hostilité.
“ Mais ils s’adoucirent bientôt, lorsque le jeune capitaine, qui avait à la hâte revêtu son brillant uniforme, se campa fièrement devant eux et leur demanda ce qu’ils venaient faire. Un vieux sergent à la moustache grise et au front sillonné de cicatrices s’écria tout joyeux :
“ — Quelle agréable surprise ! Nous croyions, capitaine, que ces chiens de royalistes t’avaient massacré.
“ — Tu vois qu’il n’en est rien, citoyen Brutus, répondit l’officier en serrant la main du grognard. Leur fidélité au roi n’a pas empêché les braves gens qui m’ont donné l’hospitalité de faire du bien à un homme dont ils sont loin de partager les convictions.
“ — Nous avions cependant appris que le citoyen meunier fournissait des armes aux ennemis de la République.
“ — Il n’en est rien.
“ — Cependant on m’a dit…
“ — Qui ça, on ?
“ — Le fermier qui nous a accompagnés jusqu’ici.
“ — Fusillez-le sur-le-champ.
“ Leur chef avait à peine formulé cet ordre, que cinq ou six soldats sortirent pour donner à notre dénonciateur le prix de sa trahison. Heureusement pour lui, il avait écouté à la porte et il s’était sauvé en apprenant que mon oncle était si bien défendu.
“ Les Républicains occupaient donc le village. Beaucoup de nos gens étaient furieux, mais c’eût été une véritable folie que de vouloir combattre des ennemis bien armés et dix fois plus nombreux que la population mâle de tout le canton. J’ajouterai que le capitaine fit part au commandant de la colonne de tout ce que nous avions fait pour lui et que les ordres les plus sévères furent donnés pour faire respecter les personnes et les propriétés à une lieue à la ronde.
“ Cet officier se montrait si bon, si prévenant, qu’il eût fini par nous faire aimer la République, sans les récits qui nous arrivaient des autres contrées.
“ En tout cas, nous n’eûmes à nous plaindre de rien jusqu’au départ des bleus. Mais à peine eurent-ils disparu au tournant du grand chemin, que le moulin et la ferme de mon oncle étaient la proie des flammes. Le traître qui avait voulu nous livrer était parvenu à nous rendre suspects auprès de nos concitoyens et un fanatique s’était fait incendiaire, croyant par ce crime servir sa patrie et la royauté.
“ Au lieu de rebâtir sa propriété, mon oncle se retira chez une de ses sœurs, qui possédait une petite ferme non loin de là, et nous le suivimes dans sa nouvelle retraite.
“ Pendant ce temps, les événements avaient marché ; le général Hoche venait de terminer ce que l’on a appelé “ la pacification de la Vendée, ” et nous jugeâmes prudent de retourner à Paris.
“ Tu connais les événements sanglants qui marquèrent l’avènement du premier consul et ses campagnes glorieuses.
“ J’avais à peine seize ans lorsque je m’engageai. Voyant un jour un superbe tambour major conduisant aux manœuvres de jeunes tapins à la mine éveillée et au brillant uniforme, je courus bien vite demander à mes parents la permission de m’enrôler.
“ Inutile de te dire qu’ils refusèrent énergiquement. Mais, à cette époque, un pareil refus ne servait qu’à reculer de quelques mois le moment du départ. Il fallait beaucoup de soldats à celui qui ne rêvait que batailles et conquêtes, on n’examinait pas bien soigneusement les papiers de ceux qui demandaient à servir la patrie. Je partis un beau jour sans prévenir mes parents et j’étais loin, bien loin, en Italie, lorsque je leur écrivis ma première lettre.
“ Je venais d’obtenir un congé de convalescence, après un séjour de quelques mois en Espagne, quand la grande armée partit pour la Russie. “ Tu connais le reste ; nous avons appris enfin ce que c’est que d’être battus, dispersés, livrés à l’ennemi le plus cruel que nous ayons jamais eu à combattre. Reverrons-nous notre pays ? La mort ne viendra-t-elle pas nous frapper aujourd’hui même et nous coucher là, sur la neige, comme tant d’autres qui hier encore étaient pleins de vie et de santé ? Oh ! la guerre, la guerre !…”
Pendant que mon pauvre compagnon parlait ainsi, nous avions fait beaucoup de chemin, malgré la neige qui tombait toujours et le vent qui semblait chercher à nous arrêter comme s’il se fût mis au service de l’ennemi. Mais nous approchions de l’endroit où nous espérions trouver, sinon du secours, du moins des compagnons d’infortune. Encore vingt minutes de marche et nous allions atteindre l’habitation d’où s’élevait en tourbillonnant une épaisse colonne de fumée.
C’était du moins ce que nous pensions ; mais, comme les déserts de sable, les plaines de neige ont leur mirage trompeur. Le but que vous désirez atteindre est là, devant vous, à une distance qui vous paraît petite. Cette vue fait renaître votre courage, vous vous élancez, votre cœur bat plus vite, le salut est à quelques pas… Mais, ce que vous avez pris pour l’arrière-garde de l’armée n’est qu’un bouquet de sapins ; la colonne de fumée semble reculer à mesure que vous avancez et, différant en cela de la colonne lumineuse qui guidait le peuple d’Israël, c’est souvent vers une embuscade qu’elle vous conduit.
La grande plaine blanche s’étendait devant nous, morne, solitaire. À tout moment nous voyions des traces de bivouacs, des débris de toutes sortes, et surtout des cadavres, toujours des cadavres !
Le caporal, épuisé, haletant, avait de la peine à me suivre.
— Allons, lui dis-je, du courage !
— Tu marches bien trop vite, gémit-il ; je serai forcé de rester en arrière si tu continues à courir ainsi.
— Encore quelques minutes !
— Je souffre trop, ma blessure vient de se rouvrir.
En effet, il se traîne péniblement, en boitant ; les lambeaux d’étoffe qui remplacent sa chaussure sont usés, et ses pieds nus saignent par vingt crevasses. Cette vue m’afflige profondément et me fait oublier mes propres souffrances. Je force le cher éclopé de s’appuyer sur mon bras, je le traîne, je le porte en quelque sorte et enfin, après des efforts inouïs, nous arrivons au terme de cette douloureuse étape. Un bâtiment s’élève là, à une faible distance, nous y trouverons probablement du feu, et, qui sait ? peut-être un peu de paille pour nous faire un lit.
Mais, si cette maison était habitée par des Russes ? La chose est douteuse, car nous sommes certainement sur la route suivie par l’armée en retraite et, jusqu’ici, partout où elle a passé, nous n’avons rencontré que des maisons en ruines ou pour le moins abandonnées. Cependant tout est possible et nous avons appris à nous attendre aux aventures les plus désagréables. Que faire, si nous rencontrons des ennemis ?
Que faire ?… J’interroge du regard le malheureux qui s’appuie sur mon bras et qui ne vivra plus deux heures si je ne parviens pas à le mettre à l’abri du froid.
— Allons toujours, dit-il, rien ne peut plus m’effrayer. Si nous trouvons des amis, nous pourrons nous restaurer et peut-être remonter notre garde-robe. Si, au contraire, nous tombons entre les mains des Russes, quel mal peuvent-ils nous faire ? Nous tuer ? Ce serait peut-être nous rendre un grand service. N’hésitons plus, je t’en prie.
Nous faisons encore quelques pas. Derrière le bâtiment où nous allons pénétrer s’étend un bosquet d’où sortent des hommes déguenillés portant des branches de sapin ou de gros morceaux de bois mort. Ces hommes sont des Français, ils paraissent aussi malheureux que nous, ils ne nous refuseront pas une place à leur feu. Cependant notre arrivée ne paraît guère les réjouir ; ils poussent une porte, jettent de notre côté un regard méfiant et entrent, silencieux comme des fantômes, ployant sous leurs fardeaux.
Ce que nous avons pris de loin pour une habitation, n’est qu’une vaste grange. Cela n’ôte rien à notre joie. Il y a là quatre murs en troncs d’arbres bien solides, couverts d’un toit en assez bon état, dans lequel on a pratiqué un trou pour ouvrir un passage à la fumée. Nous allons trouver un asile fermé au vent et à la neige, bien sec, bien chauffé, nous pourrons dormir.
Dormir sans avoir froid, nous reposer près d’un bon feu, c’était là le grand remède dont nous avions surtout besoin.
Le caporal semblait revivre.
— Mon cher ami, dit-il, si jamais nous revoyons notre pays, je n’oublierai pas les services que tu m’as rendus… Sans toi, je serais loin d’ici, couché sous la neige, le long de ce chemin de douleur, où blanchiront les os de tant de braves.
Et sa main bleuie par le froid s’étendit vers la plaine immense toute blanche de neige, pendant que ses regards s’élevaient vers le ciel, comme pour prendre Dieu à témoin de nos horribles souffrances.