La Guerre du socialisme/02

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La Guerre du socialisme
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 983-1005).
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LA


GUERRE DU SOCIALISME.




II.

L'ECONOMIE POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE ET SOCIALE.

I. — Publications socialistes, etc.

II. — Lettres sur l’Organisation du Travail, par M. Michel Chevalier. — Petits Traités publiés par l’Académie des Sciences morales.




Les conclusions morales et religieuses du socialisme sont irrévocablement fixées. Il est prouvé qu’elles sont fondées sur un mensonge il n’y a pas d’autre destinée pour l’homme que sa destinée présente ; l’homme doit chercher et trouvera sur la terre la fin de sa nature et le bonheur. Il est prouvé, par la déclaration retentissante des adeptes les plus conséquens ou les plus impudens de la secte, que le socialisme est la négation la plus radicale et la plus hostile de la foi et de la morale chrétiennes, Il est prouvé que, pour souffler au cœur du peuple la flamme des guerres civiles et le convertir au devoir révolutionnaire de l’insurrection, le démon socialiste, l’enlevant au sommet des palais d’où il montre à son imagination hallucinée les richesses du monde, distille froidement dans son ame l’orgueil athée et les convoitises matérialistes. Mais, quand nous avons démasqué ainsi le leurre impie des promesses socialistes, ceux de cette secte croient triompher de nous en prenant le change sur nos intentions et nos doctrines. On n’a pu persuader à notre raison ni à notre cœur que le mal et la souffrance seraient jamais bannis de la terre par des constitutions politiques et des combinaisons industrielles ; donc, nous dit-on (lisez le livre de M. Vidal sur la Répartition des richesses), c’est vous qui voulez le mal et le perpétuez : vous faites Satan égal à Dieu ; vous êtes manichéens ! Je m’étais figuré que, depuis le Martin de Candide, il n’y avait plus de manichéens dans le monde. Il y a vous, s’écrient les socialistes. Misérable façon de se débarrasser d’une difficulté philosophique insoluble ! Nous ne nous sommes jamais vantés, nous, d’expliquer à la raison l’origine du mal : est-ce notre faute si les socialistes, plus présomptueux, n’y ont point réussi ? Les contradictions où ils tombent semblent au contraire ajouter des difficultés nouvelles à l’obscurité de ce formidable mystère. Ils se flattent de vaincre le mal dans l’avenir ; quand cette prétention serait légitime, auraient-ils expliqué en cela les douleurs des générations passées et la fatalité des souffrances présentes ? Si les races futures doivent être affranchies du malheur, pourquoi les races éteintes et les races vivantes y furent-elles soumises ? Au point de vue philosophique, le problème est le même ; et comme ils ne l’ont point résolu, les socialistes, puisque c’est leur mot, sont plus manichéens que nous : ils ont, en effet, à concilier l’optimisme de leurs vues sur l’avenir avec le pessimisme de leurs invectives contre la société actuelle. Par quelle inconcevable pirouette d’esprit, eux qui ne voient que félicités dans l’horizon de demain accusent-ils avec tant d’imprécations et de cris de rage l’étape d’aujourd’hui ? Comment se peut-il que la société soit si mauvaise et si condamnable en ce moment ? comment mérite-t-elle toutes les révolutions et tous les châtimens que vous appelez sur elle avec furie, si, comme vous le professez, vous les grands prédicateurs du progrès, elle va spontanément, par sa pente naturelle, au bien et au bonheur ? Avant de nous sommer de lui dévoiler le secret de Dieu, le Janus socialiste devrait donc mettre d’accord ses deux masques : celui qui regarde le présent avec les crispations de la haine et de la colère, et celui qui grimace vers l’avenir un fade sourire de béatitude.

Quant à nous, moins misanthrope envers nos contemporains et moins flatteur pour les générations qui doivent nous suivre, nous qui, sans illusions comme sans amertume, nous sommes efforcé de mesurer d’un regard modeste et ferme les infranchissables limites de la route où marche l’homme ici-bas, nous n’avons qu’une raison pour combattre le socialisme ; et cette raison, c’est précisément qu’avec ses hérésies philosophiques, ses bévues économiques, ses provocations passionnées et violentes, il détourne l’humanité de ses voies, la condamne à de douloureuses et stériles fatigues, la replonge dans les humiliantes misères de la barbarie, et irrite en elle tous les maux de l’ame et du corps. Nous croyons, et ce serait, suivant nous, une stupide et criminelle lâcheté de ne point se l’avouer, nous croyons que la souffrance morale et physique demeurera sur la terre tant qu’il y aura des hommes, quand on réunirait sur chacun d’eux l’opulence voluptueuse de Sardanapale, la beauté d’Alcibiade, la sagesse de Socrate et l’héroïque génie d’Alexandre. Nous croyons montrer une sympathie plus sincère et plus efficace pour les douleurs qui nous entourent, d’un côté, en leur assignant une signification religieuse, de l’autre, en leur apportant tous les soulagemens graduels que le présent nous fournit et que le progrès quotidien nous procure, au lieu de les exaspérer jusqu’au désespoir ou d’essayer de les endormir dans l’abrutissement des plus nobles facultés humaines. Cette démonstration s’achèvera par l’examen de l’économie politique des socialistes.

Après avoir affirmé que nous devons être heureux sur la terre, le socialisme était tenu de prouver que nous pouvons l’être et de dire comment nous pouvons le devenir. Il a donc demandé à des combinaisons économiques ses recettes de bonheur. Dans cet ordre d’appréciations, toutes les utopies socialistes s’accordent sur deux choses : premièrement, la condamnation de la constitution économique de la société actuelle ; secondement, la prétendue nécessité d’asservir la liberté individuelle à une organisation réglementaire du travail. Le socialisme critique d’abord et dogmatise ensuite. Avant de juger ses systèmes et ses voies et moyens de réalisation, arrêtons-nous un instant à ses critiques.

Le procès que le socialisme révolutionnaire intente à la société porte également sur deux points : un point de fait et un point de droit. En fait, le socialisme prétend que la constitution économique de la société actuelle aggrave chaque jour la situation des classes souffrantes, empire le sort des travailleurs, élargit et envenime la plaie du paupérisme. En droit, le socialisme accuse l’économie politique de prêter aux maux de la société une fausse sanction scientifique, de donner carte blanche à toutes les injustices, à toutes les cruautés de la fortune, de légitimer tous les crimes industriels et commerciaux par le laissez-faire et le laissez-passer. Or, il est facile de montrer que cette double critique du socialisme repose sur deux préjugés ou deux mensonges un préjugé de mauvaise foi et un préjugé d’ignorance. D’une part, le socialisme, dans un intérêt révolutionnaire, calomnie la société qu’il veut détruire ; de l’autre, il dénature le caractère d’une science qu’il ne comprend pas ou qu’il ne connaît point.

S’il y a dans l’état présent de notre civilisation un progrès qui fasse honneur aux sociétés modernes, c’est la sollicitude assidue, infatigable avec laquelle la science et la politique étudient depuis bientôt un siècle la condition des classes les plus nombreuses et les plus malheureuses. Tout l’effort de la politique, tout le travail de l’économie politique, ont abouti, de nos jours, à une seule fin : explorer les souffrances matérielles du peuple, en découvrir les causes, en rechercher le remède. Dans les idées qui prévalent en Europe depuis 1789, qu’est-ce, à proprement parler, que le gouvernement, sinon une enquête permanente ouverte sur tous les faits sociaux, et par conséquent sur ceux qui intéressent le plus grand nombre ? Avant cette ère où la lumière a été chaque jour répandue sur les intérêts publics, la politique s’enfermait dans un palais ténébreux gardé par des muets. Aujourd’hui, la publicité et la parole recueillent tout, éclairent tout ; il n’y a plus un mal social qui reste ignoré, plus une plainte qui soit étouffée, plus un cri de détresse qui ne retentisse à l’oreille et au cœur de tous. Sans doute, — et nos révolutions si fréquentes n’en sont qu’un trop malheureux indice, — sans doute, si le mal est porté à la connaissance de tous, tous ne sont pas encore d’accord sur l’efficacité des remèdes ; si la conscience publique est avertie et instruite des faits, la raison générale, qui doit choisir entre les systèmes de soulagement proposés, n’est point formée encore ; mais le progrès que nous constatons n’en est pas moins précieux. Il est la condition première et indispensable de tous les progrès ultérieurs qu’attendent les générations sur lesquelles s’appesantit le servage de la misère ; et si les emportemens révolutionnaires ne viennent pas troubler et dérouter à chaque instant les études qui hâtent la maturité de l’esprit public, ces enquêtes incessantes sont le gage infaillible d’incessantes améliorations.

Eh bien ! qu’ont fait les socialistes des résultats de cette vigilance nouvelle de la société, de cette curiosité bienfaisante qui a fouillé toutes les misères et sondé toutes les plaies du paupérisme ? Ils ne s’en sont servis que pour noircir et diffamer la société elle-même. Munis des statistiques amassées par une philanthropie scrupuleuse, ils en ont tiré un faux témoignage pour faire croire aux travailleurs que leur condition se détériore au lieu de s’élever, pour pousser à bout l’impatience et le désespoir du peuple ; ils ont, en un mot, retourné le progrès contre lui-même. Le socialisme a donc fondé la critique de la société sur ce préjugé propagé aveuglément par tous ses adeptes, à savoir que notre constitution économique aggrave les douleurs des classes laborieuses et les refoule toujours plus bas dans la spirale infernale de la misère. Tel est le thème de toutes les prédications socialistes. Attribuant la responsabilité du mal aux études qui l’ont signalé, et qui, par cela même, en commençaient la lente guérison, elles représentent les souffrances des travailleurs comme des faits nouveaux parmi nous, qui n’existaient point autrefois, qui vont d’ailleurs en s’agrandissant chaque jour, en sorte qu’il semblerait que la durée du régime économique actuel implique l’appauvrissement graduel et finalement la destruction totale des travailleurs. Quoique ce mensonge soit étalé à chaque page, dans toutes les publications socialistes, j’en veux emprunter l’expression textuelle et formelle à quelques-uns de ces derniers écrits « Le paupérisme, dit M. Vidal, un des abréviateurs de la doctrine, fléau d’origine récente, est la conséquence forcée du salariat et de la concurrence, de la condition nouvelle faite aux classes laborieuses dans ce régime maudit qu’on a faussement appelé régime de la liberté du travail. De tout temps, on avait connu la pauvreté accidentelle ; mais autrefois la pauvreté recrutait ses sombres légionnaires parmi les infirmes ou les invalides, parmi les fainéans ou les débauchés, parmi ceux qui étaient hors d’état de travailler, ou qui refusaient volontairement de travailler. Aujourd’hui le paupérisme recrute parmi les ouvriers valides, honnêtes, laborieux, parmi les travailleurs sans emploi de l’agriculture. » Vous remarquez cette opposition entre autrefois et aujourd’hui ; autrefois, suivant M. Vidal, le mal était accidentel ; aujourd’hui, il est permanent et chronique. Mais, après le secrétaire, écoutez le président de la commission du Luxembourg, M. Louis Blanc, le rhéteur du parti. Celui-ci, dans son dernier pamphlet (Droit au travail), affirme que, sous le régime déplorable qui nous écrase, tous les progrès industriels deviennent pour les travailleurs « des motifs de douleur et d’inquiétude, » que la tendance des salaires est de décroître, et que dans les manufactures de coton, de 1814 à 1833, ils ont baissé de onze douzièmes ; qu’enfin la concurrence aboutit à la fois à un accroissement démesuré des forces de la production et à une décroissance correspondante des moyens de consommation, et c’est M. Louis Blanc qui souligne lui-même ce contre-sens monstrueux !

Voilà la calomnie sur laquelle le socialisme révolutionnaire fonde les attaques qu’il dirige contre la société. Je l’appelle à dessein un préjugé de mauvaise foi, car elle est péremptoirement démentie par les faits, et il est odieux de dénaturer les faits pour venir, en leur nom, ameuter contre l’édifice social des passions ignorantes et trompées. Il ne s’agit point ici de simples accidens, car les socialistes assignent toujours à leurs principes et à leurs assertions une signification et une portée générales. La question qu’ils soulèvent est celle-ci : La condition des classes laborieuses prises dans leur ensemble va-t-elle en se détériorant sous l’influence du régime économique actuel ? Ils ne craignent pas de répondre oui, tandis que les faits et les choses, au contraire, établissent irréfutablement la marche ascendante des travailleurs.

D’abord est-il vrai qu’avant le régime manufacturier qui s’est étendu en Europe à la faveur de la liberté politique, des progrès scientifiques et de la paix, la pauvreté, comme le veulent M. Vidal et les révolutionnaires socialistes, fût une chose accidentelle ? Je le répète, il y a une mauvaise foi cynique à l’affirmer, car, en un pareil débat, l’ignorance serait plus criminelle que l’erreur, et ne se peut excuser. Or, voici quelle était la situation économique de la France à la fin du règne de Louis XIV. C’est le maréchal de Vauban qui la décrivait dans son Projet de dixme royale. « Par toutes les recherches que j’ai pu faire depuis plusieurs années que je m’y applique, j’ai fort bien remarqué que, dans ces derniers temps, près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement ; que des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là, parce qu’eux-mêmes sont réduits, à très peu de chose près, à cette malheureuse condition ; que, des quatre autres parties qui restent, trois sont fort mal aisées et embarrassées de dettes et de procès, et que dans la dixième, où je mets tous les gens d’épée, de robe, ecclésiastiques et laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée, et les gens en charge militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles, et je ne croirois pas mentir quand je dirois qu’il n’y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu’on puisse dire fort à leur aise. » Telle était la condition du peuple, il y a un siècle et demi, à l’époque la plus magnifique de notre histoire. Les socialistes trouvent-ils que dans ce temps la pauvreté fût accidentelle ? Parce qu’elle s’appelait alors mendicité au lieu de s’appeler paupérisme, était-elle préférable aux misères actuelles ? Trouvent-ils, si récent est le mot, que nouvelle soit la chose ?

Sans remonter au règne de Louis XIV, il est démontré par les observations les plus incontestables, par les chiffres les plus éloquens, que, depuis la fin du XVIIIe siècle, la condition des travailleurs s’est chaque jour améliorée. Les socialistes déclament sans cesse sur la formule erronée de Malthus, suivant laquelle le genre humain serait décimé, dans la personne des prolétaires, par une sorte de famine chronique. M. Proudhon lui-même, qui l’a reprise pourtant comme une bonne machine de rhétorique révolutionnaire, avait donné une excellente réfutation théorique de la prétendue loi de Malthus dans ses Contradictions économiques. Il était encore réservé à cet épouvantail célèbre de figurer dans le discours d’un dramaturge de boulevard devenu l’orateur lettré de la jeune Montagne. La réalité a démenti cette théorie sinistre si avidement exploitée par le socialisme. Ainsi il est certain qu’en France la population a augmenté en même temps que l’industrie, et que la consommation s’est accrue parallèlement en une proportion plus forte. Il y a eu, dans le XVIIIe siècle, dix famines, et dix fois le prix de l’hectolitre de grain s’éleva au-dessus de 50 francs. Que les socialistes disent si un fléau semblable a pesé une seule fois sur le peuple depuis l’ère industrielle. En 1791, la production totale du froment était évaluée, en France, à 47 millions d’hectolitres, ce qui donnait 1 hectolitre 65 centilitres pour chaque habitant ; en 1840, elle était de 70 millions d’hectolitres, ou 2 hectolitres par tête, et la masse des autres subsistances a reçu un accroissement encore plus considérable. Il y a un signe non moins certain de la diminution du malaise du peuple, c’est le produit des contributions indirectes qui, les taxes demeurant les mêmes, augmente plus rapidement que la population. J’en signalerai deux branches, celles des boissons et des tabacs. On a vu le montant des droits sur les boissons, qui n’était que de 85 millions en 1817, s’élever à 101 millions en 1845, et la France, qui consommait, en 1817, 11,600,000 kil. de tabacs, en a consommé, en 1843, 17,070,000 kil. On sait que le revenu des impôts indirects, perçus sur les consommations du peuple, sont le thermomètre exact de la prospérité ou de la gêne d’un pays. Sous le coup de la révolution de février et des désastres qu’elle a produits, ce revenu a subi, cette année, une énorme diminution ; lorsque la France est heureuse, il suit, au contraire, une marche ascendante. Ainsi, de 1825 à 1846, dans une période de vingt années, il était monté de 540 à 804 millions sans qu’aucun impôt eût été augmenté. Un autre indicateur aussi infaillible de la condition économique du peuple, c’est le mouvement du commerce annuel. La masse des importations et des exportations exprime surtout le travail et la consommation des classes laborieuses, car le peuple est le grand producteur et le grand consommateur des marchandises que le commerce expédie ou reçoit. Eh bien ! je vois dans le Tableau du commerce décennal, qui vient d’être publié par l’administration des douanes, que la valeur de nos importations et de nos exportations réunies, qui était de 1168 millions en 1827, était parvenue, en 1846, vingt ans après, en suivant une progression constante, au chiffre de 2 milliards 437 millions, c’est-à-dire que la population de la France, tandis qu’elle s’accroissait d’un septième, voyait s’accroître du double la somme des objets de production et de consommation qu’elle échange avec l’étranger. Si l’on n’oublie pas que cette somme représente une portion du produit brut de la France, on aura une idée de l’accroissement de ce produit durant cette période prospère de vingt années. Et ici, il n’y a point à s’occuper des chicanes subtiles que les socialistes élèvent sur la distinction du produit brut et du produit net ; il n’y a pas à rechercher si les profits du capital ou le produit net ont suivi un développement proportionné à celui du produit brut. Il n’y a à constater qu’un résultat éclatant, immense, devant lequel toutes les déclamations révolutionnaires et tous les sophismes socialistes demeurent confondus et anéantis : ce résultat, c’est qu’en vingt ans de régime constitutionnel, de régime manufacturier et de paix, le peuple, celui que nous appelions tout-à-l’heure le grand producteur et le grand consommateur, bien loin, comme le lui disent de malfaisans sectaires, de voir diminuer son travail et rogner sa subsistance, était arrivé à produire et à consommer une quantité deux fois plus grande d’objets qui nous viennent du dehors, ou que nous y envoyons. Après cela, il n’est pas surprenant que l’avènement des ouvriers au travail indépendant devînt chaque jour plus facile et qu’ils parvinssent en plus grand nombre à former des établissemens particuliers. Le chiffre des patentés indique cette progression : il y avait, en 1817, 847,000 patentés ; en 1840, on en comptait 1,416,600. Enfin, pour résumer dans leur conséquence la plus importante et la plus significative ces améliorations incontestables de la condition du peuple, il suffit de consulter les tables de mortalité. En 1780, la vie moyenne des Français était inférieure à vingt-huit ans et demi ; elle surpasse aujourd’hui quarante ans, et les progrès économiques de deux tiers de siècle ont ajouté parmi nous plus de onze années à la vie humaine.

Donc le socialisme révolutionnaire est convaincu de mensonge, lorsqu’il accuse notre constitution économique d’opposer des entraves au mouvement ascensionnel des travailleurs et de les précipiter plus profondément dans l’abîme de la misère. Donc M. Louis Blanc ne faisait qu’une fanfaronnade pitoyable, lorsqu’il se vantait de prouver que « la concurrence aboutit à un accroissement démesuré des forces de la production et à une décroissance correspondante des moyens de consommation. » Certes, il est difficile d’étouffer en soi un mouvement d’indignation et de mépris quand on songe que ceux qui accusent avec une pareille audace notre constitution économique d’avilir et d’affamer l’ouvrier sont les mêmes hommes qui, plus funestes qu’une épidémie ou qu’une famine, sont venus, cette année, suspendre le cours, depuis vingt ans ininterrompu, des progrès populaires, qui, par leurs sinistres menaces contre la société, ont arrêté le travail, condamné le peuple à diminuer ses consommations, jeté tous les travailleurs dans l’indigence, et réduit des milliers de prolétaires à la mendicité légale, déguisée sous le nom d’assistance. Et pourtant les faits que nous avons rappelés ne contiennent pas seulement la condamnation de quelques sophistes, il faut en tirer une conclusion plus élevée. Ils démontrent qu’au lieu de désespérer le peuple, notre régime économique doit encourager sa patience, son espoir, ses aspirations. Sans doute, nous n’opposons point au pessimisme absolu des socialistes un optimisme également insensé ; nous ne prétendons pas que la situation actuelle épargne à la majorité des hommes et des souffrances générales et des douleurs privées ; nous nous bornons à constater une seule chose : c’est que, dans notre constitution économique, le peuple en masse tend au bien-être par une pente assurée. Ah ! si l’histoire des cinquante dernières années disait le contraire, si les consommations du peuple et la vie moyenne avaient baissé depuis lors au lieu de monter, si, en un mot, les critiques dirigées par les socialistes et les révolutionnaires contre notre société n’étaient pas des calomnies effrontées, nous comprendrions que l’on vînt prêcher au peuple la croisade révolutionnaire et sociale, et qu’on voulût pousser l’humanité dans des voies nouvelles et dans les aventures de l’inconnu. Mais, puisque les faits donnent un démenti constant à cette supposition, ils proclament avec leur autorité infaillible que nous sommes sur la bonne route, que nous devons nous y avancer avec des efforts et un élan toujours croissans, et que ceux qui tentent d’en faire sortir le peuple ne sont que d’ignorans agitateurs, des paresseux inquiets, des esprits malades et funestes.

J’arrive à la seconde partie du réquisitoire socialiste, à celle qui attaque l’économie politique, à ce que j’ai appelé le point de droit, à la question de science pure. Ici la polémique du socialisme s’appuie sur un préjugé d’ignorance. Je ne relèverai pas l’outrecuidance avec laquelle les socialistes traitent cette pauvre économie politique ; j’essaierai seulement de préciser, entre elle et eux, le point du débat. La première chose qu’ils lui reprochent, c’est justement de vouloir rester ce qu’elle est, c’est-à-dire une science, au lieu de devenir ce qu’elle serait entre leurs mains, c’est-à-dire un roman.

Comme toutes les sciences positives, l’économie politique a dû fixer et circonscrire son domaine. L’économie politique proprement dite s’est donc bornée, premièrement, à observer et à décrire les faits, les circonstances, au milieu desquels s’accomplit le travail humain, au milieu desquels l’homme produit, consomme et échange ses produits contre ses consommations ; secondement, à formuler en lois les divers rapports qui lient nécessairement ces faits entre eux. L’économie politique enseigne donc comment la richesse se forme et se distribue ; telle situation étant donnée, tels faits étant mis en présence, elle indique les relations qui s’établiront entre eux et les conséquences qui en découleront. Comme toute science pure, elle devient donc, entre les mains de ceux qui la consultent et qui l’appliquent, particuliers, peuples ou gouvernemens, une lumière, une aide, un instrument d’amélioration ou de progrès ; comme toute science, elle a pour fin principale et dernière le bien de l’homme, mais, comme toute science aussi, elle est, dans ses principes, indépendante des applications plus ou moins heureuses, plus ou moins habiles qu’on en peut faire. Ce n’est pas elle qui a créé les faits qu’elle décrit, et elle ne peut les modifier qu’en les éclairant ; ce n’est pas elle qui a créé l’intelligence et les forces limitées de l’homme, et sa liberté capable d’un bon et d’un mauvais choix. Elle ne peut pas plus saisir le bien-être complet que la philosophie le vrai absolu ou le souverain bien. Elle ne s’adresse qu’à une partie de l’homme, et, dans la pratique, elle se subordonne chez l’individu à la morale, et à la politique chez les peuples. Enfin, comme toutes les sciences de l’ordre moral, elle est dominée dans ses applications par ces deux principes fondamentaux de la nature humaine, la liberté et le progrès. Augmenter progressivement la liberté humaine dans la sphère de la richesse, par le travail et la production libre, par la répartition libre et le libre échange des produits, tel est le premier et le dernier mot de l’économie politique. Eh bien ! voilà ce qui fait son crime aux yeux du socialisme. Assurément, l’économie politique, science récente, dont les débuts datent à peine d’un siècle, est bien loin encore d’avoir fait pénétrer entièrement ses principes dans la constitution et le gouvernement des sociétés modernes ; mais comme, dans sa foi au progrès, elle attend tout des réformes et ne demande rien aux révolutions, le socialisme lui attribue les vices des institutions sociales ; comme elle défend et exalte la liberté, le socialisme la rend responsable des accidens douloureux par lesquels l’homme paie tous les agrandissemens de cette faculté sublime. Supposez un sot ou un fou qui attribuerait à l’astronomie les naufrages des navigateurs imprudens, qui accuserait la médecine d’avoir inventé les maladies et la mort, qui soutiendrait que la morale est la cause des crimes qui désolent l’humanité, et vous aurez une idée des griefs que tous les socialistes, depuis Fourier jusqu’à Proudhon, ont articulés contre l’économie politique.

Entrons un instant sur le terrain même de la science, pour voir les trouées que le socialisme y a faites. Les socialistes révolutionnaires croient battre sans réplique les économistes sur trois questions : la détermination de la valeur, la théorie du produit net et la concurrence. C’est là, vous pourrez vous en convaincre par la lecture des livres de MM. Proudhon, Louis Blanc et Vidal, que viennent aboutir, sous la forme scientifique, ces ardentes questions de droit au travail, de propriété, de communisme, débattues avec tant de passion sous la forme populaire. Là est le nœud que les socialistes mettent les économistes au défi de trancher. Voyons.

La définition de la valeur est le premier problème de l’économie politique, la valeur est le premier fait qu’elle rencontre, la première idée qu’elle conçoit, le premier mot qu’elle prononce. Le produit que je crée pour le consommer, mes besoins et mes désirs lui assignent un rang dans l’échelle des objets que la nature m’invite à m’approprier ; il a pour moi une valeur. Outre cette valeur qui m’est personnelle, dont je suis pour moi-même le seul arbitre, — absolue en ce sens, — ce même produit, si je veux m’en servir pour l’échanger contre un objet que je ne peux créer ou m’approprier directement moi-même, a encore une valeur comparative, mesurée à l’objet que je désire, et dont l’estimation doit être débattue, concertée entre le propriétaire de cet objet et moi. Ainsi la valeur est à la richesse ce que la mesure est à l’étendue, ce que le temps est à la durée. L’estimation de la richesse, c’est-à-dire de tout ce que l’homme consomme et produit, ne peut se faire qu’en valeurs. Le premier problème de l’économie politique a donc été celui-ci : Y a-t-il une mesure typique fixe, invariable, des valeurs, un moyen de les estimer également dans l’échange ? Dans l’enfance de la science, les esprits novices ont cru qu’une pareille mesure pouvait exister ; c’est la terre, ont dit ceux-ci ; c’est l’or, ont crié ceux-là ; c’est le blé, ont prétendu les uns, c’est le travail, ont affirmé les autres, jusqu’à ce qu’enfin l’on ait reconnu qu’un étalon absolu de la valeur n’existait pas et ne pouvait pas exister. Qu’a-t-on fait alors ? On a étudié, décrit les deux aspects sous lesquels la valeur se présente. On a distingué la valeur d’usage, celle que les choses ont pour nous lorsque nous les consommons, de la valeur d’échange, celle que nous donnons aux choses lorsque nous voulons échanger des produits contre des produits. C’est la valeur d’échange qui marque aux choses leur prix, c’est-à-dire leur rang dans la hiérarchie des valeurs, déterminée elle-même d’un côté par les besoins variables de notre nature et de la civilisation, d’un autre côté par leur abondance ou leur rareté et le travail qu’elles ont coûté. En un mot, et j’emprunte cette phrase à M. Proudhon lui-même, « l’utilité fonde la valeur, le travail en fixe le rapport, et le prix est l’expression qui traduit ce rapport. » Mais il est évident que, les élémens et les coefficiens des valeurs étant variables, le prix des choses n’est que la mesure flottante et approximative de leur valeur intrinsèque.

Qu’on ne s’effarouche point de cette analyse abstraite ; on va voir que le contre-sens sur lequel repose tout le socialisme prend naissance dans ces premières obscurités de la philosophie de l’économie politique, et que, suivant la route que l’on choisit à ce point de départ de la science, on aboutit, comme le socialisme, à la négation de la propriété et à la spoliation du capital. Voici en effet comment les socialistes argumentent ; leur théorie est compendieusement exposée dans le livre de M. Vidal sur la Répartition des richesses. Des deux valeurs, quelle est, se demandent-ils, la valeur sociale ou celle qui représente la richesse réelle, effective de la société ? C’est, répondent-ils, la quantité des choses nécessaires à la satisfaction des besoins de cette société, c’est la valeur de consommation. Jusque-là ils sont dans le vrai et ne s’écartent point des principes économiques ; mais ils ajoutent que la valeur d’échange, la valeur vénale, le prix, dénature et fausse la richesse sociale au profit de ceux qui possèdent le plus et au détriment de ceux qui ont le moins ; ils prétendent que, les choses ayant un prix relatif et la comparaison des prix étant la règle des échanges, chacun cherche à augmenter la valeur d’échange de sa marchandise, c’est-à-dire à s’enrichir lui-même, au lieu d’en augmenter la valeur de consommation, qui enrichirait la masse. Enfin, l’économie politique ne pouvant étudier et comparer les valeurs qu’autant qu’elles sont définies, qu’elles ont pour ainsi dire reçu un nom dans ce vocabulaire des échanges qui s’appelle le prix courant, que lorsque, par conséquent, elles sont devenues échangeables, l’économie politique est accusée de « sacrifier l’homme à la richesse, » d’aboutir « forcément à l’odieuse exploitation de l’homme par le servage et par le salariat. » On voit donc la gravité de cette question dans notre lutte avec les socialistes ; on la sentira davantage, lorsqu’on saura que c’est de là qu’ils partent pour établir, dans leur théorie du produit brut et du produit net, que, le produit brut correspondant à la valeur de consommation et le produit net à la valeur échangeable, ce produit net que se partagent les détenteurs des capitaux est un vol commis au préjudice de la masse de la nation sur son produit brut, qui équivaut à la totalité de ses consommations. Il faut bien suivre ces sophismes provoquans jusque dans les ténèbres métaphysiques où ils se dérobent comme des oiseaux de la nuit.

J’ai exposé l’objection des socialistes. Quelle en est la conséquence ? C’est la condamnation et la suppression de la valeur échangeable. Peut-on imaginer une absurdité plus inouie ? Le socialisme voudrait qu’il n’y eût qu’une seule valeur ; il voudrait trouver un étalon unique et invariable des valeurs ; il voudrait, pour parler comme l’école, connaître la valeur en soi. Il le dit en ces termes, sous la plume de M. Vidal : « Le prix, c’est tout autre chose que la valeur. Une marchandise peut être vendue à sa juste valeur, elle peut être vendue au-dessus, elle peut être vendue au-dessous. Or, on demande ce qu’elle vaut et non ce qu’elle est payée ; on demande combien elle devrait être vendue et non pas combien elle est vendue. Sur ce point, la réponse des économistes se réduit à ceci : Le prix est ce qu’il est à un moment donné ; il varie même d’heure en heure. » Après cette tirade, aveu si naïf d’une inintelligence complète des élémens et des conditions mêmes de l’économie politique, M. Vidal croit avoir beau jeu contre J.-B. Say, M. Rossi et les économistes, et c’est lui qui se met à taxer les autres d’ignorance ! Or, M. Vidal retourne à l’enfance de la science. Si ses paroles ont un sens, il croit qu’il peut y avoir une valeur fixe, absolue, indépendante des variations des lieux et des temps, d’après laquelle la tarification de tous les produits serait déterminée pour l’éternité. Mais la notion même de l’échange exclut une pareille idée. Pour supprimer la valeur échangeable, ou pour la fixer invariablement, il faudrait supprimer d’abord l’échange ; car sur quoi repose l’échange ? Sur un marché consenti librement entre deux producteurs. Dire que ce marché est librement consenti, c’est dire que l’estimation de la valeur qui en résulte est nécessairement variable, accidentelle, mobile ; qu’elle est subordonnée aux besoins, aux goûts, aux caprices des deux parties contractantes. C’est ainsi que le Péruvien échangeait avec l’Espagnol un morceau d’or contre un morceau de fer. M. Vidal et les socialistes ne pourraient supprimer la valeur d’échange que dans une association où tous les produits, mis d’abord en commun, seraient répartis ensuite à chacun par une autorité directrice, et où la commutation des choses entre les membres serait interdite ; là, en effet, l’estimation des choses n’aurait de mesure que la satisfaction du besoin : M. Vidal suppose une association semblable pour définir la valeur utile ; mais encore faudrait-il que cette association n’eût aucune relation avec le dehors, sans quoi la valeur d’échange reparaîtrait aussitôt. Ici comme partout le socialisme conclut à la mort de toute liberté, à l’impossible et à l’absurde.

Rendons ceci plus sensible par un exemple, et montrons en même temps que la valeur d’échange, dans la série du progrès industriel, se rapproche autant que possible de la valeur utile, sans qu’on puisse pourtant affirmer qu’elles coïncident jamais parfaitement.

Supposons deux associations telles que les définit M. Vidal : l’une en Amérique produisant du coton, l’autre en France produisant des tissus de coton ; celle-là ayant besoin de donner du coton pour se procurer des tissus, celle-ci de donner des tissus pour acquérir la matière première. Quelle est, pour l’association américaine, la mesure de la valeur utile du coton qu’elle produit ? C’est la quantité de tissus qu’elle a besoin de se procurer moyennant son coton. Il en est de même, en retournant les termes, pour l’association française. Si, des deux côtés, le besoin est égal ou également défini, c’est-à-dire si chaque association peut fixer d’avance l’étendue de son besoin, il est clair que, pour chacune, la valeur d’échange et la valeur utile seront une seule et même chose ; mais si le besoin ne peut être prévu avec précision, s’il demeure incertain, variable, l’appréciation relative des deux produits change : ils ne peuvent plus, au moment du marché, se mesurer réciproquement et avec exactitude par leur valeur utile ; une inconnue s’introduit de part et d’autre dans l’équation ; la spéculation commerciale, c’est-à-dire le jeu à l’imprévu et le calcul du probable, intervient dans l’estimation de la valeur, qui prend alors le caractère de valeur échangeable. C’est justement dans des circonstances semblables qu’ont lieu toutes les opérations commerciales. À moins de nous ramener à la tente du pasteur nomade ou au domaine du vieux Romain qui ne consommaient que ce qu’ils avaient eux-mêmes produit, je dis que le fait de l’échange, avec le double caractère de la valeur qui en est inséparable, se manifestera partout et toujours. Maintenant, le fait simple que j’ai supposé, imaginez-le multiplié, compliqué, croisé entre cent mille, un million d’associations ou d’individus, embrassant cent ou mille produits, et vous aurez les échanges tels qu’ils s’accomplissent et s’accompliront sans cesse dans l’univers, avec plus ou moins d’activité, plus ou moins d’étendue, mais avec les mêmes caractères. Au sein de ce mouvement complexe, la valeur utile sera toujours estimée par le besoin, et la valeur échangeable sera toujours la valeur utile diversement modifiée, augmentée ou diminuée, suivant la proportion variable qui pourra se supputer entre les degrés des divers besoins à satisfaire et la somme des divers produits à échanger. On doit remarquer que plus les produits seront nombreux, plus la concurrence sera active, et plus la valeur vénale, la valeur en échange tendra à se rapprocher de la valeur utile, celle que déterminent simplement les besoins. Les économistes ont eu par conséquent raison de dire que vouloir fixer la mesure invariable et absolue de la valeur, ainsi que le demandent les socialistes, c’est chercher la quadrature du cercle. En raillant les économistes parce qu’ils n’ont pas découvert cette mesure les socialistes sont donc aussi spirituels que des gens qui se moqueraient des mathématiciens, parce que la géométrie ne peut trouver le rapport de la diagonale au côté du carré. Les socialistes n’ont réussi par là qu’à montrer, au début même de la science économique, qu’ils étaient incapables en grammaire de comprendre la définition d’un mot, en logique de saisir le rapport qui unit deux idées, en arithmétique commerciale de concevoir cette règle de trois par laquelle les négocians établissent leurs prix et qu’ils appellent un arbitrage.

C’est pourtant d’une absurdité aussi palpable que les socialistes font sortir la négation de la propriété, l’illégitimité prétendue des revenus du capital, de l’intérêt de l’argent. Ce mot si célèbre de M. Proudhon, la propriété, c’est le vol, ce mot qui, après avoir été le scandale de la tribune nationale, fait aujourd’hui la joie du vaudeville, ce mot qui nous menace toujours pourtant de nouvelles barricades, et qui, suivant son auteur, doit nous tuer, ce mot est la dernière conclusion de la folie que nous venons de discuter. M. Proudhon tire cette conclusion de la théorie du produit brut et du produit net, et il prétend avoir fait reculer sur ce terrain tous ceux qui ont essayé de le réfuter. « La démonstration socialiste, écrivait-il dans son dernier pamphlet, a été poussée jusqu’aux dernières limites de la précision et de l’évidence mathématique, et jamais, il ne faut pas se lasser de le dire, jamais les soi-disant économistes n’ont osé s’engager sur ce terrain. La propriété est impossible, a dit le socialisme, parce qu’elle suppose dans la société une chose absurde et contradictoire, à savoir une différence entre le produit net et le produit brut ; parce que, pour satisfaire aux exigences de ce faux principe et du droit qu’on en fait résulter, le propriétaire-capitaliste entrepreneur est obligé de vendre 100 ce qui ne lui coûte que 80, et que le travailleur-consommateur salarié ne peut payer que 80 ; parce que, dans ce régime d’exploitation usuraire, d’extermination réciproque, les produits ne s’échangent plus contre des produits, les réalités contre des réalités, mais contre des ombres, contre des fictions ! » Dans son ouvrage sur les Contradictions économiques, M. Proudhon, en 1846, jetait à la société, sur le même sujet, le même défi et les mêmes menaces : « Depuis six ans, j’ai soulevé cette effroyable contradiction ; pourquoi n’a-t-elle pas retenti dans la presse ? pourquoi les maîtres de la renommée n’ont-ils pas averti l’opinion ? pourquoi ceux qui réclament les droits politiques de l’ouvrier ne lui ont-ils pas dit qu’on le volait ? Pourquoi ?… Victimes du monopole, consolez-vous ! si vos bourreaux ne veulent pas entendre, c’est que la Providence a résolu de les frapper : — Non audierunt, dit la Bible, quia Deus volebat occidere eos. » On ne doit plus mépriser de pareilles provocations dans un temps où elles peuvent se traduire en coups de fusil et en coups de poignard.

Qu’est-ce donc que cette contradiction du produit brut et du produit net ? Voici d’abord la définition des économistes, nous l’empruntons à J.-B. Say : « La valeur produite est le produit brut ; cette valeur, après qu’on en a déduit les frais de production, est le produit net. » Or, suivant que l’on veut parler du produit total d’une nation ou du produit d’un individu, J.-B. Say attache un sens différent à cette distinction. « A considérer une nation en masse, dit-il, elle n’a point de produit net ; car les produits n’ayant qu’une valeur égale aux frais de production, lorsqu’on retranche ces frais, on retranche toute la valeur des produits. La production nationale, la production annuelle, doivent donc toujours s’entendre de la production brute. » Cela se comprend bien : à prendre une nation en bloc, comme une individualité, ses produits ne s’estiment que par leur valeur utile ; ils valent pour elle ce qu’ils lui ont coûté, c’est-à-dire que leur valeur est mesurée par la somme des besoins qu’il a fallu satisfaire pour les produire. Cependant faisons ici une observation qui doit éclaircir la suite de ce débat : n’oublions pas qu’à côté du produit national annuel, il y a le capital national, la richesse permanente du pays ; n’oublions pas que, si le produit national ne coûte que les frais qu’il a consommés, en lui-même il a une valeur plus grande que ces frais, car il augmente chaque année la richesse nationale, il accroît la force de production du pays, il tend d’année en année à diminuer les frais de cette production. Ainsi, je suppose que dans la production de la France, cette année, cent millions aient été dépensés en travaux publics, en constructions de chemins de fer, de canaux et de routes ; cent millions en achats d’instrumens de travail nouveaux, de nouvelles machines, etc. : il est évident que cette production aura pour résultat de diminuer les frais de la production de l’année prochaine. En diminuera-t-elle pourtant la valeur intrinsèque, effective, la valeur utile pour le pays ? Évidemment non, puisqu’au contraire elle procure les moyens de produire davantage, c’est-à-dire de satisfaire un plus grand nombre de besoins. Ainsi, s’il est vrai qu’une nation puisse dire en un sens que son produit annuel vaut, au point de vue des frais, ce qu’il lui a coûté, il est aussi incontestable que, si cette nation est en voie de progrès, son produit a une valeur utile supérieure dont le surplus va augmenter le capital national, la richesse publique, et, par là, se répandre sur tous ses membres. Ce point établi, revenons aux définitions de J.-B. Say. « La production nette ne peut s’entendre que lorsqu’il s’agit des intérêts d’un producteur par opposition à ceux des autres producteurs. Un entrepreneur fait son profit de la valeur produite, déduction faite de la valeur consommée ; mais ce qui est pour lui valeur consommée, comme l’achat d’un service productif, est, pour l’auteur de ce service, une portion de revenu. » Ceci est encore d’une évidence manifeste ; comme nous l’avons vu pour les particuliers, qui ne produisent que par l’échange et pour l’échange, la valeur se traduit nécessairement en valeur vénale, et ils se partagent entre eux, en propriété, en profit, en revenu, l’accroissement annuel du capital national.

Voici cependant comme M. Proudhon dénature un phénomène si naturel. Par cette répartition de profits et de revenus, le principe de Say, dit-il, cesse d’être vrai, « puisque, par l’effet du monopole, le chiffre des prix de vente est de beaucoup supérieur au chiffre des prix de revient. Or, comme c’est cependant le prix de revient qui doit acquitter le prix de vente, puisqu’une nation n’a en réalité d’autre débouché qu’elle-même, il s’ensuit que l’échange, partant la circulation et la vie sont impossibles. » Pour reproduire dans toute sa force l’objection de M. Proudhon, je transcris le passage de son mémoire sur la propriété où il l’a exposée pour la première fois : « En France, vingt millions de travailleurs répandus dans toutes les branches de la science, de l’art et de l’industrie, produisent tout ce qui est utile à la vie de l’homme. La somme de leurs salaires réunis égale par hypothèse 20 milliards ; mais, à cause du bénéfice (produit net et intérêts) avenant aux monopoleurs, la somme des produits doit être payée 25 milliards. Or, comme la nation n’a pas d’autres acheteurs que ses salariés et ses salarians, que ceux-ci ne paient pas pour les autres, et que le prix de vente des marchandises est le même pour tous, il est clair que, pour rendre la circulation possible, le travailleur devrait payer cinq ce dont il n’a reçu que quatre. » Enfin M. Proudhon résume sa théorie en cette formule : l’ouvrier ne peut pas racheter son propre produit !

Il n’y a qu’un homme comme M. Proudhon, blasé sur les contradictions abasourdissantes de l’antinomie et tout offusqué de la passion révolutionnaire, qui ait pu, sans sourciller, affronter l’extravagance d’une pareille conclusion. Ainsi M. Proudhon n’a pas remarqué que, si son objection était vraie, elle ne frapperait pas seulement les profits du capital, les revenus de la propriété, mais elle anéantirait la possibilité même de l’industrie. Si le travailleur est forcé de payer 100 la chose pour laquelle il n’a reçu que 80, si le salaire ne peut racheter dans un produit que la valeur qu’il y a mise, autant dire que le travailleur ne peut rien racheter, que le salaire ne peut rien payer. En effet, dans le prix de revient, il y a toujours quelque chose de plus que le salaire de l’ouvrier, et, dans le prix de vente, quelque chose de plus que le profit de l’entrepreneur : il y a, par exemple, le prix de la matière première, souvent payé à l’étranger. Si M. Proudhon ne se trompe point, quand il n’y aurait plus ni entrepreneur, ni propriétaire, ni capitaliste, quand nous serions tous travailleurs, jamais donc, avec nos salaires, nous ne pourrions payer le prix même de revient. Pourquoi d’ailleurs n’applique-t-il pas dès à présent sa théorie aux entrepreneurs eux-mêmes et ne va-t-il pas jusqu’à soutenir qu’un architecte qui achète une maison se condamne à mourir de faim ? Au premier aspect, le raisonnement de M. Proudhon est donc le comble de l’absurdité. Quand on l’applique à la réalité, on rougit d’être obligé de répondre à d’aussi insolentes niaiseries. Prenez un ouvrier dans une manufacture de tissus, et voyez si, avec son salaire, il ne rachète pas aujourd’hui une plus grande quantité de son produit qu’il ne pouvait en racheter avant le régime industriel et l’établissement des machines. Dans ses excellentes Lettres sur l’organisation du travail, M. Michel Chevalier parle du moulin de Saint-Maur qui, avec vingt ouvriers, est en état de moudre chaque jour le blé qu’il faut pour cent mille rations de soldats. Placez un de ces ouvriers en face des cinq mille rations qu’il fabrique en douze heures, et demandez-lui s’il n’y a dans la valeur de ce produit que celle que son travail y a mise et s’il se tiendra pour volé tant qu’on n’élèvera pas son salaire au chiffre de cette valeur ? Si la théorie de M. Proudhon n’était pas un non-sens, il y a long-temps que l’échange, la circulation et la vie, comme il dit, seraient impossibles ou seraient en train de disparaître. Or, il est certain, au contraire, que, dans la période de vingt années qui a précédé la révolution de février, au lieu de décroître, les consommations du peuple ont doublé. Les faits, aussi bien que la logique, démasquent la monstrueuse erreur de M. Proudhon. ; mais quelle est la cause de l’égarement d’un si outrecuidant raisonneur ? Il n’a oublié qu’une chose dans son hypothèse, c’est l’accroissement continuel du capital national ; il a oublié que cet accroissement se constate pour tous les travailleurs, ceux de l’entreprise comme ceux de la main-d’œuvre, en profits et en revenus ; il a oublié que cet accroissement, d’une part, se capitalisant en dépenses reproductives, se résout immédiatement en salaires, et, d’un autre côté, augmentant sans cesse les forces de la production et la quantité des produits, tend à abaisser sans cesse les prix de vente vers la limite des prix de revient, et à rajuster, autant que cela est compatible avec la liberté humaine, la valeur d’échange à la valeur utile, en sorte que, si l’on pouvait peindre par une image matérielle la marche ascendante du travail, de la richesse nationale et du bien-être général, il faudrait se représenter une pyramide renversée dont la pointe toucherait le sol et qui élèverait dans l’infini sa base mouvante et continuellement élargie.

Telle est la méprise de M. Proudhon. Il faudrait toute la brutalité de langage habituelle à cet écrivain pour la qualifier avec ce qu’elle mérite de sévérité au point de vue des conséquences sociales qu’il en tire et de dédain au point de vue de la science. M. Proudhon s’enfonce si carrément dans cette erreur, qu’après l’un des passages que nous avons cités il ajoutait : « Par le roulement du numéraire et la faculté qu’il a de pouvoir se replacer sans cesse, 2 milliards produisent actuellement comme 25 : dette publique, 6 à 7 milliards ; hypothèques, 8 milliards ; obligations et actions, 6 milliards ; escompte et circulation, 5 milliards. En sorte qu’un capital qui, dans l’hypothèse aujourd’hui démontrée fausse de la légitimité de l’intérêt, ne devrait entretenir au plus, à la moyenne de 69 centimes par jour et par tête, que 400,000 parasites, en fait vivre 5 millions, la septième partie de tout un peuple. » J’en appelle à M. Proudhon lui-même : s’il avait lu ces lignes dans une publication communiste, lui qui tire si grande vanité de son érudition économique, de quel mépris n’eût-il pas accablé le malheureux scribe qui aurait eu le malheur de les tracer ! Quoi ! confondre le numéraire, le capital circulant, avec la richesse sociale et le capital national ! attribuer à la vertu du numéraire qui court de main en main cette accumulation de travail, ce capital consolidé qui, appliqué à la dette publique, représente une prime d’assurance politique payée à l’état ; — à la dette hypothécaire, une transmission prochaine de propriété ou un accroissement de la valeur de la terre ; — aux obligations et actions, une multiplication des instrumens de travail, une augmentation des forces productives du pays ; — à l’escompte enfin, le crédit, c’est-à-dire la transformation fertilisante des profits et des revenus en entreprises nouvelles, en travail, en salaires et en produits ; — confondre tout cela avec le rôle du numéraire pour nous montrer la moitié de la nation comme spoliée et l’autre moitié comme vivant de rapine, quelle méchante et plate ignorance ! eût dit M. Proudhon. « Tant qu’un fait plus puissant ne sera pas opposé à la propriété, ces attaques ne sont bonnes qu’à ameuter la gueuserie ! »

Ce fait plus puissant, est-ce le prétendu fléau de la concurrence, cet hobby-horse de M. Louis Blanc, qui le fournira ? Je ne suivrai pas M. Blanc ni les socialistes dans leurs critiques de la concurrence, d’ailleurs si souvent et si victorieusement réfutées. J’en dis tout de suite la raison : c’est que personne ne nie les maux particuliers et les souffrances personnelles qui pèsent encore sur les hommes sous le régime industriel. Loin de là : quoique de jour en jour décroissans, nous croyons pourtant ces maux inhérens à la nature humaine telle qu’elle nous est connue, car ils sont la condition et la conséquence nécessaires de la liberté. Mais les socialistes font une confusion perpétuelle que le sens commun, trop long-temps insulté par eux, devrait enfin leur interdire : les socialistes, comme je l’ai déjà observé, confondent sans cesse la question particulière et la question générale. Ils posent d’abord la question dans les termes généraux : il s’agit de rechercher quelle est, pour l’humanité en masse, la condition la plus heureuse ; puis, dans la discussion, ils ne s’occupent plus que des accidens particuliers. Il y a des négocians qui se ruinent, il y a des ouvriers qui chôment, hélas ! nous ne le savons que trop ; mais, avant de conclure de là contre le régime de la concurrence, il faut examiner si, dans son ensemble et prise en masse, la société ne voit pas l’intensité de ses maux diminuer, le degré de son bien-être augmenter à la faveur de ce régime ? Les faits et la science répondent affirmativement. Procéder autrement, conclure du malheur particulier contre l’amélioration générale, c’est raisonner comme des gens qui diraient : On peut se tuer en tombant de cheval, donc l’équitation est un exercice homicide et funeste ; on peut se casser une jambe en courant, donc la fraternité commande de donner l’exostose au genre humain. En supprimant de la sorte les chances du mal, on mènerait l’homme, de mutilation en mutilation, à l’intelligence et au bonheur des huîtres. Il y a une farce italienne où Arlequin, plus conséquent et plus profond que M. Louis Blanc, dit que nous serions parfaits, si nous n’étions ni hommes ni femmes.

Je crois avoir tenu ma parole et avoir prouvé, en suivant les socialistes sur leur terrain, que leurs accusations contre la société ont pour base le mensonge et la mauvaise foi, et leurs accusations contre l’économie politique l’ignorance ou la dureté d’esprit. Il reste à examiner leurs systèmes, mais il n’est pas nécessaire de les discuter tous ; ils reposent tous, en effet, sur un même fondement. Si ce fondement est légitime, ils sont tous vrais ; s’il est chimérique, ils sont tous faux. On peut donc les juger tous d’un seul coup.

Je lisais dernièrement, dans un écrivain du XVIIIe siècle, l’anecdote suivante sur Maupertuis, ce philosophe matérialiste que M. Villegardelle, un de nos communistes les plus spirituels, a placé parmi les patrons du socialisme. Maupertuis, étendu dans son fauteuil et bâillant, disait un jour : Je voudrais dans ce moment-ci résoudre un beau problème qui ne fût pas difficile. Ce mot, dit le narrateur, peint l’homme tout entier. Je ne doute point que si M. Villegardelle et ses amis eussent existé en ce temps-là, Maupertuis, dans un de ces momens de béate indolence, n’eût pris sur lui de résoudre la question de l’organisation du travail, telle que les socialistes la conçoivent. À leur gré, en effet, ce problème est fort beau ; mais il n’est point difficile. Voici en quoi il consiste. Les socialistes considèrent un peuple ou l’humanité comme un seul homme et raisonnent ainsi : Que faut-il pour qu’un homme assure son existence ? Il faut qu’il connaisse ses besoins et qu’il produise ce que ses besoins lui demandent. Que faut-il donc pour qu’un peuple ait le bien-être ? Il faut tout simplement dresser le recensement de ses besoins ; une fois ce recensement accompli, il n’y aurait plus qu’une chose à faire : on enrôlerait des hommes dans chaque branche de la production, comme on enrôle aujourd’hui des marins et des soldats ; on saurait, combien il faut d’agriculteurs, combien de fileurs, combien de tisseurs, combien de tailleurs, combien de cordonniers, etc. Les citoyens seraient répartis, par un mode quelconque, dans chaque métier ; la production serait mise en commun : la somme des produits serait divisée par le nombre des citoyens, et le quotient serait le lot de chacun. Réduit à ses termes les plus généraux, voilà tout le socialisme, voilà le but final de tous ses systèmes, et ils sont infidèles à leur propre nature, s’ils s’écartent de ces limites. En effet, que reprochent les socialistes à l’économie politique ? C’est, comme M. Louis Blanc, de ne pas mettre en rapport les forces de la production avec les moyens de consommation ; c’est, comme M. Proudhon, de laisser dévorer la substance du prolétaire par les profits arbitraires du capital, et d’exposer la vie du peuple aux chances des crises périodiques du commerce et de l’industrie ; c’est, en un mot, de ne point chasser l’inconnue de l’équation de l’offre et de la demande. J’ai donc raison de dire que tous les systèmes socialistes, à moins qu’ils ne consentent à prendre à leur compte le crime qu’ils reprochent à l’économie politique, à moins qu’ils ne se comprennent pas eux-mêmes et qu’ils ne sachent pas ce qu’ils veulent, doivent, par des procédés divers ou semblables, arriver à ce même résultat : supprimer l’inconnue du problème de la production et de la répartition des richesses ; diriger l’offre, c’est-à-dire la production, comme si toutes les demandes de la consommation étaient d’avance connues ; organiser enfin le travail de telle sorte que l’existence d’aucun homme ne soit plus exposée un seul jour aux chances de l’imprévu. Si poser le problème de la sorte était le résoudre, on voit que Maupertuis eût pu le trancher, dans l’espace d’une digestion, en bâillant d’aise dans son fauteuil à bras. Ce n’est pas plus difficile que le palais qu’Ésope se chargeait de bâtir en l’air, pourvu seulement qu’on fît parvenir les matériaux de l’édifice aux maçons enfantins balancés dans une corbeille au bec des aigles.

L’assimilation de l’humanité ou d’un peuple à un homme est-elle juste ? Voilà toute la question. Sans doute on voit des hommes isolés borner leurs besoins et produire avec très peu d’effort à la mesure de leur appétit. L’Indien d’Amérique n’a plus rien à faire quand il a tué sa proie ; le sauvage de la Nouvelle-Hollande s’endort dans une délicieuse hébétude lorsqu’il a mangé le poisson de sa pêche après l’avoir suspendu de la main un instant sur une tourbe embrasée ; le lazzarone, avec le salaire d’une course, gagne sa pitance de macaroni et peut boire comme un lézard tout son soûl de soleil et de paresse pendant une grasse journée. Mais les besoins d’une multitude d’hommes, d’un peuple, qui en serait le peseur et le jaugeur patenté ? Pour les évaluer, il faudrait commencer par mettre des limites aux besoins et par conséquent au travail de chaque individu ; il faudrait ensuite poser des limites au nombre même des consommateurs ; il faudrait que l’état, comme disait M. Proudhon dans une de ses boutades heureuses, mais inconséquentes, contre les communistes, se chargeât de faire lui-même les enfans ; puis, pour proportionner les ressources aux besoins, il faudrait encore que le pouvoir social pût gouverner les saisons ou en prévoir les variations ; il faudrait qu’il fût magicien ou astrologue, car la condition de toute subsistance et de tout produit est enfermée dans l’incertitude des récoltes qui fournissent les alimens et les matières premières. Et quand tout cela serait possible, qu’aurait-on obtenu ? Une société mise en cage qui vendrait à chaque instant, sous toutes les formes de l’activité humaine, son indépendance, c’est-à-dire l’essor de sa grandeur vers l’infini, pour le plat de lentilles et l’assouvissement brutal de la bête. Mais tout cela est impossible. Non, vous n’enlèverez jamais radicalement l’inconnu, l’imprévu, l’incertain des lois du travail et de la répartition des produits ; car le besoin réside dans l’homme, où il s’agrandit par le désir auquel aucune prévision ne peut assigner des bornes, et la satisfaction du besoin dépend de la nature, que l’homme s’approprie partiellement, il est vrai, mais qui toujours aussi, par ses lois et ses accidens mystérieux, échappe en partie à nos prévisions ou à nos forces.

Si je ne devais rester fidèle au plan de cette étude, je montrerais dans l’examen détaillé des diverses utopies socialistes tous les non-sens, toutes les contradictions, toutes les impossibilités où cette fondamentale erreur les entraîne ; mais cette réfutation serait maintenant superflue après la série de publications qui ont discuté sous toutes les formes les erreurs pratiques du socialisme. Je n’ai sur ce point qu’à renvoyer le lecteur aux ouvrages que j’ai indiqués en tête de ces lignes. C’est un devoir surtout d’insister plus particulièrement sur un livre d’une portée bien plus haute, les Lettres sur l’organisation du travail, de M. Michel Chevalier. Les circonstances au milieu desquelles ces lettres ont paru ajoutent le mérite du citoyen au talent de l’économiste. Je ne sais plus quel Omar de la veille, quel barbare de l’invasion de février venait d’enlever à l’économie politique et à M. Michel Chevalier sa chaire du Collége de France ; c’était la même chaire où M. Michel Chevalier avait si dignement remplacé ce martyr de la cause conservatrice et libérale, l’infortuné M. Rossi. M. Michel Chevalier répondit noblement et courageusement à cette mesure du pouvoir révolutionnaire, qui, fidèle à ses stupides instincts de destruction, étouffait la voix de la science, au moment où il donnait au socialisme une tribune au Luxembourg et une armée dans les ateliers nationaux. M. Michel Chevalier en ce moment même reprit avec la plume, nos lecteurs s’en souviennent, cet enseignement sensé, savant, ingénieux, toujours élégant, quoique pratique, qui lui a marqué une place si élevée parmi les économistes contemporains. Telle est l’origine des Lettres sur l’organisation du travail, qui, malgré toutes les publications qui l’ont suivie en foule, demeurent le livre le plus complet que nous possédions sur les questions sociales actuelles. L’économie politique n’oubliera point le service que M. Michel Chevalier lui a rendu dans une circonstance si critique.

Mais, pour achever le jugement du socialisme, il reste à considérer les moyens par lesquels il travaille à s’emparer de la société, ce que l’on pourrait appeler sa politique. Résumons d’abord ses caractères comme doctrine : dans l’ordre philosophique, il se trompe sur la destinée de l’homme en lui promettant le bonheur sur la terre ; il ne peut promettre à l’homme le bonheur terrestre, d’un côté, qu’en niant Dieu, ou en annulant ses attributs, ou en blasphémant sa providence, de l’autre, qu’en divinisant les vices de nos instincts et les caprices de nos passions, en exaltant le matérialisme, et enfin en asservissant la liberté de l’individu à la tyrannie des masses. Économiquement, il se trompe sur les conditions matérielles des sociétés, comme il avait erré sur la destinée de l’homme. C’est la haine des conditions actuelles qui l’inspire ; aveuglé par cette haine, il accuse mensongèrement les institutions nécessaires sur lesquelles toute société s’appuie, il leur attribue des maux dont elles ne sont pas responsables, il leur reproche d’aggraver des douleurs qu’elles atténuent au contraire par des soulagemens progressifs et continuels. Enfin cette même passion le détourne de l’étude ou de l’intelligence de la science économique, et, comme il aborde cette science avec un parti pris et des conclusions arrêtées d’avance, il en outrage tous les principes et en confond toutes les applications. Vous pouvez maintenant comprendre la politique naturelle du socialisme. — Le socialisme, malgré ses protestations contraires, nie le progrès, parce que le progrès des faits suppose la raison du passé et la légitimité du présent, parce que le progrès des idées, fondé uniquement sur les adhésions libres de la raison à la vérité, exclut l’emploi des violences matérielles et de la force physique : le socialisme est révolutionnaire. — Le socialisme détruit la nationalité et le patriotisme, parce que le patriotisme est un sentiment qui nous rend amoureux et fiers de notre pays dans le passé, et qui nous fait en quelque sorte contemporains, par la mémoire et par le cœur, des vicissitudes de son histoire, parce que l’histoire est, comme le progrès, la gloire du passé et la justification du présent, parce que les nations ont un génie comme les hommes ont une ame, et que vouloir mutiler un des caractères de ce génie comme une des facultés de l’ame, c’est les tuer : le socialisme est révolutionnaire. — Le socialisme allume et entretient des haines irréconciliables, parce qu’il pousse le flot des passions populaires contre des problèmes insolubles : le socialisme est révolutionnaire.

Le socialisme est la dernière forme et la dernière secousse de la révolution ; il n’a rien inventé. Les plus violens de ses adeptes proclament Robespierre comme le grand initiateur et le grand martyr de leur cause, et ils ont raison de se placer sous l’invocation de cette mémoire exécrée. Ce qui s’appelle aujourd’hui parasitisme, rapines du capital, etc., en argot socialiste, s’appelait négociantisme en patois jacobin dans les discours de Robespierre et les proclamations de Carrier. On trouva dans les papiers de Robespierre une ébauche informe où cet esprit faux et féroce s’était confié à lui-même l’épouvantable ressort de sa politique. « Les dangers intérieurs, écrivait-il, viennent des bourgeois. Pour vaincre les bourgeois, il faut rallier le peuple ;… il faut que l’insurrection s’étende de proche en proche toujours sur le même plan, que les sans-culottes soient payés et restent dans les villes ; il faut leur procurer des armes, les colérer, les éclairer. Quand le peuple sera-t-il éclairé ? Quand il aura du pain, et que les riches et le gouvernement cesseront de soudoyer des plumes et des langues perfides pour les tromper ; lorsque leur intérêt sera confondu avec celui du peuple. Quand leur intérêt sera-t-il confondu avec celui du peuple ? Jamais. » Ne reconnaissez-vous pas dans ce langage la politique socialiste qui s’est déroulée sous nos yeux depuis la révolution de février ? Le socialisme révolutionnaire est donc une démence de l’esprit, une révolte de la chair et du sang, une colère des passions ; il n’est ni une doctrine ni une foi. Le socialisme, c’est la guerre.

Le socialisme est toute la révolution de février, disent ceux qui ont pris à cette révolution la part la plus active et la plus militante ; mais jusqu’à présent, grace à Dieu, le socialisme n’a été encore pour la France, comme la révolution de février, qu’une leçon et une menace, c’est-à-dire un avertissement. La France est toute-puissante encore contre ce fléau : au bout de cette guerre, c’est son existence qui est en question ; elle se défendra, nous le voyons bien depuis dix mois, avec ce victorieux instinct de conservation que Dieu a départi aux peuples comme aux individus. Dans tout ce qui l’a conduite au bord de l’abîme, — hommes, partis et doctrines, — elle voit maintenant des ennemis qu’il faut repousser. Dans tout ce que le socialisme attaque, religion, liberté, propriété, hiérarchie, discipline, elle doit voir sa sauvegarde et son salut. Pour nous tous, nous pouvons continuer la lutte avec confiance, car nous avons avec nous le progrès, la science et la foi. D’ailleurs, tous ceux qui aiment la France avec la fierté des souvenirs ont brûlé leurs vaisseaux, car, si le génie de notre nation devait, après avoir subi ces affronts qui l’ont humilié depuis dix mois, jamais succomber sous le désastre d’une république socialiste, quel est celui de nous qui voudrait lui survivre ?

Eugène Forcade.