La Guerre du feu/III/1

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Plon (p. 128-136).


I

LES NAINS ROUGES


Il y eut de grandes pluies. Naoh, Nam et Gaw s’embourbèrent dans des terres inondées, errèrent sous des ramures pourries, franchirent des cimes et se reposèrent à l’abri de branchages, aux creux des rochers, dans les fissures du sol. C’était le temps des champignons. Tous trois, sachant qu’ils sont perfides et peuvent tuer un homme aussi sûrement que le venin des serpents, ne mangeaient que ceux dont les vieillards leur avaient enseigné la forme et la nuance. Ils les discernaient aussi par l’odeur. Lorsque la chair manquait, ils allaient, selon les lieux et les altitudes, à la découverte des cèpes, des chanterelles, des morilles, des mousserons et des coulemelles. Ils les poursuivaient à l’ombre des futaies humides, parmi les chênes ruisselants, les ormes dévorés de mousses, les sycomores rouillés, sur les plantes visqueuses, dans la léthargie des combes, sous le surplomb des schistes, des gneiss et des porphyres.

Maintenant qu’ils avaient conquis le Feu, ils pouvaient les faire cuire, embrochés à des ramilles ou exposés sur des pierres et même sur l’argile. Ils faisaient aussi rôtir des glands et des racines, parfois des châtaignes, croquaient des faînes et des noyaux, tiraient des sèves douces aux érables.

Le Feu était leur joie et leur peine. Par les ouragans ou les pluies torrentielles, ils le défendaient avec ruse et acharnement. Quelquefois, lorsque l’eau coulait trop épaisse et trop opiniâtre, un abri devenait nécessaire ; s’il n’était offert ni par les rocs, ni par les arbres, ni par le sol, il leur fallait le creuser ou le construire. Ainsi perdaient-ils beaucoup de jours. Ils en perdaient aussi à contourner les obstacles. Pour avoir voulu couper au plus droit, peut-être avaient-ils allongé leur voyage. Ils l’ignoraient, ils marchaient vers le pays des Oulhamr, au fil de l’instinct et en se rapportant au soleil, qui donnait des indications grossières mais incessantes.

Ils parvinrent au bord d’une terre de sable, entrecoupée de granit et de basalte. Elle semblait barrer tout le nord-occident, chenue, misérable et menaçante. Parfois elle produisait un peu d’herbe dure ; quelques pins tiraient des dunes une vie pénible ; les lichens mordaient la pierre et pendillaient en toisons pâles ; un lièvre fiévreux, une antilope rabougrie filaient au flanc des collines ou dans les détroits des mamelons. La pluie devenait plus rare ; des nuages maigres roulaient avec les grues, les oies et les bécasses.

Naoh hésitait à s’engager dans cette contrée lamentable. Le jour tournait à son déclin, une lueur terreuse glissait sur l’étendue, le vent courait, sourd et lugubre.

Tous trois, la face tournée vers les sables et les rocs, sentirent le frisson du désert passer sur leurs nuques. Mais, comme ils avaient de la chair en abondance et que la flamme luisait, claire, dans les cages, ils marchèrent vers leur sort.

Cinq jours s’écoulèrent sans qu’ils vissent la fin des plaines et des dunes nues. Ils avaient faim ; les bêtes fines et véloces échappaient à leurs pièges ; ils avaient soif, car la pluie avait décru encore et le sable buvait l’eau ; plus d’une fois, ils redoutèrent la mort du Feu. Le sixième jour, l’herbe poussa moins rare et moins coriace ; les pins firent place aux sycomores, aux platanes et aux peupliers. Les mares se multiplièrent, puis la terre noircit, le ciel s’abaissa, plein de nuages opaques qui s’ouvraient interminablement. Les Oulhamr passèrent la nuit sous un tremble, après avoir allumé un monceau de bois spongieux et de feuilles, qui gémissait sous l’averse et poussait une haleine suffocante.

Naoh veilla d’abord, puis ce fut au tour de Nam. Le jeune Oulhamr marchait auprès du foyer, attentif à le ranimer à l’aide d’une branche pointue et à sécher des rameaux avant de les lui donner en nourriture. Une lueur pesante traînait à travers les vapeurs et la fumée ; elle s’allongeait sur la glaise, glissait parmi les arbustes et rougissait péniblement les frondaisons. Autour d’elle rampaient les ténèbres. Elles emplissaient tout ; dans le ruissellement des eaux, elles étaient comme un fluide bitumineux et formidable. Nam se penchait pour sécher ses mains et ses bras, puis il tendait l’oreille. Le péril était au fond du gouffre noir : il pouvait déchirer avec la griffe ou la mâchoire, écraser sous les pieds du troupeau, faire couler la mort froide par le serpent, rompre les os avec la hache ou percer la poitrine avec le harpon.

Le guerrier eut un grelottement brusque : ses sens et son instinct se tendirent ; il connut que de la vie rôdait autour du Feu, et il poussa doucement le chef.

Naoh se dressa d’un bloc ; à son tour, il explora la nuit. Il sut que Nam ne s’était point trompé ; des êtres passaient, dont les plantes humides et la fumée dénaturaient l’effluve ; et pourtant, le fils du Léopard conjectura la présence des hommes. Il donna trois rudes coups d’épieu au plus chaud du bûcher : les flammes sautèrent, mêlées d’écarlate et de soufre ; des silhouettes, au loin, se tapirent.

Naoh éveilla le troisième compagnon.

— Les hommes sont venus ! murmura-t-il.

Côte à côte, longtemps, ils cherchèrent à surprendre l’ombre. Rien ne reparut. Aucun bruit étranger ne troublait le clapotement de la pluie ; aucune odeur évocatrice ne se décelait dans les sautes du vent. Où donc était le péril ? Était-ce une horde ou quelques hommes qui hantaient la solitude ? Quelle route suivre pour fuir ou pour combattre ?

— Gardez le Feu ! dit enfin le chef.

Ses compagnons virent son corps décroître, devenir pareil à une vapeur, puis l’inconnu l’absorba. Après un détour, il s’orienta vers les buissons où il avait vu se tapir les hommes. Le Feu le guidait. Quoiqu’il fût lui-même invisible, il pouvait distinguer une rougeur de crépuscule. Il s’arrêtait continuellement, la massue et la hache aux poings ; parfois il mettait sa tête contre la terre ; et il avait soin de s’avancer par des circuits et non en ligne droite. Grâce à la terre molle et à sa prudence, la plus fine oreille de loup n’aurait pu entendre son pas. Il s’arrêta avant d’avoir atteint les buissons. Du temps passa ; il n’entendait et ne percevait que la chute des gouttelettes, le friselis des végétaux, quelque fuite de bête.

Alors, il prit une route oblique, dépassa les buissons et revint sur ses pas : aucune trace ne se révélait.

Il ne s’en étonne point, tout son instinct le lui ayant annoncé, et il s’éloigne dans la direction d’un tertre qu’il a remarqué au crépuscule. Il l’atteint après quelques tâtonnements et le gravit : là-bas, dans un repli, une lueur monte à travers la buée ; Naoh reconnaît un feu d’Hommes. La distance est si grande et l’atmosphère si opaque qu’il discerne à peine quelques silhouettes déformées. Mais il n’a aucun doute sur leur nature : le frisson qui l’a secoué au bord du lac le ressaisit. Et le danger, cette fois, est pire, car les étrangers ont reconnu la présence des Oulhamr avant d’être découverts eux-mêmes.

Naoh retourna vers ses compagnons, très lentement d’abord, plus vite lorsque le Feu fut visible.

— Les hommes sont là ! murmura-t-il.

Il tendait la main vers l’Est, sûr de son orientation.

— Il faut ranimer le feu dans les cages, ajouta-t-il après une pause.

Il confia cette opération à Nam et à Gaw, tandis que lui-même jetait des branchages autour du bûcher, de façon à faire une sorte de barrière ; ceux qui approcheraient pourraient bien discerner la lueur des flammes, mais non s’il y avait des veilleurs. Quand les cages furent prêtes et les provisions réparties, Naoh ordonna le départ.

La pluie devenait plus fine ; il n’y avait plus un souffle. Si les ennemis ne barraient pas la route, ou n’éventaient pas immédiatement la fuite, ils cerneraient le feu qui brûlait dans la solitude et, le croyant défendu, n’attaqueraient qu’après avoir multiplié les ruses. Ainsi Naoh pourrait prendre une avance considérable.

Vers l’aube, la pluie cessa. Une lueur chagrine monta des abîmes, l’aurore rampa misérablement derrière les nuées. Depuis quelque temps, les Oulhamr montaient une pente douce ; quand ils furent au plus haut, ils ne virent d’abord que la savane, la brousse et les forêts, couleur d’ardoise ou d’ocre, avec des îles bleues et des échancrures rousses.

— Les hommes ont perdu notre trace, murmura Nam.

Mais Naoh répondit :

— Les hommes sont à notre poursuite !

En effet, deux silhouettes surgirent à la fourche d’une rivière, vite suivies d’une trentaine d’autres. Malgré la distance, Naoh les jugea de stature étrangement courte ; on ne pouvait encore clairement distinguer la nature de leurs armes. Ils ne voyaient pas les Oulhamr dissimulés parmi les arbres, ils s’arrêtaient, par intervalles, pour vérifier les traces. Leur nombre s’accrut : le fils du Léopard l’évalua à plus de cinquante. D’ailleurs, il ne semblait pas qu’ils eussent la même agilité que les fugitifs.

À moins de revenir en arrière, les Oulhamr devaient traverser des zones presque nues ou semées d’herbes courtes. Le mieux était de marcher sans détour et de compter sur la fatigue de l’ennemi. Comme la pente redescendait, les nomades firent beaucoup de chemin sans fatigue. Et quand, se retournant, ils virent les poursuivants qui gesticulaient sur la crête, l’avance avait crû.

Peu à peu, le pays se hérissait. Il y eut une plaine de craie, convulsive et boursouflée, puis des landes où abondaient des plantes dures, pleines de pièges, de mares ensevelies, qu’on n’apercevait pas d’abord et qu’il fallait contourner.

Quand on en a évité une, d’autres se présentent, en sorte que les Nomades n’avancent guère. Ils en viennent à bout. Alors se présente une terre rouge qui produit quelques pins appauvris, très hauts et très chétifs ; elle est enveloppée de tourbières. Enfin, ils revoient la savane et Naoh s’en réjouit, lorsque paraît, vers la gauche, une troupe d’hommes dont il reconnaît la structure.

Étaient-ce les mêmes qu’au matin et, accoutumés au territoire, avaient-ils suivi une voie plus courte que les fugitifs ? Ou bien était-ce une autre bande de la même race ? Ils étaient assez proches pour qu’on pût voir avec précision la petitesse de leur taille : le front du plus grand aurait à peine touché la poitrine de Naoh. Ils avaient la tête en bloc, le visage triangulaire, la couleur de la peau comme l’ocre rouge et, quoique grêles, par leurs mouvements et l’éclat des yeux, ils décelaient une race pleine de vie. À la vue des Oulhamr, ils poussèrent une clameur qui ressemblait au croassement des corbeaux, ils brandirent des épieux et des sagaies.

Le fils du Léopard les considérait avec stupeur. Sans le poil des joues, qui poussait en petites touffes, sans l’air de vieillesse de quelques-uns, sans leurs armes, et malgré la largeur des poitrines, il les eût pris pour des enfants.

Il n’imagina pas tout de suite qu’ils osassent risquer le combat. Et lorsque les Oulhamr élevèrent leurs massues et leurs harpons, lorsque la voix de Naoh, qui dominait la leur d’autant que le tonnerre du lion domine la voix des corneilles, retentit sur la plaine, ils s’effacèrent. Mais ils devaient être d’humeur batailleuse ; leurs cris reprirent tous ensemble, pleins de menace. Puis ils se dispersèrent en demi-cercle. Naoh sut qu’ils voulaient le cerner. Redoutant leur ruse plus que leur force, il donna le signal de la retraite. Les Grands Nomades, dans le premier élan, distancèrent sans peine des poursuivants moins rapides encore que les Dévoreurs d’Hommes ; s’il ne se présentait pas d’obstacle, les fugitifs, malgré le fardeau des cages, ne devaient pas être atteints.

Mais Naoh se méfiait des pièges de l’homme et de la terre. Il ordonna à ses guerriers de continuer leur course, puis, déposant le Feu, il se mit à observer les ennemis. Dans leur ardeur, ils s’étaient dispersés. Trois ou quatre des plus agiles devançaient d’assez loin la troupe. Le Fils du Léopard ne perdit pas de temps. Il avisa quelques pierres qu’il joignit à ses armes et courut de toute sa vitesse vers les Nains Rouges. Son mouvement les stupéfia ; ils craignirent un stratagème ; l’un d’eux, qui semblait le chef, poussa un cri aigu, ils s’arrêtèrent. Déjà, Naoh arrivait à portée de celui qu’il voulait atteindre ; il cria :

— Naoh, fils du Léopard, ne veut pas de mal aux hommes. Il ne frappera pas s’ils cessent la poursuite !

Tous écoutaient, avec des faces immobiles. Voyant que l’Oulhamr n’avançait plus, ils reprirent leur marche enveloppante. Alors Naoh, faisant tournoyer une pierre :

— Le fils du Léopard frappera les Nains Rouges !

Trois ou quatre sagaies partirent devant la menace du geste : leur portée était très inférieure à celle que le nomade pouvait atteindre. Il lança la pierre ; elle blessa celui qu’il visait et le fit tomber. Tout de suite, il lança une deuxième pierre, qui manqua le but, puis une troisième, qui sonna sur la poitrine d’un guerrier. Alors il fit un signe dérisoire en montrant une quatrième pierre, puis il darda une sagaie, d’un air terrible.

Or les Nains Rouges comprenaient mieux les signes que les Oulhamr et les Dévoreurs d’Hommes, car ils se servaient moins bien du langage articulé. Ils surent que la sagaie serait plus dangereuse que les pierres ; les plus avancés se replièrent sur la masse ; et le Fils du Léopard se retira à pas lents. Ils le suivaient à distance : chaque fois que l’un ou l’autre devançait ses compagnons, Naoh poussait un grondement et brandissait son arme. Ainsi, ils connurent qu’il y avait plus de péril à s’éparpiller qu’à rester ensemble, et Naoh, ayant atteint son but, reprit sa course.

Les Oulhamr s’enfuirent pendant la plus grande partie du jour. Quand ils s’arrêtèrent, depuis longtemps les Nains Rouges n’étaient plus en vue. Les nuages s’étaient rompus, le soleil coulait par une crevasse bleue, tout au fond des landes. La terre, d’abord pleine et dure, était redevenue mauvaise : elle cachait des fanges qui saisissaient les pieds et les attiraient vers l’abîme. De gros reptiles rampaient sur les promontoires ; des serpents d’eau au corps glauque et roux luisaient parmi les fleuves ; les grenouilles bondissaient avec un cri vaseux : des oiseaux disparaissaient, furtifs, sur de longues pattes ou tranchaient l’air d’un vol frémissant comme les feuilles du tremble.

Les guerriers mangèrent en hâte. Craignant les embûches de cette contrée, ils s’efforcèrent de découvrir une issue. Parfois ils croyaient y parvenir. Le sol se raffermissait, des hêtres, des sycomores, des fougères succédaient aux saules, aux peupliers et aux herbes palustres. Bientôt l’eau fiévreuse recommençait, les pièges s’ouvraient sournoisement, il fallait perdre ses pas et ses efforts.

La nuit fut proche. Le soleil prit la couleur du sang frais ; il s’affaissa sur le couchant noyé de tourbes, il s’embourba dans les mares.

Les Oulhamr savaient qu’il ne fallait compter que sur leur courage et leur vigilance ; ils avancèrent encore tant qu’il y eut une lueur au fond du firmament, puis ils firent halte, ayant devant eux une lande et à l’arrière un sol chaotique, où ils entr’apercevaient alternativement des clartés vagues et des trous de ténèbres. Ils arrachèrent des branches, roulèrent quelques grosses pierres, et, liant le tout à l’aide de lianes et d’osiers, ils se trouvèrent à l’abri d’une surprise. Mais ils se gardèrent d’allumer un brasier : ils donnaient seulement la nourriture aux petits feux, à demi cachés dans la terre ; ils attendaient les choses obscures qui tantôt menacent et tantôt sauvent la vie des hommes.