La Guirlande des dunes/Un Bateau de Flandre

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Deman (La Guirlande des dunesp. 93-96).

Un Bateau de Flandre


Dans les dunes, là-bas,
Pourrit le vieux bateau
Qui s’en allait sur l’eau
Avec sa voile et son grand mât
Dressé,
Qui s’en allait sur l’eau
De la mer grande et de l’Escaut,
Aux jours de brume épaisse ou de vent convulsé,
Et qui dans les dunes, là-bas,
Gît maintenant, morne, piteux et las,
Et trépassé.

Ô vous, les flots massifs des funèbres automnes,
Vous les blocs d’ombre et d’écume en voyage,
Du fond des mers vers les rivages,
Dites, de quels coups lourds et monotones,
De quels tonnants coups de marteau
L’avez-vous assailli, le clair et triomphant bateau
Qui s’en allait sur l’eau ?

Et vous, l’Est, l’Ouest, le Sud, le Nord — toutes les rages
Des cyclones tournants et des volants orages,
Et vous, la pluie et le brouillard que le vent chasse
De l’un à l’autre bout des mers et de l’espace,
Dites, dans quel tumultueux et vague étau
L’avez-vous donc tordu, le rouge et frémissant bateau
Qui s’en allait sur l’eau ?

Son mousse et ses marins l’aimaient d’amour tenace ;
Il était la maison ailée où leur audace
Luttait, parmi les vents rageurs et les courants.
Saints Pierre et Paul, ses deux patrons, étaient garants
De sa fortune heureuse à travers l’aventure,
Toute voile vibrait autour de sa mâture.

Aux équinoxes d’or, quand son filet plongeait
Vers les turbots nacrés ou les saignants rougets,
Il labourait la mer violente ou tranquille,
Avec sa proue ardente et sa pesante quille,
Dans la candeur de l’aube et l’orgueil du couchant.
À sa proue en partance, on entendait un chant,
Il était un morceau de la Flandre sacrée
Qui dérivait, dans le tangage et le roulis,
Mais qui se ressoudait, sous la main des marées,
Après la journée faite et le butin conquis,
Toujours, au long des flancs de sa dune dorée.

Pourtant, un soir d’hiver
Que la tempête, au loin, là-bas,
Avait sonné jusqu’au bout de la mer,
Son glas,

Lui seul, parmi tous ceux qui s’en étaient allés,
Voiles au vent, vers leur destin bariolé,
Ne rentra pas.

Son mousse et ses marins étaient depuis longtemps
Des morts,
Que par la vaste mer et par les flots battants,

Sa carène vidée et corrodée
Errait encore.
Et le voici, hors de la vie et hors de l’eau,
Loque de bois, morne lambeau,
Pauvre débris pourri, rongé, menu,
Mais revenu,
Après combien de jours d’errance et d’affre blême,
Vers sa dune, quand même.