La Guerre du Nizam/Chapitre 4

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Hachette (p. 77-86).

IV

La veillée.

Les premières paroles qui furent échangées au repas du soir roulèrent, sur le prochain mariage du colonel Douglas et de miss Arinda. Sir Edward affectait de garder ce silence morose qui provoque toujours une interrogation : elle ne se fit point attendre.

« Sir Edward, lui dit miss Arinda, vous êtes bien taciturne ; on dirait que vous avez commis une faute dont votre silence demande humblement excuse à vos convives. Dites, sir Edward, votre conscience vous reproche-t-elle quelque chose ?

— Miss Arinda, dit Edward, dès que la conversation tombe sur le mariage, j’ai l’habitude d’entrer en rêverie…

— Cela vous rappelle un oubli peut-être ?

— Oui, miss Arinda, cela me rappelle que j’ai toujours oublié de me marier.

— Oh ! vous êtes plus coupable que cela, sir Edward ! vous avez oublié mon bouquet de noces. »

Edward bondit avec une spontanéité de mouvement si naturelle, que la plus femme des Indiennes s’y serait trompée.

« Mille pardons, miss Arinda, s’écria-t-il les mains sur le front, je me suis endormi la tête sur votre bouquet de noces au bord de l’étang et j’ai laissé mon chevet sur mon lit. Vous l’aurez dans cinq minutes. »

Et il s’élança sur la terrasse de l’habitation.

Les étoiles luisaient au ciel. La campagne était pleine des harmonies mystérieuses de la nuit.

Edward rentra bientôt le bouquet à la main, et le plaça devant Arinda.

« Seigneur nabab, dit-il en se remettant à table, et d’une voix qui paraissait émue, je crois qu’il serait prudent de donner ordre aux domestiques de rentrer dans l’habitation.

— Vous avez vu quelque chose d’affreux ? dit miss Arinda, les mains jointes et les yeux démesurément ouverts.

— Affreux, ce n’est pas le mot… mais, seigneur nabab, croyez-moi, faites rentrer nos domestiques. Ces gens-là sont si imprudents ! ils joueraient bientôt avec des tigres comme avec des chats. »

L’ordre fut donné.

« Vous avez vu un tigre ? dit Arinda.

— Noir.

— Un tigre noir ?

— Il se détachait avec un relief superbe sur un fond blanc de cotonniers. »

Le colonel Douglas et le comte Élona se précipitèrent sur un faisceau de carabines. Edward se leva pour les arrêter, et laissa glisser adroitement le billet de Nizam dans la main du colonel.

« Ah ! vous croyez donc que le tigre va vous attendre de pied ferme, pour recevoir une balle au front ? dit Edward. Vous ne connaissez pas les tigres noirs du pays ; ils ont inventé la poudre avec les Chinois ; ils la flairent d’une lieue. Avant l’arrivée de lord Cornwallis au Bengale, les tigres avaient encore quelque candeur ; mais, depuis qu’ils ont assisté de loin aux batailles du Mysore, ils connaissent mieux la portée des carabines qu’un armurier de Birmingham. Aujourd’hui le tigre noir s’est fait maraudeur ; il cherche du gibier, et ne veut plus l’être. La nuit, autour des habitations, il rôde, pour étrangler sans péril quelque péripatéticien philosophant aux étoiles, ou quelque amoureux étourdi. Vous connaissez tous l’histoire de ce pauvre Dhéran…

— Vos histoires font peur, sir Edward, interrompit Arinda, qui avait jeté ses bras au cou de son père.

— Mes histoires font peur ? tant mieux ! mes histoires donnent de la prudence ; mes histoires font fermer la porte des habitations ; mes histoires éloignent de la gueule des tigres les jeunes et belles demoiselles qui vont se marier.

— Eh bien ! racontez-nous l’histoire de ce pauvre Dhéran, dit Arinda ; personne ne la connaît ici.

— C’est une histoire de circonstance, miss Arinda ; et rien n’est amusant, aux veillées du Bengale, comme les histoires de tigres, lorsqu’on est à l’abri. Mon parent, le poëte Thames, naturaliste peu estimé par les hommes, mais très-apprécié par les animaux, a fait, dans son poëme de Typoo, une prosopopée en l’honneur de Dhéran. Je vous réciterais bien les vers originaux anglais ; mais, s’il y a quelque tigre noir aux écoutes, il me garderait rancune : ces démons comprennent notre langue. Je vais vous les traduire en français. Pour les tigres noirs, c’est de l’hébreu.

— Pardon, sir Edward, dit le colonel Douglas avec un signe rapide d’intelligence, excusez-moi si je vous enlève un auditeur. J’ai quelques ordres à donner au capitaine Moss, une lettre courte à écrire ; elle doit partir avant le lever du soleil… d’ailleurs, je connais les vers de Thames et l’histoire de Dhéran.

— Ne sortez pas, colonel Douglas ! dit Arinda avec une convulsion de frayeur.

— Miss Arinda, je vais écrire là-haut, dit le colonel ; le télinga va bientôt nous porter nos lettres ; c’est son heure, et je veux que ma missive soit prête… Écoutez l’histoire de Dhéran, et vous verrez s’il me convient de sortir. »

Le colonel quitta la salle, et sir Edward récita ces vers :


Oui, je voudrais aimer cette grande presqu’île
Qu’un double océan baigne avec un flot tranquille,
Que le Gange caresse, en son vol diligent,
De ses lèvres d’azur à l’écume d’argent ;
Mais, dans ce beau pays, Eden que rien n’égale,
Fleurit sous l’aloès le tigre de Bengale,
Qui, sur le bonze illustre et l’esclave grossier,
Imprime également ses deux griffes d’acier,
Et désole, la nuit, cette terre féconde
Où s’élèvent Delhi, Cachemire et Golconde !
Ombre de mon ami Dhéran, le voyageur,
Mort, sans avoir la tombe avec son ver rongeur,
Lève-toi ! Tu partis, tout brillant de jeunesse,
Pour offrir ton amour à quelque brahmanesse,

Mystérieuse femme, ange de l’Orient,
Au balcon du kiosque assise, et souriant !
Un jour, selon le rit des prêtres de l’Asie,
Tu menas aux autels l’odalisque choisie ;
Et la nuit, quand le ciel et le fleuve étaient doux,
Quand on dansait au son des orchestres hindous,
Tu sortis pour rêver à cette nuit charmante
Que promit à tes vœux ta poétique amante.
Et rêvant, tu vis luire à travers les gazons
Deux yeux, comme Satan fait rougir ses tisons ;
C’était un tigre noir, qui, par droit de nature,
Cherchait pour ses enfants un peu de nourriture,
Et te porta, gibier d’innocents appétits,
En quatre livraisons à ses pauvres petits.


— Mais c’est affreux, sir Edward, ce que vous nous déclamez là sentimentalement ! s’écria miss Arinda. Comment ! ce malheur est arrivé à M. Dhéran !

— La première nuit de ses noces, miss Arinda.

— Et que fit la veuve ?

— La veuve voulait se brûler sur le bûcher de son mari ; mais comme on lui fit observer qu’il était impossible de brûler un mari dévoré par un tigre, elle se résigna héroïquement, et elle entra comme favorite au harem du sultan d’Hydrabad. La moralité de cette histoire, la voici. Nous habitons un pays superbe ; nous respirons un air qui est la vie, un air délicieux, loin des villes, ces cimetières des vivants ; nous avons la fraîcheur sous le soleil et la fécondité sans orages ; nous avons des plantes et des arbres chargés de parfums, d’oiseaux et de fruits. Nous avons de grands paysages d’ombre et de lumière, des vallons recueillis, veloutés et caressants comme les bras d’une femme ; de beaux lacs et de larges herbes pour savourer toutes les voluptés de l’être amphibie, s’endormir philosophe et se réveiller poisson. Nous avons tout ce que Dieu donna aux premiers hommes avant qu’ils eussent l’idée de numéroter leurs cages, et de changer en rues fétides les sillons embaumés des jardins. Seulement, à cause de la faute de notre premier père, nous ne sommes pas complètement heureux : si le jour nous appartient tout entier, la nuit ne nous appartient qu’à demi. Les formidables animaux qui ont veillé si longtemps sur la virginité du Bengale ont fui à l’approche de l’homme conquérant ; mais ils se souviennent de l’ancienne mission que Dieu leur a donnée, et, dans les ténèbres de la nuit, ils accourent, l’œil en flamme, la griffe aiguisée, la langue flottante aux lèvres, et rôdent autour des habitations de l’usurpateur anglais.

— Mon Dieu ! dit Arinda en frissonnant, vous dites cela, sir Edward, avec un accent… il me semble que vous avez raison… Et mon père qui s’est endormi… Le colonel Douglas est ordinairement plus expéditif lorsqu’il donne des ordres… »

Edward ouvrait la bouche pour répondre ; miss Arinda fit un geste vif qui commandait le silence.

On entendait un bruit extérieur qui ne rappelait rien de connu dans les murmures de la campagne. C’était un cliquetis de lames de cuivre agitées avec précipitation.

« C’est le télinga de Bombay, dit sir Edward.

— Le malheureux ! s’écria miss Arinda ; il demande peut-être du secours. »

Edward s’était déjà élancé vers la porte, qui fut ouverte et fermée au même instant. Le messager indien jeta dans le vestibule la boite de fer-blanc qui contenait les dépêches, et demanda de l’eau et du riz.

Le colonel descendit précipitamment, ramassa la boite et l’ouvrit.

Ce tumulte domestique réveilla en sursaut le vieux nabab.

« Messieurs, dit-il d’une voix de somnambule, il paraît que vos dépêches sont nombreuses, il est déjà fort tard, nous vous laissons. Probablement vous voulez lire vos lettres avant de monter à vos chambres. Nous allons vous souhaiter une bonne nuit. »

Un instant après, le colonel et sir Edward étaient seuls dans la salle et s’entretenaient à voix basse, la lèvre de celui qui parlait, toujours effleurant l’oreille de son auditeur.

« Sir Edward, disait le colonel, ces dépêches sont fort longues à lire, et l’heure nous domine…

— Colonel, renvoyez cette lecture à demain.

— Une dépêche de Whitehall…

— Colonel, il y a une dépêche plus importante à cette heure…

— Laquelle, Edward ?

— La dépêche de Nizam.

— Mon Dieu ! je le sais… Laissez-moi parcourir à la hâte les autres lettres… je veux seulement reconnaître les écritures… Nous lirons cela demain, comme vous dites, Edward. Ah ! voici du curieux !… une longue, très-longue épître de la comtesse Octavie… Vous savez, Edward, cette charmante dame qui sait rire comme un ange et chanter comme Pasta…

— La comtesse Octavie !… Ah ! ceci est fort… La comtesse Octavie ! elle vous écrit donc, colonel ?…

— Voyez, sir Edward, voilà sa signature… et dix pages de papier noirci avec la vigueur anguleuse d’une griffe de panthère… Vous avez été son danseur à Smyrne ?…

— Parbleu ! je m’en souviens… trop… démon de satin blanc !… Elle nous poursuit aux Indes !… Colonel, me croyez-vous poltron ?

— Non, certes, sir Edward.

— Eh bien ! je tremble en ce moment comme une feuille de sensitive… Cette signature m’est entrée au cœur comme un crick malais… Colonel, il faut brûler cette lettre sans la lire… Croyez-moi, elle ne peut vous apprendre que des choses fâcheuses… Les lettres de femmes, lorsqu’elles sont longues, sont toujours foudroyantes pour le lecteur… Quand les femmes ont du bonheur à vous annoncer, elles écrivent trois mots ; trois lignes, c’est un malheur ; trois pages, un désespoir ; trois feuilles, une mort.

— Oh ! mon cher Edward, je parie deviner tout ce que cette lettre contient… Il ne faut pas être sorcier pour cela… Je ne crains pas une catastrophe… Amalia se résignait à m’épouser avec le plus grand sang-froid du monde. Elle avait l’air de me subir par autorité de justice… Un jury l’avait condamnée à m’épouser… Aussi mon départ ne m’a coûté aucune peine. Je sentais qu’Amalia ne demandait pas mieux que d’être veuve avant le mariage. Sans doute, la comtesse m’écrit pour me ramener à l’autel et au oui fatal… Elle a été furieuse de cette rupture… Cette longue lettre est tout simplement le post-scriptum d’une courte malédiction qu’elle a lancée sur moi, à mon départ… Nous lirons cela demain si nous sommes vivants.

— Nous serons vivants, colonel Douglas. Je vous le promets. Je connais les mœurs de la mort. Pour être dispensé de mourir la veille, il faut avoir quelques obligations à remplir le lendemain ; une lettre de femme à lire, par exemple, ou à déchirer.

— C’est résolu, nous lirons tout cela demain.

— En avant donc, mon colonel, en route… il faut partir.

— Sérieusement, Edward, vous continuez votre service dans l’expédition ?

— Eh ! que voulez-vous que je fasse ici ? Si vous aviez une guerre européenne, régulière, je serais peut-être un embarras pour vous ; mais je puis très-bien me mêler à vos rangs, comme amateur, sans déranger votre stratégie… C’est ainsi que j’ai déjà fait vingt campagnes contre les tigres, les lions et les éléphants : vos Taugs sont de la même famille ; seulement le naturaliste Saavers ne les a pas classés. »

Le colonel répondit par un sourire et un geste d’adhésion, et fit un signe qui signifiait : « Suivez-moi. »

Ils montèrent l’escalier. Le colonel ouvrit une croisée dont le balcon était comme suspendu sur un abîme de verdure, du côté du couchant. Les rameaux des grands arbres flottaient contre la façade, et les feuilles jouaient avec les lames des persiennes. Une échelle de corde était liée au balcon. Douglas et sir Edward descendirent avec la promptitude et l’audace de gens exercés à grimper aux cimes des palmiers et aux mâts des vaisseaux.

Partout les hauts gazons amortissaient le bruit des pas du colonel et d’Edward. Nos deux amis, lancés dans les allées naturelles de la forêt, semblaient lutter de vitesse pour gagner le pari d’une course.

Le colonel Douglas courait sur un terrain connu, et tous les accidents de ces sentiers mystérieux et sauvages lui étaient familiers comme une grande rue de Londres.

Après deux heures d’élan furieux, il s’arrêta sur la lisière d’une forêt, au bord d’un lac.

« L’étoile de Léby n’est pas levée sur le mont Sérieh, dit-il à Edward. Les Taugs sont encore dans leurs antres. Les Taugs ne marchent qu’aux rayons de cette étoile. »

Il regarda la campagne, sombrement illuminée par les grandes constellations indiennes, et dit : « Mes ordres ont été exécutés ; le capitaine Moss est là. Ce palmier à demi décoiffé me l’indique. Les palmiers sont nos télégraphes. Nous choisissons toujours les plus élevés. »