La Guerre de Russie/Vaincus !

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Imprimerie des petites lectures (p. 55-57).

Deuxième Partie

I

VAINCUS !

CE qui m’arriva depuis le jour où nous quittâmes Moscou, jusqu’au moment où je revis mon village natal, m’apparait parfois comme un rêve affreux, comme un cauchemar créé par mon imagination.

Tout cela est-il bien réel ?

Oui, j’ai eu faim, j’ai eu froid, j’ai eu les pieds meurtris par d’interminables marches, j’ai été traqué comme une bête fauve, j’ai été battu, maltraité cruellement…

Mais, si j’ai de la peine à croire mes propres souvenirs, moi qui ai vu, moi qui ai souffert, que dira le lecteur, souvent si incrédule, toujours disposé à mettre en doute ce qui sort de l’ordinaire ?

Beaucoup de mes compagnons d’armes, plus savants que moi, ont écrit l’histoire de Napoléon ou leurs propres mémoires. Comment parlent-ils de la campagne de Russie et surtout de la désastreuse retraite de Moscou ? N’ont-ils pas écrit des choses qui font frémir ?

Je le répète, j’ai lu un nombre considérable de ces relations, et, loin d’y trouver de l’exagération, je suis d’avis qu’elles n’en disent pas assez.

Il est très facile, après tout, de nier et de critiquer ! Pourquoi faire tant de cas des explorateurs qui visitent les contrées lointaines ? Plus d’un blagueur fait le tour du monde sans quitter le coin de son feu, plus d’un vantard raconte ses exploits imaginaires, et on les croit, on les admire !

Mais les soldats, criblés de blessures, échappés par miracle au poison des Espagnols, au poignard des Italiens, aux balles des Russes, à la lance des Cosaques, au froid mortel d’un hiver exceptionnellement rigoureux, comment les traitent certains individus qui ne sont jamais allés assez loin pour perdre de vue le clocher de leur village ?

Ils les appellent de vieux radoteurs !

Eh bien ! n’en déplaise aux guerriers en pantoufles et aux explorateurs en robe de chambre, je vais raconter ce que j’ai vu et souffert pendant cette désastreuse campagne de Russie.

J’ai dit plus haut que Napoléon, après avoir assisté à l’incendie de Moscou, ordonna la retraite. Je dois ajouter que les officiers supérieurs seuls connaissaient ce détail. Les autres croyaient encore qu’ils marchaient sur St Petersbourg.

Ce n’est que le 24 octobre, après la prise et l’incendie de Malo-Jaroslawitz, que cessa notre illusion. Le lendemain de cette journée, qui nous coûta quelque milliers de nos meilleurs soldats, Napoléon faillit être pris par les cosaques de Platof. Depuis lors il ne marcha plus qu’au milieu de sa garde et protégé par une escorte formidable.

Misère !… Nous venons de reconnaitre Mojaïsk, nous allons passer par Smolensk, traverser une seconde fois cette route dévastée, le long de laquelle nous avons perdu tant de compagnons d’armes…

Nous fuyons !

Oui, ayons le courage de cet aveu, notre armée, affaiblie, découragée, misérable au-delà de toute expression, évitera désormais de rencontrer l’ennemi.

La désorganisation est complète. En voici une preuve entre plusieurs ; par la négligence de Baraguay-d’Hilliers, deux mille hommes de sa division furent faits prisonniers. Après leur avoir ordonné un mouvement en avant lors de l’attaque d’une bourgade dont j’ai oublié le nom, il omit de les rappeler en temps utile et les pauvres soldats, enveloppés par une nuée d’ennemis, furent pris comme dans un coup de filet.

On nous dit alors que Smolensk était abondamment approvisionné et que nous passerions l’hiver dans cette ville. Encouragés par cette nouvelle, nous avancions le mieux possible ; mais qui eut reconnu en nous ces soldats si gais et si robustes qui se promettaient autrefois de conquérir la Russie en quelques jours et de se reposer sur leurs lauriers après avoir assisté à la prise de St Pétersbourg et à l’humiliation du Czar ?

À Smolensk, comme partout, nous ne trouvâmes que des ruines, la misère et la faim…

Napoléon y entra, non plus sur son fougueux cheval de bataille, mais dans une voiture bien close. Il avait renoncé à son costume légendaire pour endosser la pelisse polonaise et les chaudes fourrures.

Nous étions encore 37, 000 hommes, y compris deux mille cavaliers, dont les chevaux n’avaient plus que la peau et les os.

L’intrépide Ney marchait à l’arrière-garde et, avec ses trois milles soldats, accomplissait des miracles d’héroïsme.

Nous atteignîmes ainsi la Bérésina, après avoir repoussé le mieux possible plusieurs attaques des Russes et abandonné sur notre passage d’innombrables blessés que personne ne songeait à secourir.

De plus savants que moi ont raconté le passage de la Bérésina et l’horrible boucherie qui réduisit à moins de dix mille le nombre de ceux qui, à la suite de Napoléon, atteignirent la rive gauche.

Ceci se passa le 29 novembre 1812.

La garde était réduite à 3500 hommes.

Plusieurs historiens ont beaucoup exagéré le nombre des victimes de ce dernier combat. Il y en a qui parlent de plus de cinquante mille soldats noyés dans la rivière. Je le répète, en quittant Smolensk nous étions tout au plus quarante mille, et combien avions-nous perdu de nos compagnons d’armes dans les différents escarmouches qui précédèrent la catastrophe finale ?

Le 3 décembre, Napoléon, arrivé à Malodeczno, dicta le vingt-neuvième et dernier bulletin de la campagne. Sans nous dire toute la vérité, il y faisait de la situation un tableau si sombre que les plus vaillants se découragèrent.

À Smorzoni, après avoir assemblé tous les chefs, il confia le commandement de l’armée — était-ce encore une armée ? — à Murat et nous quitta pour retourner en France.

Les tristes débris de tant de superbes régiments arrivèrent enfin sur les rives du Niémen, poursuivis par un détachement de Cosaques. Aux yeux des Russes c’était plus qu’il n’en fallait pour détruire ce qui restait de Français.

Heureusement pour les fuyards, le Niémen était gelé et les cosaques avaient reçu ordre de ne pas aller plus loin. Ce qui existait de nos régiments passa sur la glace et atteignit ainsi non le pays de liberté, mais des contrées habitées par nos alliés d’autrefois, nos ennemis d’aujourd’hui, et les insultes ne furent pas épargnées à ceux que leurs longues et cruelles souffrances rendaient au moins dignes de pitié.

L’armée qui était partie pour faire la conquête de la Russie comptait, le jour de son arrivée en France, encore mille hommes valides : quatre cents fantassins et six cents cavaliers de la garde !…

Pour moi je ne devais pas revoir mon pays si facilement ; j’allais y mettre un peu plus de temps et souffrir des tortures inouïes.

C’est surtout après le passage de la Bérézina que commence mon long et douloureux martyre.