La Hongrie en 1848/05

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La Hongrie en 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 958-982).
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LA HONGRIE




DERNIERE PARTIE.[1]

LA DIETE ET LES REFORMES SOCIALES.

COMPOSITION DE LA DIETE – LES VILLES LIBRES, LES PAYSANS ET LA PROPRIETE;




Les questions politiques et sociales agitées dans les diètes hongroises pendant les dix dernières années peuvent se réduire à trois :

1° Le droit de vote des députés des villes à la diète, et, par suite, l’organisation même de la diète : c’est la question de l’avènement du tiers-état ;

2° La suppression des dîmes et corvées, qui doit donner aux paysans la propriété des terres dont ils n’avaient que l’usufruit : c’est la création d’une nouvelle classe qui n’existait pas dans la constitution hongroise ;

3° La nature même de la propriété en Hongrie, changée par l’abolition du droit de retour à la couronne : c’est la propriété des temps modernes substituée à celle de l’âge féodal.

L’énoncé seul de ces questions ne dit-il pas que nous sommes à quelque mille lieues et à quelque cent années de la France et du XIXe siècle ? Pénétrons plus avant dans les détails ; rien ne ressemble moins à ce que nous connaissons et pratiquons chez nous ; l’ancienneté même des coutumes les rendra nouvelles à notre curiosité.

I — COMPOSITION DE LA DIÈTE

Nous l’avons déjà dit, tous les députés des villes libres, représentant un nombre d’habitans égal à peu près à la noblesse des cinquante-deux comitats, n’ont qu’une seule voix à la diète ; ils votent comme ordre. Les députés de la noblesse, au contraire, votent par tête, et ont ainsi environ cent voix contre une. Voici, au surplus, de quels élémens se compose la diète ; on comprendra mieux comment la réclamation soulevée par les villes a remis en question le système tout entier. Nous donnons ici le tableau de la dernière diète tenue à Presbourg en 1847.


Première chambre, ou table des magnats
Le palatin, président-né 1
Grands-officiers de la couronne (barones regni), y compris les deux gardiens de la couronne de saint Étienne 13
Archevêques 3
Évêques diocésains 18
Évêques titulaires 21
Évêques du rite grec-uni 5
Évêques du rite non-uni 9
L’abbé primat de Saint-Martin 1
Député du chapitre de Jaszò 1
Gouverneurs des comitats (comites supremi) 52
Gouverneur de Fiume et du littoral hongrois 1
L’envoyé de Croatie 1
Les magnats (princes, comtes et barons), siégeant en vertu de leur droit personnel[2], environ 150
TOTAL 276


Seconde chambre, ou table des états
Le personnal (lieutenant du roi), président 1
Députés des comitats de Hongrie et des trois comitats de l’Esclavonie 98
Députés des districts des Jasighucs, des Kumans et des villes des

Heiduques.[3]

4

Envoyés des états de la Croatie 2
Député du district noble de Thuropolie[4] 1
Député de la ville de Fiume 1
Député de la ville de Buccani 1
Députés des vingt-six chapitres ; sur 52, — présens 35
Abbés bénéficiaires ; sur 11, — présens 8
Députés des villes royales ; sur 116, — présens 60
Juges et protonotaires de la table royale 15
Conseillers de la chancellerie royale de Hongrie 6
Conseillers de la chambre des finances 7
Mandataires des magnats absens ou de leurs veuves (absentium nuntii) 180
TOTAL 419

Environ 500 membres, si les députations étaient au complet, et si les magnats absens se faisaient exactement représenter. Les deux tables réunies formeraient une assemblée d’environ 900 membres, s’il n’y avait pas beaucoup de doubles emplois ; par exemple, les comtes suprêmes sont, la plupart du temps, pris parmi les magnats ; les Conseillers de la table royale sont souvent députés des comitats[5].

Au premier abord, et sans entrer dans les difficultés de détail, notre esprit ne comprend guère ces mandataires des magnats absens de la première chambre, qu’on envoie siéger à la seconde, — ces magistrats nommés par le roi, qui prennent rang parmi les députés de la nation, — ces envoyés des états de Croatie, députés par une diète voisine. En y regardant de près, loin de se dissiper, l’obscurité gagne ; les contradictions, choquantes à la première vue, ne sont que peu de chose à côté des énormités du fond.

Tous ces députés, qui forment la table des états, ont un caractère aussi divers que leur origine : les uns votent par tête, les autres par ordre ; ceux-ci n’ont qu’un vote d’information (voto informativo gaudent), ceux-là n’en ont pas du tout, et sont chargés seulement de la police de l’assemblée. Les 102 députés des comitats ont chacun un vote distinct, qu’ils soient élus par le comitat de Pesth, qui compte 12,000 nobles électeurs, ou par celui de Syrmie, qui en réunit à peine 100. Les 116 députés des villes royales, représentant 650,000 habitans, votent par ordre, c’est-à-dire n’ont qu’une voix tous ensemble, tandis que le comitat de Syrmie, avec ses 100 électeurs, en a 2. — Il en est de même pour le clergé catholique en certaines occasions ; mais, s’il se plaignait de la part qui lui est faite, on lui répondrait que 2 millions et demi de protestans sont sans représentation directe et sans défenseurs à la diète. — Où y a-t-il un droit reconnu, un principe avoué au milieu de cette confusion ? Voici les députés des absens ; chose étrange, ils remplacent à la seconde chambre ceux qui n’ont pas comparu à la première ! Oui, mais peu importe : ils ne sont là que pour constater le droit de leurs commettans ; ce sont des secrétaires : mandataires sans mandat, ils ne votent pas, ils rendent compte à ceux qui pourraient voter. — Les députés de la table royale jugent les contestations qui viendraient à s’élever, et maintiennent l’ordre des délibérations, tandis que ceux de la chancellerie rédigent dans la forme authentique les résolutions adoptées par les états, auxquelles d’ailleurs ils n’ont pas concouru. — Je pourrais relever bien d’autres singularités. Est-ce à dire, cependant, que ces règles connues et proclamées une fois le soient à toujours, et qu’il n’y ait plus qu’à compter les suffrages ainsi classés ? Les choses ne vont pas aussi simplement. On vous dira qu’il n’y a aucune loi sur la matière ; que la constitution hongroise n’a point d’autre décision sur le mode et le droit des votes ; que cet axiome, plus sage sans doute que facile à pratiquer : Vota non numerentur, sed ponderentur, « il ne faut pas compter les votes, mais les peser ; » que tout ce que je viens d’indiquer là résulte sans doute de précédens nombreux et à peu près admis ; que cependant on pourrait, en cherchant bien, en trouver de contraires, et que c’est précisément à ce propos que les difficultés actuelles ont surgi. Quant aux auteurs et aux jurisconsultes ayant le plus d’autorité dans la matière, ils exposent gravement « que cette curiosité est inutile, que le mode de délibération se borne à reconnaître l’opinion dans chacune des deux chambres, et à en faire sortir, soit par la discussion séparée, soit par la réunion dans les séances mixtes, un résultat commun, propre à être soumis à l’approbation du roi et à son rejet[6]. » Entende qui pourra.

Et les rapports des deux chambres entre elles sont-ils plus nettement définis ? Dans les séances mixtes, où les deux chambres sont appelées à délibérer ensemble, faut-il compter par tête, ou par ordre, ou par table, de telle sorte que le refus de l’une des tables paralyse la volonté de l’autre ? — C’est en effet ce qui a été pratiqué dans les derniers temps, mais en soulevant mille réclamations, et contrairement aux diètes du XVIIe siècle, où il n’y avait qu’une seule assemblée. — La diète a-t-elle le droit d’initiative en dehors des propositions royales ? Non, disent les partisans de la prérogative ; oui, disent les autres, mais ce droit n’appartient qu’à la seconde chambre : selon la doctrine du parti avancé, le rôle de la chambre des magnats se réduirait à une sorte de droit de veto. — Les magnats anciens ou nouveaux siégent-ils ipso facto, ou faut-il que, selon l’ancienne formule, ils soient convoqués par des lettres royales ? Peuvent-ils troubler d’une double façon les délibérations de la diète en ne venant pas siéger à la première table et en envoyant leurs mandataires siéger à la seconde ? Sur toutes ces questions, et sur tant d’autres, dont s’inquiète un esprit français, il n’y a, je le répète, que doute et obscurité. Dans les lois, aucun texte précis ; dans les précédens, tout ce qu’on y veut trouver.

Autre cause de confusion : chaque député de comitat a avec lui et auprès de lui, dans la salle même de la diète, deux ou trois secrétaires nommés par les comitats et chargés de les tenir au courant des travaux de l’assemblée. Cette population jeune et remuante assiste aux séances, confondue avec les députés, prenant part à toutes les délibérations, au moins par ses cris, ses marques bruyantes d’approbation ou d’improbation. Elle exerce non pas seulement dans l’enceinte législative, mais au dehors, sa tyrannie un peu turbulente ; elle a des ovations pour ses favoris et des charivaris pour les autres. La tolérance abusive qui l’associe aux privilèges de la diète rend toute police impossible.

A l’une des dernières diètes, le personnal, président de la chambre des états, fit une rude expérience des caprices de cette jeunesse dorée. Quelques-uns de ces écrivains avaient donné, pendant la nuit, un charivari au successeur d’un député de l’opposition. Le personnal, au nom du palatin, engagea MM. les députés « à les ramener au bon ordre, sans quoi il serait obligé de prendre quelque mesure sévère. » À ces mots, un tumulte effroyable éclata dans la salle ; on somma de toute part le président de retirer des menaces attentatoires, disait-on, aux droits de la représentation nationale, puisque les secrétaires, aussi bien que les députés, reçoivent des saufs-conduits pour se rendre à la diète. Les orateurs les plus renommés, Déak, Klausàl, Szenthiràly, ne dédaignèrent pas ce moyen d’augmenter leur popularité, en prenant chaleureusement la défense des jeunes gens incriminés. Le président, effrayé de l’orage qu’il avait soulevé, comprenait, mais trop tard, à quelle puissance il s’était attaqué ; il attendait, en levant les yeux au ciel, la fin de la tempête pour faire amende honorable. « Messieurs, dit-il avec une sorte de bonhomie, j’ai voulu seulement que la chambre sût ce qui s’est passé ; mais loin de moi la pensée de gêner la liberté des personnes qui assistent à la diète ; elles peuvent faire de la musique la nuit tant qu’elles voudront, tant pis pour ceux qui ne dormiront pas : l’important est que les droits constitutionnels ne reçoivent point d’atteinte. »

Tous ces jeunes gens sont nobles, cela va sans dire ; leurs fonctions constituent une sorte de noviciat à la députation, et des orateurs célèbres ont souvent ainsi commencé. On comprend quelle influence exercent ces apprentis législateurs. Tel d’entre eux est compté pour beaucoup plus dans la diète que le député son patron, qui siége à titre officiel. On ne serait point dans le vrai si on ne tenait compte de cet élément irrégulier dans le tableau de la diète ; c’est un parterre qui se confond souvent avec les acteurs, et, comme le chœur antique, prend part aux événemens de la scène.

Après 1840, cependant, depuis que les constitutions écrites introduites dans plusieurs états de l’Europe ont donné aux esprits un certain besoin de logique et de symétrie politique, on s’est préoccupé des questions que nous venons de passer en revue ; on a voulu régler ces antiques et bizarres usages, on a cherché à donner à la diète une organisation plus conforme aux idées actuelles de droit et qui eût sa raison d’être, pour parler le langage de l’école, en dehors de sa propre existence. Si l’esprit d’examen et de critique s’attaquait une fois à ces institutions, elles avaient fait leur temps ; la ruine de l’une entraînait celle de l’autre ; tout se suit. Du moment qu’on voulait arriver à la précision des formes modernes, recenser les suffrages, et, au lieu de l’acclamation d’une assemblée passionnée, en arriver, comme le reste du monde, aux boules blanches et noires, force était bien de rechercher si chaque député avait une voix égale, si son suffrage valait celui de son voisin et se donnait au même titre. On ne peut additionner que des nombres identiques, et comment établir cette égalité de droits avec l’inégalité d’origine et d’influence ? Toucher au mode de voter, c’était remettre en question l’organisation de la diète et ébranler le système électoral concentré exclusivement dans la noblesse. La Hongrie avait été éminemment jusque-là un pays de coutumes : le temps, les événemens, le hasard, avaient tout fait. Si, au lieu de continuer à admettre purement et simplement ce qui était, on voulait rechercher ce qui devait être, la curiosité mènerait loin. Ce n’était pas un nouveau règlement qu’il fallait faire, mais une nouvelle constitution. Les contradictions et les impossibilités du vieux système apparaissaient de toutes parts ; il allait tomber en poussière, comme ces momies qu’on expose tout à coup à la clarté du jour.

Une question dont j’ai déjà parlé, celle d’un droit de péage à établir sur le pont de Pesth, vint mettre en lumière toutes ces difficultés. L’occasion était solennelle. L’adoption d’une taxe insignifiante, mais qui devait être payée par les nobles et les non nobles indistinctement, allait faire préjuger la volonté de l’assemblée sur le droit constitutionnel de la noblesse de n’acquitter ni taxe ni impôt. — La discussion avait été vive et longue ; les esprits restaient partagés, et le vœu de la majorité ne se prononçait par aucune de ces démonstrations bruyantes qui rendent aussi impossible qu’inutile de compter la minorité ; la conscience scrupuleuse du palatin n’osa, cette fois, se fier à son instinct et proclamer, sans le vérifier, le sentiment de l’assemblée ; il lui fallut ce jour-là quelque chose de plus positif que la rumeur des voix et le retentissement des sabres. Son impartialité n’aurait été soupçonnée de personne, mais précisément cette impartialité lui défendait de prononcer quand il n’était pas suffisamment convaincu. Il déclara qu’il voulait à tout prix arriver à constater exactement la volonté de l’assemblée. Grace à ces instances personnelles du palatin, grace à l’entraînement de l’opinion publique excitée sur ce sujet par les prédications de Széchény, et impatiente d’arriver à un résultat, on se laissa persuader. Sans se prononcer sur le droit, sans entamer d’interminables discussions sur les prérogatives des diverses fractions de l’assemblée, le président ouvrit un registre sur lequel on inscrivit l’opinion de chaque député interrogé à haute voix. C’est ainsi que la question fut tranchée, mais non résolue. Le palatin avait d’ailleurs eu toute raison d’hésiter, puisqu’il ne se trouva que six voix de majorité pour l’adoption du projet. Seulement, de ce jour, les vieux patriotes purent se dire : « Les dieux s’en vont ! » Et il fallut s’attendre à ce que des réclamations incessantes s’élèveraient dans la diète, au nom de tous les principes sacrifiés dans l’ancienne législation.


II – LES VILLES LIBRES

La première attaque vint d’une classe à laquelle le moyen-âge n’avait pu assigner une part de souveraineté, car elle n’existait pas alors je veux parler du tiers-état, représenté par les habitans des villes libres. Le gouvernement royal avait favorisé sans cesse leur émancipation et leur progrès, comme nos rois en France l’affranchissement des communes. Les villes avaient successivement conquis leur liberté ; quelques-unes s’étaient rachetées à prix d’argent des seigneurs dont elles dépendaient ; d’autres, placées sous la domination directe du roi et du palatin, s’étaient organisées comme les villes libres de l’Allemagne au moyen-âge. On s’obstinait à la diète à les traiter comme des sujets que la protection royale avait soustraits à l’autorité d’un maître légitime. « Où s’arrêteraient, disait-on, ces concessions de privilèges ? » Le nombre des villes affranchies allait croissant ; en vain les diètes avaient plusieurs fois décrété que le roi ne pourrait l’augmenter, ou du moins que les villes libres n’enverraient plus de députés à l’assemblée. Dans les vingt dernières années, ces villes s’étaient élevées jusqu’au nombre de soixante. Si on donnait une voix à chacune d’elles, toute proportion serait rompue dans la constitution ; la bourgeoisie des villes se montrait dévouée à la cause du pouvoir royal, son protecteur naturel : que deviendraient les libertés hongroises et l’indépendance de la nation ?

Les plus généreux d’entre les libéraux hongrois, reconnaissant les progrès et l’accroissement des classes moyennes depuis le commencement du siècle, proposaient d’accorder 6 voix aux députés des villes. C’était, disaient-ils, leur en donner autant qu’à trois comitats. Cette part leur paraissait devoir satisfaire la plus grande ambition[7] ; mais la majorité n’admettait pas même une telle concession. « La représentation, disait un député, peut revêtir diverses formes. En Hongrie, la noblesse forme le corps électoral qui représente l’ensemble de la nation. Aimerait-on mieux le système aristocratique qui attribue en France le droit électoral à une quotité de fortune ? Voilà le privilège monstrueux. Ici le noble a partagé sa terre avec le paysan et donné la liberté aux marchands des villes : qui pourrait mieux que lui agir au nom du peuple entier ? Tout ce qui s’est fait depuis dix ans à la diète prouve si la confiance du pays n’a pas été bien placée ; ce sont les étrangers qui veulent nous diviser et affaiblir l’énergie de l’esprit public. Vous demandez au nom de l’égalité le droit de vote pour les députés des villes libres ; mais commencez donc par introduire cette égalité dans la constitution même de ces villes. L’étranger, qu’on cherche à tromper sur notre état social, sait-il bien comment se font les élections municipales ? A Pesth, par exemple, le droit de bourgeoisie n’existe que pour un petit nombre d’habitans ; la plupart des banquiers, les plus riches négocians, les professeurs, les artistes, sont en dehors de la loi commune. Un conseil, composé de cent dix membres, s’adjoint cinquante électeurs à vie qui, de concert avec lui, nomment les deux députés à la diète. Ces députés, produit du plus absurde des privilèges, ont-ils donc bonne grace à se plaindre si amèrement des prérogatives constitutionnelles qu’ils rencontrent dans la diète ? » Ces faits sont exacts ; l’organisation municipale des villes, qui remonte au moyen-âge, est défectueuse de tous points et peut justement prêter à ces représailles d’accusations que l’orateur hongrois ne leur épargnait pas. — Un Français conclurait de tout cela qu’il fallait réformer à la fois et l’organisation de la diète et celle du conseil électoral de Pesth, mais la question avait une autre face. Les habitans des villes sont, pour la plupart, allemands ou, du moins, n’appartiennent pas à la race magyare. Les Hongrois, comme leurs pères, les Scythes, sont un peuple pasteur. La civilisation lui a enseigné l’agriculture ; mais le séjour des villes, le commerce et les professions de l’industrie sont restés contraires à sa nature. Ce sont les autres races qui ont peuplé les villes et occupent les professions industrielles. Les Juifs et les Grecs ont accaparé le commerce presque entier et sont devenus les intermédiaires obligés dans toutes les transactions. Les Allemands se sont partagé les diverses industries, et un certain nombre de Slaves les métiers inférieurs, auxquels leur merveilleuse faculté d’imitation les rend particulièrement propres. On peut donc dire que la population des villes, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de tiers-état en Hongrie jusqu’à présent, est allemand, ou du moins n’est pas hongrois. Ce n’était donc pas seulement une prérogative nobiliaire que défendaient les députés en s’opposant à l’extension du vote des villes, c’était encore une question de nationalité. Cette complication se retrouve partout.

Le gouvernement autrichien avait pris le beau rôle dans la discussion ; il s’était fait le patron avoué des villes libres ; ses partisans, surtout en Allemagne, où les rapports d’origine excitaient la sympathie générale pour la cause municipale, ne manquaient pas de faire contraster les sentimens libéraux qui l’animaient avec les préjugés et les prétentions tyranniques de la noblesse hongroise. Les journaux allemands ne cessaient d’agiter cette question de la représentation des villes ; ils s’efforçaient de donner du retentissement aux discours que leurs députés tenaient à la diète, et faisaient avec assez peu de fond une réputation d’éloquence à MM. Vaghi et Toperczer. Animé par ces éloges, et se sentant soutenu par l’opinion publique dans ses autres états, le gouvernement autrichien eut un instant la pensée de trancher la question soulevée par les villes royales ; mais la constitution offrait-elle, sinon des autorités, au moins quelques prétextes pour motiver cette justice dictatoriale ? Un publiciste hongrois, le baron de S…, fut chargé, de rédiger pour la conférence d’état un mémoire sur cette question de droit public, qui a occupé aussi les esprits en France dans les dernières années de la restauration. La souveraineté, ou tout au moins celles de ses prérogatives qui ne sont pas clairement réparties par la constitution, résident-elles dans la personne même du roi ou dans les classes privilégiées qui ont représenté jusqu’à présent le peuple hongrois ? On comprend combien cette question, toujours dangereuse à agiter, prenait d’importance vis-à-vis de la législation confuse et contradictoire que nous venons d’exposer. Le mémoire concluait en fait et en droit que cette souveraineté non définie appartenait au roi, et que jamais occasion plus légitime ne s’offrirait pour en faire usage. « Tout ce que l’on peut retrouver dans nos lois, disait-on, est en faveur de la demande des villes. L’article 26 des décrets de 1495 établit qu’il y a à la diète quatre états : le clergé, les magnats, la noblesse et les villes. Nulle part on ne parle des voix des comitats. La dénomination de député des comitats est toute moderne ; elle est irrégulière, car le député du comitat ne représente pas la population entière, mais seulement le troisième ordre, les trois autres étant déjà présens à la diète et les paysans n’ayant aucun droit de représentation. Cette loi met sur la même ligne les députés des comitats et les députés des villes (nuntii civitatum) pour le droit de vote. S’il en avait été autrement, si les députés des villes royales toutes ensemble n’avaient eu qu’une seule voix, pourquoi les anciennes diètes, et notamment celle de 1687, article 17, faisaient-elles des représentations au roi sur le nombre croissant des villes royales et la perturbation que l’accroissement de nombre de leurs députés pouvait apporter dans les états ? »

Ce dernier argument avait sans doute beaucoup d’autorité. Le gouvernement autrichien et l’archiduc palatin lui-même se montraient disposés à suivre les conseils du publiciste hongrois et à trancher la question au profit des villes et du tiers-état. La responsabilité de cette entreprise eût été grave ; après tout, je doute qu’elle eût prévalu contre les résistances que la forme eût soulevées, même de la part de ceux qui auraient approuvé le fond de la mesure. Peut-être les villes elles-mêmes auraient-elles fait comme la femme de Sganarelle. Le gouvernement n’eut pas à tenter l’épreuve ; il fut arrêté dès l’abord par la résistance qu’il rencontra dans ses propres conseils : le vieil et jaloux amour des Hongrois pour la constitution s’y était conservé pur de toute nouveauté dans un homme d’une grande énergie. Le comte Cziràky, chancelier de Hongrie à cette époque, n’avait pas toujours défendu la liberté, mais il chérissait par-dessus tout la constitution. C’était un esprit ferme et presque opiniâtre, d’une vaste érudition, peu disposé à céder aux idées du jour, mettant son courage à braver l’injustice ou la folie des entraînemens populaires. Cziràky était alors en butte aux attaques du parti libéral ; on l’accusait d’entraver tout progrès, de demander toujours, non pas si telle chose était juste, mais si elle était autorisée par le Corpus juris. On avait fini par l’assimiler à l’œuvre qu’il invoquait sans cesse, et dans la langue des partis on l’appelait le Corpus juris. Ces plaisanteries n’empêchaient personne de rendre hommage à ses hautes qualités, à ses connaissances inépuisables, même à la rudesse austère de sa conscience, qui ne se pliait que devant l’autorité de la loi. Il avait composé sur le droit public de Hongrie un traité complet que lui seul sans doute était capable de faire ; le livre fut retenu impitoyablement à la censure de Vienne ; on lui demandait des adoucissemens, des suppressions qu’il ne voulut jamais accorder. Chose bizarre et qui marque bien la situation fausse où l’on était réciproquement placé, le chancelier de Hongrie ne pouvait obtenir qu’on lui laissât imprimer un livre sur l’organisation du royaume dont il était le premier fonctionnaire !

Le comte Cziràky s’opposa à ces projets de coup d’état libéral, et son opposition arrêta tout. La question resta suspendue jusqu’à l’année dernière. À cette époque, le gouvernement autrichien se détermina à accomplir par les voies constitutionnelles la réforme projetée et à demander à la diète elle-même l’extension du droit de vote pour les villes libres. La troisième des propositions royales apportées aux états à la fin de l’année 1847 annonçait un projet de loi sur le vote des députés des villes et aussi sur l’organisation des municipalités : on faisait droit ainsi aux doubles griefs que nous avons exposés. On saura bientôt ce que la dictature aura fait de cette loi d’égalité et de réparation.


III – LES PAYSANS

On n’a pas oublié les terribles coups portés par le comte Széchény aux droits de dîmes et de corvées, et les améliorations qui en étaient résultées dans la condition des paysans : ajoutons que ce cortége de mots féodaux, serfs, dîmes et corvées, fait naître dans notre esprit élevé à l’école du XVIIIe siècle des idées hors de tout rapport avec la réalité.

Je partageais ces idées à mon premier voyage en Hongrie. Le simple aspect des choses suffit pour les dissiper : je n’hésite pas à dire que la condition du paysan hongrois est de tout point supérieure à celle des petits cultivateurs de la plus grande partie de la France. Au fond, comme le disait à la diète le comte Desewfy, les dîmes et les corvées, une fois dégagées de la glèbe féodale, n’étaient que le loyer de la terre payé par le tenancier au propriétaire du sol. Si l’on compare ce mode d’exploitation avec celui du métayage ou de la culture par colons, appliqué dans les départemens du centre et du midi de la France, on trouve que tout l’avantage est au profit du paysan hongrois. Dans le système français, le propriétaire fournit la terre et quelquefois les bestiaux ; en retour, le métayer donne 50 et 60 pour 100 des récoltes, quelquefois plus dans les terres très fertiles. Au lieu de la moitié, le paysan hongrois ne livre guère que le cinquième des récoltes tant au seigneur qu’au clergé, plus un certain nombre de journées de travail rachetables à des prix minimes. Il est vrai qu’il doit acquitter les contributions publiques, qui, malgré leur modicité, sont quelquefois pesantes, parce qu’il faut les payer en argent. Néanmoins il est évident que les charges qui lui sont propres sont compensées, et bien au-delà, par la portion double de celle du colon français qu’il retient dans le partage des récoltes. La preuve irrécusable des avantages du paysan hongrois sur nos colons partiaires, c’est que le premier vend souvent, et cher, son droit de tenancier, tandis que nos métayers, toujours pauvres, quittent leur métairie sans imaginer qu’ils puissent trafiquer de la situation qu’ils abandonnent, et qui suffisait à peine à la vie laborieuse et frugale de leur famille[8].

Il ne pourrait y avoir de doutes sur la bonne part faite au paysan hongrois que si l’on se plaçait au point de vue adopté par la diète révolutionnaire de 1848, c’est-à-dire si l’on supposait que la propriété appartient aux paysans, et que les dîmes et corvées ne sont que des charges féodales imposées par la tyrannie des âges passés aux possesseurs non nobles. Toutes les traditions de l’histoire et les lois du pays contredisent formellement un tel système. La diète de 1836, si favorable aux paysans, rappelle, dans l’article 8 de l’Urbarium, « que la propriété de la terre que cultivent les paysans a toujours appartenu et appartient au seigneur. »

Pour moi, je le déclare, je n’ai vu nulle part plus de bien-être matériel, d’aisance, de santé, que dans les villages que j’ai visités en Hongrie. Je sais combien il faut prendre garde de conclure du particulier au général dans les observations de ce genre ; ce que je dis s’applique surtout au Banat et à la partie ouest de la Hongrie. Ce sont les contrées qui sont restées le plus long-temps au pouvoir des Turcs. Elles ont été colonisées seulement après leur expulsion. Les terres y sont fertiles ; les domaines ont été accordés à de grands seigneurs qui ont favorisé par tous les moyens possibles les travaux de défrichement et accordé aux paysans des conditions très favorables. Dans les comitats du nord, au contraire, qui composaient autrefois toute la Hongrie, la population nobiliaire s’était agglomérée de longue date, laissant moins d’espace et de liberté au paysan, obligée par la pauvreté même de le pressurer assez étroitement, et ruinant ainsi toute émulation féconde. Les nobles de ces comitats passent pour des maîtres plus durs et moins généreux que les autres ; ils sont plus remuans et querelleurs. Ces comitats, s’ils n’avaient pas les vignobles de Tokay et les mines de Schemnitz et Kremnitz, seraient dans une condition très inférieure à celle du reste du pays. Même avec les avantages qu’ils retirent de leurs vignobles et de leurs mines, les comitats du nord ne méritent pas les éloges que nous donnons ici aux comitats de l’ouest et du Banat. Les paysans hongrois et esclavons qui habitent le nord sont beaucoup plus rudes, plus grossiers ; c’est sur eux que peuvent retomber certaines accusations de malpropreté qui ne leur ont pas été épargnées par les voyageurs. Ces reproches sont principalement fondés sur l’usage que la plupart d’entre eux font de la graisse de porc pour lisser les longs cheveux collés sur leur visage, et se rendre le corps moins sensible aux intempéries de la saison. On oublie trop que dans les classes inférieures, plus rapprochées de l’état de nature, le génie particulier et l’instinct de chaque race agissent d’une façon plus énergique sur l’état des populations que dans les conditions supérieures de la société. Ainsi le paysan slave est de sa nature plus sale et plus grossier, son habitation plus misérable, non parce qu’il est plus pauvre, mais parce qu’il n’éprouve pas le besoin d’être mieux. Les Hongrois, race dure et indifférente, adonnée volontiers au pâturage et à l’éducation des bestiaux, s’inquiètent assez peu de l’intempérie des saisons, méprisent les habitudes casanières, et croiraient plutôt s’efféminer en acceptant tout ce cortége de petites nécessités qui se sont introduites peu à peu dans la vie moderne. Mais ce qui prouve que la malaisance qu’on peut rencontrer chez le paysan hongrois ou slave n’est point la suite de la condition générale du paysan en Hongrie, c’est le bien-être incontestable du colon et du paysan allemand. Celui-ci apprécie très bien toutes les douceurs de la vie intérieure ; il est aussi industrieux et économe que le paysan hongrois est dissipateur, buveur ou quelquefois ami d’une sorte de braverie orientale qui recherche le clinquant et les ornemens fastueux. Les charges du colon allemand sont précisément celles qui pèsent sur tous les paysans ; si donc on ne trouve pas chez les autres races cette aisance enviable qu’étalent les villages allemands, c’est bien aux vices, ou si l’on veut aux qualités de la race, qu’il faut s’en prendre, et non point à la législation urbariale.

Je suis entré non pas dans une, mais dans dix, dans vingt maisons de colons allemands, je ne connais rien de plus propre et de plus commode ; ce n’est point la vie des bergers d’églogue ; il y a du travail, des charrues, des charrettes ; ce n’est rien non plus de ce qui éloigne souvent les regards de la vie des campagnards, la malpropreté, la misère, l’entassement. Citons, par exemple, le village d’Iénö, entre Pesth et le lac Balaton : il est dans les conditions moyennes. Là chaque famille a sa maisonnette le long d’une large rue plantée d’arbres ; derrière, le jardin et un clos de vignes. Chaque année, on repeint à la chaux la maison, comme dans ces villages charmans de Biaritz et de Cambo, au pays basque. La chambre où couche la famille est séparée de la cuisine ; les meubles sont fabriqués par le menuisier du village avec les noyers et les érables coupés dans les forêts du seigneur. Les armoires sont pleines de gros linge blanc, que la ménagère et ses filles ont filé pendant l’hiver. Je suis monté dans les greniers, je les ai trouvés garnis d’orge et de farine ; je suis descendu dans les celliers, et ils étaient pleins de vin. Je n’ai pas oublié la cour où dormaient au soleil une douzaine de ces petits porcs à moitié sauvages qui assurent au ménage ses festins de tout l’hiver. Dans le pâturage qui s’étendait derrière le jardin paissaient sept à huit petits chevaux, les compagnons et presque les amis du paysan. Il se sert à peine du fouet avec eux, mais les guide et les anime en leur parlant constamment, comme les muletiers espagnols. L’habillement du paysan allemand est chaud et commode : dans la mauvaise saison, la plupart portent un pantalon de drap avec une veste garnie de fourrure, et une paire de bottes fortes qui les préservent de l’humidité. Les paysans hongrois ont, au contraire, l’été une large chemise ou blouse de toile blanche par-dessus leurs autres vêtemens ; l’hiver, une peau de mouton, bunda, qui, selon la température, se met du côté de la laine ou de l’autre ; la nuit, ceux qui gardent les troupeaux s’endorment dans cette pelisse. Les paysans d’Ienö sentaient leur bien-être et comprenaient le jugement que je portais sur leur situation ; ils savaient tous lire et écrire. La Bible, quelques histoires populaires du brigand Shoubry, pendu naguère dans un comitat voisin, sont d’ailleurs les seuls livres que j’aie rencontrés chez eux.

Dans les villages où les diverses races sont placées en regard les unes des autres, les caractères sont encore plus en relief. À Fured, près du lac Balaton, où se trouve une source d’eau minérale, le médecin, que sa profession met en rapport continuel avec les habitans, me disait : — Si vous voulez savoir à quelle nation appartient un paysan, vous n’avez qu’à lui donner un écu, et vous verrez ce qu’il en fera. L’Allemand le mettra dans une tirelire où il sera en bonne compagnie ; le Hongrois cherchera un ami pour aller boire au cabaret ; le Slave le portera au Juif vis-à-vis duquel il est toujours endetté : économie, générosité, exactitude, voilà les trois qualités principales et distinctives qui se présentent au premier aspect. Tous ces paysans, marqués d’ailleurs du sceau de leur race, se ressemblent par une santé robuste, une grande force de corps et des mœurs excellentes ; ils se marient tard : les Slaves ont beaucoup d’enfans, les Hongrois peu ; je ne connais pas d’exemple de mauvais ménages ; il n’y a pas d’enfans naturels dans le pays, ou plutôt toute liaison entre jeunes gens qui menacerait d’arriver à ce résultat est aussitôt couverte par le mariage. — J’ai lu ce matin, me disait encore le médecin de Fured, que des dames charitables à Pesth avaient formé une société sur le modèle de celles de Paris et de Londres pour recueillir les enfans naturels. Si dans le reste du royaume on se comporte aussi bien qu’ici, elles en seront pour les frais de leur bonne œuvre.

Toutefois, en admettant que la condition du paysan soit moins favorable dans d’autres parties de la Hongrie, les dernières diètes se sont incessamment occupées d’améliorer cette situation, surtout de l’élever en abolissant, je ne saurais dire les restes de servitude, mais les dernières traces de tutelle qui subsistaient encore dans les lois. C’est ainsi que nous avons vu la diète de 1836 accorder au paysan le droit de se racheter des dîmes et corvées au moyen de contrats perpétuels ; celle de 1840 lui accorda le droit d’acheter même des propriétés nobles. Pour le premier cas surtout, la loi, comme il doit arriver dans les pays libres, ne faisait que confirmer l’état des mœurs et régulariser les actes déjà accomplis entre plusieurs seigneurs et leurs villages[9] ; peu à peu on arrivait graduellement et sans secousse à l’abolition complète de toutes les charges urbariales. L’opinion publique et, je l’ai dit, la volonté même de ceux qui semblaient les plus intéressés à les maintenir étaient impérieuses et unanimes sur ce point. Le principe était admis pour tout le monde, diète et gouvernement ; on cherchait seulement un mode pour l’indemnité due aux propriétaires. Les uns proposaient d’opérer le rachat au moyen d’annuités à payer, pendant un certain nombre d’années, aux propriétaires par les tenanciers actuels. Les autres demandaient l’expropriation pour cause d’utilité publique, moyennant une indemnité qui aurait été acquittée par l’état. Ceux-ci, combinant la mesure du rachat avec l’abolition du privilège des nobles en matière d’impôts, proposaient un emprunt national destiné au remboursement des propriétaires ; les intérêts en auraient été servis au moyen des contributions établies à l’avenir sur les terres nobles. A vrai dire, cette combinaison était un moyen assez ingénieux de supprimer les dîmes en prenant l’indemnité dans la bourse même de ceux qui devaient la recevoir. Le gouvernement autrichien, quelque temps indécis sur le mode de transaction, s’était déterminé, lors de la dernière diète, à prendre lui-même l’initiative et la responsabilité des mesures. Parmi les propositions royales figurait en première ligne l’abolition des charges et dîmes urbariales. La diète était déjà saisie de la discussion et au moment d’adopter un des modes de rachat indiqués tout-à-l’heure. Le 4 février de cette année, la table des magnats entendit le rapport qui lui fut fait sur la matière par Émile Desewfy. « Dans cette assemblée composée des plus grands seigneurs terriens de l’Europe, la Russie peut-être exceptée, disait avec une juste fierté l’orateur, il n’y a pas eu une voix, pas une seule, pour s’opposer au projet de rachat. » La délibération dura deux jours, chacun ayant voulu signaler par quelque discours la part directe qu’il prenait à l’affranchissement de la patrie. Une commission fut nommée pour se concerter avec le gouvernement et les états sur les moyens propres à réaliser sans délai l’opération.

La révolution du mois de mars a tranché le nœud gordien. Les dîmes ont été purement et simplement abolies, et la propriété des terres urbariales attribuée aux paysans actuellement détenteurs ; les biens du clergé qu’on dépouillerait plus tard devait fournir les fonds d’une future indemnité. En attendant, les propriétaires ont été dépossédés, et les paysans, affranchis maintenant des anciennes charges, sont appelés à créer bientôt une nouvelle classe dans la société hongroise, un élément mixte entre la bourgeoisie des villes et les paysans, leurs anciens compagnons, restés prolétaires. Cette situation est nouvelle et doit exercer sur l’avenir du pays une influence dont il est aussi impossible de prévoir que de contester la portée. On comprend seulement quelle perturbation a été apportée par de tels changemens dans toutes les relations et dans l’existence de chacun. Les paysans possessionnés, affranchis des dîmes, sont sans doute satisfaits : c’est une de ces concessions irrévocables, quel que soit le pouvoir dont elles émanent ; mais ceux qui sont restés prolétaires voient avec envie les nouvelles fortunes de leurs égaux. Les anciens propriétaires sont ruinés ; le clergé s’attend à l’être au premier jour ; tout n’est que confusion et injustice. Voilà ce que le révolutionnaire Kossuth a fait des plans du réformateur Széchény. Je ne parle ni du papier-monnaie, ni des assassinats, ni de la guerre civile, ni des dures conditions que le gouvernement autrichien, rentrant en vainqueur à Pesth, voudra peut-être imposer à la Hongrie, au lieu des concessions dont il prenait l’initiative généreuse à la diète de 1847.


IV – LA PROPRIETE

A un certain point de vue, il y avait de la part du gouvernement plus de générosité encore que de la part des états à proposer l’abolition du système de propriété tel qu’il avait régné jusqu’alors en Hongrie. Dans l’état des esprits, les nobles hongrois avaient tout à gagner, l’événement l’a prouvé, à remplacer par une indemnité pécuniaire les avantages précaires et incertains qu’ils retiraient des dîmes seigneuriales ; c’était échanger une sorte de droit d’usage contre une propriété réelle. Ils faisaient le même profit que l’héritier d’une terre grevée de substitution entre les mains duquel la loi abolirait la substitution. La couronne, au contraire, qui était en définitive le dernier substitué, perdait d’un seul coup toutes les chances de retour. Expliquons avec plus de précision la double situation du gouvernement et des propriétaires.

La propriété jusqu’à nos jours a été régie en Hongrie par des lois toutes particulières. En principe, la couronne est propriétaire de toutes les terres ; ce que nous appelons droit de propriété, les lois hongroises le nomment droit de possession, jus possessionarium. Toutes les terres sont des fiefs, la plupart masculins, quelques-uns féminins. A l’extinction de la ligne mâle, ou des deux lignes dans le dernier cas, ces fiefs retournent à la couronne. En d’autres termes, toute terre noble a été grevée jusqu’à présent d’un double privilège : 1° de substitution en faveur de tous les membres de la famille du premier investi ; 2° d’un droit de retour en faveur de la couronne à l’extinction de la famille par elle investie. Dans la langue des jurisconsultes, le premier de ces droits se nomme aviticitas, le second fiscalitas, — le droit des aïeux, le droit du fisc. — Cette législation, si profondément empreinte de la tradition féodale, a été constamment l’objet des attaques des réformateurs hongrois. Dans la diète de 1840, le député Deàk, entre autres, fit ressortir avec une grande verve de raison et de logique tous les inconvéniens d’un tel système. Les docteurs de l’école communiste pourraient consulter avec fruit le discours du démocrate hongrois ; ils verraient quels abus et quelle ruine engendre toute incertitude dans la propriété.

Voici en effet ce qui arrive. Les ventes ne peuvent se faire que sous la condition impérative de la donation originaire. Il n’y a donc jamais de vente perpétuelle, de transmission incommutable, dans le sens que nous attachons à ce mot. La vente n’est, en réalité, qu’un contrat de gage ou de réméré, contre lequel tout membre de la famille du donataire a une action ouverte. Chose bizarre ! c’est cependant à l’existence de cette famille qu’est attachée la possession de l’acheteur. Si la famille vient en effet à s’éteindre, les biens feront retour au fisc, car on n’a pu vendre que ce qu’on avait reçu de la couronne. Les héritiers du vendeur ont trente-deux ans pour réclamer contre la vente et la faire annuler à leur profit, en remboursant le prix payé et les dépenses faites. Cette prescription de trente-deux ans étant suspendue pendant la tenue des diètes et pendant les temps de guerre, pouvant aussi être interrompue et se renouveler par une simple protestation judiciaire devant un des chapitres établis à cet effet[10], il en résulte que les trente-deux ans ne finissent jamais, et que l’acquéreur vit sous le coup d’une revendication perpétuelle tant qu’il existe un seul membre de la famille du premier donataire ; mais, si cet éternel ennemi vient à mourir, la chance de l’acheteur, on le comprend, est bien autrement grave, et l’on peut dire qu’il périt de la même mort. Dès qu’il n’y a plus de représentant de la famille, le fisc arrive, et, par l’effet du droit de retour, s’empare de la propriété, en restituant la faible somme qui a pu être payée pour l’investiture. A de telles conditions, la propriété n’est qu’une sorte d’usufruit d’une durée plus ou moins longue, dans lequel le chaos ne tarde pas à se mettre ; car ces biens, substitués à l’infini, ne sont point constitués en majorat, ce qui aiderait au moins à les reconnaître. Ils peuvent être et sont chaque jour assignés en dot à des filles, partagés entre de nombreux enfans ; les uns engagent leur part, les autres la gardent ; les domaines se composent et se décomposent avec des terres des origines les plus diverses. De là la rareté des ventes de biens-fonds, la vileté des prix quand ces ventes s’accomplissent ; le plus souvent on se contente de mettre les biens en gage pour un certain laps de temps. Le propriétaire ne trouve pas davantage à emprunter à un taux raisonnable : comment fournirait-il une hypothèque solide sur une terre qui, demain, peut lui être enlevée ? De là aussi des procès sans fin, lorsque ces événemens divers se réalisent. Il n’est pas besoin d’entrer dans de grands détails pour que l’on comprenne ce qu’un pareil système amène de gêne, de misère et de fraude pour tout le monde. On ne s’étonne plus quand on apprend que ces immenses fortunes des magnats hongrois, riches de plusieurs millions de revenus, sont, au bout de quelques générations, placées sous un séquestre judiciaire qui les administre pour le compte des créanciers.

Dans la pratique, l’activité de l’intérêt personnel a cherché à se soustraire à cette mauvaise législation ; elle n’a réussi, par des ruses très ingénieuses si l’on veut, qu’à créer une quantité déplorable de procès, pâture d’une légion de gens de loi. Ces stratagèmes judiciaires, en conservant quelque temps telle propriété dans les mains de l’acquéreur, ne font qu’ajouter aux vices généraux du système. C’est ici plus que nulle part ailleurs que se vérifie le proverbe : « Qui terre a guerre a. » Toutes les imaginations de la chicane sont en éveil. Comme il y a des ingénieurs plus habiles à attaquer les places et d’autres à les défendre, on a des avocats dressés, les uns à revendiquer, les autres à conserver les héritages. Entendez les premiers, ils vous démontreront, la loi en main, qu’il n’y a pas en Hongrie une seule propriété inattaquable. Qu’importe, répondent les autres, si vous restez toujours en possession ? Il ne s’agit pas tant de discuter si la place est imprenable que de s’arranger pour qu’elle ne soit jamais prise. « Il y faut de l’art, sans doute ; mais c’est à cela que nous sommes bons, me disait un jeune avocat que je consultais sur ces matières. Je viens, par exemple, d’acheter une terre dans le comitat de Komorn ; j’ai eu soin de faire inscrire dans le contrat une somme double de celle que j’ai effectivement payée : première difficulté pour la famille du vendeur, si elle voulait venir à revendiquer ; nous y ajouterions les impenses, défrichemens, intérêts des capitaux : il y a là de quoi faire reculer les plus intrépides. Quant à l’action du fisc, je ne la redoute pas davantage. Il n’existe plus, il est vrai, de la famille N…, à laquelle la terre fut donnée il y a quatre ou cinq cents ans pour les descendans des deux sexes, qu’une veuve et sa fille ; cette fille se mariera, elle aura des enfans, et alors aucune difficulté. Mettons les choses au pis, et qu’elle se voue au célibat ; elle vivra cinquante ans encore ; à sa mort, j’ai la chance que le fisc ne retrouve plus les anciens titres de la donation ; il s’en est tant brûlé dans nos guerres continuelles avec les Turcs ! Quelque dénonciateur les déterrera peut-être, pour obtenir la récompense du cinquième que la loi promet en pareil cas ; mais il aimera mieux, sans doute, me les vendre au même prix. Si cependant le fisc est armé, il faudra qu’on m’intente une action. Je serais bien maladroit si cette action ne dure pas trente ans ; dans ce laps de temps, quelques joyeux avènement viendra annuler toutes les poursuites commencées contre les détenteurs des biens domaniaux ; me voilà hors d’affaire.. Au fond, croyez-vous qu’aux yeux d’un étranger, votre système d’hypothèques légales pour la femme et les mineurs, de privilèges pour l’état et le premier vendeur, paraisse beaucoup plus sûr ? Nous vivons, malgré tant de raisons d’être inquiets, et nous laissons pousser des arbres de haute futaie tout comme en France. Il y a deux bonnes manières d’acheter des terres en Hongrie : il faut acheter très cher ou très bon marché. Dans le premier cas, nul n’a intérêt à vous déposséder, puisqu’il faudrait rembourser le prix que vous avez réellement payé ; dans le second, votre propriété n’a pas sans doute le même caractère de stabilité qu’en France, mais la chance des plus-values, le temps plus ou moins long de votre jouissance, représentent, et au-delà, la somme que vous avez versée. Nous sommes un peuple pasteur ; nous levons notre tente plus facilement que d’autres ; l’herbe des champs n’empreint pas sur le sol la marque et la limite du propriétaire aussi profondément que le soc de la charrue. Que diriez-vous donc des pratiques de commessation en usage chez nous, et dont vous ne connaissez pas probablement le nom un peu barbare ? J’imagine que vos petits propriétaires de France, attachés à leur champ comme l’escargot à sa coquille, jetteraient de hauts cris, si on leur parlait de remettre leurs héritages en commun, pour les tirer ensuite au sort, chacun en proportion de sa mise. La chose se pratique chaque jour ici. Le seigneur ou les paysans, croient qu’il y a eu des usurpations des uns sur les autres, que les terres urbariales ont empiété sur le domaine seigneurial, ou réciproquement ; on recherche d’après les anciens titres quelle doit être l’étendue des terres de chacun, et l’on procède à un arpentage général ; l’opération dure quelquefois dix ans, pendant lesquels nul ne sait quel est le lot qui lui écherra ; car il ne s’agit pas seulement de mesurer, il faut comparer la qualité des terres, en apprécier la valeur d’après la proximité du village, la bonté des pâturages, etc. Nul n’est content du lot que les géomètres jurés veulent lui attribuer, et l’on finit le plus souvent par tirer au sort les parcelles. Il sort de là des reviremens de fortunes, petites ou grandes, qui sont ici ce que la hausse ou la baisse des actions industrielles sont dans votre pays.

« Ne concluez pas de là cependant, continuait mon avocat, que nous soyons des gens débonnaires, prêts à nous laisser prendre notre bien sans nous défendre. Bien au contraire ; je ne vous ai pas dit toutes les ressources de la procédure hongroise. Nous sommes gens d’épée comme de plume, et le sabre que nous portons à la ceinture est la dernière pièce que le plaideur ait dans son sac. -Comment ! lui dis-je, décide-t-on les causes comme au moyen-âge par le combat judiciaire ? — Pas précisément ; mais si, après avoir épuisé tous les remèdes juridiques, vous avez perdu votre procès en dernier ressort, la loi vous accorde un moyen extrême : il vous reste l’opposition à main armée (oppositio bracchialis). Vous ne connaissez pas cette forme de procédure, n’est-il pas vrai ? Je crois qu’elle n’existe que dans notre législation et dans celle de l’état de nature. Quand votre adversaire, armé de son jugement, vient pour se mettre en possession, vous résistez par la force. Il importe surtout de ne pas s’opposer timidement, car on aurait le droit de passer outre. Les jurisconsultes demandent que l’opposition soit caractérisée par quelque acte menaçant. Autrefois il fallait brandir un sabre (evaginato gladio) ; mais la douceur des mœurs se glisse partout, même là où elle semble avoir le moins à faire, et l’on se contente en général aujourd’hui de lever un bâton (elevatione baculi quod communiùs fit) ; par exemple, vous ne devez frapper que si votre adversaire, fort de son droit, voulait poursuivre son entreprise. Alors vous frapperiez. Les docteurs estiment cependant que ce serait moins en vertu du droit d’opposition que du droit de défense naturelle. C’est à votre adversaire, après cela, de vous intenter une action devant les tribunaux. Votre pire chance sera une seconde condamnation ; mais votre adversaire pourra bien aussi être condamné à des dommages et intérêts, s’il n’a pas respecté assez votre droit d’opposition[11]. Voilà d’étranges lois, sans doute ; nul ne vous dira qu’il faut conserver ces vestiges de barbarie, et chaque jour elles disparaissent. N’oubliez pas, quand vous voudrez juger nos institutions et nos coutumes, qu’il y a cent cinquante ans à peine, quand vous étiez en plein siècle de Louis XIV, nous étions, nous, sous le joug des Turcs, et que depuis il a fallu souvent employer à défendre nos libertés le temps que vous avez consacré à mettre vos lois en harmonie avec la raison publique. »

Il serait facile de multiplier les observations et les critiques sur une telle législation. On le voit, les institutions civiles aussi bien que la constitution politique réclamaient en Hongrie de profondes réformes ; en s’éprenant de la liberté moderne et en voulant l’importer dans une société faite sur d’autres principes, la diète hongroise n’avait peut-être pas entrevu toute l’étendue des sacrifices qu’elle devrait successivement consentir. Aux premiers coups, l’édifice vermoulu avait craqué de tous côtés, et, entendant le bruit de cette ruine, les esprits sages se demandaient avec quels élémens on élèverait une société nouvelle. Comment faire passer sans de redoutables épreuves une multitude esclave à la liberté, une noblesse turbulente au respect de l’ordre et du droit d’autrui ? Le danger n’était pas moins dans les instrumens appelés à guérir le mal que dans le mal même. Nous avons expliqué le mécanisme de la diète, les bizarreries, les anomalies étranges de son organisation était-ce une assemblée bien préparée pour l’œuvre de la réforme ? Chacun était disposé à corriger les abus du voisin ; cela était sûr, mais nul ne trouvait qu’il fût lui-même un abus. Aussi ne manquait-il pas de gens, et dans les opinions les plus opposées, qui croyaient qu’un pouvoir unique et absolu était seul capable de mettre l’ordre dans cette Babel de nations, de lois, de classes et de coutumes. Sur ce point, comme nous l’avons vu, les révolutionnaires se trouvaient du même avis que le publiciste de la chancellerie autrichienne dont nous avons cité le mémoire. Seulement chacun entendait bien que ce pouvoir constituant lui reviendrait. Je causais souvent avec un député de l’opposition, fort avant dans les idées radicales ; c’était son thème favori. Selon lui, refaire la constitution à neuf était une œuvre indispensable, et, avec le concours de la diète, une œuvre impossible. Je n’ai pas été surpris de le voir figurer depuis parmi le petit nombre de séides dont le dictateur Kossuth s’est entouré. Il ne pardonnait aux magnats ni la supériorité de leur situation ni leur volonté de rester dans les voies constitutionnelles.

« Vos amis de la première chambre, me disait-il avec humeur, ne comprennent pas la situation. Parce qu’ils ont vu l’Angleterre et la France, ils ne doutent pas que le gouvernement constitutionnel ne soit la panacée universelle, et qu’il ne suffise à toutes les nécessités ; les exemples de l’Angleterre plaisent surtout à nos magnats : ils voient là, dans l’existence de l’aristocratie anglaise, avec ses privilèges et ses grandes fortunes, des analogies qui les flattent et les séduisent. Ce sont eux qui ont donné le mouvement à ce pays, d’accord ; ils ont généreusement sacrifié plusieurs de leurs privilèges ; ils sacrifieront tout, excepté eux-mêmes cependant. Eh bien ! croyez-vous, quand, au nom de la raison ou de la logique, on demandera que les députés des villes royales aient plus d’une voix à la diète, que nous ne demanderons pas, au même nom, que les privilèges des magnats soient ramenés à des proportions moins exagérées ? Il y a telle famille, les Z… par exemple, qui, si elle siégeait à la diète au complet, aurait soixante-six voix. Cela est-il équitable ? Ne nous arrêtons pas cependant à ces détails. Quand on aura fait droit aux plaintes des villes, que fera-t-on pour les paysans, qui, devenus propriétaires, demanderont bientôt que la diète, ou au moins les collèges électoraux, leur soient ouverts ? Voilà des difficultés législatives à peu près insolubles par les voies parlementaires. Mais est-ce tout ? Les jalousies de nationalités, comment y échapper ? Elles se réveilleront d’autant plus vives, que le joug de Vienne s’éloignera et que nous serons livrés à nous-mêmes. Tant qu’on est esclave sous le même maître, on associe fraternellement sa misère et sa haine contre l’oppresseur ; de là l’unité de notre opposition. Elle se rallie à un symbole commun, celui de la nationalité magyare vis-à-vis du gouvernement autrichien. Qu’elle vienne à triompher, et vous verrez dans quel chaos nous tomberons. »

Le député radical entrait alors dans le détail de ces oppositions de races et de peuples que nous avons déjà exposées, et qui viennent d’aboutir au soulèvement décisif à la tête duquel Jellachich s’est placé. « Croyez-moi, ajoutait-il, nous ne sortirons point de là sans crise et par la voie légale. Il nous aurait fallu un grand homme qui osât se mettre résolûment au milieu de tous les intérêts, les dominer par son génie, faisant à chacun sa part, aux ambitions de classes, de nations, comme à celles du peuple et des grands seigneurs. A un certain moment, le vieux palatin eût pu être cet homme ; mais il était peut-être trop honnête pour un tel rôle. Une révolution, voilà, je crois, la seule issue qui nous reste, quoi qu’en disent les constitutionnels. »

En parlant de la sorte, mon interlocuteur et moi, nous marchions le long de ces magnifiques quais de Pesth qui rappellent la façade des Chartrons à Bordeaux. Arrivés au point où commençaient à s’élever les piles du pont sur lequel devaient passer bientôt le noble et le roturier, soumis dorénavant à la même taxe : « Voilà cependant, lui dis-je, un monument de la générosité de votre noblesse ; n’est-ce pas la preuve de la possibilité des réformes pacifiques accomplies par la voie légale ? Pourquoi ne voulez-vous pas espérer que, comme ce pont va servir de lien et de communication entre la vieille forteresse de Bude et votre moderne capitale, ces réformes, à la tête desquelles se sont mis vos plus généreux citoyens, vos plus illustres familles, ne réussiront pas à opérer la transition entre la Hongrie féodale et la Hongrie des temps modernes ? Pourquoi ne voulez-vous pas croire que l’expérience du passé servira ici à éclairer les peuples ; que vous arriverez, sans les épreuves sanglantes que nous avons eu à subir, à un état social plus conforme aux idées du siècle ? Les réformes vous sauveront des révolutions ; mais certainement vous amènerez des révolutions en les prédisant sans cesse. Depuis vingt ans, vous gagnez chaque jour en liberté, en lumière, en bien-être pour toutes les classes ; chaque jour voit s’accomplir quelque réforme juste et sage. Parce que vous n’avez pas tout à l’heure et à la fois, êtes-vous las de votre bonheur et prêts à le jouer dans l’anarchie et la guerre civile ? »

« Les révolutions viendront indépendamment de nous, me répondait mon impitoyable contradicteur ; nos magnats sont déjà dépassés : hier ils étaient à la tête du parti libéral, aujourd’hui ils sont devenus le parti conservateur, demain on les appellera les complices de l’Autriche. Vous croyez que l’expérience et les leçons de l’histoire profitent aux nations ; je voudrais que cela fût vrai pour la Hongrie, mais j’en doute fort : le tout n’est pas autre que ses parties, les peuples ne sont pas plus sages que les individus, et l’on ne s’instruit pas aux dépens d’autrui. Les peuples recommencent sans cesse, et sur nouveaux frais, les épreuves déjà subies. Pour eux, il n’est jamais d’expérience acquise, de principe définitivement conquis, parce que le flot toujours renaissant des générations nouvelles leur infuse sans cesse une éternelle jeunesse, c’est-à-dire une éternelle inexpérience. La civilisation, cependant, gagne et s’étend à travers les siècles ; le genre humain franchit, les yeux fermés, des précipices dont la profondeur eût troublé son courage, s’il les avait distinctement aperçus. Tel progrès n’est acheté qu’au prix de sacrifices si grands, que nul n’eût osé accepter le marché, si l’on en eût annoncé à l’avance les dures conditions. Les grandes choses se sont accomplies ainsi dans le monde un peu par surprise, et parce qu’on s’est trompé sur ce qu’elles devaient coûter. Il en est des progrès de l’humanité comme de ces monumens de l’architecture, qu’on n’eût jamais entrepris, si les devis avaient été exacts et qu’on eût dû payer comptant. C’est grace à une telle ignorance que Versailles a été élevé, la révolution française accomplie, l’esclavage des noirs aboli, et que vous coloniserez peut-être l’Algérie. J’ai nommé la révolution française ; croyez-vous que les généreux réformateurs de 1789, fondateurs de la liberté moderne, n’eussent pas hésité devant leur œuvre, s’ils avaient pu voir à travers quels débris sanglans ils devaient s’ouvrir un passage ? Ils ont marché cependant, parce que leurs yeux, éblouis par l’éclat du but, ne voyaient pas l’abîme. La plupart ont péri, peu ont gagné l’autre rive ; mais le genre humain s’y est trouvé avec eux, et a définitivement conquis d’inestimables biens. C’est ainsi qu’il en sera pour la Hongrie. Je me rappelle un passage d’un de vos auteurs modernes, qui me semble s’appliquer à nous : c’est dans l’Enlèvement de la Redoute. « La terre était jonchée de cadavres, de toute la compagnie il ne restait debout que six hommes ; mais, f…, la redoute était prise. »

Je n’ai point cherché à affaiblir ces paroles, qui me frappèrent, comme une prédiction sinistre, au milieu des espérances qui flattaient alors tous les esprits : aujourd’hui que Kossuth est venu tristement répondre à l’appel révolutionnaire, que chacun de nous en sait un peu plus sur ce que vaut une révolution, sur les bienfaits singuliers qu’elle apporte, elles me sont revenues en mémoire. Nous avons tous, d’ailleurs, entendu de pareils discours : c’est la langue sonore et vide des trompeurs ou des dupes de la politique. « Vous n’avez pas assez de liberté ? donnez-moi la dictature pour vous faire une part plus grande. Attendez encore deux jours, deux jours seulement : je vous prépare un bonheur sans mélange ! » L’alchimie aussi, au moyen-âge, prenait votre argent et vous promettait de l’or !

Puisse la Hongrie échapper à l’anarchie qui la dévore, à la guerre civile et étrangère qui l’envahit ! A travers le voile sanglant qui, depuis la prise de Vienne, la dérobe à nos regards de ce côté de l’Europe, que les vœux formés pour sa liberté et son bonheur arrivent jusqu’à elle !


E. DE LANGSDORFF.

  1. Voyez les livraisons du 1er juin, 1er août, 15 octobre et 1er décembre.
  2. Le nombre des magnats présens diminue ou s’augmente selon les circonstances. En 1836, la moyenne n’était que de 130, et, dans certaines séances, on en comptait à peine 20 ; en 1847, il s’est trouvé quelquefois jusqu’à 250 votans. Les veuves des magnats et les absens sont, comme on va le voir, représentés à la diète, mais leurs mandataires siègent à la seconde chambre.
  3. Les deux premiers districts sont de certaines portions de territoire, au centre de la Hongrie, dont les habitans, au nombre d’environ cent mille, jouissent de privilèges particuliers et sont placés sous l’autorité directe du palatin. Les villes des Heiduques, d’une population de 30,000 ames, ont été affranchies par le roi Corvin, et Marie-Thérèse a renouvelé leurs privilèges.
  4. C’est un petit territoire renfermant une trentaine de villages, dont tous les habitant, sans exception, sont nobles et jouissent de toutes les prérogatives attachées à ce titre.
  5. Les dépenses pour la tenue des diètes sont considérables : chaque député reçoit par jour 15 francs, une indemnité pour le hussard affecté à son service et un logement gratuit. Les écrivains envoyés par les comitats reçoivent aussi des honoraires ; des hussards sont chargés du service de la correspondance. Les magnats, siégeant en vertu d’un droit personnel, n’ont point de traitement, mais reçoivent un logement de la ville. Jusqu’à la législation de 1836, les fonds nécessaires à cette dépense étaient pris sur la cassa domestica, alimentée par la contribution exclusive des paysans ; mais il fut alors réglé « que, pour la diète actuelle, et sans aucune conséquence pour l’avenir, la somme serait fournie, sous forme de don gratuit, par les seules personnes de condition noble. » Depuis, les nouvelles diètes ont suivi cet exemple. Chaque comitat, chaque ville ou territoire privilégié paie ses députés particuliers.
  6. Voyez Kelemen, Institutiones juris ungarici, et Schwartner, Statistique politique.
  7. Cette proposition se fondait sur un calcul qui a d’abord quelque chose de spécieux. La contribution publique en Hongrie est divisée en parties aliquotes connues sous le nom de portes. Il y a 6,210 portes pour la Hongrie entière, 6,346 avec la Croatie ; les villes royales ne sont comprises que pour 623 portes dans cette répartition. La moyenne des comitats étant d’environ 120 portes, les contributions des villes ne représenteraient donc que le dixième de celles des comitats, si l’on voulait prendre l’impôt pour base du droit électoral. Toute cette argumentation sur le nombre des portes reposait uniquement sur une équivoque grossière. Sans doute, ce sont les comitats qui paient les neuf dixièmes de la contribution, mais, dans les comitats, ce ne sont pas les gentilshommes, ce sont les paysans qui paient. Le raisonnement ne vaudrait que si la question d’élection s’était débattue entre les paysans et les villes libres. L’appliquer aux nobles, dont le privilège est précisément de ne pas payer d’impôt, est un pur jeu d’esprit.
  8. Le paysan reçoit du propriétaire une certaine étendue de terrains labourables qu’on appelle session on tenante (sessio), dans laquelle n’est point compris un arpent destiné à la maison, aux granges, au jardin, et une quantité déterminée de prairies. L’étendue de chaque tenante est fixée d’après la fertilité des terrains. Les comitats sont divisés en trois classes d’après la nature du sol, et les terres de chaque comitat également en trois classes, ce qui donne neuf divisions. La plus grande tenante est de 38 arpens de terre labourable, la plus petite de 16, avec une étendue proportionnelle de prairies. L’arpent est, selon les comitats, de 11 à 13 cents toises carrées, et même, en Slavonie, de 2,000. — Sauf le cas de succession ou d’achat à l’encan, une famille de paysans ne peut posséder plus de quatre tenantes, et chaque tenante ne peut jamais être subdivisée au-dessous de quatre parts. Le paysan a de plus le droit de pâturage dans tous les terrains non encore cultivés ; il peut couper dans les forêts du seigneur tout le bois nécessaire au chauffage et à la charpente de sa maison. En retour, le paysan doit payer au seigneur le neuvième de toutes les récoltes, et au clergé catholique le dixième (que le paysan soit d’ailleurs protestant ou grec). Il faut remarquer que presque partout cette dîme cléricale, rachetée par le seigneur à d’assez bas prix, est perçue à son profit. Le cultivateur doit, en outre, 52 journées de travail avec un attelage de bœufs, ou 104 sans attelage ; 1 florin par an pour la maison. La moitié au moins des journées de corvée peut se racheter d’après un tarif qui varie de 45 à 25 centimes. Enfin, il doit aussi le Vorspann, c’est-à-dire qu’il est obligé de fournir ses chevaux aux employés et voyageurs munis d’une patente du gouvernement ; mais, malgré la modicité de la rétribution, il trouve plutôt dans cet usage un emploi utile pour ses chevaux. Les petites dîmes sur les produits de la basse-cour, le croît des agneaux, etc., ont été abolies. Quant au paysan non tenancier (inquilinus), c’est-à-dire qui n’a que sa maison et le clos attenant, il doit fournir au propriétaire de 12 à 18 journées simples. — C’est le paysan qui jusqu’à ce jour a seul acquitté en Hongrie les contributions publiques. Ces contributions sont peu de chose à côté de celles qui pèsent sur la plupart des autres états européens. L’impôt foncier, pour le royaume entier, ne s’élève qu’à 5 millions de florins (12,500,000 francs). Une somme un peu inférieure est versée dans la caisse des comitats (cassa domestica) ; c’est sur cette caisse que sont payés les traitemens, fort peu élevés d’ailleurs, des magistrats et employés, les dépenses des prisons, routes, etc. Nous avons déjà dit que chaque comitat s’administrait comme un état particulier. Cette contribution est d’ailleurs insuffisante, et de là le mauvais état des routes et des ponts, qui motivait les plaintes de Széchény. Voici le tableau des contributions du village hongrois de Pàty, dans le comitat de Pesth ; il peut donner une idée de l’ensemble des charges : 2,200 habitans, possédant 85 sessions, occupées par 200 familles (le reste est journalier ou locataire), paient au trésor royal 3,327 fr, et à la caisse du comitat 2,955 fr. ; ensemble 6,282 francs (2,513 florins).
  9. Même avant la loi sur les contrats perpétuels, plusieurs propriétaires avaient conclu avec leurs paysans des transactions qu’on pouvait considérer comme de véritables ventes, puisque le rachat des dîmes et corvées y était stipulé à perpétuité. Une des premières opérations de ce genre fut faite, il y a vingt ans, par le prince de Cobourg-Cohary, à Keskemeth ; j’ai vu moi-même un contrat entre la famille Karoly et environ trois mille paysans dans le comitat de Csongrad. Ce contrat, sur un parchemin de plusieurs mètres de long, portait les signatures des trois mille paysans contractans. Il avait été déposé au chapitre de Waitzen, avec l’approbation de la chancellerie. Voici les principales conditions de ce contrat : les paysans devaient payer par vingtième, chaque année, une somme de 3 millions et demi de francs, et les intérêts à 5 pour 100 ; les deux premiers vingtièmes avaient été payés d’avance au moyen d’un emprunt contracté par les paysans chez un banquier de Vienne ; enfin, dix mille arpens de pâturage, qui formaient depuis long-temps la matière d’un procès entre le seigneur et les paysans, étaient abandonnés par ceux-ci.
  10. On appelle ces chapitres dota credibilia ; ce sont des chapitres ecclésiastiques qui ont le privilège d’assurer l’authenticité des actes qui y sont dressés ou déposés. Ils remplissent l’office de notaires publics et remplacent aussi nos bureaux de conservation pour les hypothèques ; ils jouissent en Hongrie d’une confiance méritée par la bonne foi et la fidélité de leurs gardiens. Joseph II a en vain cherché à leur substituer des établissemens civils.
  11. Les lois ont bien limité ce droit, reste si frappant des violences de l’âge féodal ; mais, par cela même, elles en ont confirmé l’existence. La diète de 1792 a défendu de l’appliquer aux procès perdus contre les villes ; plus récemment, on a étendu cette prohibition à tous les litiges contre les communes, dans la crainte des insurrections que l’opposition à main armée pourrait amener. Bien que fort rarement appliquée, la loi existe donc toujours, et c’est à tort qu’elle a été révoquée en doute par quelques voyageurs. On cite encore à Pesth l’exemple de la princesse G., qui a suivi cette singulière forme de procédure avec un des banquiers de la ville. Voici d’ailleurs sur la matière le texte des jurisconsultes. « Minaci aliquo facto, ostensione videlicet evaginati gladii, aliorumve armorum, vel, quod communiùs fit, elevatione baculi, cum declaratione, quod se opponat ; nec ad asperiores actus unquàm prorumpendum nisi triumphans, spretâ oppositione, violenter bona ingredi niteretur : tunc enim, vi naturalis defensionis, vim vi repellere liceret, licet, et hoc casu praestabilius foret, injuriam ejus modi jure persequi. »