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La Guerre de Russie/Smolensk

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Imprimerie des petites lectures (p. 35-39).

IX

SMOLENSK

TRENTE mille Russes à peine défendaient Smolensk. Le reste était massé aux environs. Leur général en chef n’avait nulle envie de nous livrer bataille ; il ménageait ses troupes, sachant bien qu’il en aurait besoin plus tard, pour nous exterminer, quand le froid et la misère feraient tomber les armes de nos mains et nous livreraient sans défense à des ennemis implacables.

Smolensk, malgré la faiblesse numérique de sa garnison, nous coûta beaucoup de monde et, quand nous fûmes maîtres de la ville, notre drapeau ne flotta que sur des ruines.

Napoléon n’y fit son entrée qu’après avoir reçu des rapports attestant que, d’un bout à l’autre, elle était occupée par ses troupes et les progrès de l’incendie arrêtés… Comme partout dans ce pays de désolation il put constater que sa victoire était plus apparente que réelle ; la fumée qui s’élevait des décombres en était l’image fidèle.

C’est en voyant ces ruines, que le comte Lobau s’écria : “ Nous devrions faire ici notre premier cantonnement ! ” Ce conseil indirect déplut à l’empereur. Mais, quand il eut parcouru la ville dévastée et contemplé ces ruines au milieu desquelles gisaient des centaines de cadavres calcinés, il se fit une idée exacte de l’opiniâtreté que mettraient les Russes à défendre leur pays.

Cette tactique, toujours la même, ces ennemis qui se dérobaient au lieu d’accepter le combat, la misère et les défections qui décimaient son armée, tout cela lui donnait beaucoup à réfléchir.

Plusieurs généraux osèrent lui répéter le conseil de Lobau, et il fut sur le point de s’arrêter à cet avis. Pourquoi a-t-il changé d’idée !… En s’arrêtant à Smolensk, en y passant l’hiver, l’armée pouvait se reconstituer, ce dont elle avait grandement besoin. On pouvait peut-être encore faire venir de France des munitions, des chevaux et des troupes fraîches…

Maître de la Pologne et de la Lithuanie, l’empereur eût dû nous accorder quelques mois de répit. Au retour de la belle saison, nous pouvions nous porter en avant, marcher sur Moscou et même sur Saint-Petersbourg.

Qui sait si les Russes, nous voyant si bien décidés à ne pas retourner chez nous avant de leur avoir dicté la loi, ne seraient pas venus d’eux-mêmes nous faire des propositions de paix ?

Nous étions entrés dans Smolensk au son de la musique, mais la joie était loin de régner dans nos cœurs. À la lueur de l’incendie, j’ai vu le sombre désespoir briller dans l’œil de nos plus intrépides soldats. Cette vie de misères abattait les plus grands courages.

La belle armée qui s’était fait admirer en France n’existait plus ; il fut constaté, à la revue qui eut lieu près de la ville en ruines, que nous n’étions plus que 160,000 combattants plus ou moins valides. Inutile de dire que la cavalerie devenait de plus en plus pitoyable. Les principaux corps d’armée avaient perdu, depuis notre arrivée en Russie, pour le moins cent mille hommes, dont vingt mille seulement sur les champs de bataille.

Quant à la réserve, on n’en parlait plus.

Et nous étions tous fatigués et épuisés à l’excès.

La garde seule n’avait nullement souffert.

Elle se tenait toujours près de la tente de Napoléon, ne manquait de rien et ne prenait part à aucun combat. On la réservait sans doute pour le moment de la retraite.

Quoi qu’il en soit, la position n’était pas des plus agréables. On ne saurait croire combien la faim et les privations sont capables de refroidir l’enthousiasme.

L’hivernement à Smolensk paraissait le parti le plus sage. C’était l’avis de la plupart de mes camarades et c’était aussi le mien. D’autres cependant soutenaient le contraire.

Le vieux brigadier Desbuttes, le soldat le plus brave de mon escadron, était d’avis que nous devions à tout risque nous porter en avant. De grands dangers nous menaçaient certainement, mais tôt ou tard nous devions rencontrer l’ennemi et nous emparer de l’une ou de l’autre des capitales, sinon de toutes les deux.

— Mais, lui dis-je, si les Russes brûlent Moscou et Saint-Petersbourg comme ils ont brûlé Smolensk ?… S’ils ne nous laissent que des greniers vides et des maisons en ruine, comment ferons-nous pour nous tirer de ce mauvais pas ?

— Je n’en sais rien, reprit le brigadier, mais si nous nous arrêtons ici, personne de nous ne passera l’hiver.

— Pourquoi ce sombre pressentiment ? intervint un gros cuirassier, qui en était encore à sa première campagne.

— Je vais te le dire, blanc-bec, fit le grognard, en tortillant sa vieille moustache grise ; pour hiverner ici, il nous faut des vivres, beaucoup de vivres…

— On en fera venir de France, d’Autriche et d’Allemagne, hasarda timidement le conscrit.

— Si tu comptes sur ces vivres-là, mon pauvre ami, tu pourras serrer ta ceinture.

— Pourquoi cela, brigadier ?

— Avant de te répondre, je te poserai moi-même une petite question… Combien étions-nous en mettant les pieds sur le territoire russe ?

— Au moins quatre cent mille hommes, sans compter la réserve.

— Très-bien !… Mais aujourd’hui, tu dois savoir cela, il n’y a plus de réserve. Combien sommes-nous encore ?

— Tout au plus deux cent mille hommes, y compris les malades…

— … Et les conscrits… Tu parles comme un livre. Voudrais tu me dire à présent si tous les manquants ont été tués ou faits prisonniers ?

— Un certain nombre sont morts sur les champs de bataille, mais la plupart ont déserté.

— Eh bien ! les alliés aussi ont déserté. Si nos compatriotes nous envoyaient des vivres, les Prussiens et les Autrichiens les arrêteraient au passage. Croyez-moi, mes amis, notre position n’est guère enviable. Mais mourir pour mourir, j’aime mieux tomber les armes à la main, que de crever ici de faim et d’ennui.

Sur cette question, les avis étaient donc partagés ; mais nous étions bien d’accord sur un point, c’est que la misère et la mort planaient sur ce qui restait de la grande armée.

L’empereur finit par se décider pour la marche en avant. Il voulait absolument atteindre et combattre l’armée russe. Des éclaireurs vinrent nous dire que l’infanterie ennemie était campée à une lieue de la ville, sur la route de Moscou. Ney, puissamment secondé par Gudin et Gérard, l’attaqua près de Valoutina et la mit en déroute. Mais les Russes étaient chez eux, et, le premier moment de panique passé, ils purent se retirer en bon ordre.

Ils ne nous abandonnèrent pas une seule pièce d’artillerie, et quand Murat voulut poursuivre les fuyards, il ne rencontra que des bandes isolées de cosaques. Selon leur louable habitude, ces excellents sauvages eurent bien soin de ne pas se mesurer avec nous.

Pendant cette course infructueuse, je perdis le nouveau cheval qu’on m’avait donné le matin même et dont le cavalier se mourait à l’ambulance. La pauvre bête était tombée en sautant un fossé et s’était brisé la cuisse. J’eus le courage de lui envoyer une balle dans la tête pour abréger ses souffrances. Moi, j’avais roulé à cinq pas de là, sans trop m’endommager.

Après cela, j’enfourchai le cheval d’un camarade mortellement frappé par un ennemi invisible, et rejoignis mon escadron.

Le bruit lointain du canon nous annonçait qu’un autre combat se livrait. Le corps d’armée sous les ordres du maréchal Oudinot avait été attaqué par le général russe Wittgenstein, sous les murs de Polotsk. Oudinot fut blessé à l’épaule d’un coup de biscaïen, ce qui ne l’empêcha pas de rester à cheval et de diriger ses troupes jusqu’au soir.

Quand la nuit fut venue, les deux armées campèrent à une petite distance du champ de bataille. Le matin, le vaillant Oudinot, affaibli par la perte du sang, fut forcé de remettre le commandement à Gouvion Saint-Cyr, après avoir prescrit un mouvement en arrière.

Les Russes, croyant l’armée française en fuite, se préparèrent à la poursuivre. Mais Gouvion Saint-Cyr, ayant rapidement tourné les positions de l’ennemi, l’attaqua de trois côtés à la fois avec une vigueur incroyable, lui fit subir de grandes pertes et le força à une retraite précipitée.

Cette victoire causa une grande joie à l’empereur et valut à Gouvion le titre de maréchal.

La route de Moscou était libre.

Pendant ce temps, le général en chef de l’armée russe, Barclay de Tollay, était vivement critiqué par tous ses compatriotes. On lui reprochait son origine allemande et on l’accusait de lâcheté, voire même de trahison, parce que, au lieu de livrer à l’envahisseur une bataille décisive, il reculait toujours.

Les événements devaient cependant prouver que son système était bon, puisqu’il eut pour effet de détruire notre armée et de nous forcer à cette désastreuse retraite dont, après tant d’années, nous ne parlons jamais sans frémir.

L’empereur Alexandre, qui aimait Barclay et approuvait sa tactique, avait fait longtemps la sourde oreille, lorsque les marchands, les notables et les courtisans lui avaient conseillé de mettre un autre général à la tête de ses armées. Il avait cependant fini par céder en confiant le commandement suprême au vieux général Kutusof.

Cette nouvelle plut beaucoup à Napoléon ; il avait battu Kutusof à Austerlitz et il espérait lui ôter cette fois-ci toute envie de se mesurer encore avec lui.

Ainsi devait s’envoler pour nous l’espoir de passer tranquillement l’hiver à Smolensk. Il est vrai que le séjour dans cette ville n’était guère agréable. Dans la plupart des bâtiments épargnés par l’incendie, on avait entassé des malades et des blessés, qui, étendus sur un peu de paille et parfois sur la terre nue, succombaient en très grand nombre faute de soins et d’aliments.

Les médecins et les chirurgiens montraient le plus grand dévouement et travaillaient nuit et jour. Mais les seuls combats de Smolensk et de Valoutina leur avaient donné plus de six mille blessés à soigner. Ce qu’ils ont coupé de bras et de jambes est incroyable ; la chair humaine se transportait à pleines charretées. Pour comble de malheur, les médicaments et les objets de pansement firent défaut dès le premier jour. Nous n’avions ni linge ni charpie. J’ai vu le coton de bouleau et l’étoupe remplacer cette dernière, pendant que les chirurgiens confectionnaient des bandelettes avec le papier et le parchemin qu’ils trouvaient dans les archives publiques.

Ce qui rendait la situation plus horrible encore, c’est que grand nombre de cadavres, abandonnés sans sépulture dans tous les coins de la ville, causèrent une épidémie qui fit de nombreuses victimes.

Oh ! la guerre ! la guerre !…

Et nous voilà de nouveau en route à travers un pays dévasté. Le 7 septembre, Napoléon, après avoir reconnu les positions de l’ennemi, nous fit annoncer cette grande bataille dans laquelle se déciderait le sort de la Russie et le nôtre.

Voici sa proclamation :

“ Soldats ! voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver et un prompt retour dans la patrie ! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou.

“ Napoléon. ”

Elle en disait bien long, cette simple proclamation ! L’empereur nous connaissait ; il savait qu’il pouvait compter sur nous, mais il n’ignorait pas, d’un autre côté, que les privations nous affaiblissaient malgré tout et que nous avions grandement besoin de repos.

Tout nous disait que le choc serait terrible. Nos forces et celles de l’ennemi étaient à peu près les mêmes. Environ deux cent soixante-dix mille hommes allaient se combattre avec un acharnement sans pareil ; des deux côtés on comprenait l’importance de l’action qui allait s’engager. L’ennemi avait pour lui l’avantage d’une position excellente ; de plus ses troupes n’avaient guère souffert et sa cavalerie surtout se trouvait dans le meilleur état désirable.

De notre côté, c’était l’élite de notre armée qui allait s’engager.