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La Guerre de Russie/Pages sanglantes

La bibliothèque libre.
Imprimerie des petites lectures (p. 40-43).

X

PAGES SANGLANTES

UNE grande bataille est un drame dont les acteurs ne sauraient raconter toutes les péripéties. Pour décrire ce qui s’est passé depuis notre départ de Smolensk jusqu’au désastre de la Bérésina, j’aurai donc recours aux ouvrages des historiens les plus impartiaux, en y ajoutant les détails que j’ai recueillis personnellement et… à mes frais.

Kutusoff venait donc d’être nomme général en chef des armées Russes. Répondant aux vœux des vieux Moskovites et suivant ses propres inspirations, il résolut de livrer une bataille décisive. Ses troupes, fraîches, pourvues de tout, fanatisées, souhaitaient ardemment d’en venir aux mains avec les envahisseurs. Leurs rangs recevaient sans cesse de nouvelles recrues ! " C’était la guerre Sainte " qui recommençait.

Nous avancions à marches forcées, nous félicitant d’être si près de la solution finale. Le combat accepté par les Russes devait, pensions nous, terminer la guerre.

Nos régiments, tous incomplets, étaient loin d’être aussi brillants qu’au départ. La distribution des vivres ne se faisait plus que d’une façon très irrégulière, et la maraude commençait à devenir infructueuse. Les paysans fuyaient à notre approche, ne laissant après eux que leurs fermes en flammes. Souvent même ils se retournaient pour nous envoyer des coups de fusil ; chose plus triste encore, les munitions commençaient à manquer.

Le 5 septembre, premier combat ; le soleil brillait dans tout son éclat, pas un nuage ne ternissait l’azur du ciel et sur les champs de blé, ravagés par la cavalerie, voltigeaient gaiement des nuées de petits oiseaux. Malgré nos misères, la joie régnait dans tous les cœurs et l’ardent désir de combattre nous faisait oublier nos fatigues.

Les Russes, massés sur les hauteurs de Borodino, nous attendaient de pied ferme. À droite, sur la route de Kalouga, s’élevait une redoute qu’il fallait enlever avant tout.

Conduits par l’héroïque Poniatowski, les Polonais montent à l’assaut en poussant un cri de guerre qui retentit au loin ; ils vont enfin tirer vengeance d’une longue oppression !

Murat, toujours à la tête de la cavalerie, soutient l’attaque. Davoust, Compans, Friand et Morand, suivent de près ; c’est un coup d’œil grandiose et terrible. La division Compans marche avec autant de calme et de précision que s’il s’agissait d’une simple parade. Les Russes, attaqués à la baïonnette, sont forcés d’évacuer la redoute. Mais bientôt ils reviennent en plus grand nombre et leur étendard flotte sur la crête. Chassés de nouveau, ils reviennent encore et ce n’est qu’à la quatrième charge que la victoire nous reste définitivement.

La nuit étant venue, les Russes se retirèrent en bon ordre et de nouveau notre cœur se serra à l’idée que l’ennemi profiterait de l’obscurité pour se dérober à nos coups.

Le matin, de bonne heure, je vis passer l’empereur qui, accompagné de quelques officiers, galopait du côté de l’ennemi, montant son légendaire cheval blanc et vêtu de sa vieille capote grise. Il me parut, comme à Austerlitz, le génie des combats.

— Course inutile grommela le brigadier Desbuttes, qui attendait comme moi près d’un feu de bivouac sa maigre portion de pommes de terre cuites sous la cendre ; ces gueux de Russes nous brûlent encore la politesse et nous irons jusqu’au bout de leur satané pays sans parvenir à les rejoindre !

Je voulus en avoir le cœur net et grimpai au sommet d’un pin très élevé qui dominait le champ de bataille

Non, cette fois-ci l’ennemi ne nous fuyait plus ; je vis au loin ses tentes innombrables et les longues files de ses chevaux au piquet.

Cependant la journée se passe sans combat ; des deux côtés on se prépare au choc qui non seulement décidera du sort de deux empires, mais dont le résultat se fera sentir dans toute l’Europe.

À deux heures du matin Napoléon se lève, sort de sa tente, regarde de tous côtés et murmure : “ Il fait beau, nous aurons le même temps qu’à Austerlitz. ”

À quatre heures, entouré de son escadron de service il visita la redoute conquise l’avant-veille, fit faire l’appel et donna des ordres pressés aux onze corps qui composaient son armée.

Au loin brillaient les feux du camp russe où, je l’ai su plus tard, on s’était bien nourri et bien chaussé pendant que nous n’avions pour lit que la terre froide et humide, et tout juste assez de vivres pour tromper notre faim.

À cinq heures, nous étions à cheval, et le capitaine commandant nous lut une nouvelle proclamation de l’empereur.

Notre cavalerie s’était réformée quelque peu, mais ce n’étaient plus les brillants régiments d’autrefois. Nous étions en tout à peu près 120,000 hommes, des hommes qui comptaient, par exemple, car presque tous nous avions bravé la mort sur vingt champs de bataille. Les lâches et les faibles nous avaient quittés depuis longtemps et chacun de nous était prêt à faire son devoir sans broncher.

À six heures, la danse commença. Nous avions près de six cents canons, dont deux cents environ ouvrirent le feu avec une précision remarquable. Ce fut un moment solennel ; la terre trembla et un frémissement parcourut nos rangs. Les Russes répondirent sur le même ton et l’action s’engagea sur toute la ligne.

Inutile de dire qu’en ce moment je ne m’amusais pas à remplir de notes les pages de mon carnet. Ce qui restait de mon régiment faisait partie de la division du Prince Eugène de Beauharnais chargé d’exécuter un mouvement du côté de Borodino, où la mêlée fut terrible.

Je reçus sur mon casque une dizaine de coups de sabre et ma cuirasse fut mise hors de service.

Mais, grâce à Dieu, je m’en tirai encore cette fois-ci sans autres avaries que la petite balafre dont la cicatrice fait l’ornement de ma joue gauche.

Les Italiens, qui formaient le gros de notre division, se battirent comme des lions et Borodino fut pris, pendant que Davoust s’emparait de Semenskoé.

Voilà tout ce que je puis vous dire d’après mes propres renseignements ; on ne saurait être à deux places en même temps ; mais voici ce que j’ai appris plus tard, soit par les récits de mes camarades soit par la lecture des rapports.

Poniatowski, avec ses Polonais, avait attaqué la droite des Russes ; malheureusement il s’engagea dans un terrain marécageux et la discipline cessa de régner parmi ses troupes. L’ennemi s’aperçut de ce désordre et résolut d’en profiter pour culbuter Davoust et arrêter Ney, qui s’était mis en marche pour tourner la grande redoute. C’est Bagration qui fut chargé de cette mission. Son attaque fut furieuse et ses canons bien pointés tirent de grands ravages.

Bien persuadé qu’il lui serait impossible de tenir longtemps, Ney, fit demander du secours.

Son aide de camp trouva Napoléon se promenant avec le général Berthier près de la redoute.

Tous les deux étaient à pied et causaient tranquillement, comme indifférents à ce qui se passait autour d’eux. L’envoyé de Ney n’avait pas encore eu le temps de remplir sa mission qu’un second aide-de-camp arriva, puis un troisième et un quatrième, tous criant : « Du secours ! il faut du secours sans tarder ! »

Napoléon parut contrarié et demanda à Berthier :

— Qui donc pourrions-nous envoyer là ?

— Une division de la jeune garde avec le général Claparède, répondit Berthier.

— C’est bon ! répondit l’empereur après un moment d’hésitation, donnez des ordres en conséquence.

Puis, se ravisant, il reprit :

— Non, n’envoyez pas Claparède, car j’ai besoin de lui ici ; mais faites partir Friand.

Tout cela prit bien une demi-heure et cette hésitation de l’empereur coûta cher à la division Ney qui subit des pertes considérables. Enfin, grâce à une bonne charge des cuirassiers Saxons et à l’arrivée de Friand, l’ennemi fut repoussé. Des deux côtés les troupes étaient tellement exténuées, qu’il y eut comme une convention tacite de suspendre le combat. Pendant ce temps, Poniatowski reculait toujours ; heureusement Junot vint à son secours et refoula les Russes.

Il s’agissait maintenant de s’emparer d’une grande batterie qui formait le centre de l’armée russe et nous faisait beaucoup de mal. Elle était placée dans une redoute qui commandait le champ de bataille. Eugène s’en approcha avec ses Italiens soutenus par quatre autres divisions. Un régiment d’élite, le 24me de ligne, pénétra dans la redoute mais y succomba jusqu’au dernier homme.

Repoussé avec de grandes pertes, Eugène se lança une seconde fois à l’assaut.

Et la grand batterie envoyait toujours dans nos rangs ses projectiles meurtriers !

Napoléon s’écria :

— Il me faut absolument cette redoute !

Alors les Russes purent voir qu’ils avaient à combattre une armée dont chaque soldat était un héros. Les cuirassiers de Montbrun firent une charge si brillante, qu’on les eût dit à la parade. Cependant ils furent repoussés et leur vaillant général resta sur le champ de bataille, coupé en deux par un boulet de canon.

Napoléon, s’adressant au général Auguste de Caulincourt, répéta son ordre.

Conduits par cet officier intrépide, les cuirassiers, réformés à la hâte, toujours valeureux, chargèrent une seconde fois. Malgré le feu meurtrier des batteries, ils pénétrèrent dans la redoute, suivis de près par Eugène, et pas un soldat Russe ne sortit vivant de la place.

Mais la victoire coûta cher.

— Caulincourt fut tué et au moins la moitié des cuirassiers eurent le même sort. Ce qu’il y a de plus triste, c’est que cette victoire fut sur le point d’être parfaitement inutile grâce aux hésitations de l’empereur qui négligea de faire marcher immédiatement sa garde.

Le commandant d’artillerie Sorbier, de la garde, fit de son mieux pour réparer cette faute ; il réunit à la hâte une batterie puissante et mitrailla la réserve russe. L’ennemi, entamé de différents côtés, lança contre nous toute sa cavalerie. Mais Murat, était là, et ses régiments, électrisés comme toujours par son exemple eurent bientôt déblayé le terrain.

Ici Napoléon commit une nouvelle faute. Au lieu d’envoyer sa garde achever la déroute de l’ennemi, il la conserva immobile, intacte, inutile. Tous ces régiments, frais, bien équipés, ne brûlèrent pas une cartouche, ne donnèrent pas un coup de sabre. Décidément, il voulait garder sa précieuse garde pour un service moins glorieux.

Dans cette bataille, dont le résultat fut nul ou à peu près, les Russes perdirent trente mille hommes tués ou blessés et les Français vingt mille. J’ai cité, de notre côté, les généraux Montbrun et de Caulincourt ; les Russes perdirent Bagration, un des meilleurs généraux de l’époque.

Le lendemain, 8 septembre, à l’appel du matin, nous étions encore 90,000 hommes valides !

Cependant un Te Deum solennel fut chanté à Paris. Il est vrai de dire qu’on en fit autant à St-Pétersbourg.

Des deux côtés on s’attribuait la victoire.