La Hongrie en 1848/04

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La Hongrie en 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 673-697).
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LA HONGRIE.




TROISIEME PARTIE.
LES REFORMATEURS ET LES REVOLUTIONNAIRES.




Nous avons conduit l’histoire des diètes hongroises jusqu’en l’année 1825 ; nous allons la reprendre à cette date et arriver jusqu’à la révolution de 1848, que nous avons racontée déjà[1]Cette période renferme, à vrai dire, toute l’histoire constitutionnelle de la Hongrie. Échappée à grand’peine à ses anciennes habitudes de conspirations et de révoltes, cette malheureuse nation, après vingt années de vie parlementaire, se rejette aujourd’hui dans les guerres civiles. Pourquoi ne nous a-t-il pas été donné de continuer ce récit, en conservant les espérances que les pacifiques progrès déjà accomplis pouvaient donner à ses amis ? L’anarchie est venue, là aussi, répondre aux voix généreuses qui demandaient la liberté. On se plaignait du despotisme autrichien, — on a le dictateur Kossuth ; -c’est par lui qu’ont été remplacés tous ces illustres citoyens qui réclamaient pour leur pays les bienfaits de la civilisation. Quand on sait une fois où doivent aboutir ces temps d’illusions généreuses, on sent un découragement profond à suivre tous ces efforts glorieux, qui se hâtent aveuglément vers un dénoûment fatal. Ce spectacle flatteur qui excitait les espérances de tout un peuple, qui remuait naguère toutes les aines, n’éveille plus que de stériles regrets ; rien ne survivra de toute cette armée d’élite, qui croyait conquérir des biens assurés. Les chefs disparaissent déjà ; des noms invoqués tout à l’heure par des millions de voix, suivis par tout un peuple comme la colonne lumineuse, vont s’éteindre dans l’oubli. La foule ingrate les remplace par d’autres, qui bientôt auront le sort des premiers. Ils savent maintenant que la destinée n’a point fait d’exception en leur faveur. L’histoire universelle, c’est leur histoire ceux qui marchaient en tête s’arrêtent, parce que, les premiers, ils ont vu le péril et les précipices ; mais en vain ils voudraient retenir cette multitude éperdue qu’ils ont soulevée, elle n’a plus besoin de guide ; peu lui importe où elle va, pourvu qu’elle aille ; qui marche le premier est son chef, il n’est pas besoin d’autres qualités pour l’empire révolutionnaire. Celui qui veut arriver s’informe des chemins, les choisit, s’arrête en route ; qui ne veut que marcher va tout droit et jusqu’à l’abîme. L’histoire appelle les premiers des réformateurs ; les seconds, des révolutionnaires. Nous allons les reconnaître à l’œuvre.


I

La diète de 1825 n’apporta pas à la législation hongroise les modifications profondes qui signalent les diètes suivantes, et surtout celle de 1832-1836 ; mais elle marqua le réveil de l’esprit public. A dater de ce jour, le mouvement et la vie politique, comprimés treize années durant par l’Autriche, reparurent et se firent jour ; il y eut au début une certaine hésitation dans les partis ; entre les voies de l’ancienne opposition nationale et les routes inconnues que s’ouvre l’esprit de la liberté moderne, la Hongrie resta indécise et comme suspendue : allait-elle revendiquer les anciennes franchises de sa constitution, ou se jeter résolûment à la poursuite des nouvelles conquêtes de la civilisation ? Lequel valait mieux, en un mot, la bulle d’or d’André II et ses glorieux privilèges, ou les garanties des chartes modernes, — la liberté de la presse, le droit égal de tous substitué aux privilèges de chacun ? Il y avait doute dans les esprits. Ainsi, après l’invention de la poudre et des armes à feu, plus d’un brave chevalier ne se décida pas sans regret à quitter sa fidèle rondache et sa lance éprouvée pour les pistolets et l’arquebuse. Le temps a marché : les vieilles armures féodales amusent encore les curieux dans les galeries ; mais c’est avec la poudre à canon qu’on gagne les batailles.

Pour la Hongrie, la question n’était pas aussi simple qu’elle peut paraître aujourd’hui, en France surtout, où nous n’avons jamais à compter qu’avec notre propre volonté. Il ne s’agissait pas seulement de remplacer par de nouvelles institutions les formes, désormais hors de service, d’une constitution féodale ; il fallait faire ratifier ce choix par un autre ; cet autre, ne l’oublions pas, était le gouvernement autrichien ! Comment l’échange se ferait-il ? On accepterait certainement à Vienne tout ce que les Hongrois voudraient abandonner de leurs antiques privilèges ; leur accorderait-on, en retour, les institutions libérales auxquelles’ ils allaient les sacrifier ? On n’aurait plus les franchises du moyen-âge, aurait-on la liberté du XIXe siècle ? Il ne manquait pas de gens avisés qui craignaient qu’on ne jouât un jeu de dupe, et qui rappelaient le proverbe : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ! » De dignes patriotes, vieillis dans l’opposition des dernières diètes, plus familiers avec l’histoire des révoltes contre l’Autriche qu’avec les idées du siècle, s’alarmaient à la pensée de quitter ce qu’ils appelaient le terrain historique pour des théories étrangères ou mal éprouvées. — Il s’agissait moins, pour eux, d’obtenir des réformes libérales, que d’embarrasser ou d’annuler le gouvernement. Comme certains dévots qui ont plus la peur du diable que l’amour de Dieu, il y avait dans leur patriotisme plus de haine contre l’Autriche que de goût pour la liberté : selon eux, la patrie n’avait besoin de personne, et l’Autriche voulût-elle donner satisfaction aux plaintes, aux intérêts de la Hongrie, il fallait rester dans un fier isolement et ne rien accepter de sa main. Pourquoi ne pas revenir trois siècles en arrière, aux temps où la nation choisissait elle-même ses rois ? On parlait du parlement anglais, des chambres françaises, du progrès que des nations libres et calmes faisaient chaque année en richesses, en puissance, en lumières. Ces raisons touchaient peu leur patriotisme exclusif et soupçonneux. Était-il bien digne d’un noble hongrois d’aller prendre ses exemples chez des étrangers, chez des peuples plus jeunes dans la pratique du gouvernement représentatif ? Le beau idéal de ce gouvernement, n’étaient-ce pas les anciennes diètes, où quatre-vingt mille nobles, rassemblés à cheval dans la plaine de Rakos pour délibérer sur la paix ou la guerre, poussaient ensemble le cri formidable : Aux armes ! après lequel il n’était pas besoin de voter au scrutin ?

Tels étaient les sentimens et presque le langage d’une grande partie de cette petite noblesse qui forme toute la nation politique, possède le sol, remplit les assemblées des comitats, nomme les juges des tribunaux, compose de ses députés la chambre des états et la tient incessamment sous sa main au moyen des mandats impératifs.

La constitution hongroise, si nous avons réussi à en donner quelque idée, semble avoir été faite tout entière au profit de cette classe, ou plutôt cette classe est la constitution même ; le noble hongrois est et s’appelle un membre de la couronne de Hongrie : membrum sacroe coronoe ; il fait partie de la souveraineté ; au-dessus de lui, il n’y a que les nobles titrés, ou magnats, qui sortent de son sein ; au-dessous, pour représenter le tiers-état, rien que les habitans des villes libres, comptés à peine dans la diète, et les millions de paysans incapables jusqu’à nos jours de posséder et de procéder en justice, affranchis hier seulement de la glèbe. C’est cette noblesse, dont nous avons indiqué la proportion relative (six cent mille individus sur une population de plus de dix millions d’ames), qu’on voudrait nous donner pour le peuple hongrois tout entier, parce qu’elle est souvent pauvre et qu’il lui arrive quelquefois de labourer de ses propres mains son petit champ féodal. On a voulu comparer cette noblesse aux électeurs de la charte de 1830. Les nobles, a-t-on dit, représentent la nation hongroise, comme nos trois cent mille électeurs représentaient la France. Le rapprochement manque de vérité. Nulle comparaison n’était à établir entre cette classe fermée à tout renouvellement, se perpétuant uniquement par l’hérédité, et l’élément mobile qui composait nos anciens collèges électoraux. Celle-ci se défend par d’inaccessibles privilèges contre tout progrès des classes inférieures ; ceux-là, incessamment recrutés par la division des fortunes, s’ouvraient chaque année, non-seulement aux nouveaux arrivés des classes moyennes, mais à quiconque, dans les derniers rangs du peuple, avait les vertus qui doivent élever à l’exercice du pouvoir. Si l’on veut une comparaison, il vaut mieux se rappeler le gouvernement de l’ancienne Pologne et la définition de J.-J. Rousseau : « Là les nobles sont tout, les bourgeois rien, et les paysans moins que rien. »

Ce fut la gloire d’un petit nombre d’hommes qui semblaient avoir plus à perdre que la petite noblesse à cette substitution de la liberté aux privilèges, de sauver la Hongrie d’un dangereux anachronisme, de lui apprendre que c’était maintenant aux réformes, et non aux complots, qu’il fallait demander le salut du pays. Entre les deux routes qui s’ouvrirent alors pour la Hongrie, ils prirent non pas celle que leurs intérêts ou leurs rancunes historiques auraient pu leur conseiller, mais celle où devaient se rencontrer l’agrandissement de leur patrie et des conditions plus égales de bien-être et de liberté pour leurs concitoyens. Un grand nombre de magnats, et surtout de jeunes magnats, embrassèrent avec chaleur les nouvelles idées de progrès et d’améliorations sociales ; ils consacrèrent à cette cause toute l’ardeur de leur conviction, l’influence de leurs dignités et de leur fortune[2].

Je ne connais pas de classe d’hommes qui mérite plus, par son caractère, son dévouement, sa libéralité, les hautes prérogatives dont elle est revêtue, que l’aristocratie hongroise. Race noble et chevaleresque, digne encore des éloges que le génie de Montesquieu s’est plu à lui décerner, sa valeur est allée jusqu’à l’héroïsme quand on combattait, sa générosité jusqu’au sacrifice quand il s’est agi de sa fortune. Comme il arrive aux natures généreuses, ses sentimens se sont mis au niveau de sa situation ; elle a compris que dans les positions élevées, pour bien faire, il faut faire plus que le devoir.

Ces hommes osèrent inaugurer une politique nouvelle ; ils profitèrent de leur ascendant sur le pays pour l’entraîner dans un mouvement d’idées opposé aux vieilles routines. Les préjugés de la nation, au lieu de les seconder, s’opposaient à leur entreprise, qui ne pouvait s’accomplir sans le concours du gouvernement autrichien, et depuis si long-temps on avait appris au pays à se défier de ses maîtres, que d’eux tout était suspect, même les bienfaits.

C’était là, c’est là encore la grande difficulté des affaires hongroises. La Hongrie ne peut vivre sans l’Autriche, et elle a bien de la peine à vivre avec elle. A qui les torts ? A chacun sans doute, ou, si l’on veut, à personne. Ce sont des caractères et des natures très dissemblables, qui se heurtent, s’aigrissent souvent faute de se comprendre. La nécessité politique qui devrait resserrer ce lien ne suffit pas à enchaîner les affections ; c’est un de ces mariages de raison où l’on parle chaque matin de divorce. La Hongrie, qui est à la fois le parti passionné et sacrifié dans cette union, a vis-à-vis de l’autre une susceptibilité douloureuse qui va souvent jusqu’à l’injustice.

Ce sentiment répand partout son amertume. La Hongrie a beau introduire dans ses lois des réserves théoriques, n’accorder à l’empereur que le titre de roi, le soumettre à sa chronologie particulière de souverains en l’appelant Ferdinand V au lieu de Ferdinand Ier, battre sa monnaie à un coin particulier, arborer ses antiques couleurs : le fait d’un gouvernement étranger n’en subsiste pas moins avec toutes ses conséquences ; la pire de toutes est la défiance mutuelle que cette situation engendre ; elle aggrave profondément le mal inévitable. Des hommes que leurs principes appelleraient à être les soutiens les plus fermes d’un pouvoir national craignent, en prêtant leur concours au gouvernement, de travailler à l’asservissement de la patrie ; la question de liberté se complique de celle de l’indépendance ; l’action énergique du pouvoir semble de la tyrannie, les impôts publics des contributions de guerre. Sous l’empire de ces sentimens, les esprits se dénaturent, les opinions se pervertissent ; on est, comme dans les guerres civiles, sur un qui vive continuel ; « Notre ennemi, c’est notre maître, » telle est la loi de ce patriotisme ainsi dérouté. Les questions en apparence les plus simples s’aigrissent ; sous un prétexte frivole, l’émotion se propage dans tout le pays.

A la séance de clôture de la diète, le roi portera-t-il la pelisse hongroise ou le manteau royal ? donnera-t-il congé aux députés en hongrois ou en allemand ? C’était plus de ces questions, en vérité, que dépendait l’accueil fait aux propositions royales que du contenu même de ces propositions et de leur mérite intrinsèque. Je me souviens encore de la clôture de la diète en 1840. Les discussions y avaient été orageuses ; le gouvernement avait voulu empêcher un député de Pesth, le comte Réday, poursuivi pour quelques propos séditieux tenus dans les comitats, de siéger à l’assemblée ; une partie de la session s’était usée en combats stériles ; on allait se séparer mécontens les uns des autres. Il ne manquait pas de conseillers à Vienne qui poussaient à la rigueur et aux mesures extrêmes ; pour pacifier les esprits, il y avait un moyen plus sûr. L’empereur parut en uniforme de hussard, l’impératrice et ses dames avec le long voile blanc que portent les Hongroises dans les jours de fête nationale ; l’assemblée, électrisée à cet aspect, fit retentir la salle de ses cris de joie et de triomphe, et, au premier mot prononcé en hongrois par l’empereur, l’enthousiasme ne connut plus de bornes ; on ne lui laissa point achever la phrase qu’il avait apprise avec quelque difficulté.

Que les philosophes se moquent de l’importance attachée aux signes extérieurs, la politique doit les relever avec soin ; ce n’est pas lâcher l’ombre pour le corps, mais savoir que l’ombre annonce le corps, et qu’elle ne s’en sépare point. Qu’on ne s’y trompe donc pas, ceci ne va pas à accuser la futilité de ces sentimens, mais, tout au contraire, à démontrer la force qui les faisait pénétrer partout. On les retrouvait au fond des résolutions sérieuses, comme dans les cérémonies de cour. Quelque temps après, par exemple, en représailles de la ligne de douanes que l’Autriche a placée entre la Hongrie et les états héréditaires, il se forma une association nationale, dans l’intention hautement proclamée de ne plus consommer, porter, employer que des produits exclusivement hongrois. La Hongrie n’a encore d’autre industrie que celle de l’agriculture et des troupeaux : c’est l’Allemagne qui lui fournit à peu près tous ses produits manufacturés ; il fallut se priver de la plupart des objets dont on avait contracté l’habitude, accepter, pour les autres, les qualités les plus grossières. La gageure a été tenue résolûment, et les femmes ont été les plus ardentes à cette guerre nouvelle. De cet état des esprits résulte une grande gêne pour la liberté sérieuse des opinions. Il en est d’un préjugé national comme du point d’honneur dans le monde qui ne le sentirait pas n’en serait pas moins contraint de lui rendre hommage et d’y conformer sa conduite. J’ai vainement cherché un Hongrois de quelque valeur qui osât s’avouer partisan du gouvernement autrichien ; souvent, après une longue conversation avec quelque député qui venait de me parler vivement contre l’esprit turbulent de la seconde chambre, qui avait fait bon marché des vices de la constitution, — voilà enfin, me disais-je, un partisan de l’Autriche. — Allant plus au fond, j’ai toujours trouvé une répugnance instinctive peu accessible au raisonnement ; même en votant pour le gouvernement autrichien, on se défendait de porter ses couleurs.

C’était là la plus grande force et la seule chance qui restât au vieux parti de la constitution. La constitution était un mot d’ordre contre le gouvernement étranger. Tel Hongrois, réformateur à Pesth, souffrait impatiemment qu’on attaquât à Vienne la législation de son pays ; il y voyait la garantie de son indépendance.

Cette garantie, à vrai dire, était plus apparente que réelle, car le gouvernement autrichien conservait des droits qui en atténuaient fort la valeur. Dans un gouvernement représentatif régulier, quand l’opinion nationale s’est manifestée, force est bien au pouvoir exécutif de s’y conformer. Ici, rien de semblable : le parlement, en Hongrie, n’a point, même en théorie, d’action légale pour faire prévaloir sa volonté ; il ne peut pas changer la direction du pouvoir exécutif, car il n’a aucun moyen de renverser ou de modifier ce pouvoir. Ce pouvoir est indépendant de lui et échappe à son action ; les majorités les plus considérables, les remèdes les plus énergiques n’y feraient rien. Rejetez-vous les demandes de subsides, le gouvernement peut faire face à ses besoins avec les ressources de ses autres états ; rappelez-vous les soldats qui sont sous les drapeaux, il garnira de soldats étrangers les forteresses et les frontières du royaume. Vous aurez beau faire et élever des fictions constitutionnelles, l’empereur Ferdinand Ier viendra toujours en aide au roi Ferdinand V. C’est ce qui explique, car il faut être juste envers tout le monde, comment les mécontentemens, en Hongrie, prennent si vite le caractère de la rébellion. Quand un droit est reconnu, proclamé hautement, et qu’il manque cependant de la sanction nécessaire à son exercice, il y a entre le droit et le fait une contradiction qui exaspère les imaginations et les pousse aux résolutions extrêmes. En retour de tels sentimens, comment le gouvernement autrichien aurait-il pu avoir pour la Hongrie l’affection ou la confiance qu’il témoignait aux états héréditaires, à la Bohême ou au Tyrol ? Il se résignait à la constitution hongroise, c’était tout ce qu’on pouvait espérer de mieux de lui.

Il faut rendre cette justice à l’homme éminent qui occupait alors la première place dans les conseils de l’Autriche. Son esprit acceptait, sans parti pris, les formes les plus diverses de gouvernement : dans les états héréditaires, un despotisme paternel ; une sorte d’occupation militaire et administrative en Italie ; des états provinciaux en Bohême et dans le Tyrol ; la monarchie constitutionnelle en Hongrie ; enfin, et c’était alors le seul exemple, en Transylvanie, un gouvernement représentatif composé d’une seule chambre. Il fallait tour à tour appliquer des régimes très différens à ces diverses constitutions. La situation ne pouvait être maintenue que par une grande variété de langage. De là souvent les accusations de duplicité et de mensonge que les ennemis du cabinet autrichien ne lui épargnaient pas. Le chancelier ne faisait cependant que parler à chacun sa langue ; il avait plus à s’adresser aux sentimens des autres qu’à manifester les siens, qui n’étaient point d’ailleurs un secret d’état. Les proclamations du général Bonaparte en Italie et au Caire traitaient la religion, ce qui est plus grave, comme le prince de Metternich la politique. Je ne sais si sa conscience avait quelques reproches à lui faire, mais c’était bien la loi et la nécessité d’un gouvernement multiple, composé d’élémens divers et opposés entre eux. Je n’ai point la prétention de juger en passant l’homme qui replaça son pays, il y a trente ans, au premier rang des puissances ; il prévoyait l’orage depuis bien des années et ne cessait de le dénoncer aux esprits inattentifs ou incrédules ; il n’a pas su le conjurer sans doute, il est tombé, mais quand tout a croulé en Europe, empires, rois, anciennes et nouvelles constitutions, et la société même. « Il est de telles compagnies, dit un ancien, qu’avec elles il est plus glorieux de chuter que de tenir debout avec les autres. »

Il ne s’agit ici de la politique du gouvernement autrichien que dans ses rapports avec le libéralisme hongrois : cette politique était sincère dans le désir de contribuer à l’accomplissement des réformes que projetait le libéralisme magyare ; s’il n’y eut point de système et de symbole communs, si la confiance et la sympathie manquèrent toujours, il y eut alliance sur des points déterminés. L’instrument le plus efficace de ce rapprochement fut sans doute l’archiduc Joseph : nous lui avons déjà rendu cette justice ; il se porta caution des bonnes intentions mutuelles ; sa loyauté croyait à celle des autres et la faisait naître au besoin. Il favorisa de tout son pouvoir les progrès du nouveau parti libéral qui se forma après la diète de 1825 ; ce parti estimait que la liberté valait mieux que la constitution ; il était plus libéral encore que national. Le fond de ses idées était puisé à cette grande source de lumières et de vérités que l’assemblée constituante a répandue en 1789 dans le monde nouveau. Il se mit résolûment à l’œuvre. Plusieurs des hommes qui figuraient dans ses rangs sont aujourd’hui connus en Europe et ont pris part au gouvernement de leur pays : le comte Bathiany, président du conseil jusqu’à la dictature de Kossuth, le comte Louis Karoly, Erdödy, le baron Etvös, poète et orateur, datent de cette époque. D’autres, dont le tour serait certainement venu, et que la faveur accordée sous le dernier palatin à l’opinion libérale devait amener aux affaires, se sont vus écartés par la révolution du mois de mars. Hier ils étaient trop avancés, aujourd’hui ils sont trop conservateurs. Nous connaissons ces brusques ressauts de vent, comme disent les marins, par lesquels le côté gauche d’une assemblée en devient tout à coup l’extrême droite.


II

L’homme le plus brillant sans doute de cette pléiade politique, le plus influent et le plus populaire à l’époque dont je parle, fut le comte Étienne Széchény ; hélas ! j’ai eu à raconter quel terrible malheur a bouleversé sa raison et troublé son génie avant d’avoir pu faire connaître cette ame éprise de la gloire, cette vie dévouée à la patrie. Le nom de Széchény est célèbre en Europe depuis que l’on s’y occupe de la Hongrie, mais on a peu de détails sur les commencemens de sa carrière ; le bruit lointain de son éloquence a retenti à nos oreilles sans laisser rien de précis à notre souvenir. En attendant pour lui la justice de ses compatriotes, qu’il soit permis à un étranger qui connut et admira de bonne heure cet esprit supérieur de donner à cette impression vague du public une forme plus réelle et plus saisissable.

Le comte Étienne Széchény est né en 1792, d’une famille illustre dans les annales de la Hongrie et comme héréditairement vouée à sa gloire. Cette famille remonte aux temps des rois français de la maison d’Anjou ; on voit, en 1655, un de ses ancêtres conduisant à l’insurrection trois cents cavaliers et deux cents fantassins. Un de ses grands-oncles était évêque de Gran et primat du royaume à l’époque où la couronne passa dans la maison d’Autriche. Ce fut par la médiation et sous les auspices de Paul Széchény, évêque de Colocza, que se conclut, en 1707, le traité de Szathmar, entre Léopold et les confédérés hongrois. Enfin, en 1807, le père du comte Étienne, François Széchény, fit hommage à la diète de la célèbre collection de livres, manuscrits et pierres gravées qui porte son nom, et forme aujourd’hui la partie la plus importante de la bibliothèque nationale de Pesth. Fort jeune, Széchény prit part à l’insurrection hongroise de 1809 et au combat de Raab contre l’armée française. Plus tard, attaché à l’état-major, il combattit à la bataille de Leipzig, et soutint avec éclat la renommée de courage que ses ancêtres avaient méritée autrefois dans les guerres contre les Turcs. Après la paix de 1815, il passa à Londres ; au milieu même des plaisirs et des distractions de la jeunesse, son esprit fut fortement saisi du spectacle qu’il avait sous les yeux. La grandeur que les institutions et l’habileté d’une aristocratie libérale assuraient à l’Angleterre excita son admiration et son envie. Nous retrouverons la trace de ces premières et vives impressions dans la direction qu’il donna plus tard à ses réformes politiques et dans le rôle qu’il voulait assigner dans le gouvernement à l’aristocratie hongroise. Il ne revint dans sa patrie que pour s’y préparer, par des travaux sérieux, aux voyages qu’il voulait entreprendre. Il visita successivement l’Allemagne, la France, l’Angleterre, l’Italie ; partout il étudia avec la curiosité naturelle à son esprit non-seulement les institutions politiques, mais aussi les méthodes diverses de l’agriculture et les découvertes de l’industrie moderne. Riche de ce butin, après avoir encore exploré l’Asie-Mineure et la Turquie, il retourna dans sa patrie ; il y rapportait un trésor d’observations et de connaissances variées dont son génie pratique devait bientôt chercher l’application. Un jour, comme un de ses adversaires lui reprochait de chercher ses modèles à l’étranger, se vantant, lui, de n’avoir étudié ni la France ni l’Angleterre : « Tant pis vraiment, répondait Széchény. Je veux croire à votre génie ; mais si vous travaillez seul, pendant dix ans, à faire des montres, et moi un an chez Bréguet, mes montres vaudront mieux que les vôtres. » Il était un de ces hommes rares chez lesquels l’imagination ne fait que découvrir le chemin à la pratique : l’enthousiasme du réformateur, de l’homme à projets, s’alliait chez lui à la persévérance, nécessaire à qui ne veut pas seulement parler à son siècle, mais agir sur lui. Prédicateur passionné et impérieux de ses doctrines, dès qu’il passait à la pratique, il avait, pour traiter avec les hommes, ce tact, cette habileté variée dans ses moyens, qui, lorsqu’elle ne prend rien sur la dignité du caractère, n’est qu’un hommage rendu à la liberté de jugement des autres. Il débuta par une entreprise dont le succès et l’éclat le mirent d’abord au premier rang et fixèrent sur lui les regards de ses compatriotes. Cette entreprise, à laquelle son nom restera attaché, c’était de rendre le Danube navigable : à la seule inspection de la carte, on se demande comment la Hongrie a jamais pu se passer de cette navigation ; mais Széchény la considérait d’ailleurs plus en politique qu’en ingénieur.

Le Danube est la grande route intérieure entre l’Europe et l’Asie ; depuis l’achèvement du canal rêvé par Charlemagne pour l’unir au Rhin, il établit une communication non interrompue à travers le continent européen. Dans le cas d’une guerre maritime, il n’y aurait point d’autre voie ouverte au commerce : c’est ce qui explique les alarmes des puissances toutes les fois que la Russie fait quelque tentative pour se rendre maîtresse de l’embouchure du fleuve dans la mer Noire. Mais c’est surtout, pour la navigation intérieure de la Hongrie et l’exportation de ses produits que le Danube offre des ressources incomparables. Sans le Danube, la Hongrie étouffe dans une abondance stérile ; comme elle a besoin de rester unie à l’Autriche pour se mettre en rapport avec les autres états européens, elle a besoin du Danube pour faire arriver ses produits sur les grands marchés de l’industrie. La Theiss, la Marosh, la Drave, la Save, forment, avec le fleuve dont elles sont tributaires, un réseau de navigation que quelques canaux d’une exécution facile rendraient un des plus complets du monde.

Le Danube, cependant, était comme oublié et dédaigné par les Hongrois. Rebutés par les difficultés que sa navigation présentait sur deux ou trois points, ils bornaient les services qu’ils en retiraient à la descente de quelques bateaux de transport ou de larges radeaux qu’on démolissait une fois arrivés. Széchény comprit, comme il le dit dans un de ses ouvrages, qu’il y avait là un magnifique don de la Providence que les hommes laissaient sans emploi. Il fit construire à Pesth un bâtiment d’une forme légère et solide tout ensemble, et franchit, avec quelques marins intrépides, les rapides elles écueils jusqu’alors regardés comme impraticables. Il y eut un enthousiasme universel en Hongrie, lorsqu’on sut les nouveaux Argonautes parvenus heureusement au-delà des redoutables Portes-de-Fer, dernières cataractes d’Orschowa. Les souscriptions patriotiques s’organisèrent de toutes parts pour commencer les travaux nécessaires et fonder une société de navigation. D’habiles ingénieurs eurent bientôt fait disparaître les principaux obstacles, et, une année après l’expédition aventureuse de Széchény, un service de bateaux à vapeur était en pleine activité sur le haut et bas Danube, de Ratisbonne à Vienne et de Vienne à Constantinople. Depuis cette époque, malgré toutes les nouvelles lignes des paquebots de Trieste et de Marseille, cette entreprise n’a fait qu’accroître le nombre de ses bâtimens et l’importance de ses produits. Grace à elle, les marchandises, les voyageurs et les idées circulent aisément dans cette contrée méditerranéenne, qui, hors le point extrême de Fiume, par lequel elle touche à l’Adriatique, pourrait être mise par ses voisins en une sorte de quarantaine politique et commerciale. On le voit, la navigation du Danube était une question politique. C’était bien ainsi qu’on la comprenait en Hongrie ; aussi tous les esprits s’y portèrent avec ardeur. Le gouvernement autrichien s’associa à ce mouvement et consacra à l’entreprise des fonds considérables. Le prince de Metternich figurait parmi les premiers actionnaires ; seulement il plaisantait quelquefois sur la prétention des Hongrois, « qui croyaient avoir inventé le Danube. »

Le nom de Széchény était déjà célèbre ; nul ne connaissait cependant l’étendue et la variété de son esprit. À cette époque, beaucoup de ses compatriotes ne voyaient en lui qu’un ingénieur plus habile que ses devanciers ; mais son génie politique s’annonça bientôt avec cette supériorité qui impose à la multitude les chefs qu’elle croit choisir. Une suite de publications sur tous les sujets qui occupaient alors les esprits vint fonder la réputation politique de Széchény et décider du reste de sa vie. Ces pamphlets, où la raison revêtait le langage le plus fait pour animer des questions quelquefois arides, pour porter la clarté dans les esprits les plus prévenus, étaient écrits non plus en latin ou en allemand, mais en langue hongroise. C’était la première fois que des ouvrages de quelque importance se publiaient dans l’idiome magyare. L’auteur ne s’adressait pas seulement à quelques classes privilégiées, mais au peuple entier. La Lumière, le Crédit, la Carrière, se succédèrent rapidement et avec un éclat soudain. Par les questions audacieuses qui y étaient soulevées, par les solutions nouvelles, imprévues, qu’elles recevaient, par les motifs que l’auteur apportait à l’appui, motifs si contraires à tous les anciens préjugés, ces pamphlets et leur prodigieux succès rappellent assez bien quelques écrits qui parurent en France avant l’ouverture des états-généraux. La parole devance l’action, et les événemens qu’elle provoque sont quelquefois lents à lui obéir ; elle les annonce et les manifeste cependant à qui sait bien entendre : c’est l’écho de la conscience du genre humain. Quand un nouveau langage se parle dans le monde, c’est que de nouvelles idées font leur avènement et que les choses sont près de changer. Ce nouveau langage, Széchény le tenait hardiment à ses compatriotes. J’ai dit quel était l’état social de la Hongrie : une des prérogatives à laquelle tenait le plus la noblesse, moins par intérêt, par cupidité, que par un sentiment de fierté féodale qui confondait l’impôt avec le tribut, était d’être affranchie de toute contribution. Les paysans, indépendamment des corvées et des dîmes urbariales, payaient seuls les impositions à l’état et au comitat. C’étaient ceux au profit desquels cet ordre de choses avait été établi qu’il fallait convaincre et amener à le changer eux-mêmes. Széchény ne s’effraya point d’une telle tâche. Je voudrais donner, par quelques extraits de ses ouvrages, l’idée de cette raison pleine de verve, de son argumentation vive et pénétrante.

« Vous appelez privilège le droit de ne pas payer d’impôts ! Moi, je soutiens que c’est un outrage et une ruine ; comme nation, vous resterez éternellement dans l’enfance et la pauvreté ! — Quoi ! regarderiez-vous comme un privilège de ne pouvoir disposer de vos revenus pour réparer vos maisons, planter des arbres, tracer des allées dans vos parcs ? C’est précisément là cependant cette prérogative dont vous êtes si fiers ! Vous ne payez point d’impôts, soit ; mais vous n’avez ni chemins, ni édifices publics, ni navigation, ni commerce ; comment transportez-vous les produits de vos champs, je ne dis pas à Fiume, à Vienne ou à Cracovie, mais à la ville la plus prochaine ? Vos chevaux et vos bœufs s’enfoncent dans les boues, vos attelages périssent en route. Bon Dieu, vous vous imaginez ne pas payer d’impôts ! Mais calculez donc ce qu’il en coûte à vos frères d’Autriche pour transporter leurs grains sur une chaussée bien unie au marché le plus prochain, et à vous pour les faire arriver à la même distance. S’agit-il cependant de sacrifier votre constitution à un pouvoir étranger ? Est-ce un maître qui veut vous imposer arbitrairement ? Non ! c’est vous et vous seuls qui devez prononcer. Pouvoir changer, retrancher une de ses libertés, n’est-ce pas cela même une plus grande liberté ? C’est celle de tous les peuples grands et habiles qui se sont partagé l’empire du monde, c’est celle de Dieu même qui s’est fait des lois ! »

Selon l’auteur, la dîme et les corvées sont une autre plaie de la Hongrie. Ceux qui s’effraient des vœux qu’il forme pour le rachat entendent bien mal leurs intérêts. « Vous vous imaginez, dit-il, que le seigneur et le paysan sont comme deux joueurs dont l’un ne peut gagner sans que l’autre perde ! Il n’en est rien ; ce sont deux associés qui profiteraient tous deux de la plus-value de la terre et des récoltes, Les corvées ordinaires, les charrois, les réparations, prennent au paysan plus de la moitié de l’année. Quelle perte pour lui ! et vous, quel profit en tirez-vous ? Qui ne sait qu’un manœuvre fait plus d’ouvrage en un jour que vos paysans de corvée en trois avec leurs bêtes étiques, leurs charrettes d’osier, leurs outils hors d’état et surtout leur mauvais vouloir ? Ne dit-on pas de tout méchant ouvrage : C’est un ouvrage de corvée ? Ah ! croyez-vous que vos champs ainsi cultivés rapportent les moissons que le ciel accorde seulement au travail actif et intelligent ? En prenant même la mesure du profit pour celle du droit, pouvez-vous bien enlever au paysan cent journées qui n’en valent que trente pour vous ? Calculez la ruine dont vous vous frappez vous-mêmes en continuant, à travers les siècles, ce système insensé et brutal, qui anéantit les forces du pays ! »

Les répliques ne manquèrent pas ; les intérêts menacés avec tant d’audace n’épargnèrent pas les injures à l’auteur. « C’était un démocrate qui voulait le partage des terres et provoquait les paysans à la révolte ; c’était un renégat payé par l’Autriche qui voulait ruiner la noblesse hongroise en la chargeant de contributions ; c’était un étranger, un Anglais, un Français, tout ce qu’on voudrait, excepté un fils de la noble Hongrie. »

Parmi toutes ces publications, celle qui excita le plus vif intérêt fut la réponse du comte Desewfy, et parce que Széchény lui fit l’honneur d’une réplique, et à cause du nom de l’auteur. Desewfy était un vieux patriote qui avait figuré avec éclat dans les anciennes diètes. Il avait d’abord secondé le réveil de l’esprit public, mais il trouvait qu’on allait se jeter hors la droite voie. Enfermé un peu étroitement dans les habitudes de l’ancienne opposition, il ne comprenait rien à un parti plus libéral que national, plus philosophique que constitutionnel ; on lui gâtait la Hongrie de sa jeunesse en voulant la revêtir de nouveaux vêtemens à la mode du jour. « Jeune, il avait défendu la constitution contre les empiétemens de l’Autriche ; il la défendrait dans sa vieillesse contre des enfans ingrats ! » Il n’hésita pas à rompre avec son jeune ami Széchény.

Les attaques contre les dîmes ne sont, disait-il, que le renouvellement de celles que les révolutionnaires sociaux de tous les temps ont tentées contre la propriété. Le seigneur possède ses terres, comme l’ouvrier ses instrumens de travail, comme le paysan sa bêche et sa charrue. Quant aux déclamations sur l’esclavage ou la misère des paysans, c’est une calomnie pour égarer l’opinion à l’étranger. Chacun sait bien en Hongrie que le servage de la glèbe n’existe plus, et que, dans un débat entre le seigneur et le paysan, les tribunaux donnent toujours raison au dernier. Les dîmes et les corvées ne sont que le loyer des terres que le seigneur afferme au paysan. Songe-t-on en France et en Angleterre, où le noble comte va toujours chercher ses exemples, songe-t-on à abolir les fermages ? Ce n’est pas de féodalité, qu’on le sache bien, qu’il est question dans le débat, c’est de propriété : personne ne tiendrait à la conservation de ses droits, si le paysan était assez riche pour les racheter ; mais parler de suppression, quand il n’existe pas de moyen de rachat, c’est violer, je ne dirai pas la constitution, ces nouveaux patriotes ne s’en soucient guère, mais la propriété et la foi des contrats privés ! »

Quant à l’idée de faire contribuer les nobles pour un objet déterminé, pour l’entretien des routes, par exemple, Desewfy n’y répugnait pas absolument ; « il en était des exemples dans l’ancienne constitution. » Ce qu’il ne voulait pas, c’est que ces impôts pussent aller grossir les trésors de l’Autriche, s’établir sans la volonté des états et être soustraits à leur contrôle. Au fond, et en le dégageant des violences personnelles de la polémique, ce manifeste du vieux parti national était plus remarquable par ce qu’il abandonnait que parce qu’il maintenait. Il cédait le terrain pratique. Réduire le débat sur l’organisation sociale du pays, sur la propriété du sol entier, à une indemnité pécuniaire, c’était s’avouer vaincu par les opinions nouvelles, c’était accepter à l’avance le milliard que l’émigration française a reçu en échange de ses propriétés. La vieille et féodale citadelle élevée par saint Étienne, fortifiée par André II, assiégée et battue en brèche depuis trois siècles par l’Autriche, allait ouvrir ses portes à un vainqueur plus puissant, à l’esprit du temps. Le comte Széchény n’était pas homme à perdre de tels avantages. Prenant dans sa réplique la question au point où Desewfy l’avait trop légèrement laissé arriver, il proposa de racheter les corvées et les dîmes au moyen d’un emprunt national, et de rembourser les propriétaires par une opération analogue à celle qui a été pratiquée dans plusieurs états d’Allemagne. La polémique continua avec une vivacité sans exemple.

Le gouvernement autrichien suivait ce débat avec un intérêt dont on se rend facilement compte. Sur plusieurs points, il pensait et devait penser comme le nouveau parti libéral. Il n’avait qu’à gagner à des réformes dont l’effet plus ou moins prochain devait être de réduire le pouvoir d’une aristocratie si souvent conjurée contre lui. Quant à la question de l’impôt, nous avons vu que, depuis saint Étienne, les rois avaient travaillé à miner les privilèges des nobles, et il ne s’est pas encore rencontré de gouvernement, despotique ou libéral, voire républicain, qui ait repoussé des gens qui demandaient à payer quelque nouvel impôt. Le gouvernement adopta donc tout ce qu’il y avait d’immédiatement pratique dans les projets du jeune réformateur. Il prit, à la diète de 1832-1836, l’initiative de toutes les mesures réclamées par le nouveau parti. En lisant les propositions royales, on croit parcourir les écrits dont nous venons de traduire quelques passages. Grace aux idées libérales qu’ils avaient répandues dans les esprits, les pamphlets de Széchény devinrent le véritable programme de cette mémorable assemblée : ce qui ne fut pas accompli dans cette session, et du premier coup, l’a été plus tard ; mais tous les principes avaient été posés, et tout le monde gouvernement, chambre des magnats et opposition, se montra unanime pour les accepter. Insistons un instant sur les décrets que la diète de 1832-1836 a inscrits dans les lois de la Hongrie. Ces décrets ont, à vrai dire, mis fui à l’antique et féodale Hongrie de saint Étienne, et doivent constituer la Hongrie moderne ; à chaque pas, nous y retrouverons l’inspiration du publiciste libéral.


III

Nous avons vu ce que disait Széchény du privilège des nobles de ne payer ni impôt, ni taxe, ni péage : l’article 26 des décrets de la diète mit le péage du pont de Pesth à la charge des nobles et des non-nobles indistinctement ; l’article 2 soumit les nobles possédant des terres urbariales[3] aux charges et impositions ordinaires. Les privilèges étaient abolis pour les personnes, en attendant qu’ils le fussent aussi pour les terres.

Le droit constitutionnel des nobles de ne pouvoir être arrêtés que pour crime de haute trahison fut aboli. L’article 18 établit que les nobles pourraient être arrêtés pour fait de commerce et de lettres de change. Széchény n’avait pas eu de peine à établir que c’était à l’absence de toute garantie hypothécaire ou personnelle qu’il fallait attribuer les emprunts ruineux de la noblesse et les difficultés du commerce. Pendant long-temps, sans doute, cette loi ne recevra que de rares applications, mais l’adoption du principe n’en est pas moins remarquable.

L’auteur du Crédit avait signalé le manque de routes en Hongrie comme une des causes les plus énergiques de la pauvreté et de l’infériorité du commerce. Il exaltait en même temps les prodiges, à peine connus alors sur le continent, des chemins de fer ; ces nouvelles voies devaient être pour la Hongrie et son agriculture la source d’un merveilleux développement. L’article 25 assura des avantages considérables aux compagnies qui voudraient établir des lignes de chemin de fer : les subsides que l’état leur fournirait devaient être acquittés indistinctement par les nobles et les non-nobles ; les terrains pouvaient être occupés sans aucun égard à leur origine : autre victoire sur le privilège[4].

Mais ce fut surtout le sort des paysans et les questions qui s’y rattachaient qui excitèrent la sollicitude de la diète. Les solutions furent toutes conformes aux vœux du parti libéral. On proclama de nouveau le droit, souvent méconnu, de vente et de libre migration, c’est-à-dire la faculté, pour le paysan, de quitter son seigneur et de céder à un autre son usufruit. Les corvées furent réduites à cinquante-deux jours par an, distribués de manière à laisser aux paysans plus de liberté à l’époque des semences et des récoltes. On abolit les redevances, connues sous le nom de petites dîmes, prélevées sur les produits de la basse-cour, source intarissable de petites vexations. On trancha en faveur du paysan toutes les questions litigieuses de pâturage et de droit d’usage dans les forêts. Le pouvoir judiciaire fut enlevé aux seigneurs ; enfin, l’article 13 des décrets de la diète établit que tout paysan pouvait de son chef intenter une action judiciaire, soit à tout noble, soit à son seigneur lui-même ; cette loi constatait son émancipation définitive.

L’article le plus important peut-être était l’article 8. Il autorisait, il provoquait les seigneurs à conclure avec leurs paysans des arrangemens déjà pratiqués dans certaines parties de la Hongrie, et notamment dans le Bannat, mais qui, jusqu’alors, n’avaient eu d’autre garantie que la bonne foi publique. Par un acte appelé contrat à perpétuité, les paysans, les villages entiers, pouvaient acquérir la propriété des terres dont ils étaient tenanciers, moyennant une somme payable en une ou plusieurs annuités. Le comte Desewfy pouvait dire en toute vérité, après cette loi, qu’au delà de ce qui venait d’être fait, il ne pouvait plus y avoir que spoliation pour les seigneurs et injustice à l’égard de ceux des paysans qui, n’étant point tenanciers, auraient plutôt perdu que gagné à l’abolition des charges urbariales.

Ce que je viens de dire suffit à montrer les nouvelles voies dans lesquelles le gouvernement marchait résolûment, appuyé par la faveur publique. Je n’ai pas à examiner si, sur d’autres points de son empire, il ne pouvait pas fournir de justes prétextes aux accusations de tendances rétrogrades qui ne lui ont pas été épargnées ; mais en Hongrie, jusqu’au dernier moment, grace, si l’on veut, au palatin, grace à l’influence des riches et puissans magnats qui se rendaient caution à Vienne de la tranquillité des esprits, sa politique fut constamment sage et libérale. Au fond, il accomplissait le programme tracé dans les publications populaires de Széchény. Dans les pays libres, ce n’est pas le pouvoir seul qui gouverne ; Széchény régnait sur l’opinion. C’est surtout après cette diète, et jusqu’à la convocation de celle de 1839-40, que la popularité et la gloire de Széchény furent sans partage ; il était bien le premier citoyen de son pays, et ce titre, il l’avait mérité autant par son respect pour la justice et les droits de tous que par la hardiesse de ses plans de réforme. Il avait animé son pays sans le bouleverser ; telle avait toujours été son ambition. « Je veux réveiller mes compatriotes, disait-il à un étranger, pour qu’ils marchent et non pour qu’ils se jettent par les fenêtres. » Son nom était dans toutes les bouches. Les comitats lui envoyaient à l’envi des adresses patriotiques et des diplômes d’indigénat qui lui donnaient le droit de voter dans leurs congrégations particulières ; quand il arrivait dans quelque village, les paysans, musique en tête, allaient le recevoir à l’entrée ; tous voulaient le voir et l’entendre, l’appelant leur père et leur libérateur. Mais ce n’était pas seulement dans les classes dont il avait soutenu les intérêts qu’éclataient la reconnaissance et l’admiration. Les états de Transylvanie faisaient hommage à l’éloquent publiciste d’une plume en or de quelques pieds de long ; on donnait son nom au premier bateau à vapeur qui devait sillonner le Danube ; l’académie nationale, le cercle de la noblesse, l’institut pour la langue hongroise, l’élisaient à la fois pour leur président. Dans tous les salons de Pesth, les étrangers pouvaient voir une gravure représentant Széchény dans une sorte d’apothéose, au milieu de nuages lumineux ; au-dessous, la Hongrie sortait du chaos, et le Danube, couvert de bâtimens de toutes les nations, roulait majestueusement ses eaux’ paisibles à travers les cataractes aplanies d’Orschowa.

Les années qui suivirent la diète de 1832-36 comptent parmi les plus heureuses de la Hongrie ; la vieille irritation du pays se calmait peu à peu. Une nouvelle politique prévalait dans les conseils du royaume. Le gouvernement s’était associé sans arrière-pensée aux résolutions de la majorité, laissant quelques-uns de ses vieux champions lever les bras au ciel, parce qu’on méconnaissait l’autorité du corpus juris. Il voulait marcher avec le nouveau parti sage et libéral, qui lui répondait des sentimens de la nation. D’autres questions avaient surgi cependant ; on réclamait des réformes d’un autre genre sur lesquelles, avec la meilleure volonté du monde, il était difficile de s’entendre, et pour lesquelles le gouvernement autrichien n’avait nulle complaisance. Ces réformes tenaient moins à l’organisation même du pays qu’aux rapports qui lient la Hongrie et l’empire.- Quand, par des propositions plus ou moins détournées, l’union des deux gouvernemens était mise en échec, la Hongrie voulant incessamment relâcher le lien, l’Autriche le resserrer, on ne pouvait raisonnablement espérer que l’alliance resterait ferme et qu’on marcherait constamment sous le même drapeau. On était d’accord sur les questions libérales, on ne l’était pas sur les questions nationales. Ce fut donc, de la part du gouvernement autrichien, une concession long-temps disputée que celle qui se rapportait à l’usage exclusif de la langue hongroise réclamé impérieusement par l’opinion publique. On y mit de la mauvaise grace, mais on finit par céder. L’article 4 des décrets de la diète décida qu’à l’avenir la langue hongroise remplacerait, dans le texte des lois, les discussions des chambres et les actes du gouvernement, l’allemand et le latin.

J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer l’importance qu’on attachait de part et d’autre à cette substitution de langue. C’était plus qu’une dispute de mots, c’était une démonstration de la nationalité hongroise contre le gouvernement de Vienne. Celui-ci tenait moins à conserver le latin un peu barbare de la chancellerie hongroise qu’à amener la nécessité de la langue allemande. La querelle était ancienne. Nous avons vu Joseph II, plus hardi dans ses desseins, vouloir imposer aux Hongrois la langue de ses états héréditaires et mourir vaincu dans l’entreprise. La langue latine avait repris depuis son rang officiel ; c’était la seule que les états pussent réclamer constitutionnellement. C’était une langue morte dans laquelle les combattans faisaient halte, les uns contens d’avoir repoussé l’allemand, les autres satisfaits d’avoir encore éloigné le danger d’une langue nationale qui constatait la séparation des deux peuples. Lorsque les idées de réforme se répandirent, cette revendication de la langue hongroise devint bientôt une de ces questions d’honneur qu’un parti n’est plus maître d’abandonner. Tous les ouvrages publiés par les réformateurs furent écrits en hongrois ; des instituts furent fondés et richement dotés pour sa propagation. « S’il était vrai que la constitution nous défendît de parler notre langue, je dirais : Périsse la constitution plutôt que la nationalité ! » s’écriait le député libéral Nagy Paul au milieu des bravos universels.

Le parti philosophique, et Széchény à sa tête, n’était pas moins vif. On cite comme un des modèles de l’éloquence hongroise le discours qu’il prononça à cette occasion. « Voilà, dit-il en commençant, une entreprise audacieuse, et qui donne bien raison à ceux que j’appelais depuis quinze ans les calomniateurs de ma patrie. Par quelle monstrueuse ingratitude ce pays veut-il reconnaître les bienfaits dont le comblent ses maîtres ? » Ces premières phrases avaient tenu en suspens l’assemblée, peu habituée à entendre un tel langage dans la bouche de l’orateur. « Oui, continua-t-il, voilà dix millions de factieux qui réclament le droit de parler leur langue, de rendre des lois intelligibles pour tous, et non des oracles écrits dans une langue morte et ignorée. » A la suite de ce discours, on vota d’enthousiasme une souscription pour fonder une académie destinée à la propagation de la langue hongroise. J’ai dit ailleurs à quelles sommes considérables s’étaient montés les dons patriotiques.

Déjà, en 1827, la diète avait, au moyen de souscriptions semblables, décrété l’érection d’une école militaire pour les enfans de la pauvre noblesse. Le gouvernement avait approuvé le projet des états. L’édifice s’éleva rapidement. On le montre à l’étranger dans la campagne de Pesth ; c’est un vrai monument d’architecture dont la grandeur et la beauté s’augmentent par l’aspect de la solitude qui l’entoure. Le silence et la solitude sont aussi dans son enceinte ; jamais il n’a reçu les élèves auxquels il était destiné ; au dernier moment, la veille de l’ouverture, quand on dut régler le programme des leçons, les états exigèrent que le commandement et l’exercice militaire se fissent en hongrois. Le gouvernement autrichien s’y opposa ; cette concession aurait détruit l’unité du service dans l’armée impériale, composée de tant de nations diverses. Les états et les souscripteurs persistèrent avec une énergie que rien ne put fléchir.

Pendent opera interrupta.


Rien de plus frappant que le spectacle de ce monument : je ne sais quelle ruine, produit de l’incendie ou de la guerre, dirait aussi énergiquement les répugnances invincibles d’un peuple à accepter la domination et la langue d’une nation étrangère, la tâche difficile d’un gouvernement appelé à régner sur des peuples si divers de langage, de race et de génie.


IV

Le parti révolutionnaire connaissait bien cet état de choses et l’inextricable complication qu’il créera toujours pour la Hongrie ; il se hâta d’en profiter. A peine les libéraux avaient-ils cimenté leur alliance avec le gouvernement, que le parti radical, ou, comme on l’appelait, le parti séparatiste, ressaisit le drapeau abandonné, et constitua une nouvelle opposition, j’ai presque dit une nouvelle conspiration. Ce parti se grossit des vieux patriotes qui criaient à la trahison, des esprits impatiens qui voulaient courir au lieu de marcher, des ambitieux qui ne comprenaient pas qu’on s’arrêtât avant qu’ils fussent arrivés, des jeunes gens élevés dans les théories républicaines, d’un certain nombre de nobles auxquels les réformes de la diète enlevaient une partie des ressources qu’ils tiraient des paysans, enfin de cette foule d’avocats et de gens de loi dont fourmille la Hongrie, et qui ne savent à quoi employer leurs demi-connaissances, leur activité et leurs paroles.

Il fallait un chef à ce parti, et, comme il est souvent arrivé aux factions démocratiques, ce chef fut choisi dans une des grandes familles du pays. Le baron Vesséliny, descendant du palatin de ce nom[5], avait d’ailleurs toutes les qualités nécessaires au rôle qu’on lui destinait. Éloquent, intrépide, ambitieux, prêt à toute entreprise, c’était un de ces hommes aventureux qui trouvent un secret attrait à jouer leur fortune et leur vie dans de ténébreuses conspirations. Il appartenait à cette race arriérée de libéraux qui auraient dû naître aux temps de la féodalité, incapables de comprendre une opposition qui se renferme dans un rôle légal, agit au grand jour, et compte sur la raison publique pour obtenir à son tour la victoire. L’arène qui convient à ces hommes n’est point une de ces grandes assemblées où le génie et l’éloquence débattent le sort des empires. Il faut à leur sombre imagination moins de jour et de lumière : l’ombre, qui augmente les émotions du danger, leur va mieux. Ils ont ce courage personnel nécessaire dans les embuscades, mais ils craignent pour leur parti les batailles rangées. Ils s’attachent à la liberté par la persécution et les rigueurs ; ils en sont les martyrs bien plus que les apôtres. Le monde moderne, tel qu’il tend chaque jour davantage à se constituer, ne leur offre plus ce spectacle du vieil âge qui excitait leur imagination. Que sont devenus ces tribunaux véhmiques, ces assemblées tenues la nuit au fond d’un souterrain, où, se dévouant pour les races opprimées, ils juraient mort aux tyrans ? Aujourd’hui tout est au grand jour ; ce qu’ils regrettent de la féodalité, c’est de n’avoir plus à conspirer contre elle. La liberté moderne les a licenciés ; ce sont de braves condottieri, sans emploi depuis que la paix est faite.

Vesséliny était le digne chef de ces hommes ; il avait toutes les qualités, bonnes et mauvaises, nécessaires pour être à leur tête : l’énergie morale et cette force de corps, prisée encore par des populations rudes et grossières. Des formes athlétiques, une tête large couverte d’une épaisse chevelure à la Mirabeau, une voix tonnante, faisaient de ce personnage quelque chose de grand, mais de monstrueux, qui restait dans l’imagination. C’était, disait-on à Vienne, la tête la plus forte et la plus noire de la Hongrie. Vesséliny possédait de grandes seigneuries en Hongrie et en Transylvanie ; il avait ainsi le droit de siéger dans les deux diètes. En 1835, la diète de Transylvanie, à laquelle il avait soufflé sa violence et ses passions, fut dissoute par le gouvernement autrichien. Vesséliny fut poursuivi pour avoir publié les discours les plus séditieux tenus dans cette assemblée. On chercha aussi à attaquer sa popularité ; les violences auxquelles il se livrait souvent contre ses paysans servirent de prétexte à un procès criminel. Condamné par contumace en Transylvanie, il passa en Hongrie. Là, exaspéré par la perte d’une partie considérable de sa fortune, il chercha à soulever quelques comitats ; accusé comme suspect de haute trahison pour un discours tenu dans la congrégation du comitat de Szathmar, il fut décrété de prise de corps ; un club formé à Presbourg sous ses auspices devint l’objet de semblables poursuites. Ce club était composé de jeunes gens dont quelques-uns, tels que Lowassy et Pulsky, ont figuré dans la dernière révolution.

L’opinion publique s’émut de ces arrestations : si légitimes qu’elles paraissent dans nos habitudes d’ordre et de procédure régulière, elles pouvaient bien être assez peu conformes à la constitution et aux privilèges de la noblesse. D’ailleurs, ceci se passait vers 1840. Des mécontentemens, qui menaçaient de devenir graves, s’étaient déjà fait jour dans le pays. On avait vu là, comme partout, le désappointement qui suit toujours les réformes : ceux qui perdent sont mécontens, ceux qui gagnent ne tardent pas à le devenir, ne trouvant jamais cet Eldorado qui leur avait été promis ! C’est ce qui arriva notamment pour les modifications apportées au code urbarial. La noblesse pauvre sentit vivement les pertes qu’elle avait faites par la suppression des petites dîmes. Les paysans, auxquels on avait dit qu’ils n’en paieraient plus aucune, se soulevèrent contre les collecteurs ; dans plusieurs endroits, il fallut faire marcher les troupes pour les sauver de la fureur des paysans.

C’est à cette époque qu’il faut placer ce que j’ai déjà raconté de l’avocat Kossuth et du point de ralliement que la création de son journal offrit au parti radical. Sans doute on a peine à s’habituer à l’idée d’un gouvernement constitutionnel sans publicité et au contre-sens perpétuel d’institutions qui ne sont plus en rapport avec les faits nouveaux. Dans la diète et dans les comitats, la liberté, la licence même du langage n’avait rien à envier à aucune tribune de l’Europe ; mais cette voix bruyante tombait sans écho, elle ne retentissait que pour quelques rares spectateurs entassés dans une étroite galerie : d’insignifians bulletins, insérés de loin en loin dans les journaux censurés, venaient apprendre à l’Europe qu’il y avait une diète en Hongrie. Obligée de subir si près d’elle un gouvernement où on parlait, c’était une grande consolation, pour Vienne, que de l’empêcher d’être entendu. L’Autriche se retranchait, avec un zèle constitutionnel digne d’éloges, dans l’observation exacte de la bulle d’or. Puisqu’André II, en 1222, n’avait pu assurer aux états la publicité de leurs séances par la voie des journaux, toute tentative de ce genre était inconstitutionnelle.

On a vu déjà comment la résistance et les ordres du gouvernement furent éludés. Le journal de Kossuth, copié à la main, devint le bulletin du parti radical ; il entretenait l’agitation qui succéda dans le pays aux espérances données par la diète dont nous avons analysé les travaux. Les nouvelles élections se firent en grande partie sous son influence. La diète convoquée en 1839 ne se montra pas disposée à marcher dans les voies de celle qui l’avait précédée, ni à se rallier sous les mêmes chefs. A la chambre des états, la popularité de Széchény se voila de quelques nuages ; mais il ne perdit rien de son autorité à la table des magnats, et, toutes les fois qu’il le voulait encore, son éloquence et la renommée de ses services rendaient son intervention décisive. Dès les premières séances, la seconde chambre se prononça en faveur de Vesséliny : on voulait adresser une remontrance au roi, et protester contre les illégalités de son arrestation. La chambre des magnats s’opposa à ce projet. La seconde chambre revint dix-sept fois à la charge, et fut dix-sept fois repoussée ; de là les premiers symptômes de la mésintelligence que nous verrons peu à peu grandir entre les magnats et les députés. Les poursuites contre Vesséliny avaient cependant continué ; il fut condamné. Le gouvernement, satisfait de cette condamnation, ne voulut point heurter les sentimens des états, et le laissa sortir presque aussitôt de sa prison pour se rendre aux eaux de Groefenberg. Vesséliny, à la clôture de la diète, fut compris dans l’amnistie générale du mois de mai 1840. Il resta en repos ; on le perd de vue pendant quelques années. Ses passions semblaient éteintes par la maladie qui l’a rendu presque aveugle ; mais nous le retrouvons, au mois de septembre dernier, à la tête de la députation factieuse que l’assemblée de Pesth envoyait à la diète de Vienne. La sanglante insurrection du 6 octobre a suivi de près cette dernière apparition du vieil agitateur hongrois.

Malgré tous ces fermens de conspiration et de révolte, la majorité de la nation se montrait contente des dispositions suffisamment libérales du gouvernement autrichien. La chambre des magnats tout entière et la majorité de la chambre des états appuyaient l’administration du palatin, au moins sur toutes les questions qui ne touchaient point à la nationalité ou aux privilèges des états. En face de la conspiration radicale, il y avait une entente des meilleurs et des plus grands citoyens, soit pour calmer les inquiétudes que quelques esprits soupçonneux conservaient encore à Vienne, soit pour apaiser les ressentimens du pays. Les comtes George Karoly, Bathiany, Alexandre Erdödy, Aurel Desewfy, fils de celui dont j’ai parlé, ne s’épargnaient point à cette tâche. A la chambre des états, un nouvel orateur dont le nom devait rapidement grandir, Deak, d’opinions plus ardentes et plus démocratiques, comme il convenait à son auditoire, n’en prêtait pas moins son concours à l’œuvre de conciliation et de réforme entreprise par le parti modéré. Ses rares vertus augmentaient l’autorité de son éloquence ; le palatin le consultait sans cesse sur les affaires importantes. Au fond, on pratiquait là de la politique de juste-milieu. Aucun homme sensé ne voulait s’attacher superstitieusement à la vieille constitution, aucun non plus ne voulait la jeter bas, jouant à croix ou pile la destinée de sa patrie, sans savoir s’il la lançait dans le despotisme ou l’anarchie. La révolution du 16 mars, on l’a vu, n’a pas eu les mêmes scrupules, et a donné à la Hongrie les deux fléaux à la fois. A mesure qu’on avançait ainsi, pacifiquement et sans secousse, le gouvernement autrichien s’effaçait et disparaissait davantage devant l’autorité du palatin ; on lui laissait la conduite d’un royaume que son fils devait gouverner après lui. Dans les deux dernières diètes, celle de 1843-44 et celle de 1847, la lutte fut moins entre l’opposition et le gouvernement autrichien qu’entre les radicaux et l’ancienne opposition constitutionnelle, qui avait peu à peu pris la direction des affaires et de l’administration supérieure. Par la force des choses et la loi inévitable des révolutions, l’ancien parti libéral fondé par Széchény était devenu le parti conservateur. A mesure qu’une politique plus libérale et plus conciliante faisait taire les vieilles rancunes historiques et les haines nationales, surgissaient des difficultés de politique intérieure, des questions économiques et sociales sur l’organisation même du pays. La solution de ces problèmes importait en réalité beaucoup plus aux intérêts de telle ou telle classe de la société fondée par l’ancienne constitution qu’au gouvernement de Vienne. Il y a plus, sur quelques points, à l’égard de l’impôt, par exemple, de la libre transmission des terres, l’intérêt de ce gouvernement devait le rendre plus libéral que la noblesse des états. Il était en droit et en fait, ses adversaires sont obligés de le reconnaître, le protecteur des paysans, c’est-à-dire des huit dixièmes de la population. S’il eût voulu proclamer leur émancipation et abolir, par une résolution souveraine, les charges urbariales, il aurait révolutionné à son profit le royaume, et s’y serait créé une armée d’auxiliaires redoutables contre l’insurrection nobiliaire qui a éclaté depuis ; mais, je le répète, sauf quelques conspirateurs quand même, les esprits étaient alors à la paix, et c’est de bonne foi que tout le monde cherchait à préparer des réformés que le temps rendait d’ailleurs chaque jour plus nécessaires.

Rien n’était plus nécessaire, mais, il faut le dire aussi, rien n’était plus difficile. Les vieux bâtimens ne se prêtent qu’avec peine aux plans réguliers de l’architecture moderne. Il en est de même d’un pays : on ne sépare point brusquement le passé du présent ; se jeter violemment hors de toutes les traditions de l’histoire pour bâtir un édifice qui n’aurait d’autre appui que la logique et la raison pure, c’est une œuvre qu’aucun peuple n’a encore accomplie. Il faut que les esprits révolutionnaires en prennent leur parti. Comme on hérite du tempérament de ses pères, on hérite des institutions et de l’histoire de son pays. On peut changer ces institutions ou réformer cet état social, à peu près dans la mesure où l’on peut corriger un vice de santé ou modifier les humeurs ; malgré tout, le tempérament reste : ce n’est qu’après de nombreuses générations et des modifications successives que les familles humaines changent leur type primordial. Sans doute une transformation sociale se préparait depuis vingt ans pour la Hongrie : les événemens de Vienne en ont hâté l’explosion ; mais la révolution ne sera pas du noir au blanc. Quelques efforts qu’on fasse, l’aristocratique Hongrie ne ressemblera pas demain à la démocratie américaine ; tout ce qu’on voudrait dire à ce sujet pour nous représenter la société hongroise comme livrée aux mêmes instincts, aux mêmes passions que la nôtre, comme une nation de douze millions d’habitans emportée par le mouvement démocratique du jour, est démenti par la seule inspection du tableau que nous avons fourni en commençant ces études[6] ; entre les six cent mille nobles qui forment tout ce qui s’est appelé jusqu’ici le peuple hongrois et les huit millions de paysans affranchis de la veille, il y a un siècle, il y a un abîme. Partout ailleurs, des classes moyennes sont venues se placer entre l’aristocratie et la multitude, et ont constitué ce tiers-état puissant qui fait la gloire et la force de la société européenne. Ici rien de pareil : les classes moyennes ne sont représentées en Hongrie que par les habitans des villes royales ; jusqu’à la fin du dernier siècle, cette population se composait presque exclusivement de marchands et d’ouvriers étrangers pour la plupart à la race dominante. Placée sous la tutelle du gouvernement autrichien, son seul recours contre les violences de la noblesse, depuis quarante ans, elle a rapidement grandi en nombre, en richesses, en lumières ; la vie politique est venue enfin l’animer. En sentant croître ses forces, elle a réclamé ses droits et a voulu obtenir aussi sa juste part d’influence et de pouvoir. C’est un des points sur lesquels s’est porté, dans ces derniers temps, le vif des débats politiques. Il y a là les élémens nouveaux dont la Hongrie a besoin pour son émancipation ; c’est par là que s’opérera le mouvement d’ascension que la révolution française a produit partout ailleurs au profit des classes inférieures. Il est triste, sans doute, pour les radicaux, qui confondent dans la même haine ce tiers-état glorieux de 1789, auquel est due la civilisation moderne, et les petits tyrans de l’âge féodal, d’avoir à traverser cette étape et à faire quelque séjour en si mauvaise compagnie ; mais la chose est inévitable : l’examen des trois questions fondamentales discutées dans les deux dernières diètes, en jetant quelque jour sur l’organisation curieuse du passé, le prouvera mieux que tous les raisonnemens.


E. DE LANGSDORFF.

  1. Voyez, dans la livraison du 1er août, Saint Étienne et Joseph II, et, dans celle du 15 octobre, Kossuth et Jellachich.
  2. Magni, Magnates, c’est ainsi que l’on appelle la portion de la noblesse titrée qui a un droit personnel de siège et de vote à la diète. On compte en Hongrie environ deux cents familles de magnats ; chaque magnat possessionné, sans distinction de primogéniture, a droit de siéger à la première chambre, ou, comme on l’appelle, à la table des magnats. Quelquefois et surtout dans la dernière diète, ils se sont présentés à l’élection pour entrer à la seconde chambre, on leur éloquence et leurs talens leur promettaient une plus grande influence.
  3. On appelle ainsi les terres comprises originairement dans le lot des paysans.
  4. Jusqu’à présent, de ces lignes de chemin de fer, il n’y a que celle de Vienne à Pesth qui ait été sérieusement poussée. Peut-être eût-il été plus sage de faire quelques centaines de lieues de bonnes chaussées dans le royaume ; mais il faut savoir profiter de l’entrain et des fantaisies même d’un peuple, si l’on veut rapidement avancer. Széchény connaissait cette disposition de l’esprit de ses compatriotes, qu’il partageait dans une certaine mesure. « C’est cela, disait-il, nous aurons des chemins de fer et point de routes ; que voulez-vous ? nous sommes partis tard, et nous avons hâte d’arriver : nous commençons la maison par le toit. »
  5. François Vesséliny, palatin en 1655 ; son portrait est dans la salle des séances du comitat de Pesth.
  6. Voyez la livraison du 1er août.