La Guerre du socialisme/01

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La Guerre du socialisme
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 825-850).
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LA


GUERRE DU SOCIALISME.




I.

LA PHILOSOPHIE REVOLUTIONNAIRE ET SOCIALE.


I. — De la Société première et de ses Lois, par M. de Lamennais.

II. — Le Droit au Travail et le Droit de Propriété, par M. Proudhon.




Savoir que l’on a pour soi le bon sens, la raison, la science, mais les voir privés de leur plus belle vertu, la force lumineuse et pénétrante qui subjugue les convictions ; éprouver les élans les plus énergiques du dévouement, mais les sentir ployer comme les muscles du lutteur qui s’affaisse sous la pression aveugle et brutale de la sottise, de la folie ou du crime ; adorer dans son ame la vérité et la justice, et douter de leur triomphe : c’est la douleur amère que les révolutions infligent aux esprits fidèles qui ont résolu de ne point céder à leurs débordemens. J’ai sous les yeux vingt publications consacrées à la réfutation du socialisme ; il s’y trouve vingt fois plus d’argumens et de preuves qu’il n’en faudrait, en un temps heureux, auprès d’intelligences saines et libres, pour mettre à néant cette ridicule et désastreuse erreur. En parcourant ces pages savantes, éloquentes, libérales, lorsqu’on songe aux malheurs qu’elles n’ont pu épargner, on se demande avec un frisson de découragement à quoi servent nos débiles tentatives contre ces tempêtes humaines qui foudroient le génie et déracinent la puissance. Y a-t-il dans quelques gouttes d’encre répandues sur quelques feuilles volantes un charme suffisant pour dompter la fanatique fureur qui fait couler le sang des peuples ? Hélas ! nous l’ignorons ; mais nous ne devons point trébucher sur ce doute, et, quoi qu’il puisse arriver, il faut écrire. Il faut écrire, quand il n’y aurait plus d’autre noblesse à protester contre l’oppression de l’erreur populaire que celle que Pascal saluait dans l’homme dominant par le jaillissement de la pensée les forces brutales de la nature qui l’écrase. Il faut écrire, quand ce ne serait plus que pour faire arriver, en ces temps d’alarmes, à des amitiés lointaines, à des sympathies dispersées, le cri de ralliement des sentinelles perdues. Il faut écrire, quand il ne resterait plus qu’à aller au-devant d’une défaite glorieuse ; car, aux temps révolutionnaires, nous répondons de notre volonté, non des résultats que la Providence en tire ; car le mérite n’est pas attaché au succès, mais à l’effort ; car nous avons à combattre, non pour la victoire, mais pour le devoir.

Il faut écrire surtout pour empêcher de nobles principes, des droits précieux de tomber dans le mépris de l’opinion, qui sort toujours plus abaissée et plus corrompue des catastrophes révolutionnaires. C’est assurément un état lamentable pour un peuple d’être réduit à ne plus marquer que par des révolutions ses étapes dans l’histoire ; mais, quelque funeste que soit cette maladie, il ne nous est jamais permis de la croire mortelle et de nous coucher en tournant le dos à l’avenir. Les révolutions sont un scandaleux mélange de bien et de mal, de bon grain et d’ivraie. En attendant que Dieu ait achevé la moisson des événemens et le triage suprême des idées, il faut que des esprits inébranlables dégagent de ce pêle-mêle impur les fruits durables qu’il enferme. C’est l’œuvre que les plus illustres de nos pères ont accomplie depuis soixante ans. Ce n’est pas la première fois, hélas ! que les espérances qui ont accueilli la rénovation de 89 sont démenties et humiliées. Ce n’est pas la première fois, en France et en Europe, que les plus nobles cœurs, qui s’étaient dévoués à l’émancipation des peuples, se détachent avec repentir de cette belle cause, si souvent et si tristement souillée. Que serait devenue notre patrie, si, dans ces mauvais jours, à ces heures sombres où la notion du bien et du mal s’obscurcit dans les consciences, au moment, par exemple, où la France saignante et la convention décimée tremblaient sous la tyrannie infamante d’un Robespierre et d’un Marat, si alors même des hommes intrépides, réfugiés sur la sereine hauteur de leurs convictions, n’eussent conservé dans une espérance invincible les dernières étincelles de liberté où puisse encore se rallumer notre génie ?

Renier le bien à cause du mal qui un instant le submerge, n’est point la seule tentation dont il soit nécessaire de nous défendre. Il est cruel à des cœurs généreux de passer pour hostiles à la cause du progrès aux yeux des multitudes abusées. Résignons-nous aux conséquences de cette méprise inique et passagère ; mais ne laissons point le découragement ou le dépit nous ravir l’intelligence des choses qui se passent autour de nous, et, parce que d’autres usurpent le drapeau du progrès, ne refusons point de chercher même au sein des misères actuelles les élémens et les conditions des améliorations futures. Gardons-nous, en un mot, de nous tromper sur le sens et les conséquences de la révolution où nous figurons comme témoins et comme acteurs. Cette impartialité est, il est vrai, difficile aux contemporains des révolutions. Ils y sont trop intéressés ; ils voient les choses et les hommes de trop près pour en saisir la proportion dans un ensemble qui leur échappe, dont ils ont observé les faibles et souvent méprisables commencemens, dont la marche les épouvante, et dont ils ne devinent point la fin incertaine. Puis, le jugement, accoutumé au point de vue des temps ordinaires et réguliers, a peine à se monter au point de vue des époques extraordinaires, où toutes les lois de la vraisemblance sont confondues. De là cette mobilité d’impressions, cet aveuglement perpétuel, ces brusques soubresauts d’une confiance inerte et stupide à d’imbéciles paniques et à de lâches désespoirs, et ces cyniques apostasies de l’opinion publique affolée qui signalent les époques révolutionnaires. Si, au moment où Dieu tonne du plus haut des cieux, la raison persiste à ramper sur les bas-fonds du terre-à-terre, déconcertée, bafouée, bernée par tous les événemens, elle chancelle et tombe dans sa honteuse maladresse, comme ces gymnastes déroutés, auxquels Démosthène comparait le peuple athénien, qui ne parent les coups qu’après les avoir reçus. Efforçons-nous donc de nous dégager de l’épais milieu qui nous oppresse. Nous vivons à une époque où la Providence se joue à faire de grandes choses avec des personnages vils ou grotesques. Ne laissons- point la petitesse importune des fantoccini s’interposer entre nous et la majesté des plans divins.

La crise actuelle n’est plus la révolution politique d’un peuple ; elle est la révolution sociale de toute une civilisation. Chaque révolution procède d’une nécessité historique et donne à l’humanité un problème à résoudre. La nécessité de la révolution européenne qui s’opère sous nos yeux est visible, et le problème qu’elle apporte est nettement posé. Elle est la conséquence inévitable du mouvement qui entraîne l’humanité depuis le XVIe siècle. Deux besoins, deux passions ont, depuis cette époque, saisi l’humanité et la tourmentent sans relâche : l’humanité veut se posséder elle-même et posséder la nature ; elle a pris et elle prend possession d’elle-même par la liberté religieuse, c’est-à-dire en affranchissant la conscience individuelle dans ses rapports avec Dieu du joug matériel des pouvoirs politiques ; par la liberté philosophique, c’est-à-dire en excitant la raison à soumettre à ses investigations et à ses lois toutes les idées qui dirigent l’homme et les sociétés ; par la liberté civile et politique, c’est-à-dire en demandant compte à toutes les institutions de leur origine, de leur utilité et de leur fin, en substituant graduellement, dans le gouvernement des peuples, comme mobile, l’intérêt général au privilège de quelques-uns, et comme moteur, la discussion, qui est l’arme égale de tous, à la force, qui est le monopole du petit nombre. Telle est, dans l’ordre moral, l’aspiration et l’œuvre de l’humanité depuis trois siècles ; c’est ainsi qu’elle a travaillé à s’organiser conformément à sa raison et à son libre arbitre. Mais, dans le même temps, par les sciences physiques, par la navigation, par la colonisation, par l’industrie, par le commerce, la civilisation européenne prenait possession de la terre entière et s’emparait aussi de la nature. Deux mots ont désigné ces conquêtes simultanées et progressives : l’une, par laquelle l’humanité se rendait maîtresse d’elle-même, s’est appelée liberté ; l’autre, par laquelle elle s’appropriait la nature, s’est appelée richesse. Or, aujourd’hui, ces deux grands développemens de la civilisation, leur première évolution accomplie, se rencontrent face à face. En effet, à mesure que l’homme collectif poursuivait son œuvre, un travail analogue et parallèle s’opérait au sein des sociétés particulières : les classes dans les sociétés et les individus dans les classes aspiraient et atteignaient graduellement à la liberté et à la richesse. L’on devait donc prévoir que le jour viendrait, et il est venu, où les derniers arrivés, les plus nombreux, demanderaient leur part de la liberté et de la richesse. Voilà la nécessité historique de la révolution actuelle ; le jour devait aussi venir, par conséquent, où ils exigeraient que la raison, qui a établi son empire sur la politique, l’étendît plus loin encore et organisât dans l’intérêt de tous, suivant les lois de la science et de la justice, la possession de la nature par l’homme, c’est-à-dire la production et la distribution des richesses. Voilà le problème posé par la révolution actuelle ! On ne nous reprochera point d’en affaiblir l’énoncé et d’en dissimuler la grandeur.

Nous croyons, en effet, que ceci est un grand moment dans l’histoire du monde. Le choc qui heurte les sociétés dans leur constitution économique les a ébranlées dans tous leurs fondemens, et réveille, car tout se tient à la racine des choses, les plus graves débats de religion, de philosophie et de politique qui aient ému l’Europe depuis trois siècles. Il serait donc intempestif d’atténuer les difficultés ou de s’y jouer. Il faut regarder le sphinx en face quand, pour les sociétés modernes, le mot caché sous l’énigme est restauration ou mort.

Le délire des idées qui accompagne les révolutions est plus funeste et plus redoutable que l’instinct impétueux et la chaleur du sang qui les font éclater. Tous les mouvemens sociaux enfantent leurs théoriciens et produisent leurs philosophies qui aggravent et prolongent les révolutions, en voulant ériger en système permanent et absolu ce qui n’est qu’une crise maladive et passagère de l’humanité. Le danger des théories révolutionnaires, c’est de faire croire aux masses qu’elles peuvent, en un seul effort, atteindre à la chimère d’un bien ou d’un bonheur définitif ; leur crime, c’est, en excitant les passions ardentes des multitudes à la poursuite de l’impossible, d’allumer en elles des espérances inévitablement déçues, qui ne s’épuisent à la fin qu’en une fureur de destruction. Une révolution, si malheureuse ou si coupable qu’en soit l’origine, est le symptôme, symptôme terrible, d’une nécessité de progrès trop long-temps comprimée. Les révolutions ne seraient que des accidens heureux, si l’on se contentait de se conformer aux seuls avertissemens qu’elles apportent ; mais les partis et les systèmes ne peuvent avoir leur compte à si bon marché. Une fois les peuples mis en branle, il est impossible qu’ils s’arrêtent au terme auquel ils semblaient avoir mesuré leur élan. Jusqu’à ce qu’ils aient, pour ainsi dire, jeté le feu qui les a soulevés, les ambitieux et les sectaires, et à leur suite l’état-major pullulant des Catilinas de tous les temps, cette horde fiévreuse des esprits faux et vains, paresseux et turbulens, gangrenés d’impuissance et d’envie, qui rendent en haine à la société l’insupportable ennui que leur inspirent leur médiocrité hargneuse, leur lâcheté morale, leurs échecs et leurs vices ; tous soufflent sans relâche sur les inquiétudes populaires leur venin ou leur folie ; tous leur demandent tour à tour la satisfaction de leurs convoitises, de leurs vengeances ou de leurs rêves, et tous offrent, sous le masque de doctrines générales, une justification adulatrice et emphatique aux égaremens des multitudes.

La révolution actuelle ne pouvait se dérober à cette loi : elle devait produire, elle aussi, son idéologie. Suivez, en effet, la déduction logique du socialisme démocratique. Au premier abord, et pour le plus grand nombre, il ne se présente que comme une question d’économie politique et de politique : il faut améliorer sans cesse le sort des classes souffrantes, voilà le point de départ commun à tous les partis, à tous les systèmes et d’où procèdent aussi les socialistes démocrates ; il faut que les intérêts des classes souffrantes soient assurés par des garanties politiques et par des combinaisons économiques. Jusqu’ici encore le problème est le même pour les socialistes démocrates et pour les libéraux ; mais voici où la scission commence. En politique, les démocrates socialistes prétendent que la volonté du plus grand nombre est l’expression infaillible de la justice et de la loi, et donne toujours à la vie sociale l’inspiration la plus intelligente et la plus sûre ; en économie politique, ils prétendent, en assujettissant toute liberté individuelle, tout intérêt particulier à l’intérêt prétendu et à la volonté du plus grand nombre, trouver la combinaison économique qui doit assurer le bonheur de tous. Voilà la prétention nouvelle que les démocrates socialistes ont introduite dans le monde sous la forme la plus directe et la plus immédiate par la révolution actuelle. Approfondissez le sens et calculez la portée de cette prétention : il n’y a plus seulement ici une question de travail et de pain, de droits politiques et de loi électorale. Le socialisme démocratique se vante de posséder les lois absolues et définitives de la vérité sociale et du bonheur social. Il se vante de posséder le mot, jusqu’ici cherché en vain par toutes les philosophies et mystérieusement révélé par la religion, le mot de la destinée humaine. Il se vante de connaître toute la mission de l’homme sur la terre, où il l’enchaîne par la promesse du bonheur, et, par conséquent, de connaître ses rapports avec Dieu et avec la création. Avant d’être un système politique ou économique, le socialisme est donc un système philosophique. Pour faire accepter à la raison individuelle, à la liberté individuelle, à l’intérêt individuel, les sacrifices qu’elle veut lui imposer, la démocratie socialiste est obligée de chercher dans les plus lointaines investigations philosophiques ses titres prétendus et l’autorité persuasive à laquelle seule peuvent obéir les consciences humaines. La société a donc deux choses à défendre contre le socialisme démocratique ; avant de lui demander compte de ses panacées et de ses utopies économiques, elle doit attaquer au cœur sa philosophie. Telle est désormais la double condition et le double caractère de la polémique sociale.

Jusqu’à la révolution de février, jusqu’au moment où le socialisme est devenu le fait politique dominant et la préoccupation la plus impérieuse du moment, cette solidarité logique, qui force le socialisme à souder son économie politique à une philosophie, n’était que vaguement pressentie par les socialistes eux-mêmes et par leurs adversaires. Les saint-simoniens avaient bien compris, il est vrai, qu’il est impossible de s’adresser aux intérêts matériels de l’homme sans s’emparer de ses convictions morales, et que la même main qui lui offre le pain du corps est tenue de lui présenter la nourriture de l’ame ; mais ils escamotèrent la question philosophique sous le dogmatisme facile d’une révélation religieuse. Fourier et son école avaient bien établi leurs plans économiques sur des espèces d’ébauches de psychologie et de morale, mais cet empirisme grossier ne tombait point dans le domaine de la science et restait au-dessous de la critique philosophique. M. Pierre Leroux avait bien émis ses hypothèses semi-poétiques, semi-métaphysiques ; mais chez lui, c’étaient les plans de réalisation économique qui faisaient défaut. Seul, M. Proudhon avait embrassé dans une même étreinte, avec la même fougue d’audace et le même appétit de scandale, la discussion économique et philosophique ; mais M. Proudhon, par le côté sérieux de son talent, demeurait isolé, peu étudié et peu compris au sein même du socialisme. Il ne publia son grand ouvrage, le Système des contradictions économiques, qu’à la fin du dernier règne, et, à vrai dire, c’est la révolution de février qui s’est chargée d’éditer ses œuvres et de lui recruter des lecteurs. Donc, jusqu’à la révolution, le socialisme n’affecta que vaguement la forme philosophique. C’était, dans ses diverses nuances, un pêle-mêle de matérialisme industriel, de mysticité républicaine, d’économie politique sentimentale et de religiosité sensuelle. Par ses tendances seules, il présentait la conclusion pratique et dernière de la philosophie du XVIIIe siècle. Qu’il s’appelât en effet réhabilitation de la chair, ou harmonie passionnelle, ou organisation du travail, il recherchait la réalisation du bonheur sur la terre en l’appuyant sur le bien-être matériel. Toutes les sectes, à peine distinguées par des différences de rhétorique, pouvaient prendre pour devise cette phrase de Maupertuis, franchement, arborée par M. Villegardelle : « Il est un principe plus universel encore que ce qu’on appelle lumière naturelle, plus uniforme encore pour tous les hommes, aussi présent au plus stupide qu’au plus subtil : c’est le désir d’être heureux. Sera-ce un paradoxe de dire que c’est de ce principe que nous devons tirer les règles de conduite que nous devons observer ? C’est une erreur, c’est un fanatisme de croire que les moyens doivent être opposés ou différens pour parvenir à un même but dans cette vie et dans une autre qui la suivra ; que, pour être éternellement heureux, il faille commencer par s’accabler de tristesse et d’amertume. C’est une impiété de penser que la Divinité nous ait détournés du vrai bonheur en nous offrant un bonheur qui lui était incompatible. Tout ce qu’il faut faire dans cette vie pour y trouver le plus grand bonheur dont notre nature soit capable, est sans doute cela même qui doit nous conduire au bonheur éternel. » Toute l’aspiration socialiste au point de vue moral et philosophique est là ; vainement les déclamateurs socialistes allaient-ils puiser d’hypocrites devises dans l’Évangile, il n’y avait qu’une chose manifeste et claire dans leur morale : c’était la négation radicale de la morale chrétienne. Pourtant tout cela était si confus, si vain, si déclamatoire, si peu scientifique, que la vraie philosophie ne croyait pas que cela valût la peine d’un débat grave, et que le socialisme ne lui paraissait guère justiciable que de l’économie politique.

Mais, aujourd’hui, ce qui n’était qu’une tendance pour ainsi dire instinctive avant la révolution a reçu toute la précision et tout l’enchaînement d’une analyse philosophique. La démocratie socialiste a maintenant sa métaphysique ; elle en a même deux : M. Proudhon lui avait donné celle autour de laquelle il s’est fait tant de bruit depuis février ; M. de Lamennais vient de lui en fournir une seconde en publiant le livre : De la Société première et de ses lois, ou de la Religion. La démocratie socialiste est désormais une conception philosophique rigoureuse et réelle ; elle ne se fait plus avec des lambeaux de christianisme un vêtement de sacrilège mascarade. Par l’organe de deux hommes en qui se personnifient ses deux tendances les plus diverses, elle répudie avec éclat le dogme chrétien, en proclame la fin et prétend s’emparer de son héritage. Elle saisit l’homme tout entier et se charge de lui révéler les véritables lois de son être, de répondre à tous les besoins, à tous les désirs, à tous les développemens de sa nature, en un mot, de résoudre tous les problèmes de sa destination. Jamais tentative philosophique ne se présenta en des circonstances plus solennelles et plus menaçantes ; jamais occasion plus facile ne s’offrit à aucun système métaphysique d’établir son ascendant sur les sociétés, car celui-ci a pour complices la souffrance qui pleure au cœur des masses, l’illusion qui les enivre, la passion révolutionnaire qui les emporte. A vos postes donc, et unissez une fois vos armes de combat, gardiens de la société chrétienne et de la société civile, voilà l’ennemi ! Tandis qu’il s’avançait dans l’ombre, tandis que la conspiration philosophique et politique la plus gigantesque qui se soit vue depuis des siècles s’ourdissait à nos pieds sous les catacombes, — rappelons-le à notre confusion, — nous, comme des Grecs bavards, nous bataillions de la langue et de la plume pour la philosophie de salon qui disserte, sous les palmes vertes, sur un fauteuil d’académie, ou pour la philosophie de baccalauréat infligée comme un pensum aux collégiens de seize ans !

Du reste, sans la malfaisante influence que lui prête le malheur des temps, malgré l’arrogance de ses critiques et la superbe de ses conclusions, la philosophie de la démocratie socialiste ne résisterait pas plus que son économie politique à la raison libre et désintéressée. J’en commence l’épreuve par le système de M. de Lamennais.

Ne vous semble-t-il point que personne, en ce siècle, ne devait mieux sentir ce que l’ame humaine exige des systèmes religieux et philosophiques que l’auteur orageux de l’Essai sur l’Indifférence, car est-il quelqu’un qui ait plus connu que lui les inquiétudes de la raison poursuivant la vérité fuyante ? L’homme est sur la terre et cherche cette satisfaction des lois de sa nature que nous appelons le bonheur. Vous qui croyez avoir trouvé le but où tend l’aspiration de l’homme, vous n’aurez justifié votre prétention que lorsque vous aurez répondu à ces interrogations qui pressent sans trêve l’esprit humain : — Qu’est-ce que l’homme ? d’où vient-il ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que Dieu ? Quelle est la destinée de l’homme sur la terre et au-delà de la mort ? Qu’appelle-t-on bien et mal ? Quelle est cette liberté, ce pouvoir qui est en l’homme de faire le bien ou le mal ? Quelle est la sanction morale des actes humains, etc. ? — Questions inhérentes à la nature humaine, qui circulent en elle avec la vie, que rien n’en peut arracher, qui rejaillissent à travers le doute et la croyance, — comme les entrailles renaissantes de Prométhée, — auxquelles il vous faut apporter des solutions complètes, décisives, animées surtout de cette force intime qui commande la conviction et détermine les actes, sous peine de voir vos conceptions répudiées comme arbitraires, illégitimes et fausses. Certes, la pensée seule d’entreprendre une tâche semblable était déjà, chez M. de Lamennais, la preuve qu’il en comprenait toute l’étendue, tout le poids, toutes les obligations impérieuses.

M. de Lamennais le comprend apparemment si bien, il se fait de cette tâche une si vaste idée, que les religions et la plus parfaite de toutes, le christianisme, ne lui paraissent plus donner aux questions soulevées par la destination de l’homme que des réponses insuffisantes, indignes de notre raison, fatales même à notre morale. Les religions ont, en effet, à ses yeux, le tort de se fonder sur un ordre surnaturel qui ne peut tomber sous les conditions de la connaissance rationnelle et qui n’est accessible qu’à la foi. M. de Lamennais demande plus que cela, il veut que les lois de l’homme et de la société première, même dans leurs rapports à Dieu et à la création, se dévoilent à la raison avec la clarté souveraine de l’évidence. Il faut citer les termes dans lesquels M. de Lamennais rejette la révélation et exprime ses exigences, et par là même les engagemens qu’il prend pour son compte : « Aucune erreur, dit-il, n’a jeté de perturbation plus générale et plus profonde dans les idées humaines, ni, par une conséquence nécessaire, dans les relations des hommes entre eux, dans la société tout entière, que celle de l’existence d’un ordre surnaturel, dont les lois ne sont ni les lois internes de Dieu, ni les lois propres de l’univers, mais des volontés de l’Être absolu, lesquelles, n’ayant de raison qu’elles-mêmes, ne peuvent en ce sens être conçues que comme arbitraires… Le système qu’on vient de discuter devait se produire aux époques premières, et il devait aussi, se modifiant selon le progrès de la connaissance, s’évanouir enfin devant la lumière qui, peu à peu, dissipe les ombres où s’égare l’esprit. Il appartient originairement à l’âge poétique du genre humain, à cet âge où l’imagination, avide du merveilleux, s’efforce de résoudre le grand problème de l’homme et de ses destinées, non par les lois universelles des êtres, lois ignorées encore et que le temps seul révèle, mais par l’intervention permanente, immédiate de la cause infinie, dont ces lois ignorées sont le mode nécessaire d’action. Toutes les idées étant confondues, tantôt Dieu, devenu homme, agit selon les pensées et les passions humaines ; tantôt l’homme, devenu Dieu, revêt ses attributs, exerce sa puissance : d’où, en dehors de toute loi, en dehors des lois naturelles de Dieu, en dehors des lois naturelles de l’homme, en dehors de tout ce qui est et peut être, ce fantôme vide qu’on nomme ordre surnaturel. Laissons ces vaines rêveries, fables surannées des peuples enfans, et cherchons, avec le secours de la raison virile et de la science certaine, les véritables bases de la législation spirituelle. » Qu’ont donc appris à M. de Lamennais la raison virile et la science certaine ? Quelles sont ces lois internes de Dieu, ces lois universelles des êtres aujourd’hui « révélées par le temps, » suivant lesquelles la société et l’homme peuvent désormais se développer avec la pleine connaissance de leurs destinées ? Nous l’allons voir. Je résume, avec la fidélité la plus rigoureuse et en reproduisant les expressions mêmes de l’auteur, le livre de la Société première.

Qu’est-ce d’abord que l’homme d’après M. de Lamennais ? Le caractère de l’homme, être intelligent, est de se connaître, parce qu’il connaît Dieu. L’intelligence naît d’une affirmation, du premier jugement par lequel la pensée de l’homme affirme l’existence du monde extérieur et la sienne propre ; mais ce jugement implique l’affirmation de l’être absolu, infini, par conséquent de Dieu. Au moment où l’intelligence s’ouvre, elle découvre l’être absolu par une vision immédiate, et elle le proclame par un acquiescement spontané et un acte de foi nécessaire. Telle est la condition primitive de la connaissance, « et, comme l’objet de la connaissance des êtres intelligens est infini, qu’en pénétrant en Dieu par la vision de l’esprit, ils y découvrent successivement tout ce que renferme l’être absolu, inépuisable, source des réalités contingentes, leur première loi est celle d’un progrès éternel dans le vrai et dans le bien. » De cette condition de la connaissance procèdent, en même temps que la loi du progrès, la liberté de l’homme et l’origine du mal dans l’humanité. « Les êtres intelligens étant en relation immédiate avec le fini et l’infini, avec deux termes incommensurables, qui leur fournissent respectivement des motifs d’action souvent opposés, sont libres par cela même,… d’une liberté relative,… d’autant plus grande que leurs facultés supérieures ont atteint un plus haut degré de développement. Ils connaissent leurs lois et doivent les connaître toujours mieux. En cela surtout consiste le progrès, et cette connaissance, qui fonde leur liberté, fonde aussi le pouvoir redoutable dont ils sont investis de violer l’ordre, ou d’introduire dans l’univers le mal qui ne pourrait s’y produire autrement. Ainsi, chose étrange au premier aspect, le mal, en tant que possible, dérive de la perfection même incomparablement plus grande des êtres intelligens et libres, il est pour eux la condition du bien, selon le mode où ils y participent et sont destinés à l’accomplir. » Enfin, la loi du progrès ne peut s’accomplir pour l’homme qu’au sein de la société, laquelle, « sous sa notion la plus générale, représente parmi les êtres multiples et divers le principe qui, suivant les lois de leurs natures respectives, les unit entre eux, de sorte que de proche en proche ils soient tous ramenés à l’unité universelle. » - « Le caractère le plus marqué de la nature qui distingue exclusivement l’homme est le progrès, un progrès continuel, indéfini, et tout progrès se résume en un progrès social, et aucun progrès n’est possible que dans la société, par l’excitation mutuelle des esprits, la diversité des fonctions dans le travail commun, la succession constante des efforts, la transmission de leurs résultats, qui crée, pour chaque génération, un point de départ plus avancé. L’homme seul n’est donc qu’un fragment d’être ; l’être véritable est l’être collectif, l’humanité, qui ne meurt point, qui, dans son unité, se développe sans cesse, recevant de chacun de ses membres le produit de son activité propre, et lui communiquant, selon la mesure où il y peut participer, le produit de l’activité de tous : corps dont la croissance n’a point de terme assignable, qui, suivant les lois immuables de sa conservation et de son évolution, distribue la vie aux organes divers qui perpétuellement le renouvellent en se renouvelant eux-mêmes perpétuellement. »

Je continue à exposer, je ne discute point encore : je me résigne pour le moment à n’être qu’un fragment d’être, à ne me regarder que comme un organe du seul être véritable, l’humanité. Je vis cependant ; entraîné sur la pente du temps, je sais que je suis né et que je mourrai. Je suis né ; pourquoi ? que signifient mon existence et la création dans les desseins de Dieu ? Je mourrai : que deviendra le fragment d’être qui m’a été départi ? où va l’être véritable, cette humanité dont je suis un organe ? Je vis, c’est-à-dire que, glissant entre deux abîmes d’obscurité, la naissance et la mort, je fais usage de cette faculté active, de ce pouvoir d’accomplir le bien ou le mal que vous appelez liberté ; mais, si aucun rayon ne déchire à mes yeux les ténèbres d’où je sortis et où je vais rentrer, à quelle lumière marchera ma liberté chancelante ? que sera le bien ou le mal devant la fougue ou le caprice de mes penchans ? À ces questions, voici les réponses de M. de Lamennais.

Pourquoi la création ? D’où vient l’univers, et, dans l’univers, l’être intelligent qui en est le regard et l’ame ? « Tout être dérive de l’Être infini et y est contenu… L’univers n’est donc substantiellement que la substance infinie même, affectée d’une limitation qui lui donne, au dehors de l’Être essentiellement un, un autre mode d’existence. » Trouvez-vous l’explication assez claire ? Fallait-il répudier comme une erreur profonde et comme des enfantillages indignes de la raison, virile ces mystères révélés que Bossuet appelait « les saintes obscurités le la foi, » pour nous faire entendre, au nom de la science certaine, cet indéchiffrable langage ? M. de Lamennais croit à la création, il croit que l’univers a eu un commencement ; avant ce commencement, la substance infinie et l’être essentiellement un, hors desquels il n’y a rien et ne peut rien y avoir, sont un seul et même être, une seule et même substance. Et voilà que M. de Lamennais détache une portion de la substance infinie et la pose au dehors de cette même substance pour lui donner un autre mode d’existence, et sa logique admet sans objection cette conception contradictoire, et il trouve que cette hypothèse ne sort point de l’ordre naturel ; et, remarquez-le bien, en faisant de tous les êtres finis, de l’homme, de l’univers, d’autres modes d’existence de la substance infinie, ce qui est le spinosisme pur, il se flatte d’avoir détruit à jamais le panthéisme ! Ce n’est point encore assez de contradictions ; si l’univers est une limitation de la substance infinie, contenue en elle par conséquent, l’univers a toujours existé en Dieu, « sans quoi, d’une part, la durée de l’Être infini ne serait pas une, et d’une autre part, renfermant quelque chose qu’il n’aurait pas renfermé toujours, il ne serait pas infini. Mais l’univers, tel qu’on est obligé de concevoir qu’il a toujours existé dans l’Être infini, n’y a pu être que sous la condition d’unité absolue qui est de son essence, conséquemment encore sous la condition d’une existence purement idéale, compatible avec la distinction typique des choses, exclusive de toute division, de toute séparation réelle ou physique. Or, cette dernière forme d’existence, caractérisée par la division, la séparation réelle ou physique des choses, est à la fois pour l’homme un fait indémontrable et invinciblement admis ; et comme, à l’égard de l’esprit, il n’implique aucune nécessité, on est contraint d’en chercher la raison là où seulement on la peut trouver, dans une volonté libre de Dieu, dont l’action, quelle qu’elle soit, pour opérer ce passage de l’existence purement idéale de l’univers en lui à l’existence réelle ou physique de ce même univers hors de lui, est proprement ce qu’on a nommé création. » Ce qui signifie que la création est un acte arbitraire de Dieu, un fait de l’ordre surnaturel, auxquels ne peuvent s’appliquer les lois naturelles de la raison. Voilà ce que m’enseigne sur ma venue au monde ce philosophe qui m’a interdit de croire aux révélations religieuses, « dont les lois, disait-il avec un présomptueux dédain, ne sont ni les lois internes de Dieu, ni les lois propres de l’univers, identiques à celles de la raison, mais des volontés de l’Être absolu, lesquelles, n’ayant de raison qu’elles-mêmes, ne peuvent, en ce sens, être conçues que comme arbitraires. » Cahoté de contradiction en contradiction, il me rejette, après y avoir éteint la foi, dans les ténèbres du mystère.

Mais où va l’humanité ? quelle est sa fin ? Qu’est-ce que la mort pour l’homme ? Ici encore, M. de Lamennais commence par récuser l’ordre surnaturel et par conséquent la révélation chrétienne : « Soit qu’on regarde, dit-il, aux conséquences qu’a, par rapport au vrai, l’hypothèse d’un ordre surnaturel, soit que l’on considère celles qu’elle entraîne à l’égard du bien ou de la vie sociale et morale, on est également contraint de la rejeter comme une des plus pernicieuses erreurs qui aient pu jamais s’introduire dans le monde, dont elle a été le fléau. » La négation ne pouvait être plus méprisante et plus hautaine ; elle s’attaque surtout à la destinée que l’ordre surnaturel assigne à l’homme par la croyance à une autre vie, où toutes les religions placent la récompense de la vie actuelle et fondent le point d’appui et la sanction de leurs lois. M. de Lamennais refuse à l’homme une autre fin dans une existence ultérieure que celle qui lui paraît assignée par les lois de la nature dans la vie présente. « La fin de l’homme, dit-il, à toutes les phases de son développement éternel, qu’est-ce sinon la fin de la nature humaine, puisque l’homme n’est lui-même que cette nature réalisée au sein de l’univers, ou incarnée dans des organes individuellement distincts, indéfiniment multiples ? Toute autre fin est donc, non-seulement chimérique, mais contradictoire. » Or, d’après M. de Lamennais, la fin de la nature humaine est la même que celle de l’univers ; c’est Dieu, dont l’univers est la reproduction éternelle sous la condition du fini. « L’homme tend à sa fin, comme toute la création, en vertu de ses lois naturelles ; il s’en rapproche ou s’approche de Dieu, suivant la perfection de son obéissance à ces mêmes lois, qui sont les lois de sa vie, les lois de sa conservation et de son développement. Mais le terme où il tend, il ne l’atteindra jamais, parce qu’il ne sera jamais l’être infini. L’homme meurt pourtant, meurt-il tout entier ? Quelle est sa destinée au-delà de la mort ? Ici, le contempteur de l’ordre surnaturel est de nouveau forcé de faire appel à la foi : « Il n’est point, dit-il, de foi plus universelle, plus profonde, plus indestructible que celle à la persistance ininterrompue de l’être, à la perpétuité de la vie. Cette foi spontanée, antérieure à tout raisonnement, à tout système conçu par l’esprit, repose sur un pressentiment qui est dans l’homme la voix de la nature même. » Ainsi, pour gage de l’immortalité de l’ame, M. de Lamennais nous donne un pressentiment ; puis, pour toute lumière sur cette existence future, il présente une induction poétique. « Le progrès possible à l’individu sous sa forme organique actuelle étant accompli, il rend à la masse élémentaire cet organisme usé, et mourir c’est naître. » Enfin, se figurant la nature humaine à travers la série éternelle de ses existences successives, « l’homme, dit M. de Lamennais, aspire à Dieu par une nécessité intrinsèque de son être, et, en aspirant à Dieu, il aspire au bien infini, dont la pleine possession serait cette béatitude parfaite, absolue, toujours par lui si vainement cherchée, car il n’est capable de rien d’infini ; il peut, il doit de plus en plus pénétrer dans le bien, mais jamais il ne le possédera complètement. » S’élevant donc contre les religions qui promettent le bonheur à l’homme dans une vie future, M. de Lamennais s’écrie : « Renonçant à cette vaine fiction de bonheur terrestre, on l’a transportée en une autre vie, où cette dernière fin de l’homme doit, dit-on, être atteinte ; mais là encore, pour peu qu’elle y regarde sérieusement, la raison retrouve l’impossible. En déplaçant le problème, on ne l’a pas résolu, car il renferme une contradiction radicale, la contradiction inhérente à l’hypothèse d’une nature finie possédant un bien infini, l’embrassant, se l’assimilant, selon tout ce qu’il est. Éternellement l’homme y aspire, éternellement il fuit devant lui. Une impulsion native, invincible, le contraint de poursuivre sans cesse ce que jamais il n’atteindra. » Ainsi, sur la fin de l’homme, sur la mort, sur la vie future, la science certaine de M. de Lamennais nous apporte un pressentiment d’immortalité de l’ame, et sa raison virile, qui a pénétré les lois internes de Dieu et les lois naturelles de la création, nous promet, par analogie, une suite d’existences semblables à la vie actuelle, qui en seront seulement la continuation progressive, à peine préférables à celle-ci, puisque, comme elle, elles seront séparées, par l’infini, du bonheur final dont les religions nous offrent la perspective lumineuse.

Mystère et hypothèse, avec des conceptions pareilles dont M. de Lamennais récuse si fièrement l’autorité lorsqu’elles viennent de la religion, quelle prise peut-il avoir sur les intelligences, quelle impulsion décisive et pratique peut-il donner à la liberté et à l’activité humaine ? Sa science n’est pas moins incertaine en effet, ni sa raison plus virile, lorsqu’il arrive à la distinction du bien et du mal. On a vu la loi que M. de Lamennais assigne à l’univers et à l’homme : ils doivent pénétrer par une ascension continuelle dans l’Être infini. Chaque être fini « est associé à l’action de Dieu, à l’éternel travail par lequel Dieu se réalise sous les conditions de la limite et conséquemment d’une évolution sans fin. Ils sont à la fois dans leur ensemble la production de ce travail divin et les moyens, les instrumens par lesquels il s’opère. Créés et créateurs dans la sphère des fonctions qui détermine leur nature respective, ils ne sauraient remplir ces fonctions, coopérer à l’œuvre de Dieu, qu’autant qu’ils sont unis à lui, un avec lui. » C’est d’après cette loi que le bien et le mal se déterminent. Les êtres finis sont soumis à deux lois : « la loi d’unité, qui les relie à Dieu, source de leur être ; la loi d’individualité, qui est la condition de leur être hors de Dieu… Pour les êtres finis, la société implique deux élémens opposés, deux lois contraires harmoniquement liées. L’un de ces élémens, l’unité infinie, est le bien pur, puisqu’il est de Dieu ; l’autre, l’individualité finie, considérée exclusivement en soi, est le mal pur, puisqu’il imprime à l’être un mouvement qui l’éloigne de Dieu ou du principe de l’être. » M. de Lamennais répugne, comme on voit, à ces religions « où, suivant ses expressions, de sombres théories sur le mal et l’origine du mal ont persuadé aux hommes qu’ils naissaient coupables ou souillés. » Aussi insiste-t-il à chaque instant sur sa définition atténuative du mal. « L’individualité finie a sa raison dans la limite qui circonscrit l’être et le concentre en soi ; sans la limite, elle redeviendrait l’unité infinie elle-même. Or, la limite essentiellement et purement négative n’est en ce sens qu’une négation de l’être, seule manière possible de concevoir radicalement ce qu’on appelle le mal. » De là il n’a pas de peine à conclure que le mal étant par son essence purement individuel, ses effets dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique sont renfermés dans des bornes très étroites. Des mêmes prémisses le logicien le moins subtil ferait aisément sortir l’indifférence complète du bien et du mal. Suivez en effet l’enchaînement de ce système : le mal, c’est l’individualité, c’est-à-dire la limite de l’être, c’est-à-dire la condition de la création, puisque la création, comme on l’a vu, c’est la limitation de la substance infinie, c’est-à-dire encore la loi de la réalisation de Dieu dans l’univers, puisque, comme il a été dit ci-dessus, Dieu se réalise sans la condition de la limite ; c’est-à-dire, enfin, pour résumer cette vaste équation, le mal c’est le bien. Arrêtons-nous ici. Il serait inutile d’aller plus loin dans l’examen du système de M. de Lamennais ; nous en savons assez pour mesurer l’impuissance ou plutôt la funeste portée de ses conclusions morales. Que M. de Lamennais expose maintenant avec un mysticisme minutieux et une aride prolixité ce qu’il appelle les lois internes de Dieu et les lois naturelles de l’univers ; qu’il s’efforce de calquer sur ces lois, œuvre de sa raison, les lois fondamentales d’une religion soi-disant naturelle ; qu’il oppose le devoir au droit ; qu’il prescrive à l’homme le sacrifice de son individualité, qui confine au mal et qui correspond au droit, à la société humaine, qui converge au bien et que cimente le devoir ; qu’il nous montre le prix du devoir accompli dans le progrès éternel et infini de l’humanité ou la peine de la loi violée dans une déchéance passagère durant la série sans limite des métempsycoses individuelles ; qu’il nous invite à aimer Dieu, ou, pour parler son langage, à nous plonger toujours plus avant, par notre obéissance aux lois de l’humanité, dans la substance infinie de l’être : toute cette métaphysique arbitraire s’envole au vent comme un fil cassé dont les bouts flottans ne tiennent à rien.

Car, sans compter que la philosophie de M. de Lamennais se détruit, comme on l’a vu, elle-même, sans qu’il vaille la peine de l’attaquer en règle et d’en renverser les prémisses posées par un dogmatisme que la science ne tolère plus depuis Kant, ce système ne peut produire une morale ; disons mieux, sa morale est l’assemblage des erreurs où tombent les écoles les plus contraires. Elle réunit l’indifférence du déiste, le quiétisme vaporeux du mystique, l’optimisme complaisant du panthéiste, l’inertie désespérée du fataliste, conclusions qui, directement ou indirectement, attachent l’homme à la terre et conspirent au triomphe du sensualisme. En effet, Dieu et l’aspiration vers Dieu, voilà toute la philosophie de M. de Lamennais, la connaissance de Dieu subordonnée aux lois de la nature et de la raison, l’assimilation de Dieu opérée par l’obéissance et le sacrifice de l’homme aux lois de l’humanité découvertes et sanctionnées par l’intelligence d la volonté du plus grand nombre. Or, un Dieu qui n’est accessible qu’à notre raison ne peut être pour nous qu’une chose abstraite, sans influence possible sur nos facultés affectives et actives, parlant aussi peu à nos cœurs que la figure d’un triangle équilatéral, aussi incapable d’inspirer l’amour que l’anatomie d’un squelette de réveiller l’épanouissement radieux de la beauté, ou la décomposition des couleurs dans la chambre obscure de suppléer à la blonde lumière du soleil. À quel titre M. de Lamennais m’impose-t-il la reconnaissance comme un devoir envers ce Dieu dont je suis moi-même une partie, une réalisation fragmentaire ? Que m’importe un Dieu dont vous me déclarez que je serai toujours séparé par l’infini et par l’éternité ? Pourquoi garderai-je devant ma pensée cette image qui, m’attirant et me fuyant sans trêve, ne doit être pour moi qu’une tromperie éternelle ? Vous me promettez le progrès, mais vous le définissez tel que les mythologies dépeignent les supplices infernaux ; votre progrès est une faim sans apaisement, une soif jamais assouvie. Laissez-moi donc retourner toutes mes aspirations sur la vie terrestre ; laissez-moi poursuivre, suivant les impulsions de ma nature, tout ce que je pourrai saisir dans la fuite de mon existence de bonheur ou d’ombre de bonheur ; et, si vos hypothèses doivent se réaliser au-delà de la mort, laissez-moi encore marcher avec sécurité vers mes destinées futures, sur la foi de la devise que Maupertuis a léguée aux socialistes : « Tout ce qu’il faut faire dans cette vie pour y trouver le plus grand bonheur dont notre nature soit capable est, sans doute, cela même qui doit nous conduire au bonheur éternel. »

Telle est la conséquence pratique à laquelle je défie le système de La société première de se soustraire. Que reste-t-il donc à M. de Lamennais ? L’homme dans l’humanité ; l’individu et la société : l’homme auquel il impose le sacrifice de sa raison à l’instinct des masses, de son intérêt à la volonté des masses ; masses, ou peuple assemblé, à qui il attribue « le sentiment du bien, du juste dans sa pleine spontanéité et son souverain empire ; foule émue d’où s’élève le grand, le vrai, l’éternel cri de l’ame humaine. » Mais affirmer l’infaillibilité de l’instinct des masses, exiger de l’homme le sacrifice de son individualité aux masses lorsque ce n’est plus au nom et sous la sanction efficace et persuasive d’une autorité religieuse, c’est livrer la vérité en proie aux caprices de la force et la liberté à la plus écrasante tyrannie. Cela peut satisfaire la prétention de la démocratie socialiste, mais c’est précipiter l’homme au dernier degré de l’avilissement, et, après lui avoir ravi ses immortelles espérances, c’est le river à l’esclavage au sein d’un chaos tempétueux.

Chose triste et digne de remarque ! on dirait que M. de Lamennais, malgré l’emphase de ses promesses, a plusieurs fois senti lui-même la fragilité de son édifice à mesure qu’il le construisait. Ainsi, ce penseur si convaincu que la société ne peut vivre dans l’ignorance de ses lois premières, ce philosophe indocile qui dénie le secret de ces lois aux religions révélées, laisse échapper l’aveu « qu’il n’attribue pas à ses idées à l’égard du dogme plus d’autorité que n’en peuvent avoir de simples convictions personnelles fondées sur des séries convergentes de preuves, mais dont néanmoins la valeur ne cesse pas de demeurer incertaines jusqu’à ce qu’elles aient été vérifiées suffisamment. » Ailleurs encore il déclare que « nul aujourd’hui ne peut que soumettre au jugement de la raison commune, ce qui lui semble vrai ; car nous vivons en l’un de ces temps où, les vieux systèmes tombant partout en ruine, aucune doctrine ne les a remplacés encore, n’est encore admise par les esprits qu’inquiète et tourmente le vide qu’en s’en allant ont laissé en eux les croyances sur lesquelles reposaient et la paix des ames satisfaites dans un de leurs plus impérieux besoins, et l’ordre entier moral et social. » Eh bien ! le même homme, qui connaît le vide funeste que laissent les croyances, repos des ames, sanction de la morale, base des sociétés ; celui-là même qu’on vient de voir si peu assuré de la vérité des idées qu’il propose pour remplir la place des croyances, ose encore, vers la fin de son livre, porter aux religions ce défi emporté : « En s’opposant au libre usage de la raison, en soumettant les peuples à une puissance au-dessus de tout contrôle, en les réduisant à l’aveugle obéissance des brutes, les révélations ont produit des maux effroyables. Maître et en quelque sorte propriétaire de l’humanité, le prêtre serait devenu sur la terre le Dieu qu’il représentait, s’il n’avait rencontré dans l’humanité même et ses lois éternelles un obstacle heureusement invincible. Cet obstacle grandissant toujours, à mesure que croissaient les lumières, on s’est toujours aussi rapproché de l’ordre véritable, et l’on y entrera tout-à-fait quand la religion mieux conçue cessera, comme le sacerdoce, d’être aux yeux des hommes une institution surnaturelle originairement, et quand elle ne sera pour eux que ce qu’elle est en réalité, la plus haute expression de leur nature même et la suprême législation. » Et celui qui proclame ainsi d’une voix si haineuse et si téméraire la fin des religions est le philosophe dont nous entendions tout à l’heure le balbutiement confus, contradictoire, inintelligible ! Celui qui a écrit ces lignes s’appelle Lamennais ! et lui-même il a écrit autrefois cette phrase : « Oui, quiconque ayant cru cesse de croire cède à un intérêt d’orgueil ou de volupté, et, sur ce point, j’en appelle sans crainte à la conscience de tous les incrédules[1]. » Qu’ajouter à la douloureuse éloquence d’un pareil rapprochement ? M. de Lamennais pense donc que le christianisme « réduit les hommes à l’aveugle obéissance des brutes. » Je ne répondrai pas moi-même ; mais Bossuet a répondu pour toujours à « ce superbe qui croit s’élever au-dessus de tout et au-dessus de lui-même, quand il s’élève au-dessus de la religion qu’il a si long-temps révérée. » Écoutez cette raison majestueuse et souveraine : « C’est contre cette autorité que les libertins se révoltent avec un air de mépris ; mais qu’ont-ils vu, ces rares génies, qu’ont-ils vu plus que les autres ? Quelle ignorance est la leur ! et qu’il serait aisé de les confondre, si, faibles et présomptueux, ils ne craignaient d’être instruits ! car pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu’ils y succombent, et que les autres qui les ont vues les ont méprisées ? Ils n’ont rien vu, ils n’entendent rien… Leur raison qu’ils prennent pour guide ne présente à leur esprit que des conjectures et des embarras ; les absurdités où ils tombent en niant la religion deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne, et, pour ne vouloir pas croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l’une après l’autre d’incompréhensibles erreurs. » Trouvez-vous que la parole chrétienne ait vieilli dans la bouche de Bossuet ? Vous qui avez suivi les pénibles aberrations de l’auteur de la Société première, dites, après les insolens arrêts de mort portés contre le christianisme, de quel côté resplendit la vie immuable et triomphante !

Mais voici un ennemi à la fois plus brutal et plus logique, M. Proudhon. Celui-là entre en matière avec les gestes et les bravades d’un boxeur ; il y met encore moins de façons. Dans un de ses derniers pamphlets (le Droit au travail et le Droit de propriété), considérant le christianisme comme enterré, et tenant les clés du tombeau dans sa poche, il argumente sur la propriété d’après l’exemple du christianisme, et signifie sa fin à celle-là sur le billet de mort de celui-ci. Pour M. Proudhon, le fait a la certitude logique : c’est aussi nécessaire qu’une conclusion au bout d’un syllogisme ou qu’une synthèse juchée sur une antinomie. Notre homme dit du moins sa pensée avec franchise, pour parler poliment. Il ne veut pas, lui, fonder la société sur le sentimentalisme. Il part de l’individualité : chacun ne doit à la société que dans la proportion de ce qu’il reçoit d’elle ; le droit vient avant le devoir ; donnant donnant, voilà les conditions du marché que l’individu passe avec l’humanité ; on ne vous demande pas de sacrifice, on réclame son dû ; ce dû, c’est l’égalité complète entre les hommes dans les conditions matérielles de l’existence surtout ; quiconque a plus que moi me vole et m’assassine. Fraternité, chanson à lanterner les imbéciles ; c’est solidarité qu’il faut dire. Qu’on ne parle plus d’abnégation, de charité, de récompenses dans une autre vie ; vous avez affaire à un frère Jean qui ne donne pas la vie présente à crédit, qui la vend au comptant, à un Panurge qui mieux estime cul-de-jatte vivant qu’empereur mort ou saint en niche. Ce féroce goguenard a trouvé l’affaire de la pauvre humanité : il l’organisera en une vaste commandite, sous la raison sociale : Humanité, compagnie générale d’assurance et banque universelle d’échange. Dans cette belle machine, où s’accompliront sans repos, jusqu’à la fin des temps, la thèse, l’antithèse et la synthèse de l’échange, régnera le bien-être, sous le pontificat des teneurs de livres ; mais la sainteté, l’héroïsme et le génie sont exclus de ce paradis comme oisifs, parasites ou monopoleurs. — Dans ce cas, répliquez-vous galamment avec tous les gens de cœur et d’esprit, nous nous tiendrons à la porte. — Oui, et vous nous donnerez des nouvelles du christianisme et de la propriété !

On a peur, au premier abord, de se prêter à une mystification en prenant au sérieux, non pas le talent, mais le système de M. Proudhon. Il y a chez lui des qualités d’esprit et des résultats d’étude si remarquables qu’on hésite à le croire dupe de la farce grossière qu’il joue. Il y a quatre hommes dans M. Proudhon : un écrivain, un logicien, un économiste et un révolutionnaire. Cet écrivain d’un si bon flair grammatical peut-il parfois se tromper à ce point sur le sens des mots ? Ce logicien si rompu aux ruses de la dialectique peut-il faire, sans s’en douter, de pareilles confusions d’idées ? Cet économiste si sagace dans l’analyse des systèmes et des lois de la science de la richesse peut-il commettre, sans s’en apercevoir, les balourdises d’un ignorant fieffé ? Ou bien ne faut-il voir dans les monstruosités qu’il débite que l’effronté calcul d’un spéculateur de famosité qui coupe la queue de son chien et mutile les statues des dieux avant d’être Alcibiade ? On se poserait ces questions, si M. Proudhon n’était pas révolutionnaire ; mais c’est la passion révolutionnaire qui l’emporte, c’est la passion révolutionnaire, c’est la fureur froide dont elle l’anime qui aveugle en lui l’économiste, le philosophe et l’écrivain. La science et le talent ne sont pour M. Proudhon que des moyens d’irriter les passions populaires, des trompettes de guerre et de destruction. M. Proudhon se prend donc aux embûches qu’il tend à l’ignorance des masses, et les qualités de son intelligence ne font que rendre ses bévues plus ridicules et plus honteuses.

Le premier succès de M. Proudhon fut de désorienter son monde par l’abus d’un système logique qu’on n’avait point vu encore appliquer chez nous aux discussions philosophiques et morales. L’étrangeté de cette dialectique, bien plus que sa rigueur apparente, le flegme cynique, la morgue pédante et narquoise avec laquelle M. Proudhon maniait cette machine inconnue, déroutèrent un moment ses premiers adversaires. Un écrivain très compétent et très spirituel nous a appris, dans ce recueil même, à quelle école étrangère M. Proudhon emprunta sa méthode. Le socialiste gaulois tenait cette discipline de Hegel et de ses héritiers les plus exagérés, il a eu tout simplement le mérite d’introduire chez nous, pour les idées, l’exercice à la prussienne. Ce n’est point de quoi je le blâme. Je blâme l’usage absurde qu’il a fait de cette méthode, l’employant à détourner le sens des mots et la génération naturelle des idées, et l’appliquant illégitimement à des matières qui échappent à la pesanteur de ses évolutions. Au reste, quand on a vu pendant quelque temps M. Proudhon se dandiner, comme une antithèse vivante, sur les deux échasses de l’antinomie, rien de plus facile que de donner le croc-en-jambe au Croquemitaine, et on éclate de rire en reconnaissant, sous la mine menaçante du monstre, les masques de comédie les plus bouffons. Le livre des Contradictions économiques est, par exemple, quelque chose de pantagruélique comme la délibération sur le mariage de Panurge, et de grotesque comme les réponses de Marphurius à Sganarelle. M. Proudhon a parfois, contre les économistes, des fureurs aussi doctes et aussi drôles que celles de Pancrace. Ces pauvres raisonneurs sont à chaque instant convaincus, les ignorans, ignorantissimes, ignorantifians, ignorantifiés, d’ignorer Aristote et de commettre des syllogismes in Balordo. M. Proudhon, c’est une justice à lui rendre, a prouvé, lui, qu’il était de force à ajouter à la logique de Hegel un fameux chapitre sur les chapeaux !

M. Saint-René Taillandier a expliqué ici les artifices et les faiblesses de la logique de M. Proudhon ; il n’y a plus à y revenir. Je vais seulement signaler un exemple flagrant de la mauvaise foi ou de la maladresse avec laquelle M. Proudhon raisonne sur les matières les plus graves ; je le prends dans la publication populaire à laquelle je faisais allusion tout à l’heure, ce qui me fournira en même temps l’occasion de toucher à une des erreurs fondamentales de la philosophie de M. Proudhon. Il s’agit du jugement par lequel il annonce la fin du christianisme et son antagonisme avec la société moderne. Je cite, dans sa crudité blasphématoire, un des passages les plus saillans : « Nous ne croyons plus à la présence réelle, à la procession du père et du fils, à l’éternité des peines, au jugement dernier ; nous nous moquons des miracles rapportés dans la légende évangélique aussi bien que de la grace efficace ; nous rompons, en toute sécurité de conscience, la loi du jeûne, et, quand a sonné pour nous la dernière heure, nous rendons paisiblement le dernier soupir sans prendre congé du prêtre. Mais le système de Copernic, de Galilée et de Newton s’enseigne dans toutes nos écoles, sans crainte de l’inquisition ; mais la philosophie de l’histoire et des langues n’a plus à redouter les censures de l’église ; mais le dogme de la souveraineté du peuple efface celui de l’infaillibilité du pape ; mais nous pouvons, socialistes, poser en face de l’égalité devant Dieu l’égalité devant le travail, et, à côté du droit divin de propriété, proclamer le droit humain de la solidarité sociale. Que ceux qui parlent de restaurer parmi nous la religion et la foi nous disent à laquelle de toutes ces libertés ils en veulent. »

Ce défi, envisagé au point de vue logique, abstraction faite de la forme interpellative, réunit trois propositions en un syllogisme. Seulement le syllogisme est renversé ; qu’on me permette, suivant un procédé employé souvent par M. Proudhon, de le rétablir dans la formule scholastique. Ce syllogisme s’énonce alors ainsi : Majeure : la foi et la liberté ne peuvent exister ensemble ; mineure : or, le système de Copernic est librement enseigné, etc. (placez ici la kyrielle des mais et des libertés dont nous jouissons) ; conclusion : donc, nous ne pouvons plus croire à la présence réelle, etc. (ici la litanie des choses auxquelles nous ne devons plus croire). Que dites-vous de cette façon de raisonner ? La foi et la liberté sont incompatibles ; or, la Sorbonne ne fait plus brûler par la main du bourreau les livres des philosophes ; donc, il n’est plus possible que l’on croie, en France, à la présence réelle. La souveraineté du peuple a remplacé le pouvoir absolu des rois ; donc, l’infaillibilité du pape n’existe plus pour les fidèles, donc encore, personne ne saurait plus jeûner. Nous n’avons pas besoin de cracher cent mots de pédant et de dire à M. Proudhon comment s’appellent en latin et en grec les fautes de ce syllogisme pour faire sauter aux yeux l’énormité de son raisonnement. La choquante absurdité de la conclusion résulte de l’illégitimité de la majeure : la religion et toutes les libertés sont incompatibles. On a ici un exemple sensible des tours que la dialectique antinomique joue à M. Proudhon ; toutes les fois que M. Proudhon rencontre une idée, il la prend au sens absolu et l’oppose à une idée contradictoire également prise au sens absolu. Il oublie le mot de Montaigne, qui semblait prévoir l’antinomie, lorsqu’il disait : « Les extrémités de notre perquisition tombent toutes en éblouissemens. » Attribuant presque toujours à des notions concrètes, particulières, des propriétés mathématiques, il les fait se détruire l’une l’autre, comme se détruisent, en algèbre, les quantités positives et les quantités négatives. Ainsi, dans le cas présent, M. Proudhon annonçait la ruine du christianisme ; il avait besoin d’un terme contradictoire à l’idée de religion, et voici l’opération qui s’est faite dans son esprit. La religion, c’est l’autorité ; l’antagoniste de l’autorité, c’est la liberté ; donc, la religion est tuée dès que la liberté existe. Supposez que M. Proudhon eût voulu nous annoncer la mort de la poésie, qu’y a-t-il de plus contraire à la poésie que la mécanique ? Notre siècle s’immortalise par les plus puissantes inventions de machines, par les plus merveilleuses réalisations industrielles ; donc, il n’y a plus de poésie ; Fulton a inventé la machine à vapeur, donc Byron n’était pas poète ; l’Europe se couvre de chemins de fer, donc on ne comprend plus Goethe et Chateaubriand. Voilà des démonstrations certaines comme la géométrie, car vous saurez que notre Aristote en partie double a la prétention de n’admettre, en métaphysique et en morale, que les preuves arithmétiques, et que, comme don Juan, il résumerait volontiers en ces deux articles le symbole de sa foi : « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. »

Tous ces piéges maladroits de grammairien scholastique seraient au-dessous du dédain d’un honnête homme, s’ils n’aboutissaient à l’impiété que le socialisme offre comme une amorce aux passions populaires. La liberté a tué le christianisme ; on a besoin de persuader ce mensonge au peuple, parce que le christianisme, plaçant au-dessus de cette vie la fin de l’homme, est l’antagoniste radical, invincible, éternel du socialisme. Mais, toutes les fois que M. Proudhon oppose les conquêtes de la liberté à la religion, il commet historiquement et philosophiquement deux méprises grossières. La religion, dans les sociétés humaines, s’est toujours trouvée mêlée plus ou moins aux institutions politiques, et il ne pouvait en être autrement, puisque la politique et la religion se partagent le même empire, qui est l’homme. Il est donc arrivé, dans la suite des siècles, que telles ou telles institutions purement politiques, passagèrement associées à la religion, en ont été détachées et ont disparu. Le plus grand progrès accompli à travers tant de maux depuis la réforme est précisément la séparation qui s’est opérée, dans l’organisation des sociétés modernes, entre le double domaine de la religion et de la politique. Ce partage, il faut le dire, s’est fait au nom et en vertu de la liberté, mais, tous les événemens de ces trois siècles le proclament, dans l’intérêt de la liberté religieuse aussi bien que dans l’intérêt de la liberté politique. La religion s’était placée sous le protectorat despotique de César, ou s’était emparée elle-même des attributions temporelles de l’empire : aujourd’hui elle s’est progressivement dégagée d’une situation antipathique à sa vraie nature, où elle échangeait quelques-uns des plus tristes privilèges de la tyrannie matérielle contre des chaînes spirituelles qui étouffaient sa puissance propre ; aujourd’hui, les croyances religieuses et les opinions philosophiques ne subissent plus le joug du pouvoir temporel, et les opinions politiques ne relèvent plus du dogme religieux. La foi, revenue à la liberté immatérielle qui est son essence, ne s’adresse plus qu’à l’intimité des consciences, et n’invoque pour ses lois que la sanction morale qu’elle possède dans l’adhésion spontanée du croyant. Elle n’exerce sur les ames aucune contrainte violente ; elle n’emprunte au pouvoir politique aucune de ses pénalités : la religion et l’état se partagent l’homme par une limite fatale, le tombeau ; et la foi n’atteint plus, par les récompenses ou les expiations, que l’homme renaissant à l’immortalité de l’autre côté du sépulcre. Dieu, enfin, a remis une seconde fois au fourreau le glaive de saint Pierre. Ceci explique pourquoi M. Proudhon peut nier la présence réelle sans craindre, Dieu merci ! le bûcher ; mais en quoi cela prouvera-t-il qu’il y ait incompatibilité historique entre la foi et la liberté, et que celle-là doive s’anéantir dans les sociétés où celle-ci prévaut ? La société s’est sécularisée, elle s’est faite exclusivement laïque, elle a proclamé dans ses institutions politiques, non certes, comme le disait autrefois M. de Lamennais, son athéisme, mais son incompétence. Politiquement donc, au lieu de tuer le christianisme, la liberté l’affranchit des liens terrestres et le ramène à la pureté de son origine et de sa fin.

L’incompatibilité prétendue entre la liberté et la foi est, au point de vue scientifique et philosophique, une erreur tout aussi triviale et non moins absurde. Le progrès de la civilisation moderne attesté par M. Proudhon témoigne irréfutablement contre elle. Il serait puéril aujourd’hui de montrer qu’entre les sciences physiques, les sciences d’induction et la foi, il n’y a pas seulement matière à hostilité. M. Proudhon en est si bien persuadé lui-même, que, voyant toutes les grandes découvertes scientifiques de notre temps aboutir, toujours de merveille en merveille, à de nouveaux mystères, il s’écriait, dans la préface des Contradictions économiques, que « l’univers est un laboratoire d’alchimie. » La science de ce siècle ne conclut plus au matérialisme ; la religion, de son côté, a aussi bien distingué son domaine de la sphère scientifique que des frontières de la politique. Dans leur première infatuation, il est vrai, les savans crurent que la foi et la poésie allaient s’évanouir devant leurs découvertes : les savans irréligieux annonçaient la fin du christianisme, les savans religieux traitaient la poésie, avec le grand Newton, de « vain non-sens ; » mais la conscience du genre humain répond toujours aux uns et aux autres, comme Shakspeare : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que vous n’en rêvez dans votre science. »

There are more things in Heaven and Earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosophy.

L’antagonisme de la philosophie est plus réel, je l’avoue ; mais reste à savoir s’il est redoutable. Dans cette confusion qui trouble la Babel philosophique, sur cette spirale toujours croulante et qu’elle reconstruit sans cesse avec les ruines de ses propres systèmes, je ne comprends pas l’aveugle impertinence avec laquelle chaque idéologue nouveau vient annoncer, en s’affaissant sur lui-même, la fin des religions. La philosophie moderne a accompli, depuis le XVIe siècle, deux évolutions gigantesques : la première par l’initiative de Descartes, la seconde sous l’impulsion de Kant ; et deux fois, après d’admirables tours de force de logique et d’imagination, elle est revenue à son point de départ. « La philosophie, à sa dernière heure, écrivait M. Proudhon lui-même au début de ses Contradictions économiques, ne sait rien de plus qu’à sa naissance ; comme si elle n’eût paru dans le monde que pour vérifier le mot de Socrate, elle nous dit, en se couvrant solennellement de son drap mortuaire : Je sais que je ne sais rien. » Or, rappelons-nous la prétention de la philosophie contre la religion : elle se vantait de pouvoir éclairer et diriger l’homme sur les problèmes de sa destination, de lui dire ce qu’il est, d’où il vient, où il va ; de lui apprendre s’il y a un Dieu, s’il a une ame immortelle, si la création a un but, et quel est le sens de la vie. Si la philosophie avait apporté jamais à ces problèmes une solution fixe, concluante, rassurante, répandant et imposant la conviction par l’impérieux rayonnement de son évidence, la philosophie aurait détrôné la religion et pourrait prononcer la déchéance du christianisme ; mais, depuis qu’il y a des philosophes qui pensent, qui cherchent, qui nient, qui dogmatisent, en est-il un seul qui ait terrassé le doute et délivré Prométhée du rongeur éternel ? Descartes n’a point suffi à Spinoza, lequel n’a point entraîné Leibnitz, qui n’a pas convaincu Kant, lequel n’a point satisfait Fichte, qui n’a point contenté Schelling, au-delà duquel a marché Hegel, dépassé lui-même par les humanistes et par M. Proudhon. Le dernier mot de ceux-ci est-il acceptable à la conscience du genre humain ? C’est au contraire celui qui la révolte le plus et qu’elle repousse comme sa mort ; car, désespérant de résoudre le problème, ne découvrant, par la puissance d’une logique effrénée, que l’impuissance radicale de la raison, ils pensent faire disparaître la difficulté en la détruisant par une sorte de négation furieuse, comme si elle n’était qu’une création arbitraire de l’esprit humain. La philosophie avait commencé par un acte d’humilité dans la bouche de Socrate, elle finit par une imprécation dans la bouche des philosophes du jour. Comme elle n’a pu parvenir à prouver l’existence d’un Dieu personnel et distinct de l’univers : Dieu, c’est l’humanité, disent les jeunes hégéliens ; Dieu, c’est le mal, dit M. Proudhon ; il faut le chasser de notre conscience. C’est avec une conclusion qui fait frémir l’esprit humain et baffoue le sens commun que ces forcenés viennent nous annoncer la fin de la religion ! Ils ne voient pas que les avortemens de la philosophie, et ils en sont au milieu de nous l’exemple le plus éclatant, apportent en tous les temps à la religion cette confirmation mathématique qu’on appelle la preuve par l’absurde.

Telle est pourtant l’extrémité où la philosophie socialiste et révolutionnaire est forcée d’arriver avant même de jeter les fondemens de sa réalisation économique. Remontez en effet le cours de sa déduction : pour triompher, il ne suffirait point qu’elle persuadât aux hommes que chacun peut trouver ici-bas la part de bonheur que notre nature comporte, et que la société peut et doit donner à tous l’égalité du bien-être ; il faut plus encore : il faut allumer dans les cœurs la soif de saisir sur-le-champ et par tous les moyens les jouissances qui leur sont promises. Pour cela, il faut concentrer sur la vie terrestre tous les appétits, toutes les aspirations et toutes les espérances ; il faut, par conséquent, nous enlever la pensée de Dieu et nous étourdir sur le souci de la vie future. Sans cela, le socialisme n’a point d’aiguillon assez fort et ne peut achever avec sécurité son entreprise. Comme philosophe, M. Proudhon est donc le plus conséquent des socialistes. Don Juan, a-t-il écrit quelque part, est aussi ancien que le monde. Quand le socialisme prophétise au peuple les jouissances matérielles sous l’invocation du blasphème, il me semble voir, en effet, don Juan tentateur faisant l’aumône au pauvre de la forêt : « Tu passes ta vie à prier Dieu, et tu meurs de faim !… Je m’en vais te donner un louis d’or tout-à-l’heure, pourvu que tu veuilles jurer. »

Mais, comme le crie la voix céleste dans le Paradis du Dante, « ô égarement des préoccupations humaines ! qu’ils sont faibles et défectueux ces raisonnemens qui appesantissent le vol de l’ame sur les bassesses de la terre ! »

O insensata cura dei mortali :

Quanto son difettivi sillogismi

Quei che ti fanno in basso batter l’ ale !


En vain, dans sa froide exaltation, M. Proudhon dit à l’humanité : « Il faut que vous saisissiez les rênes du progrès, ces rênes qu’a tenues seules jusqu’ici l’incompréhensible Providence !… La Providence qui nous a conduits jusqu’à cette heure est incapable par elle-même de nous mener plus loin. À l’homme de prendre sur le char la place de Dieu !… » La conscience se soulève tout entière contre ce hideux cri de rage d’un orgueil aride dont les excès mêmes proclament l’impuissance. Pour fuir l’horreur de ces sinistres conséquences qui la remplissent de désolation, elle se réfugie dans la foi avec une confiance plus vivace. L’humanité est trop enveloppée de misères et de faiblesses pour s’enrôler dans cette insurrection de Titan. Des multitudes en démence pourront bien répondre un jour par le meurtre à l’impie férocité de provocations comme celles-ci : « Non ! par les flammes de Némésis, quand le peuple ne se venge pas, il n’y a plus de Providence. » Mais l’humanité ne peut croire à une doctrine désespérante, qui, irritant jusqu’à la fureur le sentiment de nos maux, nous emprisonnant sur la terre et nous interdisant de chercher les consolations et le repos plus haut et plus loin, déchaînerait sur cette vie tous nos désirs et toutes nos convoitises, nous mettrait les armes aux mains pour disputer à nos semblables la plus fugitive apparence du bien-être et du plaisir, transformerait ce monde en un radeau de naufragés s’entredévorant sur un océan noir et sans rivages, et ferait naître tous les crimes de la société même instituée pour les prévenir.

La foi se redresse donc victorieuse sous le choc de ce duel à outrance. La foi seule, aujourd’hui comme au temps de saint Augustin, comme au temps de Bossuet, explique aux hommes la signification de la vie. Avec elle renaît l’amour, et le sacrifice retrouve un aliment et une sanction. Tout prend un sens : la résignation qui l’accepte et la charité qui la soulage savent ce qu’est la souffrance. La vie présente s’élève et s’épure en se reflétant sur l’immortalité. L’homme, au lieu de pousser ces cris de désespoir que lui arrache le vide des satisfactions humaines quand il les a goûtées, bien plus douloureusement que leur mirage lorsqu’il les poursuit sans les atteindre, sait que la vie, suivant le mot de Bossuet, est l’apprentissage de la mort. La liberté est comprise, et en même temps la destination de l’individu et la marche providentielle de l’humanité. C’est la liberté qui périt sous les systèmes socialistes. Le socialisme s’occupe exclusivement de l’humanité. Il voit la forêt et n’aperçoit pas les arbres. Il organise la vie sociale et après il abandonne l’individu, sans songer que toutes les altérations du milieu qu’il traverse ne changent rien à la nature de l’homme personnel et libre ; qu’on n’a rien fait pour son bonheur et sa sécurité en augmentant les objets de ses désirs et le cercle de sa puissance ; que tout dépend enfin du choix de sa liberté et de la façon dont elle gouverne ses facultés agrandies. Il est faux, et il répugne au christianisme comme à notre nature, que les destinées de l’individu soient asservies aux destinées prétendues de cet être abstrait, impersonnel, idéal, qu’on appelle l’humanité. L’humanité, quelle est cette femme ? pourrait-on demander en répétant la question de M. de Maistre sur la nature. L’humanité, collection d’êtres individuels et libres, n’est pas la fin de ces êtres, elle n’est que le milieu où s’accomplit leur développement moral, le champ qu’ils traversent pour étendre et exercer leur liberté. Elle ne peut pas renfermer une loi supérieure à celle qui gouverne l’homme réel, l’individu. Le moyen ne peut être plus grand que le but. L’humanité, c’est-à-dire la marche des sociétés, c’est-à-dire encore le progrès dans toutes ses applications à la science, à la politique, à l’économie politique, à l’industrie, n’a donc qu’une loi : ce n’est pas la poursuite du bonheur, c’est l’augmentation indéfinie des forces soumises à la liberté humaine, c’est l’accroissement incessant de la liberté de chaque homme. Dieu l’a voulu ainsi, en assignant pour mission à l’homme sur la terre, d’un côté la conquête de la nature qui multiplie les moyens d’action de la liberté, et de l’autre la victoire de la liberté sur elle-même par son sacrifice volontaire au devoir. Nous savons donc où nous allons ; nous savons qu’en politique comme en économie politique, nous devons, d’un effort constant, travailler à délivrer tous les hommes de l’esclavage de misère physique et d’ignorance morale dont nous ne secouerons jamais sur la terre les dernières chaînes ; nous savons qu’il ne saurait y avoir de vérité en politique et en économie politique dans des systèmes qui feraient violence à la liberté humaine ; nous savons par conséquent que le socialisme, partant d’une imposture philosophique, doit aboutir fatalement à une absurdité économique.

Eugène Forcade.

  1. Essai sur l’Indifférence, t. I, p. 251.