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La Guerre de Russie/Moscou

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Imprimerie des petites lectures (p. 48-54).

XII

MOSCOU

REVENU de l’hôpital, mon premier soin fut de me mettre à la recherche de ce qui pouvait rester de mon régiment.

Les figures de connaissance commençaient à devenir rares, car les deux tiers au moins des hommes de mon escadron avaient mordu la poussière.

Vers neuf heures, j’eus la bonne chance de rencontrer le vieux brigadier Desbuttes, qui, malgré son manque absolu d’éducation, avait toujours été pour moi un excellent camarade et un ami dévoué. Accompagné d’un élève-trompette, il courait de tous côtés, indiquant aux cavaliers épars le point de ralliement.

— Ne perdons pas une minute répétait-il continuellement, car ces misérables mangeurs de chandelles vont nous tomber sur le dos et la journée sera chaude.

Cependant le vaillant sabreur se trompait. Pendant la nuit, le vieux Kutusof, ayant réuni autour de lui un grand nombre d’officiers supérieurs, s’était renseigné minutieusement sur les pertes de l’armée russe. Barclay de Tollay lui même, malgré son système de reculades perpétuelles, fut admis au conseil. La longue liste des généraux mis hors de combat effraya le vieux chef et il donna à ses troupes l’ordre de se mettre en marche immédiatement pour aller se retrancher derrière les murs de Moscou.

Dans cette ville, la seconde capitale de la Russie, on avait, comme à Paris, chanté un Te Deum solennel. Des deux côtés donc on croyait, ou du moins on faisait semblant de croire qu’on avait remporté la victoire. Au fond, la boucherie de Borodino nous avait été plus fatale qu’à l’ennemi, car lui pouvait toujours combler ses vides par des recrutements nouveaux, tandis que derrière nous le chemin de la patrie se fermait et nous ne devions plus attendre ni renfort ni provisions d’aucune sorte. L’ennemi fuyant toujours, nous arrivâmes devant Moscou pour ainsi dire sans tirer un coup de fusil.

À une petite distance de la ville, quelques escadrons de cosaques se dispersèrent à notre approche, mais leurs chefs firent demander une entrevue à Murat, et lui annoncèrent que la ville était prête à se rendre.

Le fait est que la ville n’avait plus ni garnison, ni habitants. Le gouverneur, le farouche Rostopchin, avait pris ses mesures pour ne nous abandonner que des ruines.


… UNE FEMME QUI TIENT UN ENFANT DANS SES BRAS.

Le 14 septembre, le feu se déclara à plusieurs endroits et attaqua surtout d’énormes bâtiments servant d’entrepôts où de grandes quantités de marchandises étaient amoncelées.

Ce ne fut pas sans peine qu’on sauva tout un quartier embrasé, car Rostopchin avait eu soin de détruire toutes les pompes à incendie et de faire mettre en liberté environ 800 forçats, qui, en retour, s’engagèrent à mettre le feu aux quatre coins de la ville.

La nuit suivante, nouvel incendie, plus violent que le premier. Le Kremlin, où Napoléon s’était réservé des appartements, fut sérieusement menacé et l’empereur se retira dans le palais impérial de Petrowskoë, à environ une lieue de la ville. On avait beau fusiller les misérables que l’on surprenait la torche incendiaire à la main, à tout moment de nouveaux incendies se déclaraient. Plus d’une fois nous avons vu des individus déguenillés, à moitié ivres, qui jetaient dans les caves et les magasins des matières explosibles ; dans certaines maisons, les poëles étaient bourrés de bombes qui devaient faire des ravages incalculables.

Le 20 septembre, Napoléon revint au Kremlin. Cette forteresse historique et quelques maisons isolées étaient seules restées debout.

Voici, au sujet de cette véritable catastrophe, un extrait du rapport officiel de M. Daru :

« Pendant les trois derniers mois, le gouvernement russe, prévoyant le danger de la lutte et l’impossibilité d’empêcher l’armée française d’arriver à Moscou, avait pris la résolution d’employer comme moyens de défense l’incendie et la destruction.

Dans ce dessein, le gouvernement accepta les propositions du docteur Schmidt, Anglais, d’origine allemande, mécanicien et machiniste ; il était arrivé en Russie au commencement du mois de mai.

Après plusieurs conférences secrètes avec les principaux conseillers, il alla résider au château de Woronzoff, situé à six werstes de la ville, sur la route de Kalouga.

Un détachement de 160 hommes d’infanterie et de 12 dragons avait été envoyé au château pour protéger les opérations mystérieuses de Schmidt et empêcher les curieux d’obtenir accès auprès de lui ; là, il avait construit un ballon aérostatique de grande dimension, prétendant qu’il voulait y renfermer une machine destructive qu’il assurait pouvoir diriger à plaisir.

Environ quinze jours avant l’entrée de l’armée française à Moscou, dix gros barils de poudre furent envoyés à Woronzoff avec des artificiers qui devaient travailler sous les ordres du docteur Schmidt.

Cette prétendue construction d’un ballon n’était qu’un prétexte ; on ne faisait autre chose au château de Woronsoff que de préparer des feux et construire des machines incendiaires.

Toutes les dépenses occasionnées pour la construction de ces machines furent payées par le gouvernement russe ; le comte Rostopchin, gouverneur militaire de Moscou, étant certain, après la bataille de Moskowa, que les Français ne tarderaient pas à arriver, se détermina à mettre à exécution le plan de brûler cette capitale par tous les moyens en son pouvoir.

Il publia alors une proclamation aux habitants, contenant le passage suivant : « Armez-vous ! il n’importe de quelles armes, mais surtout de fourches, qui sont ce qu’il y a de mieux à employer contre les Français, qui ne pèsent pas plus qu’une botte de paille ; si nous ne pouvons les vaincre, nous les brûlerons dans Moscou, s’ils ont la témérité d’y entrer. »

Pour exécuter son dessein plus sûrement, le gouverneur Rostopchin, avant son départ, fit ouvrir les portes des prisons appelées Ostrog et Yamon, dans lesquelles étaient renfermés les malfaiteurs ; il mit en liberté environ 800 criminels, et, comme prix de leur liberté, demanda qu’ils eussent à mettre le feu à la ville. Vingt-quatre agents de police, après l’arrivée des troupes françaises, plusieurs officiers et soldats de l’armée russe reçurent ordre de rester secrètement à Moscou pour conduire les incendiaires et donner le signal de l’incendie ; et, afin d’ôter tout moyen de l’éteindre, le gouverneur Rostopchin fit sortir de la ville, dans la matinée du 14 septembre, toutes les pompes des vingt-quatre quartiers de Moscou, avec les voitures, seaux, outils, et tous les chevaux attachés à cette administration.

Des matières inflammables de différentes espèces et surtout des vaisseaux remplis de phosphore enveloppés dans du linge soufré et placés dans différentes maisons, démontrent évidemment que l’incendie avait eu lieu d’après un dessein prémédité.

Les mèches et fusées saisies sur plusieurs soldats russes et autres individus au moment de leur arrestation prouvent, au delà de toute espèce de doute, qu’ils étaient les auteurs de l’incendie, et plusieurs, pris sur le fait, ont été fusillés par les patrouilles françaises ou assommés par les habitants eux-mêmes. »

Rostopchin ne se contenta pas d’activer la destruction de Moscou ; il fit mettre le feu à sa somptueuse demeure qui lui avait coûté des millions de roubles et qui faisait l’ornement d’un des faubourgs.

En face des bâtiments en flammes, il fit planter un poteau avec cette inscription : « Français, j’ai embelli cette maison pendant huit ans, et j’y ai vécu heureux au sein de ma famille ; je la détruis, afin qu’elle ne soit pas souillée par votre présence. »

Napoléon donna ordre d’évacuer la ville. Il commençait à comprendre que l’armée russe était pour ainsi dire aussi fraîche qu’au commencement de la campagne, tandis que lui ne commandait que des troupes épuisées.

Pendant que l’élément destructeur accomplissait son œuvre néfaste, les soldats et les incendiaires se livraient au pillage.

J’eus le bonheur de rencontrer, dans une hôtellerie, une dame française qui se montra charitable à mon égard. Voyant que je ne pillais pas et que j’offrais de l’argent pour les rafraichissements que je me faisais servir, elle me força d’accepter un gros paquet de linge et des vivres faciles à conserver pendant plusieurs semaines. Elle prévoyait que j’en aurais grandement besoin bientôt.

Longtemps après, en lisant une des innombrables relations de cette campagne, j’appris que la charitable femme eut une fin cruelle. Voici son histoire en peu de mots :

Quelques heures avant notre entrée dans la ville, le gouverneur, qui avait fait partir la population russe, renvoya en même temps une soixantaine de réfugiés français, parmi lesquels se trouvait M. Aubert Chalmé, le mari de ma bienfaitrice. Napoléon se fit amener Mme Aubert Chalmé et lui demanda si le froid qui commençait à sévir en ce moment allait durer longtemps et devenir plus rigoureux. Elle répondit que l’hiver de ces contrées était terrible. Ceci le contraria au point de le rendre impoli. Il ne pouvait cependant pas espérer un climat spécial pour lui et son armée !…

La généreuse dame fut menacée et persécutée par les Russes à cause du bien qu’elle nous fit. Forcée de fuir à la suite de l’armée, elle perdit d’abord deux de ses enfants, puis, arrivée à deux lieues de Wilna, elle succomba elle-même.

Les renseignements que lui donna la dame française eurent sans nul doute pour effet d’augmenter le découragement de l’empereur. Il fit des propositions de paix qui n’obtinrent d’autre résultat qu’une trêve.

L’ennemi savait qu’il nous tenait !

Le 18 octobre, Napoléon reçut du même coup deux nouvelles affligeantes : la trêve était rompue et Murat, surpris dans ses cantonnements par les troupes de Kutusof, avait perdu deux mille hommes et douze pièces de canon.

Et, le 19, il ordonna la retraite.

Arrivé au village de Krasnoskoë, il envoya au général Berthier la lettre suivante, qui n’est pas précisément la page la plus glorieuse de son histoire :

« Mon cousin, ordonnez au duc de Trévise de faire partir demain, à la pointe du jour, les hommes fatigués et éclopés du corps du prince d’Eckmühl et du vice-roi, de la cavalerie á pied et de la jeune garde, et de diriger le tout sur Mojaïsk. Le 22 ou le 23, à deux heures du matin, il fera mettre le feu au magasin d’eau-de-vie, aux casernes et aux établissements publics, hormis la maison des enfants trouvés. Il fera mettre le feu au palais du Kremlin ; il aura soin que tous les fusils soient brisés en morceaux, et qu’il soit placé des poudres sous la tour du Kremlin ; que tous les affûts soient brisés ainsi que les roues des caissons. Quand ces expéditions seront faites, que le feu sera en plusieurs endroits du Kremlin, le duc de Trévise quittera le Kremlin, et se portera sur Mojaïsk.

À une heure, l’officier d’artillerie chargé de cette besogne fera sauter le Kremlin, comme il en a reçu l’ordre. Sur la route il brûlera toutes les voitures qui seraient restées en arrière, fera, autant que possible, enterrer les cadavres, briser tous les fusils qu’il pourra rencontrer. Arrivé au palais Galitzin, il y prendra les Espagnols et les Bavarois qui s’y trouvent, fera mettre le feu aux caissons et à tout ce qui ne pourra pas être transporté. Il ramassera tous les commandants de postes et reploiera les garnisons. Il arrivera le 25 à Mojaïsk, et il recevra là des ordres ultérieurs pour se mettre en communication avec l’armée. Il laissera, comme de raison, une forte arrière-garde de cavalerie sur la route de Mojaïsk ; il aura soin de rester à Moscou jusqu’à ce qu’il ait vu lui-même le Kremlin sauter ; il aura soin de faire mettre le feu aux deux maisons de l’ancien gouverneur et à celle de Razumowsky. »

« Napoléon. »

Les Russes brûlaient des villes pour se défendre… Moins excusables que ces sauvages, nous détruisions des chefs-d’œuvre pour nous venger !

Le 22, nous entendîmes une explosion formidable.

C’était le Kremlin qui sautait.

Notre départ de Moscou, malgré toutes les pertes que nous avions subies, était loin encore de ressembler à une déroute. Nous ne demandions pas mieux que de quitter cette ville en ruines, où chaque jour des explosions étaient à craindre et où il n’y avait pas d’ennemis à combattre.

L’empereur, d’après ce qu’on nous disait, avait l’intention de poursuivre Kutusof sur la route de Kalouza, puis de revenir dans la ville conquise pour y passer l’hiver. Il avait même été question de laisser Mortier au Kremlin avec une garnison ; mais la ruine de cette forteresse dérouta toutes nos prévisions.

Nous voilà donc partis, musique en tête, havre-sacs et porte-manteaux remplis de vivres, Napoléon lui-même emportant parmi ses bagages la grande croix de Saint-Ivan, qu’il destinait au dôme des Invalides.

Mais notre joie fut de courte durée !