La Harpe d’Armorique/Les Conscrits de Plô-Meur

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La Harpe d’ArmoriqueAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 193-197).


Les Conscrits de Plo-Meur


Chant historique


I

Jeunes gens, cœurs désolés de quitter le pays,
Emmenez avec vous, emmenez toujours l’espérance :
Elle brillera sur votre chemin comme une belle étoile,
Et devant vos deux yeux quand vous reviendrez au logis.

II

Il fut un autre temps, un temps noir et cruel,
Où tous les jeunes gens disaient malédiction à leur jeunesse :
Par bandes en pays français ils s’en allaient chaque année ;
Hélas ! ils ne revenaient jamais en Bretagne !

III

Non ! alors en Bretagne on ne voyait personne,
Hormis des estropiés, des vieillards et des enfants ;
Il n’y avait plus d’hommes pour labourer et conduire la charrue ;
Les femmes enfin cessèrent d’enfanter.

IV

Napoléon était le chef, le vrai loup de guerre,
Qui sans pitié pour les pauvres mères enlevait leurs enfants.
On dit qu’en l’autre monde il est dans un étang,
Il est jusqu’à la bouche dans un marais plein de sang.


V

Lorsque ceux de Plô-Meûr furent appelés pour cette grande tuerie :
« Le loup est parmi les brebis ! dirent-ils alors.
Oui, le mal est sur nous ! Souffrons donc notre mal,
Et à la bête sauvage et féroce tendons notre cou. »

VI

Ils dirent au prêtre : « Voici le jour de l’angoisse.
Revêtez l’étole blanche et noire pour nous bénir ; »
À leurs parents : « Revêtez aussi vos habits noirs et de deuil ; »
Au charpentier : « Faites pour nous, faites tout de suite une bière. »

VII


Épouvante ! À travers les champs et la lande on vit
Ces jeunes soldats porter leur bière ;
Ils menaient à leur tombe et devant eux le deuil,
En chantant avec le prêtre la prière des morts.

VIII

Beaucoup de gens charitables de toutes les tribus
Étaient venus avec des flambeaux de cire, la cloche et les croix ;
Agenouillés au bord de la route, quelques-uns disaient :
« Allez, chrétiens ! pour vous nous prierons Dieu ! »

IX

Au milieu de la grande lande du Gôz-Ker, à la lisière de la paroisse,
S’arrêta le deuil ! Là fut la désolation :
Dans la bière furent jetés leurs cheveux et leurs ceintures,
Et tout le convoi chanta : De profundis.


X

Les pères se lamentaient, hélas ! et les mères
Lançaient en sanglotant leur âme vers le ciel ;
Tous entre leurs deux bras appelaient leurs fils ;
Eux, comme s’ils étaient morts, ne disaient plus rien.

XI

Dans un calme chrétien, et sans regarder en arrière,
Ils s’en allèrent laissant leur vie à Dieu :
Le long des sentiers, ils s’en allaient deux à deux.
Aussi tristes que des trépassés, plus tristes, sans mentir.
 

XII

Avec Dieu ils sont, hélas ! sous la terre,
Leurs os sont plus blancs que la cire.
Leurs parents affligés sont aussi descendus dans la tombe :
Les pères et les fils, tous sont morts.

XIII

— Jeunes gens, cœurs désolés de quitter le pays.
Maintenant la paix est dans le monde et le monde est beau,
Partez donc de bon cœur durant votre jeunesse !
Vous direz un jour : « J’ai vu Paris ! »


Au mois d’avril 1839.