La Guerre du feu/III/3

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Plon (p. 146-152).


III

LA NUIT SUR LE MARÉCAGE


Quand le fils du Léopard eut tourné le Feu, il déposa l’homme sur les herbes sèches et le considéra avec surprise et méfiance. C’était un être extraordinairement différent des Oulhamr, des Kzamms et des Nains Rouges. Le crâne, excessivement long et très mince, produisait un poil chétif, très espacé ; les yeux, plus hauts que larges, obscurs, ternes, tristes, semblaient sans regard ; les joues se creusaient sur de faibles mâchoires, dont l’inférieure se dérobait ainsi que la mâchoire des rats ; mais ce qui surprenait surtout le chef, c’était ce corps cylindrique, où l’on ne discernait guère d’épaules, en sorte que les bras semblaient jaillir comme des pattes de crocodile. La peau se montrait sèche et rude, comme couverte d’écailles, et faisait de grands replis. Le Fils du Léopard songeait à la fois au serpent et au lézard.

Depuis que Naoh l’avait déposé sur les herbes sèches, l’homme ne bougeait pas. Parfois ses paupières se soulevaient lentement, son œil obscur se dirigeait sur les Nomades. Il respirait avec bruit, d’une manière rauque, qui était peut-être plaintive. Il inspirait, à Nam et Gaw, une vive répugnance ; ils l’eussent volontiers jeté à l’eau. Naoh s’intéressait à lui, parce qu’il l’avait sauvé des ennemis et, beaucoup plus curieux que ses compagnons, il se demandait d’où l’autre venait, comment il se trouvait dans le marécage, comment il avait reçu sa blessure, si c’était un homme ou un mélange de l’homme et des bêtes qui rampent. Il essaya de lui parler par gestes, de lui persuader qu’il ne le tuerait point. Puis il lui montra l’abri des Nains Rouges, en faisant signe que c’était d’eux que viendrait la mort.

L’homme, tournant son visage vers le chef, poussa un cri sourd et très guttural. Naoh crut qu’il avait compris.

Le croissant touchait au bout du firmament, la grande étoile bleue avait disparu. L’homme, à demi redressé, appliquait des herbes sur sa blessure ; on voyait parfois une faible scintillation dans son œil opaque.

Lorsque la lune sombra, les étoiles allongèrent leurs scintillations sur les ondes et l’on entendit travailler les Nains Rouges. Ils travaillèrent toute la nuit, les uns chargés de branchages, les autres avançant le retranchement. Plusieurs fois, Naoh se leva pour combattre. Mais il percevait le nombre des ennemis, leur vigilance et leurs embûches ; il comprenait que chaque mouvement des Oulhamr serait dénoncé ; et il se résigna, comptant sur les hasards de la lutte.

Une nouvelle nuit passa. Au matin, les Nains Rouges lancèrent quelques sagaies qui vinrent s’abattre près du retranchement. Ils crièrent leur joie et leur triomphe.

C’était le dernier jour. Au soir, les Nains achèveraient d’avancer leurs abris ; l’attaque se produirait avant le coucher de la lune… Et les Oulhamr scrutaient l’eau verdâtre avec colère et détresse, tandis que la faim rongeait leurs ventres.

Dans la lueur du matin, le blessé semblait plus étrange. Ses yeux étaient pareils à du jade, son long corps cylindrique se tordait aussi facilement qu’un ver, sa main sèche et molle se recourbait bizarrement en arrière…

Soudain, il saisit un harpon et le darda sur une feuille de nénuphar ; l’eau bouillonna, on aperçut une forme cuivrée et l’homme, retirant vivement l’arme, amena une carpe colossale. Nam et Gaw poussèrent un cri de joie : la bête suffirait au repas de plusieurs hommes. Ils ne regrettèrent plus que le chef eût sauvé la vie de cette créature inquiétante.

Ils le regrettèrent moins encore quand il eut capturé d’autres poissons, car il avait un instinct de pêche extraordinaire. L’énergie renaquit dans les poitrines : voyant qu’une fois de plus l’action du chef avait été bienfaisante, Nam et Gaw s’exaltèrent. Parce que la chaleur courait dans leur chair, ils ne crurent plus qu’ils allaient mourir : Naoh saurait tendre un piège aux Nains Rouges, les faire périr en grand nombre et les épouvanter.

Le Fils du Léopard ne partageait pas cette espérance. Il ne découvrait aucun moyen d’échapper à la férocité des Nains Rouges. Plus il réfléchissait, mieux se révélait l’inutilité des ruses. À force de les repasser dans son imagination, elles s’usaient en quelque sorte. Il finissait par ne plus compter que sur la rudesse de son bras et sur cette chance en qui les hommes et les animaux, que de grands périls n’ont pu atteindre, mettent leur confiance.

Le soleil était presque au bas du firmament, lorsque l’ouest s’emplit d’une nuée tremblotante, qui se disjoignait continuellement, et où les Oulhamr reconnurent une étrange migration d’oiseaux. Avec un bruit de vent et d’onde, les bandes rauques des corbeaux précédaient les grues aux pattes flottantes, les canards dardant leurs têtes versicolores, les oies aux outres pesantes, les étourneaux lancés comme des cailloux noirs. Pêle-mêle, affluaient des grives, des pies, des mésanges, des sansonnets, des outardes, des hérons, des engoulevents, des pluviers et des bécasses.

Sans doute, là-bas, derrière l’horizon, quelque rude catastrophe les avait épouvantés et chassés vers des terres nouvelles.

Au crépuscule, les bêtes velues suivirent. Les élaphes galopaient éperdument, avec les chevaux vertigineux, les mégacéros ronflants, les saïgas aux pattes fines ; des hordes de loups et de chiens passaient en cyclone ; un grand lion jaune et sa lionne faisaient des bonds de quinze coudées devant un clan de chacals. Beaucoup firent halte auprès du marécage et s’abreuvèrent.

Alors, la guerre éternelle, suspendue par la panique, se ralluma : un léopard bondit sur la croupe d’un cheval et se mit à lui ronger la gorge ; des loups fondirent sur une horde de saïgas ; un aigle emportait un héron dans les nuées ; le lion, avec un long rugissement, épiait les proies fugitives. On vit surgir une bête basse sur pattes, presque aussi massive que le mammouth et dont la peau formait une écorce profonde et ridée comme celle des vieux chênes. Peut-être le lion ne la connaissait-il pas, car il poussa un second rugissement, avec la menace de sa tête formidable, de ses crocs de granit et de sa crinière hérissée. Le rhinocéros, agacé par ce bruit de foudre, leva un mufle cornu, et fonça furieusement sur le félin. Ce ne fut pas même une lutte. Le haut corps roux culbuta, roula sur lui-même, tandis que la masse rugueuse continuait sa course aveugle, ayant vaincu sans presque s’en apercevoir. Une plainte caverneuse, de douleur et de rage, jaillissait des flancs du lion. La stupeur d’avoir senti sa force aussi vaine que celle d’un chacal appesantissait son crâne obscur.

Naoh avait fiévreusement espéré que l’invasion des bêtes chasserait les Nains Rouges. Son attente fut déçue. L’exode ne fit qu’effleurer l’aire où campaient les assiégeants et, lorsque la nuit refoula les cendres du crépuscule, des feux s’allumèrent sur la plaine, des rires féroces s’entendirent. Puis le site redevint silencieux. À peine si quelque courlis inquiet battait des ailes, si des étourneaux bruissaient dans les oseraies ou si la nage d’un saurien agitait les nymphéas. Pourtant, des créatures singulières parurent au ras de l’eau et se dirigèrent vers l’îlot voisin de l’arête granitique. On distinguait leur passage aux remous des eaux et à l’émergence de têtes rondes, couvertes d’algues… Il y en avait cinq ou six ; Naoh et l’Homme-sans-épaules les observaient avec méfiance. Enfin, elles abordèrent dans l’îlot, se mirent sur une saillie rocheuse, puis leurs voix s’élevèrent, sarcastiques et farouches ; Naoh, avec stupeur, reconnut des hommes ; s’il en avait douté, les clameurs qui répondirent au long de la rive auraient dissipé son incertitude… Il sentait avec rage que les Nains Rouges, profitant de l’immigration des bêtes, venaient de vaincre sa vigilance… Mais comment s’étaient-ils frayé un passage ?

Il y rêvait, farouche, lorsqu’il vit l’Homme-sans-épaules tracer de la main, avec persistance, une direction qui partait de la rive et aboutissait à l’îlot. Puis il montrait l’arête granitique. Le Fils du Léopard devina qu’il devait y avoir une deuxième arête qui atteignait presque la surface du marécage. Maintenant, l’ennemi était là, sur son flanc, plein de pièges… et il fallait s’étendre derrière les saillies pour éviter ses pierres et ses sagaies !

Le silence a ressaisi le marécage ; Naoh continue à veiller sous les constellations tremblotantes.

Le buisson des Nains Rouges s’avance lentement : avant la moitié de la nuit, il touchera presque le Feu des Nomades et l’attaque se produira. Elle sera difficile. Les Nains Rouges devront franchir les flammes qui occupent toute la largeur de l’arête et se prolongent pendant plusieurs coudées.

Comme Naoh, tout son instinct tendu, pense à ces choses, une pierre partie de l’îlot roule sur le bûcher. Le Feu siffle, une petite vapeur s’élève, et voilà qu’un deuxième projectile passe et retombe. Le cœur figé, Naoh comprend la tactique de l’ennemi. À l’aide de cailloux, enveloppés d’herbe humide, il va tenter d’éteindre le Feu ou de l’amortir suffisamment, afin de faciliter le passage aux assaillants… Que faire ? Pour qu’on pût atteindre ceux qui occupent l’îlot, non seulement il faudrait qu’ils se découvrissent, mais les Oulhamr eux-mêmes devraient s’exposer à leurs coups.

Tandis que le fils du Léopard et ses compagnons s’agitaient furieusement, les pierres se succédaient, une vapeur continue fusait parmi les flammes, le buisson des Nains Rouges s’avançait sans relâche : les Nomades et l’Homme-sans-épaules frémissaient de la fièvre des bêtes traquées.

Bientôt toute une partie du Feu commença de s’éteindre.

— Nam et Gaw sont-ils prêts ? demanda le chef.

Et, sans attendre leur réponse, il poussa son cri de guerre. C’était une clameur de rage et de détresse, où les jeunes hommes ne retrouvaient pas la rude confiance du chef. Résignés, ils attendaient le signal suprême. Mais une hésitation parut saisir Naoh. Ses yeux palpitèrent, puis un rire strident jaillit de sa poitrine et l’espoir dilata son visage ; il mugit :

— Voilà quatre jours que le bois des Nains Rouges sèche au soleil !

Se jetant sur le sol, il rampa vers le bûcher, saisit un tison et le lança de toutes ses forces contre le buisson. Déjà l’Homme-sans-épaules, Nam et Gaw l’avaient rejoint, et tous quatre jetaient éperdument des brandons.

Surpris de cette manœuvre singulière, l’ennemi avait, au hasard, dardé quelques sagaies. Quand enfin il comprit, les feuilles sèches et les ramilles brûlaient par centaines ; une flamme énorme grondait autour du buisson et commençait à le pénétrer ; pour la seconde fois, Naoh poussait un cri de guerre, un cri de carnage et d’espérance, qui gonflait le cœur de ses compagnons :

— Les Oulhamr ont vaincu les Dévoreurs d’Hommes ! Comment n’abattraient-ils pas les petits chacals rouges ?

Le feu continuait à dévorer le buisson, une longue lueur écarlate s’étendait sur le marécage, attirait les poissons, les sauriens et les insectes ; les oiseaux élevaient parmi les roseaux un grand claquement d’ailes et les loups mêlaient leurs hurlées aux ricanements des hyènes.

Tout à coup, l’Homme-sans-épaules se dressa avec un mugissement, ses yeux plans phosphoraient, son bras tendu montrait l’occident.

Et Naoh, se tournant, aperçut sur les collines lointaines un Feu semblable à la lune naissante.