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La Hyène enragée

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PRÉFACE

Au hasard des choses que j’ai vues, et surtout au hasard du temps dont je disposais pour les noter, ce petit livre s’est fait, comme de lui-même ; aussi est-il très décousu.

En outre, il est beaucoup trop anodin et pâle, à mon gré ; mais c’est que vraiment notre chère langue française, qui s’est formée dans la beauté, n’avait pas su prévoir les mots dont on pourrait avoir besoin un jour, au vingtième siècle, pour désigner certaines abominations et certains monstres.

P. L. LA HYÈNE ENRAGÉE I LETTRE AU MINISTRE DE LA MARINE

Le capitaine de vaisseau de réserve J. Viaud, à monsieur le Ministre de la Marine à Paris.

Rochefort, 18 août 1914.

« Monsieur le Ministre,

» Quand j’ai été rappelé à l’activité pour la guerre, j’avais l’espoir de faire quelque chose de plus que le petit service qui m’a été donné dans notre arsenal.

» Je ne récrimine point, veuillez le croire, sachant très bien que la marine n’aura pas le [2 ] premier rôle et que tous mes camarades du même grade, à peu près inutilisés eux aussi, hélas ! faute de place, s’énervent comme moi et souffrent.

» Mais qu’il me soit permis d’invoquer l’autre nom que je porte. Tout le monde n’est pas au courant des règlements maritimes, et ne sera-t-il pas d’un mauvais exemple, dans notre cher pays, où chacun fait si magnifiquement son devoir, que Pierre Loti ne serve à rien ? Je suis un officier un peu exceptionnel par ma double situation, n’est-ce pas ; pardonnez-moi donc de solliciter une mesure d’exception et de faveur ; j’accepterais avec joie, avec orgueil, n’importe quel poste me rapprochant de l’ennemi, fût-ce même un poste très en sous-ordre, très au-dessous de mes cinq galons d’or.

» Ou bien, à la rigueur, ne pourrais-je être envoyé en supplément, en mission, à bord de quelque navire ayant chance de combattre ? Je trouverais le moyen de m’y rendre utile, je [ 3] vous assure. Ou enfin, si trop de règlements ou de lois s’y opposent, voudriez-vous au moins, monsieur le ministre, me laisser libre d’aller et venir, en attendant qu’on puisse avoir besoin de moi dans la flotte, afin que j’essaie, d’ici là, de m’employer n’importe où, ne fût-ce même qu’aux ambulances ? Il est cruel pour moi, et personne ne saura comprendre que, du fait seul que je suis capitaine de vaisseau de réserve, je me voie condamné à une presque inaction, quand la France entière est en armes.

» Signé : JULIEN VIAUD. »

(PIERRE LOTI.)

II DEUX PAUVRES PETITS OISILLONS DE BELGIQUE

Août 1914.

Un soir, dans une de nos villes du Sud, un train de réfugiés belges venait d’entrer en gare, et les pauvres martyrs, un à un, descendaient lentement, exténués et ahuris, sur ce quai inconnu, où des Français les attendaient pour les recueillir. Traînant avec eux quelques hardes prises au hasard, ils étaient montés dans ces voitures sans même se demander où elles les conduiraient, ils étaient montés dans la hâte de fuir, d’éperdument fuir devant [6] l’horreur et la mort, devant le feu, devant les indicibles mutilations et les viols sadiques, —devant tout ce qui ne semblait plus possible sur la Terre, mais qui couvait encore, paraît-il, au fond des piétistes cervelles allemandes, et qui tout à coup s’était déversé, sur leur pays et sur le nôtre, comme un dernier vomissement des barbaries originelles. Ils n’avaient plus ni village, ni foyer, ni famille, ceux qui arrivaient là sans but, comme des épaves, et la détresse effarée était dans les yeux de tous. Beaucoup d’enfants, de petites filles, dont les parents s’étaient perdus au milieu des incendies ou des batailles. Et aussi des aïeules, maintenant seules au monde, qui avaient fui sans trop savoir pourquoi, ne tenant plus à vivre mais poussées par un obscur instinct de conservation ; leur figure, à celles-là, n’exprimait plus rien, pas même le désespoir, comme si vraiment leur âme était partie et leur tête vidée.

Deux tout petits, perdus dans cette foule lamentable, se tenaient serrés par la main, deux petits garçons, visiblement deux petits frères, l’aîné, qui avait peut-être cinq ans, protégeant le plus jeune qui pouvait bien en avoir trois. Personne ne les réclamait, personne ne les connaissait. Comment avaient-ils compris, trouvé tout seuls, qu’il fallait monter dans ce train, eux aussi, pour ne pas mourir ? Leurs vêtements étaient convenables et ils portaient des petits bas de laine bien chauds ; on devinait qu’ils devaient appartenir à des parents modestes, mais soigneux ; sans doute étaient-ils fils de l’un de ces sublimes soldats belges, tombés héroïquement au champ d’honneur, et qui avait dû avoir pour eux, au moment de la mort, une suprême pensée de tendresse. Ils ne pleuraient même pas, tant ils étaient anéantis par la fatigue et le sommeil ; à peine s’ils tenaient debout. Ils étaient incapables de répondre quand on les questionnait, mais surtout ils ne voulaient pas se lâcher, non. Enfin le grand aîné, crispant toujours sa main sur celle de l’autre, dans la peur de le perdre, prit [ 8] tout à coup conscience de son rôle de protecteur et trouva la force de parler à la dame à brassard penchée vers lui.

« Madame », dit-il d’une toute petite voix suppliante et déjà à moitié endormie, « Madame, est-ce qu’on va nous coucher ? » Pour le moment, c’était tout ce qu’ils étaient capables de souhaiter encore, tout ce qu’ils attendaient de la pitié humaine : qu’on voulût bien les coucher. Vite on les coucha, ensemble bien entendu, et ils s’endormirent aussitôt, se tenant toujours par la main et pressés l’un contre l’autre, à la même minute plongés tous les deux dans la tranquille inconscience des sommeils enfantins…

Une fois, il y a longtemps, dans la mer de Chine, pendant la guerre, deux petits oiseaux étourdis, deux minuscules petits oiseaux, moindres encore que nos roitelets, étaient arrivés je ne sais comment à bord de notre cuirassé, dans l’appartement de notre amiral, et, tout le jour, sans que personne du reste [ 9] cherchât à leur faire peur, ils avaient voleté là de côté et d’autre, se perchant sur les corniches ou sur les plantes vertes.

La nuit venue, je les avais oubliés, quand l’amiral me fit appeler chez lui. C’était pour me les montrer, et avec attendrissement, les deux petits visiteurs, qui étaient allés se coucher dans sa chambre, posés d’une patte sur un frêle cordon de soie qui passait au-dessus de son lit. Bien près, bien près l’un de l’autre, devenus deux petites boules de plumes qui se touchaient et se confondaient presque, ils dormaient sans la moindre crainte, comme très sûrs de notre pitié…

Et ces pauvres petits Belges, endormis côte à côte, m’ont fait penser aux deux oisillons perdus au milieu de la mer de Chine. C’était bien la même confiance et le même innocent sommeil ; —mais des sollicitudes beaucoup plus douces encore allaient veiller sur eux. III PETITE VISION DE GAIETÉ, AU FRONT DE BATAILLE

Octobre 1914.

Ce jour-là, dans la matinée, vers onze heures, j’arrivai à un village—dont j’ai dû oublier le nom ; — j’étais en compagnie d’un commandant anglais, que les hasards de cette guerre m’avaient donné pour camarade depuis la veille, et nous étions aimablement suivis par un grand Magicien, — qui était le soleil. Un soleil radieux, un soleil de fête, transformant et embellissant toutes choses. Cela se passait dans un département de l’extrême Nord [12] de France, je n’ai jamais su lequel, mais on se serait cru en Provence tant il faisait beau.

Pour arriver là, nous avions été depuis près de deux heures enserrés entre deux files de soldats qui marchaient en sens inverse l’une de l’autre. Sur notre droite, c’étaient des Anglais qui se rendaient à la bataille, tout propres, tout frais, l’air content et en train, admirablement équipés, avec de beaux chevaux bien gras. Sur notre gauche, c’étaient des artilleurs de France qui en revenaient, de la gigantesque bataille, pour prendre un peu de repos ; poussiéreux, ceux-ci, avec quelquefois des bandages au bras et au front, mais gardant des mines joyeuses, des figures de santé, et marchant en bon ordre par sections ; ils rapportaient même des chargements de douilles vides qu’ils avaient eu le temps de ramasser, ce qui prouvait bien qu’ils s’étaient retirés sans hâte et sans crainte, en vainqueurs auxquels les chefs ont ordonné quelques jours de répit. On entendait au loin comme un bruit d’orage, [ 13] d’abord très sourd, mais dont nous nous rapprochions de plus en plus. Dans les champs alentour, les paysans labouraient comme si de rien n’était, incertains pourtant si les sauvages, qui menaient tant de bruit là-bas, n’allaient pas un de ces jours revenir pour tout saccager. Il y avait sur l’herbe des prairies, un peu partout, autour de petits feux de branches, des groupes qui eussent été lamentables sous un ciel sombre, mais que le soleil trouvait le moyen d’égayer quand même : émigrés, en fuite devant les barbares, faisant leur cuisine comme des bohémiens, au milieu des ballots de leurs pauvres hardes empaquetées en hâte pendant le sauve-qui-peut terrible.

Notre auto était remplie de paquets de cigarettes et de journaux que de bonnes âmes nous avaient chargés de porter aux combattants, et, tellement nous étions serrés et ralentis entre ces deux files de soldats, nous pouvions leur en donner par les portières, à droite aux Anglais, à gauche aux Français ; ils avançaient [ 14] la main pour les attraper à la volée, et, en souriant, nous remerciaient par un rapide salut militaire.

Il y avait aussi des gens des villages qui cheminaient pêle-mêle avec les soldats, sur cette route si encombrée. Je me rappelle une jeune paysanne très jolie qui, entre des fourgons de guerre anglais, traînait par une corde deux bébés endormis dans une petite voiture ; elle peinait, la montée étant raide en cet endroit ; un beau sergent écossais, à moustache en or, qui fumait sa cigarette, assis les jambes pendantes à l’arrière du plus proche fourgon, lui fit signe : « Passez-moi donc votre bout de corde. » Elle comprit, accepta avec un gentil sourire confus ; l’Écossais enroula cette frêle remorque autour de son bras gauche, gardant son bras droit libre pour continuer de fumer, et c’est lui qui emmena les deux bébés de France, dont la toute petite voiture fut traînée par le lourd camion comme une plume.

Quand nous entrâmes dans le village, le [15] soleil de plus en plus resplendissait. Il y avait là un fouillis, un méli-mélo comme on n’en avait jamais vu et n’en verra jamais, après cette guerre unique dans l’histoire. Tous les uniformes, toutes les armes, des Écossais, des cuirassiers français, des turcos, des zouaves, et des Bédouins dont le salut militaire relevait le burnous avec un geste noble. La place de l’Église était encombrée par d’énormes autobus anglais, qui avaient jadis assuré les communications à Londres et portaient encore en grandes lettres les noms des quartiers de cette ville.—On dira que j’exagère, mais vraiment ils avaient l’air étonné, ces autobus, de rouler maintenant sur le sol de France et d’être bondés de soldats…

Tout ce monde, pêle-mêle, se préparait à déjeuner. On entendait toujours la grande symphonie menée par ces sauvages (qui arriveraient peut-être demain, qui sait ?), l’incessante canonnade, mais personne n’y prenait garde. D’ailleurs, comment s’inquiéter, avec un si [ 16] beau soleil, un si étonnant soleil d’octobre, et des roses encore sur les murs, et des dahlias de toute couleur, dans les jardins à peine touchés par les gelées blanches !… Chacun s’installait de son mieux pour le repas ; on eût dit une fête, une fête un peu incohérente par exemple et singulière, improvisée aux environs de quelque tour de Babel. Des jeunes filles circulaient dans les groupes, des petits enfants blonds faisaient cadeau de fruits cueillis dans leur verger. Des Écossais, se croyant dans un pays chaud par comparaison avec le leur, s’étaient mis en manches de chemise. Des curés et des religieuses de la Croix-Rouge faisaient asseoir des blessés sur des caisses ; une vieille bonne sœur, figure de parchemin et jolis yeux candides sous sa cornette, installait avec mille précautions un zouave aux deux bras enveloppés de bandages, qu’elle allait sans doute faire manger comme un petit enfant.

Nous avions grand faim nous-mêmes, [17] l’Anglais et moi, et nous avisâmes l’auberge, très avenante, où déjà des officiers étaient attablés avec des soldats. (Il n’y a plus de barrières hiérarchiques, aux temps de tourmente où nous sommes.)— « Je pourrais bien vous donner du bœuf rôti et du lapin sauté, nous dit l’hôtelier ; mais, quant à du pain, par exemple, ça, non ; à aucun prix vous n’en trouveriez nulle part.—Ah ! dit mon camarade, le commandant anglais, et ces deux belles miches, là, debout contre cette porte ? —Oh ! ces miches-là, elles sont à un général, qui les a envoyées parce qu’il va venir déjeuner avec ses aides de camp. » —A peine avait-il le dos tourné que mon compagnon, tirant vite un coutelas de sa poche, tranchait, pour le cacher sous son manteau, le bout d’une de ces miches dorées.— « Nous avons trouvé du pain, dit-il tranquillement à l’hôtelier, vous pouvez donc nous servir. » —Et, à côté d’un officier arabe de la Grande Tente, en burnous rouge, nous fîmes gaiement notre déjeuner, [18] avec nos invités : les soldats de notre auto.

La fête du soleil battait son plein, illuminant en joie la foule disparate et les étranges autobus, quand nous sortîmes de l’auberge pour reprendre notre voyage. Un convoi de prisonniers allemands traversait la place ; l’air bestial et sournois, ils marchaient entre des soldats de chez nous qui marquaient mille fois mieux, et on les regardait à peine. La vieille religieuse de tout à l’heure, la si vieille aux yeux purs, faisait fumer une cigarette à son zouave pour le moment sans bras, la lui présentant aux lèvres avec une tremblante et un peu maladroite sollicitude d’aïeule. Elle semblait lui raconter en même temps des choses très drôles—de cette drôlerie innocente et jeunette dont les bonnes sœurs ont le secret, —car ils riaient tous les deux. Qui sait quelle petite histoire enfantine ça pouvait bien être ? Un vieux curé qui près d’eux fumait sa pipe—sans aucune élégance, je suis forcé de le reconnaître—riait aussi de les voir rire. Et, [ 19] au moment où nous remontions en voiture pour continuer notre route vers la région d’horreur où le canon tonnait, une fillette d’une douzaine d’années, pour nous fleurir, courut arracher dans son jardin une gerbe d’asters d’automne…

Quels braves gens il y a encore par le monde ! Et combien l’agression des sauvages d’Allemagne a développé les doux liens de la fraternité, chez tous ceux qui sont vraiment d’espèce humaine. IV LETTRE A ENVER-PACHA

Rochefort, 4 septembre 1914.

« Mon cher et grand ami,

» Pardonnez ma lettre, en raison de mon affectueuse admiration pour vous et de mon attachement à votre patrie dont j’ai fait un peu la mienne. Autour de Tripoli, vous avez été le héros magnifique, sans reproche et sans peur, tenant tête, dix contre mille ; en Thrace, vous avez été celui qui a rendu Andrinople à la Turquie, et vous avez accompli ce tour de force de reprendre la ville héroïque presque sans verser de sang. Vous avez réprimé partout, [22] avec la violence qu’il fallait, les cruautés et les brigandages ; j’ai vu votre indignation contre les atrocités bulgares, et c’est vous-même qui avez voulu me faire visiter, dans votre automobile militaire, les ruines des villages par où les assassins avaient passé.

» Eh ! bien, ce que vous ne savez sans doute pas déjà, je veux vous le dire : les Allemands commettent en Belgique, en France, et par ordre, ces mêmes abominations que les Bulgares commettaient chez vous ! Et ils sont mille fois plus odieux encore, parce que les Bulgares étaient des montagnards primitifs que l’on avait fanatisés, tandis qu’ils sont, eux, des civilisés, mais d’une brutalité si foncière que la culture n’a pas de prise sur leurs âmes et que l’on n’en peut rien attendre.

» La Turquie aujourd’hui veut reconquérir ses îles ; sur ce point, à moins d’être aveuglé de parti pris, chacun saura le comprendre. Mais je tremble qu’elle ne veuille pousser plus loin la guerre… Je devine bien, hélas ! les pressions [ 23] exercées sur votre cher pays et sur vous-même par l’être abominable en qui sont venues s’incarner toutes les tares de la race prussienne : férocité, morgue et fourberie. Il a dû abuser de votre beau et fougueux patriotisme, en vous leurrant d’illusoires promesses de revanche. Défiez-vous de ses mensonges. Il a certainement su empêcher la vérité d’arriver jusqu’à vous, sans quoi votre cœur de soldat loyal se serait détourné de lui. Il a su vous persuader, comme à une partie de son peuple, qu’il avait été contraint à ces tueries, si longuement préméditées, au contraire, avec un cynisme infernal. Il a réussi à vous donner foi en ses victoires, alors qu’il sait, comme tout le monde aujourd’hui, que le triomphe finira par être à nous. Et d’ailleurs, si par impossible nous devions succomber pour un temps, la Prusse et sa dynastie de bêtes fauves n’en resteraient pas moins clouées pour jamais aux plus honteux piloris de l’histoire humaine.

» Combien je souffrirais de voir notre chère [ 24] Turquie, trompée par ce misérable, se lancer à sa suite dans une terrible aventure et, plus encore, de la voir se déshonorer en s’associant à l’attentat des derniers barbares contre la civilisation ! Oh ! si vous saviez l’immense dégoût qui se lève dans le monde entier contre la race prussienne !

» Hélas ! Vous ne devez rien à la France, je ne le reconnais que trop ! Nous avons autorisé l’acte de l’Italie sur la Tripolitaine. Plus tard, au début de la guerre balkanique, nous avons oublié l’hospitalité séculaire que la Turquie nous donnait si largement, à nous Français, à nos maisons d’éducation, à notre culture, à notre langue devenue presque la vôtre. Par irréflexion et ignorance, nous avons pris le parti de vos voisins, chez qui nos nationaux n’ont jamais trouvé que malveillance et persécution ; contre vous tous, nous avons commencé une campagne de calomnies dont nous n’avons reconnu que trop tard l’injustice. Les Allemands, au contraire, ont été les seuls à [25] vous apporter un peu—oh ! très peu—de réconfort ; mais c’est égal, cela ne vaut pas que vous vous suicidiez pour eux. Et puis, voyez-vous, ces gens-là achèvent à cette heure de se mettre hors l’humanité ; il deviendrait donc non seulement périlleux, mais dégradant, de marcher en leur compagnie.

» Vous avez sur votre pays une influence pleinement justifiée ; puissiez-vous le retenir sur la pente mortelle où il semble engagé ! Ma lettre mettra bien du temps à vous parvenir ; quand elle arrivera, peut-être vos yeux se seront-ils déjà ouverts, malgré la trame de mensonges dont l’Allemagne a dû vous envelopper ; pardonnez-moi si j’ai voulu être au nombre de ceux qui auront fait parvenir jusqu’à vous un peu de vérité.

» Je garde une foi inébranlable dans notre triomphe de la fin. Mais, le jour de la délivrance, combien ma joie serait voilée de deuil si ma seconde patrie orientale s’ensevelissait sous les décombres du hideux empire de Prusse ! » V AUTRE VISION DU FRONT DE BATAILLE

Octobre 1914.

Où donc cela se passait-il ?… Une des particularités de cette guerre, c’est que, malgré mon habitude des cartes, et malgré l’excellence détaillée de celles que j’emporte en route, je ne sais jamais où je suis… Enfin, cela se passait bien quelque part. Même je suis sûr, hélas ! que cela se passait en France. Et j’aurais tant préféré que cela se passât en Allemagne, puisque c’était tout près et sous le feu des lignes ennemies !

[28]

Depuis le matin, j’avais voyagé en auto, traversant je ne sais combien de villes, grandes ou petites. Je me rappelle cette scène, dans un village où j’avais fait halte, et qui n’avait certes jamais vu d’autobus, tant de soldats, tant de chevaux. On y amenait une cinquantaine de prisonniers allemands, pas rasés, pas tondus, bien vilains ; je ne dirai pas qu’ils avaient l’air sauvage, ce serait les flatter, car la plupart des sauvages, les vrais dans la grande brousse, ne manquent ni de distinction ni de grâce ; non, l’air qu’ils avaient, c’était l’air goujat, la laideur lourde, bête et incurable. Une belle fille plutôt équivoque, avec des plumets sur la tête, qui s’était postée pour les voir passer, les dévisageait avec une déception mal dissimulée : « Alors, dit-elle, c’est ces cocos-là que leur sale kaiser nous propose pour nous embellir la race ?… Ah ! ben vrai !… » Et, pour donner plus de vigueur à sa phrase inachevée, elle cracha par terre.

Ensuite, pendant une heure ou deux, des [29] campagnes désertes, de grands bois jaunis, des forêts effeuillées, qui, sous le ciel triste, n’en finissaient plus. Il faisait froid, un de ces froids âpres, pénétrants, que l’on ne connaît guère dans mon Sud-Ouest français, et qui donnait l’impression des pays du Nord. De loin en loin, un village, où les barbares avaient passé, nous montrait ses ruines noircies par le feu ; mais personne n’y habitait plus. Çà et là, au bord du chemin, des petites sépultures gisaient, solitaires ou groupées, tertres tout fraîchement remués, avec un peu de feuillage jeté dessus, et une croix faite de deux bâtons : des soldats, dont personne ne saurait plus le nom, étaient tombés là, épuisés, pour y achever leur agonie sans secours… Nous les apercevions à peine, dans notre course rapide, que nous accélérions de plus en plus, à cause de la nuit, déjà hâtive en cette fin d’octobre. A mesure que s’avançait la journée, un brouillard presque hivernal s’épaississait comme un voile mortuaire. Un silence plus morne qu’ailleurs tombait sur toute [ 30] cette région, dont les barbares avaient été chassés, mais qui se souvenait encore de tant de tueries, de fureurs, de hurlements et de feu.

Au milieu d’une forêt, près d’un hameau qui n’avait plus que des pans de murs calcinés, il y avait côte à côte deux de ces tombes, près desquelles je m’arrêtai ; c’est qu’une petite fille d’une douzaine d’années, là toute seule, y arrangeait d’humides bouquets, quelques pauvres chrysanthèmes de son jardinet dévasté, et puis des fleurs des champs, scabieuses d’arrière-saison cueillies dans les funèbres entours :

— « Tu les connaissais, ma petite, ceux qui sont là couchés ?

—Oh ! non, monsieur. Mais je sais que c’étaient des Français… J’ai vu quand on les a enterrés… Monsieur, c’étaient des jeunes, ils n’avaient pas encore leurs moustaches tout à fait poussées. »

Rien d’écrit, sur ces croix que l’hiver va coucher sur le sol et qui seront bientôt émiettées dans l’herbe. Qui étaient-ils ? Fils de [ 31] paysans, ou de bourgeois, ou de châtelains ? Qui les pleure ? Mère en grands voiles de crêpe élégants, ou mère en modeste deuil de paysanne ? En tout cas, ceux et celles qui les aimaient achèveront de vivre sans jamais savoir qu’ils se seront décomposés là, au bord d’une route solitaire de l’extrême Nord, —ni que cette gentille petite, au logis détruit, est venue leur offrir des fleurettes, un soir d’automne, pendant qu’un grand froid descendait, avec la nuit, sur la forêt enveloppante…

Plus loin, dans certain village où s’est établi le commandant d’une armée, un officier monte avec moi pour me guider vers un point déterminé de l’immense front de bataille.

Encore une heure de route, très vite, à travers des solitudes. Cependant nous dépassons un de ces longs convois d’autobus, jadis parisiens, qui depuis la guerre sont devenus des boucheries à roulettes. Aux places où s’asseyaient bourgeois et bourgeoises, des moitiés de bœufs se balancent, toutes saignantes, [ 32] pendues à des crocs. Si on ne savait qu’il y a des centaines de mille hommes à nourrir là-bas dans les champs, on se demanderait pourquoi charroyer tout ça, au milieu de ce désert où nous courons à toute vitesse.

Le jour baisse beaucoup, et on commence à entendre le grondement continu d’un orage qui semble se déchaîner à fleur de terre. Or, ce tonnerre-là, depuis des semaines, il gronde sans interruption sur toute une ligne sinueuse qui va de l’Est à l’Ouest de la France, et où chaque jour, hélas ! s’amoncellent des morts.

« Nous voici arrivés », dit l’officier qui me guide. Si je ne connaissais déjà les aspects nouveaux que les Allemands ont donnés aux fronts de bataille, je croirais, malgré la canonnade, qu’il se trompe, car, à première vue, on n’aperçoit ni armée, ni soldats ; nous sommes dans un lieu sinistre, sur un vaste plateau où la terre grisâtre est pelée, déchiquetée, avec çà et là des arbres plus ou moins brisés comme par quelque cataclysme de foudre et de [ 33] grêlons ; aucun vestige humain, pas même les ruines d’un village ; rien qui précise telle ou telle époque de l’histoire, ni même de la géologie. Et, comme on aperçoit au loin d’immenses horizons de forêts, qui vont de tous côtés se perdre dans les brumes presque noires du crépuscule, on pourrait aussi bien se croire ramené aux périodes primitives du monde.

« Nous voici arrivés » —cela veut dire qu’il est temps de cacher notre auto sous des arbres, pour ne pas lui attirer un arrosage d’obus et risquer de faire tuer nos chauffeurs, —car il y a, dans la forêt embrumée d’en face, beaucoup de vilains yeux qui nous guettent, et de merveilleuses jumelles qui leur font la vue aussi perçante que celle des grands Rapaces. Donc, pour arriver sur la ligne de feu, notre devoir est de continuer à pied.

Quel étrange sol ! Il est criblé de ces trous que font les obus et qui ressemblent à de gigantesques entonnoirs, et puis il est égratigné, piqué, il est semé de balles pointues, de douilles [ 34] de cuivre, de débris de casques à pointe et d’autres saletés barbares. Mais cette région qui semblait déserte, au contraire elle est très peuplée ! Seulement c’est par des troglodytes sans doute, car les habitations, disséminées sous bois et invisibles d’abord, sont des espèces de cavernes, de taupinières, à demi recouvertes de branches et de feuillages ; jadis, à l’île de Pâques, j’avais vu de telles architectures… Et dans ce vaste décor de forêt sans âge, ces demeures humaines complètent l’impression, que l’on avait déjà, d’un recul au fond des temps.

En vérité, cela revenait de droit aux Prussiens, de nous faire rétrograder ainsi. La guerre qui était autrefois une chose élégante, où l’on paradait au soleil, avec de beaux uniformes et des musiques, la guerre, ils l’ont rendue sournoise et laide, ils la font comme des animaux fouisseurs. Et il nous a fallu les imiter, bien entendu.

Cependant, des têtes apparaissent çà et là, sortent des terriers pour voir qui arrive. Et [ 35] elles n’ont rien de préhistorique, non plus que les képis qui les coiffent : figures de soldats de chez nous, l’air bien portant et de belle humeur, l’air amusé de vivre là comme des lapins. Un sergent s’avance, aussi terreux qu’une taupe qui n’aurait pas eu le temps de faire sa toilette, mais il a une jolie expression jeune et gaie.— « Prenez donc deux ou trois hommes avec vous, lui dis-je, pour aller dévaliser mon auto qui est là-bas derrière ces arbres ; vous y trouverez un millier de paquets de cigarettes et des journaux à images, que des Parisiens et des Parisiennes vous envoient, pour vous aider à passer le temps dans les tranchées. » —Quel dommage que je ne puisse pas rapporter, en remerciement aux aimables donateurs, tous les sourires de satisfaction avec lesquels sont accueillis leurs cadeaux ?

Un ou deux kilomètres encore à faire à pied, pour arriver à la ligne de feu… Un vent glacé souffle des forêts d’en face, de plus en plus noyées dans des brumes noires, des forêts [ 36] hostiles où gronde ce semblant d’orage. Il fait lugubre, au crépuscule, sur ce plateau des pauvres taupinières, et j’admire qu’ils puissent être si gais, nos chers soldats, au milieu de ces ambiances désolées.

Marchant sur ce sol criblé, où la tourmente de mitraille a laissé à peine une touffe d’herbe çà et là, un peu de mousse, une pauvre fleur, j’atteins d’abord une ligne de défense que l’on prépare, qui sera la seconde, pour le cas improbable où la première, plus en avant, viendrait à céder. Nos soldats, transformés en terrassiers, y travaillent, la pelle et la pioche en main, tous décidés et joyeux, s’empressant de la finir, et elle sera terrible, entourée des pires embûches. Ce sont les Allemands, je le veux bien, qui ont imaginé, dans leurs cervelles prudentes et mauvaises, tout ce système de galeries et de pièges ; mais, comme nous sommes plus fins qu’eux et d’esprit plus prompt, en peu de jours nous les avons égalés, sinon dépassés.

[37]

Un kilomètre plus loin, voici la première ligne. Elle est pleine de monde, cette tranchée qui arrêtera le choc des barbares ; elle est nuit et jour prête à se hérisser de fusils. Et ceux qui vivent là, terrés à peine pour le moment, savent que d’une minute à l’autre les obus recommenceront leur arrosage quotidien, enlevant les têtes qui se risqueraient dehors, crevant les poitrines ou déchiquetant les entrailles. Ils savent aussi qu’à n’importe quelle heure imprévue, au pâle soleil ou dans l’obscurité du milieu de la nuit, il y aura contre eux des ruées de ces barbares, dont la forêt d’en face est encore pleine ; ils savent comment ils arriveront en courant, avec des cris pour essayer de faire peur, se tenant tous par le bras en une seule masse enragée, et comment, avant de s’empêtrer pour la mort dans nos fils de fer barbelés, ils trouveront moyen, comme chaque fois, de faire beaucoup de mal. Ils savent, car ils ont déjà vu tout cela, mais quand même ils sourient avec une dignité grave. Depuis bientôt [38] huit jours ils sont dans cette tranchée, attendant la relève qui va venir, et ils ne se plaignent de rien : « On est bien nourri, disent-ils, on mange à sa faim. Tant qu’il ne pleut pas, on se tient chaud la nuit, dans nos trous de renard, avec une bonne couverture. Mais, des vêtements de dessous en laine pour l’hiver, nous n’en avons encore pas tous, et il nous en faudra bientôt. Quand vous rentrerez à Paris, mon colonel, vous pourriez peut-être rappeler ça au gouvernement et à toutes ces dames qui travaillent pour nous. »

(Mon colonel, c’est le seul titre que les soldats connaissent pour les officiers à cinq galons. Pendant la dernière expédition de Chine, j’avais déjà été mon colonel, mais je ne m’attendais pas à le redevenir un jour, hélas ! pour une guerre sur le sol de France !)

Ceux qui causent avec moi, au bord ou du fond de cette tranchée, appartiennent aux plus diverses classes sociales ; les uns furent des élégants et des oisifs, les autres des ouvriers, des [ 39] laboureurs ; il y en a même, avec le képi trop sur l’oreille et l’accent de barrière, dont il vaudrait mieux sans doute ne pas sonder le passé, et qui sont devenus ici quand même, non seulement des garçons braves, mais des braves garçons. Cette guerre, en même temps qu’elle aura supprimé nos distances, nous aura tous purifiés et grandis : les Allemands, sans le vouloir, nous auront fait au moins ce bien-là, qui certes en vaut la peine. Et puis nos soldats savent tous aujourd’hui pourquoi ils se battent, et c’est leur suprême force ; l’indignation les stimulera jusqu’à leur dernier souffle : « Quand on a vu, me disent deux jeunes paysans de Bretagne, quand on a vu de ses yeux ce que font ces brutes-là dans les villages où ils passent, c’est tout naturel, n’est-ce pas ? de donner sa vie pour tâcher qu’ils ne viennent en faire autant chez-nous. » Et la canonnade accompagne d’une basse incessante et profonde cette déclaration naïve.

Or, il en est ainsi d’un bout à l’autre de la [ 40] ligne sans fin ; partout même décision et même courage. Ici ou là, causer avec eux est aussi réconfortant et commande une admiration égale.

Mais c’est étrange de se dire qu’à notre vingtième siècle, pour nous garer de la sauvagerie et de l’horreur, il nous a fallu établir, de l’Est à l’Ouest de notre cher pays, de pareilles tranchées, des doubles, des triples, courant ininterrompues sur des centaines de kilomètres, comme une sorte de muraille de Chine cent fois plus redoutable que la vraie qui gardait des Mongols, une muraille qui serpente, presque souterraine, en tapinois, et que garnit toute une héroïque jeunesse française sans cesse en alerte et sans cesse ensanglantée…

Le crépuscule ce soir, sous le ciel épais, se traîne tristement et n’en finit plus ; il me semble qu’il est déjà commencé depuis deux heures, et cependant on y voit encore. Devant nous se distingue toujours, ou se devine, le déploiement à perte de vue de deux plans de forêt, [41] dont le plus lointain n’a presque plus de contours dans les ténèbres. Le vent continue de se refroidir. Et le cœur se serre dans l’impression plus poignante encore d’une replongée, sans abri et sans recours, au fond des primitives barbaries.

— « Mon colonel, voici l’heure où, depuis une semaine, nous avons tous les soirs notre petit arrosage d’obus ; si vous avez le temps de rester un peu, vous verrez comme ils tirent vite et presque au hasard. »

Le temps, non, je ne l’ai guère, et puis l’occasion m’a déjà été donnée ailleurs de voir « comme ils tirent vite et presque au hasard ». On dirait quelquefois un feu d’artifice pour parade, et c’est à croire qu’ils ont des projectiles à n’en savoir que faire. Cependant je resterai bien volontiers un moment de plus, pour revoir ça en leur compagnie.

Ah !… En effet, voici en l’air une espèce de bruissement de vol de perdrix, —des perdrix qui passeraient très vite, avec des ailes en [42] métal. Cela nous change de la canonnade sourde de tout à l’heure, et c’est dans notre direction que cela commence à venir. Mais c’est beaucoup trop haut et surtout beaucoup trop à gauche. Tellement trop à gauche que ce n’est pas nous qu’ils visent cette fois, certainement ; il faudrait qu’ils fussent par trop bêtes… Tout de même nous cessons de causer, l’oreille aux aguets… Une dizaine d’obus, et puis plus rien.

— « C’est fini, me disent-ils alors. Maintenant leur heure est passée. Et c’était pour les camarades là-bas. Vous n’avez pas de chance, mon colonel ; voilà bien la première fois que ce n’est pas nous qui écopons… Et puis, on dirait qu’ils sont fatigués, ce soir, les Boches. »

Il fait nuit et je devrais être loin. D’ailleurs ils vont se coucher tous, ne pouvant pas, bien entendu, risquer d’allumer des lumières : des cigarettes tout au plus. Je serre beaucoup de mains à la file et je les quitte, les pauvres [43] enfants de France, dans leur dortoir qui tout à coup, avec le silence et l’obscurité, est devenu funèbre comme une longue fosse commune au cimetière.

VI LA BASILIQUE-FANTOME

Octobre 1914.

Pour la voir, notre légendaire et merveilleuse basilique française, pour lui dire adieu avant sa chute et son émiettement sans espoir, j’avais fait faire un détour de deux heures à mon auto militaire, en revenant d’une mission de service terminée.

Le matin d’octobre était brumeux et froid. Les coteaux de la Champagne, ce jour-là déserts avec leurs vignobles aux feuilles d’un brun noir, humides de pluie, semblaient tout revêtus d’une sorte de basane luisante. Nous avions [4 aussi traversé une forêt, en tenant l’œil au guet et les armes prêtes, en cas de uhlans en maraude. Et enfin nous avions aperçu, très loin dans le brouillard, se dressant de toute sa grande taille au-dessus d’un semis de carrés rougeâtres qui devaient être des toits de maisons, une forme immense d’église : c’était évidemment cela.

L’entrée de Reims : défenses de toute sorte, encombrements de pierres, tranchées, chevaux de frise, sentinelles, la baïonnette croisée. Pour passer, l’uniforme et l’appareil militaire ne suffisent pas ; il faut parlementer, donner le mot de ralliement.

Dans la très grande ville, inconnue pour moi, je demande le chemin de la cathédrale, car on ne l’aperçoit plus ; sa silhouette qui, vue des lointains, dominait si bien toutes choses, comme un château de géants dominerait des demeures de nains, sa haute silhouette grise semble s’être accroupie pour se cacher. « La cathédrale, répondent les gens, c’est d’abor d [47] tout droit par là ; ensuite vous tournerez à gauche, puis à droite, etc. » Et mon auto s’engage dans les rues pleines de monde. Beaucoup de soldats, des régiments en marche, des files de voitures d’ambulances ; mais aussi beaucoup de passants quelconques, pas plus anxieux que si de rien n’était ; même beaucoup de femmes en toilette, un livre de messe à la main, car c’est dimanche.

A un carrefour, un rassemblement devant une maison aux murailles égratignées de frais ; c’est qu’un obus est tombé là tout à l’heure, sans utilité du reste comme sans excuse. Simple petite farce de brutes, pour dire : vous savez, nous sommes là ; simple jeu, histoire de tuer quelques personnes, en choisissant le dimanche matin parce qu’il y a plus de monde dans les rues. Mais, en vérité, on dirait que cette ville a tout à fait pris son parti d’être sous les jumelles féroces et sous le feu des sauvages embusqués aux coteaux voisins ; ces passants s’arrêtent une minute pour regarder [ 48] le mur, les traces des éclats de fer, et puis achèvent tranquillement leur promenade dominicale. Cette fois, ce sont des femmes, nous dit-on, et des petites filles que cette gentille farce a couchées dans ces mares de sang ; on nous apprend cela, et on n’y pense plus, comme si c’était la moindre des choses, par les temps qui courent…

Maintenant le quartier se fait désert ; des maisons fermées, du silence comme pour un deuil. Et, au bout d’une rue, les grandes portes grises apparaissent, les hautes ogives merveilleusement ciselées et les hautes tours. Pas un bruit et pas une âme vivante, sur la place où trône encore la basilique-fantôme, et un vent glacé y souffle, sous un ciel opaque.

Elle tient encore sa place comme par miracle, la basilique de Reims, mais tellement criblée et déchirée qu’on la devine prête à s’effondrer à la moindre secousse ; elle donne l’impression d’une grande momie, encore droite et majestueuse, mais qu’un rien ferait [ 49] tomber en cendres. Le sol est jonché de ses débris précieux. On l’a entourée en hâte d’une solide barrière de bois blanc, en dedans de laquelle sa sainte poussière a formé des monceaux : fragments de rosace, cassons de vitrail, têtes d’anges, mains jointes de saints ou de saintes… Du haut en bas de la tour de gauche, la pierre calcinée a pris une étrange couleur de chair cuite, et les saints personnages, toujours debout en rang sur les corniches, ont été comme décortiqués par le feu ; ils n’ont plus ni visages ni doigts, et, avec leur forme humaine qui cependant persiste, ils ressemblent à des morts, alignés à la file, dont les contours ne s’indiqueraient plus que mollement sous des espèces de suaires rougeâtres.

Nous faisons le tour de la place sans rencontrer personne, et la barrière qui isole le fragile et encore admirable fantôme est partout solidement fermée. Quant au vieux palais attenant à la basilique, le palais épiscopal où venaient se reposer les rois de France le jour du sacre, [ 50] il n’est plus qu’une ruine sans fenêtres ni toiture, partout léchée et noircie par la flamme.

Quel joyau sans pareil elle était, cette église, plus belle encore que Notre-Dame de Paris, plus ajourée et plus légère, plus élancée aussi avec ses colonnes comme de longs roseaux, étonnantes d’être si frêles et de pouvoir tenir ; merveille de notre art religieux de France, chef-d’œuvre que la foi de nos ancêtres avait fait éclore là dans sa pureté mystique, avant que nous fussent venues d’Italie, pour tout matérialiser et tout gâter, les lourdeurs sensuelles de ce que l’on est convenu d’appeler la Renaissance… Oh ! la grossière et lâche et imbécile brutalité de ces paquets de ferraille, lancés à toute volée contre des dentelles si délicates, qui depuis des siècles s’élevaient en confiance dans l’air, et que tant de batailles, d’invasions, de tourmentes n’avaient jamais osé atteindre !…

Cette grande maison fermée, là sur la place, doit être l’archevêché. Je tente de sonner au [51] portail, pour demander la faveur d’entrer dans la cathédrale. « Son Éminence, me dit-on, est à la messe, mais va bientôt rentrer. Si je veux attendre… » Et, pendant que j’attends, le prêtre qui me reçoit me conte l’incendie du palais épiscopal : « D’avance ils avaient arrosé les toits avec je ne sais quelle substance diabolique ; quand ensuite ils ont jeté leurs bombes incendiaires, les charpentes ont brûlé comme paille, et on voyait partout des jets de flammes vertes qui fusaient avec un bruit de feu d’artifice. »

En effet, les barbares avaient prémédité et préparé de longue main ce sacrilège ; malgré leurs prétextes niaisement absurdes, malgré leurs dénégations éhontées, ce qu’ils avaient voulu anéantir ici, c’était le cœur même de la vieille France : quelque idée superstitieuse les y poussait, autant que leurs instincts de sauvages, et c’est à cette besogne qu’ils se sont acharnés, alors que, dans la ville, rien d’autre ou presque rien n’a souffert.

— « Ne pourrait-on pas, dis-je, essayer de [52] remplacer la toiture brûlée de la basilique, recouvrir bien vite les voûtes, sans quoi elles ne résisteront pas au prochain hiver ?

—Évidemment, dit-il, aux premières neiges, aux premières pluies, tout risque de crouler, d’autant plus que ces pierres calcinées ont perdu leur résistance. Mais nous ne pouvons même pas tenter cela pour les préserver un peu, car les Allemands ne nous quittent pas des yeux ; au bout de leurs lorgnettes, c’est la cathédrale, toujours la cathédrale, et dès qu’un homme seulement paraît sur un clocheton dans une tour, la pluie d’obus aussitôt recommence. Non, il n’y a rien à faire. A la grâce de Dieu ! »

En rentrant, le prélat me donne gracieusement un guide qui a les clefs de la barrière, et je pénètre enfin dans les ruines de la basilique, dans la nef dénudée, qui paraît ainsi plus haute encore et plus immense. Il y fait froid, et il y fait lugubre à pleurer. Ce froid inattendu, ce froid, bien plus âpre que celui de [ 53] l’extérieur, est peut-être ce qui dès l’abord vous saisit et vous déroute ; au lieu de cette senteur un peu lourde qui d’ordinaire traîne dans les vieilles basiliques—fumées de tant d’encens qu’on y a brûlé, émanations de tant de cercueils qu’on y a bénis, de tant de générations humaines qui s’y sont pressées pour l’angoisse et la prière, —au lieu de cela, un vent humide et glacé, qui entre en bruissant par toutes les lézardes des murailles, par toutes les brisures des vitraux et les trous des voûtes. Ces voûtes, là-haut, de place en place crevées par la mitraille, les yeux tout de suite se lèvent d’instinct pour les regarder, les yeux sont comme entraînés vers elles par le jaillissement de toutes ces colonnes, aussi minces que des joncs, qui s’élancent en gerbes pour les soutenir ; elles ont des courbes fuyantes, ces voûtes, des courbes d’une grâce exquise qui semblent avoir été imaginées pour ne pas rompre la montée des prières, pour ne pas faire retomber les regards en quête du ciel. On ne se lasse [54] plus de pencher le front en arrière pour les voir, les voûtes sacrées qui vont s’anéantir ; et puis il y a là-haut aussi, tout là-haut, les longues séries d’ogives presque aériennes sur quoi elles s’appuient, des ogives indéfiniment pareilles d’un bout à l’autre de la nef, et qui, malgré leurs découpures compliquées, sont reposantes à suivre, dans leur fuite en perspective, tant elles ont d’harmonie. Ces immenses plafonds de pierre, en apparence si légers et de plus si lointains, n’oppressent ni n’enferment ; vraiment on les dirait affranchis de toute pesanteur et à peine matériels.

Du reste, mieux vaut s’avancer là-dessous tête levée et ne pas trop contrôler sur quoi l’on marche, car ce pavage, un peu tristement sonore, vient d’être souillé et noirci par des carbonisations de chair humaine. On sait que, le jour de l’incendie, l’église était pleine de blessés allemands, étendus sur des couches de paille qui prirent feu, et cela devint une scène d’horreur digne d’un rêve du Dante ; tous ces [ 55] êtres, dont les plaies vives cuisaient à la flamme, se traînaient en hurlant, sur des moignons rouges, pour essayer de gagner les portes trop étroites. On sait aussi l’héroïsme de ces brancardiers, prêtres et religieuses, risquant leur vie au milieu des bombes pour essayer de sauver ces malheureuses brutes que leurs propres frères allemands n’avaient même pas songé à épargner ; ils ne parvinrent cependant pas à les sauver tous, il en resta, qui achevèrent de brûler dans la nef, laissant d’immondes caillots sur les saintes dalles où jadis des cortèges de rois et de reines avaient traîné lentement leurs manteaux d’hermine, au son des grandes orgues et du plain-chant…

— « Tenez, me dit mon guide, en me montrant un large trou dans l’un des bas-côtés, voici le travail d’un obus qu’ils nous ont lancé hier au soir. Et puis, venez voir le miracle. »

Et il me mène dans le chœur, où la statue de Jeanne d’Arc, préservée, dirait-on, par [56] quelque grâce spéciale, est toujours là, intacte, avec ses yeux de douce extase.

Le plus irréparable désastre est celui de ces grandes verrières, que les artistes mystérieux du XIIIe siècle avaient religieusement composées, dans la méditation et le songe, assemblant par centaines les saints et les saintes aux draperies translucides, aux auréoles lumineuses. Là encore la ferraille allemande s’est ruée par gros paquets stupides, crevant tout. Les chefs-d’œuvre, que personne ne reproduira plus, ont semé sur les dalles leurs débris, à jamais impossibles à démêler, les ors, les rouges et les bleus dont on a perdu le secret. Finies, les transparences d’arc-en-ciel ; finies, les jolies attitudes naïves de tous ces personnages et leurs pâles petites figures extasiées ; les mille cassons précieux de ces verreries, qui au cours des siècles s’étaient irisées peu à peu à la façon des opales, gisent à terre, où du reste ils brillent encore comme des gemmes…

[57]

Silence aujourd’hui dans cette basilique, comme sur la place déserte alentour ; silence de mort entre ces murs qui avaient si longtemps vibré de la voix des orgues et des vieux chants rituels de France. Le vent froid est seul à y faire un semblant de musique, ce matin de dimanche, et, lorsque par instants il souffle plus fort, on entend aussi comme la chute de perles très légères : c’est ce qui restait encore en place des beaux vitraux du Treizième, qui achève de s’effriter sans recours.

Tout un cycle magnifique de notre histoire, qui semblait continuer de vivre dans ce sanctuaire, d’une vie presque terrestre bien qu’immatérielle, vient d’être soudain plongé plus au fond de l’abîme des choses révolues dont le souvenir même s’abolira bientôt. La Grande Barbarie a passé par là, la barbarie moderne d’outre-Rhin, mille fois pire que l’ancienne, parce qu’elle est bêtement et outrageusement satisfaite d’elle-même, et par conséquent foncière, incurable, définitive, —destinée, si on [ 58] ne l’écrase, à jeter sur le monde une sinistre nuit d’éclipse…

Vraiment cette Jeanne d’Arc, dans le chœur, est étrange d’être restée debout, si calme, intacte, immaculée au milieu du désarroi, n’ayant même pas sur sa robe la moindre égratignure. VII LE DRAPEAU QUE NOS MARINS-FUSILIERS N’ONT PAS ENCORE…

Décembre 1914.

On les avait d’abord mandés à Paris, nos chers matelots, pour leur confier le soin d’y faire la police, d’y maintenir le bon ordre, le silence, la bonne tenue, —et je n’avais pu m’empêcher de sourire : cela leur ressemblait si peu, ce rôle tout nouveau que l’on imaginait de leur faire jouer !… Car enfin, soit dit entre nous, la correctitude dans les rues des villes n’a jamais été leur principal triomphe, à [ 60] mes braves petits amis… Tout de même, à force de s’appliquer et de se donner des airs sérieux, ils s’en étaient à peu près tirés à leur honneur, jusqu’au moment où on les délivra de cette insoutenable contrainte, en les envoyant dehors, garder des postes dans le camp retranché. C’était déjà un peu mieux, un peu plus dans leurs moyens. Et enfin le jour de joie et de belle griserie arriva, où on leur dit qu’ils allaient tous aller au feu !

S’ils avaient eu ce jour-là un drapeau, comme en ont leurs camarades de l’armée de terre, je ne prétends pas qu’ils seraient partis avec plus d’entrain et de gaieté, car ce n’est pas possible ; mais certes ils seraient partis plus fiers, groupés autour de ce hochet sublime, que rien ne remplacera jamais, quoi qu’on dise ou qu’on fasse. Plus que tout autre peut-être, les marins ont ce culte du drapeau, entretenu chez eux par le touchant cérémonial que l’on observe sur nos navires, au son du clairon, chaque matin quand il s’agit de le déferler et chaque [ 61] soir quand on le replie, officiers et équipage se découvrant en silence, pour le saluer bien bas.

Oui, ils auraient beaucoup souhaité avoir un drapeau pour s’en aller au feu, les marins-fusiliers ; mais leurs officiers leur disaient : « On finira sûrement par vous en donner un, dès que vous l’aurez gagné là-bas. » Et ils partirent en chantant, tous avec la même ardeur de héros ; tous, dis-je, non pas seulement ceux qui gardent encore l’admirable tradition de notre vieille Marine, mais ceux même des nouvelles couches, qui étaient déjà un peu gangrenés—rien qu’à la surface, bien entendu—par les sales sornettes antimilitaristes, et qui soudain s’étaient repris et ennoblis au son du canon allemand ; tous, unis, décidés, disciplinés, sages, —et rêvant d’avoir un drapeau à leur retour…

On les envoyait en hâte à Gand, pour protéger la retraite de l’armée belge. Mais, en route, on les arrêta à Dixmude, où les [62] « barbares à couenne rose » étaient en nombre, dix fois plus fort qu’eux, et où il fallait tenir coûte que coûte, pour empêcher que l’abominable ruée se propageât plus loin.

On leur avait dit : « Le rôle qu’on vous donne est dangereux et solennel ; on a besoin de vos courages ; pour sauver tout à fait notre aile gauche, jusqu’à l’arrivée des renforts, sacrifiez-vous ; tâchez de tenir au moins quatre jours. »

Et ils ont tenu vingt-six mortels jours ! Ils ont tenu presque seuls ; les renforts, par suite de difficultés imprévues, ayant été insuffisants et tardifs. Et ils ne sont plus aujourd’hui que trois mille, sur six mille qu’ils étaient au départ !…

Ils avaient tout juste et à peine le nécessaire. En quittant Paris, où il faisait une tiédeur d’été, ils ne prévoyaient pas le froid si brusque ; la plupart ne portaient sur la poitrine que le « tricot » réglementaire, en coton rayé de bleu, aux jambes des pantalons légers avec rien [ 63] dessous, et, pour recouvrir tout cela, il est vrai, d’insolites capotes d’infanterie où s’empêtraient leurs mouvements. Comme provisions, rien que quelques boîtes de « confiture de singe » ; personne, n’est-ce pas ? ne s’attendait à ce quasi-isolement, pendant vingt-six longs jours. A leur place, des troupiers, même de courage égal, n’auraient jamais su s’en tirer. Mais il y a ce « débrouillage » maritime, qui s’apprend au cours des pénibles traversées, ou aux colonies, dans les îles, et grâce auquel un vrai matelot fait face à tout ; un débrouillage spécial, si légitime somme toute, et d’ailleurs si bon enfant, si tempéré par un tact insinuant et drôle, qu’il ne fâche jamais personne.

Donc, ils s’étaient débrouillés, car, après ces trois ou quatre semaines épiques pendant lesquelles, nuit et jour, ils avaient combattu comme des diables, dans le feu et dans l’eau, on retrouva les survivants à peu près bien nourris et à peine enrhumés.

[64]

Le seul reproche que j’aie entendu leur faire, par des officiers qui avaient eu l’honneur de les commander au milieu de la fournaise, c’est qu’ils se résignaient mal à ramper. Ramper, c’est une allure introduite dans la guerre moderne par la sournoiserie allemande, et on sait qu’il faut y préparer longuement nos soldats. Eux, on n’avait pas eu le temps de les y habituer ; quand il s’agissait d’attaquer, ils partaient bien comme on venait de leur dire, en se traînant à quatre pattes ; mais, l’ardeur tout aussitôt les emportant, ils se redressaient pour prendre le pas de course, et la mitraille les fauchait par trop.

L’un d’eux me contait hier en ces termes comment sa compagnie, ayant reçu l’ordre de se transporter à un autre point de la bataille—mais sans se faire voir, en marchant accroupis au fond d’une longue et interminable tranchée—n’avait vraiment pas pu tout à fait obéir : « Elle était déjà moitié pleine de nos pauvres morts, cette tranchée. Et vous comprenez, [65] commandant, aux endroits où il y en avait trop, marcher sur eux ça nous faisait de la peine, nous ne pouvions pas ; alors, plutôt, nous sortions du trou pour courir à toutes jambes le long des talus, et les Boches qui nous voyaient se dépêchaient de nous tuer.

» Mais, continua-t-il, à part ces petites désobéissances comme ça, je vous assure, commandant, qu’on s’est bien conduit. Ainsi je me rappelle des officiers de tirailleurs, des officiers de chasseurs à pied, qui avaient vu la bataille de la Marne et celle de l’Aisne. Eh ! bien, quand ils venaient, des fois, causer à des officiers de chez nous, nous les entendions leur dire : « Nos soldats, c’étaient des braves, oh ! ça, oui. Mais, de voir vos matelots, comme ils se battent, tout de même ça nous en bouche un coin ! »

Et ce Dixmude, où ils ont pu tenir pendant vingt-six jours, devenait peu à peu quelque chose comme une succursale de l’enfer. La [ 66] pluie, la neige, l’inondation charroyant de la boue noire au fond des tranchées ; du sang qui sautait partout, des toits qui croulaient, écrasant pêle-mêle les blessés, ou les morts en décomposition ; sans aucune cesse, des cris, des râles, mêlés au continuel fracas d’un tout proche tonnerre. On se battait dans chaque rue, dans chaque maison, par les fenêtres crevées, derrière des pans de mur, de si près que parfois on s’étreignait les uns les autres pour s’étrangler. Il y avait même souvent, la nuit, quand on ne savait déjà plus où frapper, il y avait d’affolantes traîtrises d’Allemands qui tout à coup se mettaient à crier en français : « Cessez le feu, malheureux ! Mais c’est nous qui sommes là, vous tirez sur les vôtres ! » Et on perdait tout à fait la tête, comme dans un cauchemar dont on ne peut plus se réveiller ni sortir.

Enfin arriva le jour où la ville fut prise. Les Allemands venaient soudain de renforcer terriblement leur artillerie lourde, et les [ 67] « marmites » tombaient partout comme grêle, ces énormes marmites du diable qui creusent des trous de six ou huit mètres de large sur quatre mètres de profondeur. Il en arrivait cinquante, soixante à la minute, et, dans ces trous qu’elles faisaient, c’était aussitôt une dégringolade de murailles, de meubles, de tapis, de cadavres, en un chaos d’une horreur sans nom. Continuer de rester là, devenait vraiment au-dessus des forces humaines ; c’eût été se faire massacrer jusqu’au dernier, et d’ailleurs sans résultat utile, car l’abandon de cet amas de ruines et de ce charnier qu’était devenue la pauvre petite ville flamande, n’avait plus d’importance ; elle avait résisté juste le temps qu’il fallait. L’essentiel était d’avoir empêché les Allemands de passer sur l’autre rive de l’Yser, alors que toutes les chances avaient pourtant semblé pour eux ; l’essentiel était surtout qu’ils n’y passeraient plus jamais, maintenant que les renforts venaient d’arriver pour les arrêter par le Sud, et maintenant que [68] l’inondation gagnait tout, barrant la route par le Nord. La poussée des barbares se trouvait, de ce côté, enrayée définitivement. Et c’étaient nos fusiliers-marins qui, presque à eux seuls, sans faiblir devant le nombre écrasant, avaient soutenu là notre aile gauche, tout en perdant la moitié de leur effectif et quatre-vingts pour cent de leurs officiers…

Alors ils s’étaient dit, ceux qui restaient : « Cette fois, nous allons l’avoir, notre drapeau ! » D’ailleurs de grands chefs de la Guerre, touchés et émerveillés de tant de bravoure, le leur avaient promis, et de même le chef suprême du gouvernement français, un jour qu’il était venu les féliciter.

Mais, hélas ! ils ne l’ont pas encore, et ils ne l’auront peut-être jamais, —à moins que les grands chefs précités, qui avaient un peu engagé leur parole, n’interviennent pendant qu’il est temps encore, avant que tous ces héroïsmes soient tombés dans l’oubli.

Mon Dieu, qu’on le leur donne, à nos [ 69] fusiliers-marins, leur drapeau ! Et même, avant de le leur envoyer, on pourrait bien, il me semble, y attacher la croix !

P.-S.—La semaine dernière, la brigade des fusiliers-marins a été citée en tête de l’ordre du jour de l’armée, pour avoir fait preuve de la plus grande vigueur et d’un entier dévouement dans la défense d’une position stratégique très importante. VIII TAHITI ET LES SAUVAGES A COUENNE ROSE

Novembre 1914.

Après tant d’années révolues, et au milieu des angoisses indignées ou des belles exaltations de l’heure présente j’avais tout à fait oublié l’existence de certaine île enchantée qui, très loin, sur l’autre face de la terre, au milieu du grand océan austral, dresse, dans les nuages attiédis de là-bas, ses montagnes tapissées de fougères et de fleurs. Sous notre ciel déjà froid d’octobre, dans cette région parisienne effeuillée et jaunie que j’habite depuis un [ 72] mois, où, pour peu que l’on s’éloigne vers le nord, on entend le canon comme un incessant fracas d’orage et où d’innombrables fosses sont creusées chaque jour pour y ensevelir les enfants les plus précieux et les plus chéris de notre France, —ce nom de Tahiti me fait l’effet de désigner quelque éden chimérique ; je n’arrive plus à croire que ce fut réel, mon séjour de jadis dans l’île lointaine ; il me faut un effort d’attention pour un peu revoir en souvenir la mer bleue bordée de plages toutes blanches de corail, la voûte des palmes, et les Maoris au continuel rêve, le peuple enfant qui ne songe qu’à chanter et à se couronner de fleurs.

Tahiti, l’île à laquelle je ne pensais plus, vient de m’être brusquement rappelée par un article de journal, où il était dit que les Allemands y avaient passé, saccageant tout. Et les commandants des deux croiseurs qui ont commis, sans rien risquer, bien entendu, cette lâcheté ignoble contre une pauvre petite ville ouverte qui ne se méfiait même [ 73] pas, ne peuvent alléguer qu’ils venaient d’en recevoir l’ordre de la part de l’horrible empereur, non, puisqu’ils étaient à l’autre bout du monde ; ils avaient donc trouvé ça tout seuls, et c’est d’eux-mêmes qu’ils l’ont fait, par foncière sauvagerie teutonne…

J’ai rencontré hier, dans un des forts de Paris armé par nos matelots, un vieux sous-officier de la marine, qui, à deux ou trois reprises autrefois, avait navigué sous mes ordres. Il m’a paru avoir trouvé, pour les Prussiens, le nom qui pouvait mieux leur convenir et devrait leur rester.

« Eh bien, voyez-vous, commandant, m’a-t-il dit, nous avions fréquenté ensemble toutes les espèces de sauvages que j’aurais crues les plus vilaines, ceux à peau noire, ceux à peau jaune ou à peau rouge. Mais je vois bien à présent que c’est encore ceux-là, ces sales sauvages à couenne rose, qui sont les plus mauvais de tous ! »

Donc, Tahiti-la-Délicieuse, où jamais le sang [ 74] n’avait coulé, qui était, au milieu des immenses mers, un petit éden inoffensif et confiant, Tahiti vient de recevoir la visite des sauvages à couenne rose. Et, sans profit comme sans excuse, par sport, pour le seul plaisir allemand de causer le plus de mal possible, à n’importe qui et n’importe où, ces sauvages-là, « les plus mauvais de tous », en effet, se sont amusés à faire un amas de ruines dans cette baie de Papeete à l’éternel calme, sous les arbres toujours verts, parmi les roses toujours fleuries.

Il est vrai, cela s’est passé aux antipodes, et c’est si peu, si peu de chose, auprès des charniers fumants qui, en Belgique et en France, ont jalonné le passage de l’armée maudite. Mais cela vaut quand même d’être relevé, car c’est d’une férocité encore plus particulièrement inutile, et plus imbécile ! IX UN PETIT HUSSARD

Décembre 1914.

Il s’appelait Max Barthou ; il était un de ces fils uniques, tant chéris, dont la mort brise deux ou trois existences, pour le moins, —et on a déjà trop oublié chez nous tout ce que son père avait dépensé d’habile courage pour nous rendre cette loi de trois ans, sans laquelle la France entière serait aujourd’hui sous la botte du Monstre…

Certes il n’avait pas fait davantage, le petit Max, que ces milliers d’autres qui ont donné leur vie si magnifiquement ; ce n’est [7 6] donc pas pour cela que je parle de lui d’une manière spéciale. Non, c’est beaucoup sans doute parce que ses parents sont pour moi des amis très chers. Mais c’est aussi à cause de lui que j’aimais bien, et j’éprouve une mélancolique joie à dire le petit être charmant qu’il était. D’abord il avait su rester enfant, comme autrefois ceux de ma génération, et c’est si rare chez les jeunes Parisiens d’aujourd’hui qui, pour la plupart, bien qu’on ait commencé d’y mettre ordre, sont à dix-huit ans des petits docteurs insupportables ! Rester enfant, tout ce que cela dénote, non seulement de fraîcheur, mais de modestie, de discernement, de sens juste et clair ! Bien que très érudit, presque trop pour son âge, il avait su se garder simple, naturel, au foyer familial qu’il quittait à peine quelques heures dans la journée pour aller suivre ses cours. Lors de mes brefs passages à Paris, quand il m’arrivait de m’asseoir à la table de ses parents, à des jours choisis où j’étais le seul invité, je causais avec lui, malgré [77] la timidité si gentille qu’il y apportait, et chaque fois j’appréciais mieux sa douce et profonde petite âme. Je le vois encore, après dîner, dans le salon intime où il s’attardait un moment avec nous avant d’aller finir ses devoirs ; à cette heure-là il lui arrivait souvent, malgré l’incorrection de la chose, de s’accroupir contre les genoux de sa mère pour être plus près d’elle, même de se coucher à ses pieds sur le tapis et de faire encore un peu l’enfant câlin, tout en taquinant—oh ! très doucement, bien entendu—un vieux chat de Siam qui avait été compagnon de ses plus jeunes années et qui, maintenant, grognait à tout le monde, excepté à lui… Mon Dieu, c’était hier tout cela ! Au printemps dernier cela se passait encore ainsi, le petit héros que vient de tuer la mitraille allemande se roulait volontiers par terre, pour jouer avec son ami le vieux chat grognon.

Mais, en ces trois derniers mois, quelle métamorphose ! Dans un couloir du quartier général, j’avais rencontré, il y a huit jours à [ 78] peine, un élégant et décidé hussard bleu qui, après m’avoir fait correctement le salut militaire, restait là planté à me regarder, n’osant rien me dire, mais étonné de ce que je ne lui disais rien… Ah ! le petit Max, que, dans la première seconde, je n’avais pas reconnu sous ce costume nouveau ! Un petit Max de dix-huit ans, très changé au coup de baguette magique de la guerre, et devenu soudain un homme dont les yeux rayonnaient d’une joie maintenant grave. Il venait d’obtenir enfin ce qu’il avait tant désiré : partir le lendemain pour l’Alsace, aller au feu ! — « Alors vous avez ce que vous vouliez, mon petit ami, lui dis-je ; vous êtes content ? —Oh ! oui, je suis content ! » Cela se voyait du reste dans son regard… Et je lui dis adieu, après lui avoir souhaité en riant la belle médaille, la plus belle de toutes, celle qui s’attache avec un ruban jaune bordé de vert. En moi-même, aucun pressentiment que je venais de lui serrer la main pour la dernière fois.

[79]

S’en aller vers la bataille, combien il avait déployé pour cela d’insinuante persévérance, car son père, qui bien entendu n’aurait rien fait pour le retenir, s’épouvantait de forcer un peu sa destinée et ne cédait que pas à pas, joyeux, mais angoissé en même temps, de voir s’éveiller si vite sa belle volonté ardente.

D’abord il avait fallu le laisser s’engager ; ensuite, comme il s’énervait d’impatience dans ces dépôts où l’on prépare nos enfants pour le feu, il avait fallu le faire partir avant son tour. Le généralissime, qui l’avait vu arriver avec plaisir, eût souhaité le garder à ses côtés. Mais lui, doucement et fermement, protesta, lors d’une visite de son père au Grand Quartier Général : « Ici, je me sens trop abrité ; avec le nom que je porte, ce n’est pas possible ; ne devrais-je pas au contraire donner l’exemple ? » Et, retrouvant tout à coup cet enfantillage, qu’il avait la grâce exquise de conserver, caché sous son uniforme de soldat, il ajoutait avec son sourire d’autrefois : « D’ailleurs, papa, être [ 80] le fils du service de trois ans, cela me met dans l’obligation, tu comprends bien, d’en faire au moins trois fois plus que les autres ! » Son père, il va sans dire, avait compris et compris avec tout son cœur, tellement compris que, partagé entre la fierté et la détresse, il demandait aussitôt qu’on l’envoyât en Alsace.

Et, à peine était-il arrivé là-bas—à Thann où c’était jour de bombardement—un imbécile paquet de mitraille allemande, lancé on ne sait d’où, sans aucune utilité militaire et pour le seul plaisir du mal, le brisait comme une chose quelconque. Il n’avait pas eu le temps « d’en faire trois fois plus que les autres », non. En moins d’une minute, sa jeune existence, précieuse et choyée, était éteinte à jamais !…

Quatre autres, de ses compagnons de glorieux rêve, étaient du même coup tombés à ses côtés. Et on les confia tous, le lendemain, à cette terre d’Alsace redevenue française.

Pour lui, le pauvre petit hussard bleu, les gens de Thann, qui, depuis hier, n’étaient [ 81] plus Allemands, voulurent, d’eux-mêmes, faire quelque chose d’un peu spécial, parce qu’il était « le fils du service de trois ans » ; sur son cercueil ils avaient mis de belles dorures naïves, ces Alsaciens délivrés, comme pour un petit prince de conte de fées, et ils le portèrent à bras, lui seul, tandis que ses compagnons s’acheminaient derrière lui, ensemble sur un char. Après le service dans la vieille église, on avertit toute cette foule, au moins trois mille personnes, qu’il était extrêmement dangereux d’aller plus loin ; le cimetière étant dans un lieu découvert, épié par les lunettes allemandes, ce long cortège risquait fort d’attirer la mitraille des barbares, qui ne perdraient pas une si belle occasion de tuer. Mais personne n’eut peur, personne ne s’arrêta, et, jusqu’au bout, le petit hussard fut reconduit par tout le monde.

[82]

Et ils sont des milliers et des milliers de nos enfants, qui auront été fauchés ainsi ! Enfants des villages ou des châteaux, qui représentaient tout l’espoir, toute la raison de vivre pour des mères, pour des pères, pour des grands-pères ou des aïeules ; pendant dix-huit ans, vingt ans, des sollicitudes les avaient entourés nuit et jour, des tendresses les avaient couvés ; on avait suivi, avec des regards anxieux et continuels, leur croissance physique et morale ; pour quelques-uns même, c’étaient de lourds sacrifices, des privations que l’on avait dû s’imposer dans les familles plus humbles, afin que leur santé pût s’affermir, que leur esprit pût s’ouvrir et bien s’orienter, et s’orner de belles images, —et puis, tout à coup, les voilà, les chers petits si laborieusement et amoureusement préparés pour la vie, les voilà, les chers petits héros, la poitrine [ 83] crevée, ou la cervelle jaillie au dehors, —par ordre de certain pître infernal qui règne à Berlin !…

Oh ! exécration ! Malédiction au monstre de férocité et de fourberie, qui a déchaîné tout cela ! Puisse se prolonger beaucoup sa vie, pour qu’au moins il ait le temps de beaucoup souffrir ! Et après, puisse-t-il vivre encore et rester bien conscient et lucide, à l’heure de franchir ce seuil éternel, où, sur la porte qui ne se rouvrira jamais plus, se lit et flamboie dans le noir la sentence de suprême horreur : Ceux qui entrent ici doivent abandonner l’espérance… X UN SOIR D’YPRES

« En prévision de ma mort, je fais cette confession, que je méprise la nation allemande, à cause de sa bêtise infinie, et que je rougis de lui appartenir. »

(Schopenhauer.)

« Le caractère des Germains offre un terrible mélange de férocité et de fourberie. C’est un peuple né pour le mensonge ; il faut l’avoir éprouvé pour y croire. »

(Velleius Paterculus, l’an 10 de l’ère chrétienne.)

Mars 1915.

Des ruines, sous une lumière triste qui a l’air de vouloir s’éteindre avant l’heure. De vastes ruines, et si délicates ! Un déploiement de ces fines colonnades élancées et de ces ogives mystérieusement charmantes qui, dès le premier coup d’œil, évoquent pour l’esprit le moyen âge, l’art gothique et sa belle floraison [86] bientôt évanouie. Mais les vestiges de cet art-là, on avait l’habitude de ne les voir qu’isolés, sous forme de quelque vieille église ou de quelque vieux cloître surgissant parmi des choses de nos jours. Tandis qu’il y a ici un ensemble : d’abord une cathédrale, que prolongent des dépendances compliquées, et puis des espèces de palais, dont les longues façades à clochetons alignent en séries leurs fenêtres ogivales. C’est un groupe, à peu près unique au monde, c’est un véritable quartier, tout en colonnettes, en arceaux, en archaïques dentelles de pierre.

Le ciel est bas, sombre, angoissant comme dans les rêves. Cependant la vraie nuit n’a pas commencé de tomber ; mais ce sont les épais nuages des hivers du Nord qui jettent sur la terre cette sorte d’obscurité jaunâtre.

Autour des hautes ruines, les places sont remplies de soldats qui stationnent, ou qui circulent lentement, en petites compagnies silencieuses, l’air un peu grave comme au [ 87] souvenir ou dans l’attente de quelque chose que chacun sait, mais dont on ne parle pas. Il y a bien aussi des femmes, pauvrement habillées, au visage inquiet, et des petits enfants ; mais cette humble population civile est noyée dans la masse des rudes uniformes, presque tous défraîchis et terreux, qui visiblement reviennent des longues batailles. Les tenues jaune-kaki des Anglais et les tenues belges presque noires se mêlent aux capotes « bleu-horizon » de nos soldats de France, qui sont en majorité ; tout cela se fond en des nuances presque neutres, et deux ou trois burnous rouges de chefs arabes viennent trancher, imprévus et déconcertants, sur cette foule couleur de soirée brumeuse et d’hiver.

Des ruines, oui, mais, à mieux regarder, d’inexplicables ruines, car les éboulements semblent d’hier, les lézardes, les déchirures sont trop blanches parmi les grisailles des façades ou des tours ; et çà et là, par les fenêtres aux vitraux brisés, on aperçoit, sur [88] les parois intérieures, des ors qui brillent… En effet, ce n’est pas le temps qui fut le destructeur ; il avait épargné ces merveilles, et, jusqu’à nos jours, les hommes non plus, même au milieu des pires bouleversements et des plus sanglantes conquêtes, n’avaient encore jamais tenté de les anéantir. Pour oser, il a fallu ces sauvages, qui sont encore là tout proches, tapis dans leurs trous de terre boueuse, parachevant chaque jour leur œuvre imbécile, et multipliant leurs jets de ferraille, pour se venger sur ces choses sacrées, chaque fois qu’un accès de rage les reprend à la suite d’un échec nouveau.

Près de la cathédrale mutilée, ce palais aux cent fenêtres, qui tient encore à peu près debout, est la fameuse Halle aux drapiers, construite à l’époque du grand faste des Flandres, et dont l’imagerie a vulgarisé tous les aspects depuis que l’acharnement des barbares l’a rendue plus célèbre encore. Une nuit de novembre, on s’en souvient, elle a flambé avec une sinistre [ 89] magnificence, en compagnie de l’église et des précieux entours, éclairant toutes les plaines en rouge ; les Allemands avaient amené en son honneur ce qu’ils possédaient de mieux comme matériel incendiaire ; leurs bombes à la benzine ont fait rage contre elle, et alors tout ce qu’elle contenait, tout ce qui s’y était perpétué depuis des siècles, ses salles d’apparat, ses boiseries, ses peintures, ses livres, ont brûlé comme paille. Maintenant qu’elle a perdu sa haute toiture, elle a pris quelque chose d’un peu vénitien qui étonne, avec ses longues façades percées de files ininterrompues d’ogives à fleurons ; dans son désarroi sans recours, elle est singulière et charmante. Les tourelles symétriques, sveltes comme des minarets, posées aux angles des murailles, ont échappé jusqu’ici à la stupidité des bombes et se dressent, encore plus hardies, depuis que les charpentes des toitures pointues ne les suivent plus dans l’air. Mais le beffroi central, celui qui depuis le moyen âge surveillait les plaines, odieusement décapité [ 90] aujourd’hui, crevé, fendu de haut en bas, résiste à peine ; encore quelques obus, et il s’abattra d’une seule masse ; à l’un de ses flancs, très haut, reste accroché le monumental cadran d’une horloge détruite, dont l’aiguille dorée s’obstine à marquer quatre heures vingt-cinq, —sans doute l’heure tragique où ce géant des beffrois de Flandre reçut le coup de mort.

Autour de la grand’place d’Ypres, où ces splendeurs du passé nous avaient été si longtemps conservées intactes, plusieurs maisons, pour la plupart d’ancienne architecture flamande, ont été de même éventrées, sans utilité, comme sans excuse, et montrent à présent leurs entrailles par de grands trous béants. Mais cela, les barbares, ne l’ont pas fait exprès ; non, tout simplement elles étaient trop rapprochées, ces maisons-là, trop voisines des points visés par eux : la cathédrale et le vieux palais. On sait que partout ici comme à Louvain, à Arras, à Soissons, à Reims, c’est sur les monuments qu’ils tirent avec le plus de [91] joie, c’est toujours et toujours sur ce qui est beauté, art ou souvenirs. Donc, en dehors de sa place historique, la ville d’Ypres n’a pas énormément souffert… Ah ! si pourtant ! J’oubliais l’hôpital, là-bas, qui également a servi de cible ; d’ailleurs on connaît aussi les préférences allemandes pour bombarder les asiles de blessés ou de malades, ambulances, postes de secours et voitures à croix rouge…

Avoir commis ces destructions, avoir transformé en un champ de décombres cette tranquille Belgique, qui était surtout un incomparable musée, c’est un crime ignoble et bas, chacun en tombe d’accord ; mais c’est en outre un chef-d’œuvre de la plus balourde sottise, —de cette sottise que Schopenhauer lui-même ne peut se tenir de célébrer, pendant l’accès de franchise de ses derniers moments. Car enfin cela revient à signer et parapher sa propre ignominie, pour l’édification des neutres et des générations à venir. Les torturés, les pendus, les femmes et les enfants fusillés ou mutilés [92] achèveront bientôt de pourrir dans leurs pauvres fosses anonymes, et alors le monde ne s’en souviendra plus. Mais ces ruines par terre, ces innombrables ruines de musées ou d’églises, quelles pièces à conviction accablantes, et qui vont durer !

Après avoir fait tout cela, le nier est peut-être plus bête encore, le nier contre l’évidence même, avec un aplomb qui nous stupéfie, nous autres Français, ou bien essayer d’inventer des prétextes, dont la niaiserie enfantine nous fait hausser les épaules ! — « Peuple né pour le mensonge », —avait dit l’écrivain latin ; oui, et peuple qui ne dépouillera jamais ses tares originelles ; peuple qui a bien osé aussi, contre les plus irréfutables pièces écrites, nier la préméditation de ses crimes et la traîtrise de son attaque. Que d’absurde naïveté dans l’imposture, et quels sont les pauvres d’esprit qu’il s’imaginait tromper !…

Sur les ruines désolées d’Ypres, la lumière baisse toujours, mais avec une telle lenteur [ 93] aujourd’hui ! C’est qu’on y voyait à peine plus clair à midi, par cette terne journée de mars ; il y a seulement à cette heure un peu plus d’imprécision et de tristesse sur les lointains, et c’est ce qui donne à entendre que la nuit va venir.

Ils regardent instinctivement ces ruines, les milliers de soldats qui font alentour leur mélancolique promenade du soir ; mais en général ils s’en tiennent à distance, les laissant à leur isolement superbe. Cependant voici trois d’entre eux, des Français (des nouveaux venus probablement) qui s’approchent avec hésitation, puis s’avancent jusque sous les arceaux de la cathédrale pantelante, l’air recueilli comme pour une visite à des tombes. Après qu’ils ont d’abord contemplé sans paroles, l’un d’eux soudain profère—on devine à l’adresse de qui ! —cette injure qui est sans doute ce qu’il connaît de plus insultant dans la langue de France, mot imprévu pour moi, qui commence par me faire sourire et qui, la minute suivante, m’apparaît [94] au contraire comme une trouvaille : « Oh ! les voyous ! » —Il y manque ici l’intonation, que je suis impuissant à rendre, mais en vérité ce compliment, ainsi prononcé, me semble quelque chose de nouveau, pour ajouter à tant d’autres épithètes pour Allemands, toujours au-dessous de la note et d’ailleurs trop ressassées. Et il répète encore, le petit soldat indigné, en frappant du pied avec colère : « Oh ! les voyous !… Les voyous de voyous ! »

La nuit est enfin près de tomber, la vraie nuit qui fera cesser ici toute apparence de vie. La foule des soldats peu à peu se retire, par des rues déjà sombres que bien entendu l’on n’éclairera pas ; au loin, des sonneries de clairon les appellent à la soupe, dans des maisons ou dans des baraquements où ils se coucheront sans sécurité, certains d’être réveillés d’un moment à l’autre par les obus ou par les « marmites » au fracas d’orage. Pauvres braves enfants de France, roulés dans leurs manteaux bleuâtres, impossible [ 95] de prévoir à quelle heure la mort leur sera lancée, de loin, à l’aveuglette, à travers l’obscurité brumeuse ; —car la plus aimable fantaisie préside à ce bombardement : tantôt c’est une pluie de feu qui n’en finit plus, tantôt ce n’est qu’un obus isolé qui vient tuer comme par hasard. Et, en attendant la suite du grand drame, les ruines s’enveloppent de silence. Çà et là une petite lumière craintive s’allume, dans quelque maison encore habitée où les vitres ont du papier collé pour maintenir les éclats des prochaines brisures, où les soupiraux des caves de refuge sont protégés par des sacs en terre : le croirait-on, des gens têtus, ou bien des gens trop pauvres, ou trop vieux, sont restés à Ypres, et d’autres même commencent à y revenir, avec une sorte de fataliste résignation.

La cathédrale, le grand beffroi ne dessinent plus sur le ciel que leurs silhouettes, qui ont l’air d’avoir été figées dans des gestes à bras [96] cassé. A mesure que la nuit vous enferme davantage sous l’épaisseur de ses nuages, on se rappelle mieux les ambiances funèbres au milieu desquelles Ypres est maintenant perdue, les profondes plaines dépeuplées et bientôt toutes noires, les chemins défoncés par où l’on ne saurait fuir, les champs noyés ou feutrés de neige, les réseaux de tranchées où nos soldats, hélas ! ont froid et souffrent, —et si près, à une portée de canon à peine, ces autres trous, plus féroces et plus sordides, où veillent les indéracinables sauvages, toujours prêts à bondir en masses compactes, avec des cris de Peau-Rouge, ou à ramper sournoisement pour verser du liquide enflammé sur les nôtres…

Mais, comme ils s’allongent, les crépuscules, depuis quelques jours ! Sans regarder l’heure, on devine qu’il est tard, et, d’y voir encore, cela apporte malgré tout un vague présage d’avril ; on a le sentiment que le cauchemar de l’hiver touche à sa fin, que le soleil reparaîtra, le soleil de la délivrance, que des souffles plus [ 97] doux vont, comme si de rien n’était, ramener des fleurs, des chants d’oiseaux, sur tant de désolations, sur tant de milliers de jeunes tombes. Et, autre indice de printemps, sur la place maintenant déserte, trois ou quatre petites filles se précipitent comme des folles, des toutes petites qui peuvent bien avoir six ans au plus ; évadées en courant d’une cave à dormir, elles se prennent par la main pour essayer de danser une ronde, comme un soir de mai, sur une vieille chanson de Flandre. Mais une autre, une grandette d’une dizaine d’années, vient les faire taire d’autorité, les grondant comme d’une inconvenance, et les chasse vers les souterrains au fond desquels, après avoir dit une prière, d’humbles mamans vont les coucher.

Indicible tristesse de cette ronde enfantine, qui s’était ébauchée là, solitaire, à la tombée d’une froide nuit de mars, sur une place que domine le fantôme d’un beffroi, dans une ville martyre, au milieu de lugubres campagnes [98] inondées, remplies de noir, d’embûches et de deuil…

Depuis que ceci a été écrit, le bombardement n’ayant pas cessé, Ypres n’est plus qu’un informe amas de pierres calcinées. XI AU GRAND QUARTIER GÉNÉRAL BELGE

Mars 1915.

Me rendant au grand quartier général belge où j’ai à m’acquitter d’une mission du Président de la République française à Sa Majesté le roi Albert, je traverse aujourd’hui Furnes, autre ville inutilement et sauvagement bombardée, où, à cette heure, le vent glacé, la neige, la pluie, la grêle, font rage sous le ciel noir.

Ici comme à Ypres, les barbares se sont acharnés surtout contre la partie historique, [10 0] contre le vieil Hôtel de Ville charmant et ses entours ; c’est qu’aussi le roi Albert, chassé de son palais, s’y était d’abord installé ; alors les Allemands, avec cette délicatesse que le monde entier à présent ne leur conteste plus, avaient aussitôt repéré ce point-là pour y lancer leurs « marmites » féroces. Dans les rues (où je ralentis beaucoup l’allure de mon auto afin de mieux apprécier au passage « l’œuvre civilisatrice » du kaiser), presque personne, il va sans dire ; seulement des groupes de soldats de toutes armés qui, le col relevé, d’autres le capuchon rabattu, se hâtent sous les rafales, courent comme des enfants, avec de bons rires, comme si c’était très drôle, cet arrosage, qui pour le moment n’est pas du feu.

Comment se fait-il qu’aucune tristesse, cette fois, ne se dégage de cette ville à moitié déserte ? On dirait que la gaieté de ces soldats, malgré le temps sinistre, se communique aux choses dévastées. Et comme ils semblent tous de belle santé et de belle humeur ! Je [101] n’aperçois plus de ces mines un peu effarées, hagardes, du commencement de la guerre. La vie tout le temps dehors, jointe à la bonne nourriture, leur a doré les joues, à ces épargnés par la mitraille ; mais ce qui surtout les soutient, c’est la confiance entière, la certitude d’avoir déjà pris le dessus, et de marcher à la victoire. Il s’en va de l’invasion boche comme de cet affreux temps, qui n’est en somme qu’une dernière giboulée de mars : tout cela va finir !

A un tournant, pendant une accalmie, un petit groupe de matelots français surgit, bien imprévu, devant moi. Je ne puis me tenir de leur faire signe, comme on ferait à des enfants que l’on retrouverait tout à coup, dans quelque lointaine brousse, et ils accourent à ma portière, tout contents eux aussi de voir un uniforme de notre marine. C’est à croire qu’on les a choisis, tant ils ont de braves et jolies figures, avec de bons yeux vifs. D’autres, qui passaient plus loin et que je n’avais pas appelés, [ 102] viennent aussi m’entourer, comme si c’était tout naturel, mais avec une familiarité si respectueuse : à l’étranger, n’est-ce pas, et en temps de guerre !… C’est hier, me disent-ils, qu’ils sont arrivés, tout un bataillon, avec des officiers, pour camper dans un village voisin, en attendant de foncer sur les Boches. Et j’aimerais tant faire un détour pour aller en visite chez eux, si je n’étais pressé par l’heure de l’audience royale ! Certes j’ai du plaisir à me trouver avec nos soldats, mais bien plus encore avec nos matelots, au milieu desquels j’ai passé quarante années de ma vie. Avant même de les voir, ceux-là, rien qu’à les entendre parler, tout de suite je les devinerais. Plus d’une fois, sur nos routes militarisées du Nord, en pleine nuit noire, quand c’était un de leurs détachements qui m’arrêtait pour me demander le mot d’ordre, je les ai reconnus rien qu’au son de leur voix.

Un de nos généraux, commandant d’armées sur le front Nord, m’en parlait hier, de cette [103] gentille familiarité de bon aloi, qui règne à présent du haut en bas de l’échelle militaire, et qui est nouvelle, qui est une caractéristique de cette guerre profondément nationale, où tout le monde marche la main dans la main. « Aux tranchées, me disait-il, si je m’arrête à causer avec un soldat, d’autres m’entourent, pour que je cause aussi avec eux. Et ils sont de plus en plus admirables d’entrain et de fraternité ! Si l’on pouvait nous rendre nos milliers de morts, quel bien les Allemands nous auraient fait, en nous rapprochant ainsi tous, jusqu’à n’avoir qu’un même cœur ! »

Longue route pour aller à ce grand quartier général. En rase campagne, il fait un temps épouvantable, il n’y a pas à dire. Chemins défoncés, champs inondés qui ressemblent à des marécages, et parfois des tranchées, des chevaux de frise, rappelant que les barbares sont encore tout proches. Eh bien, quand même, tout cela, qui devrait être lugubre, n’y parvient plus. Chaque rencontre de soldats—et on en [ 104] fait à toute minute—suffirait du reste à vous rasséréner : figures épanouies toujours, qui respirent le courage et la gaieté. Même les pauvres sapeurs, dans l’eau jusqu’aux genoux, travaillant à réparer des trous d’abri ou des barrages, ont l’expression gaie, sous leur capuchon qui ruisselle… Que de soldats dans les moindres villages, belges et français très fraternellement mêlés ! Par quels prodiges de l’intendance tous ces hommes sont-ils abrités et nourris ?

Mais les soldats belges, qui donc prétendait qu’il n’en restait plus ! J’en croise au contraire des détachements considérables, marchant vers le front, bien en ordre, bien équipés et de belle allure, avec des convois d’une artillerie excellente et très moderne. On ne dira jamais assez l’héroïsme de ce peuple, qui aurait eu raison de ne pas se préparer aux batailles, puisque des traités solennels auraient dû l’en préserver à tout jamais, et qui au contraire vient de subir et d’arrêter le plus formidable [ 105] attentat de la Grande Barbarie. Désemparé d’abord et presque anéanti, il se reprend, il se groupe autour de son roi, au courage sublime…

Il pleut, il pleut, on est transi de froid. Nous voici enfin arrivés et dans un instant je vais le voir, ce roi qui est sans reproche comme sans peur. N’étaient ces troupes et tant d’autos militaires, on n’imaginerait jamais que ce village perdu puisse être le grand quartier général. Il faut descendre de voiture, car le chemin qui mène à la résidence royale n’est plus qu’un sentier. Parmi les rudes autos qui stationnent là, toutes maculées de la boue des campagnes, il en est une élégante, mais sans armoirie d’aucune sorte, seulement deux lettres tracées à la craie sur la portière noire : S. M. (Sa Majesté), —et c’est la sienne. Un coin charmant de vieille Flandre, une antique abbaye, entourée d’arbres et de tombes, —c’est là. Sous la pluie, dans le sentier qui borde le religieux petit cimetière, un aide de [106] camp vient à ma rencontre, aimable et simple comme sans doute ne peut manquer d’être son souverain. A l’entrée de la demeure, pas de gardes, aucun cérémonial ; un modeste corridor, où j’ai juste le temps de jeter mon manteau, et, dans l’embrasure d’une porte qui s’ouvre, le roi m’apparaît, debout, grand, svelte, le visage régulier, l’air étonnamment jeune, les yeux francs, doux et nobles, la main tendue pour le bon accueil.

Au cours de ma vie, d’autres rois ou empereurs ont bien voulu me recevoir, mais malgré l’apparat, malgré les palais parfois splendides, jamais encore comme au seuil de cette maisonnette, je n’avais éprouvé le respect de la majesté souveraine, —si infiniment agrandie ici par le malheur et le sacrifice… Et quand j’exprime ce sentiment au roi Albert, il me répond en souriant : « Oh ! mon palais à moi… » et il achève sa phrase par un geste détaché, désignant le pauvre décor. Bien modeste, en effet, la salle où je viens d’entrer, [ 107] mais, par l’absence de toute vulgarité, gardant de la distinction quand même ; une bibliothèque bondée de livres occupe entièrement l’une des parois ; au fond il y a un piano ouvert, avec un cahier de musique sur le pupitre ; au milieu, une grande table est chargée de cartes, de plans stratégiques ; et la fenêtre, ouverte malgré le froid, donne sur une sorte de vieux petit jardin de curé, presque enclos, effeuillé, triste, qui semble pleurer de la pluie d’hiver.

Après que je me suis acquitté de la facile mission dont m’avait chargé le Président de la République, le roi veut bien me garder longtemps à causer. Mais, si je me suis déjà senti hésitant pour écrire le commencement de ces notes, je le suis tellement davantage pour toucher, si discrètement que ce soit, à cet entretien ; et alors, combien va sembler pâle ce que j’oserai en dire ! C’est qu’en effet je sais qu’il ne cesse de recommander à ceux qu’il l’entourent : « Surtout, tâchez que l’on [108] ne parle pas de moi », et je connais, je comprends si bien l’horreur qu’Il professe pour tout ce qui ressemble à une interview. J’étais donc d’abord décidé à me taire ; —et cependant, lorsqu’on a quelque chance d’être entendu, comment ne pas vouloir, dans la faible mesure de ce que l’on peut, contribuer à répandre la gloire d’un tel nom !

Ce qui frappe d’abord chez Lui, c’est tant de sincère et exquise modestie dans l’héroïsme, c’est cette presque inconscience d’avoir été admirable. La vénération que les Français lui ont vouée, sa popularité chez nous, il juge ne pas les mériter autant que le moindre de ses soldats tué pour notre commune défense. Quand je lui conte que j’ai vu, même au fond des campagnes chez des paysans, l’image du roi et de la reine des Belges à une place d’honneur, avec des petits drapeaux, noir, jaune et rouge, pieusement épinglés autour, il a l’air d’à peine y croire, son sourire et son silence semblent me répondre : « C’est pourtant si naturel, ce que [ 109] j’ai fait ; est-ce qu’un roi digne de ce nom aurait pu agir d’une autre manière ? »

Maintenant nous causons des Dardanelles, où se joue à cette heure une partie grave ; il veut bien me questionner sur les embûches de ces parages que j’ai longtemps fréquentés et qui n’ont cessé de m’être si chers. Mais tout à coup une plus froide rafale entre par cette fenêtre, toujours ouverte sur le petit jardin triste ; avec quelle gentille sollicitude alors il se lève, comme eût pu faire un simple officier, pour fermer lui-même ces vitres près desquelles je suis assis.

Et puis nous causons de guerre, de fusils, d’artillerie ; Sa Majesté est au courant de tout, comme un général déjà rompu au métier…

Étrange destinée de ce prince, qui, au début, ne semblait pas désigné pour le trône et qui peut-être eût préféré continuer sa vie un peu retirée de jadis, auprès de la princesse qu’il aimait ! Quand ensuite la couronne inattendue fut posée sur son jeune front, il pouvait se [ 110] croire en droit d’espérer une ère de profonde paix, au milieu du plus paisible des peuples, et au contraire il aura connu le plus épouvantablement tragique de tous les règnes. Du jour au lendemain, sans une défaillance, sans même une hésitation, dédaigneux des compromis qui, pour un temps du moins, auraient pu, au préjudice de la civilisation mondiale, préserver un peu ses villes et ses palais, il s’est dressé, devant la ruée du Monstre, comme un grand roi guerrier, au milieu d’une armée de héros.

Aujourd’hui, visiblement, Il ne doute plus de la victoire, et sa loyauté lui donne confiance entière en la loyauté des Alliés, qui certes voudront rendre la vie à sa Belgique ; cependant il tient à ce que ses soldats coopèrent, de toutes leurs dernières forces, à la délivrance, et qu’ils restent jusqu’à la fin au danger et à l’honneur. Saluons-le bien bas !

Un moins noble que lui se fût dit peut-être : « J’ai largement payé ma dette à la cause universelle ; ce sont mes troupes qui ont élevé le [111] premier rempart contre la barbarie ; mon pays, piétiné le premier par les brutes allemandes, n’est plus qu’un champ de ruines ; cela suffit ! »

Mais non, il veut que la Belgique ait son nom inscrit, à une page encore plus belle, à côté de la Serbie, sur le livre d’or de l’histoire.

Et voilà pourquoi j’ai rencontré, en venant, ces précieuses troupes, alertes et fraîches, renouvelées à miracle, qui s’en allaient au front, continuer la sainte lutte.

Devant Lui, inclinons-nous donc jusqu’à terre !

La nuit tombe quand l’audience est close et que je me retrouve dans le sentier de l’abbaye. Pendant le trajet de retour, à travers ces routes défoncées par la pluie, défoncées par les charrois militaires, je reste sous le charme de l’accueil. Et je compare ces deux souverains situés pour ainsi dire aux deux pôles de l’humanité, celui d’ici au pôle lumineux, l’autre au pôle noir ; l’autre, là-bas, le bouffi d’hypocrisie [112] et de morgue, monstre parmi les monstres, qui a du sang plein les mains, de la chair déchirée plein les ongles, et qui ose encore s’entourer d’une pompe insolente ; —celui d’ici, relégué sans murmure dans une maisonnette de village, sur un dernier lambeau de son royaume martyr, mais vers qui monte, de toute la Terre civilisée, le concert des sympathies, des enthousiasmes, des glorifications magnifiques, et qu’attendent les plus pures et immortelles couronnes. XII QUELQUES MOTS PRONONCÉS PAR S. M. LA REINE DE BELGIQUE

« Tout le monde sait quel compte il faut faire du roi de Prusse et de sa parole. Aucun souverain de l’Europe n’a pu se soustraire à ses perfidies. Et c’est un pareil roi qui veut s’imposer à l’Allemagne en dictateur et protecteur ! Avec ce despotisme reniant tous les principes, la monarchie prussienne sera un jour la source de malheurs infinis, non seulement pour l’Allemagne, mais pour toute l’Europe. »

(Impératrice Marie-Thérèse.)

Mars 1915.

Cela me fait l’effet d’être loin, loin et perdu, ce refuge de la souveraine persécutée ! Je ne sais depuis combien de temps mon auto, au x [114] vitres cinglées de pluie, roule dans la pénombre des averses et du soir, quand le sous-officier belge, qui guidait mon chauffeur sur ces routes inconnues, m’avertit que nous sommes arrivés. Sa Majesté la reine Élisabeth de Belgique avait daigné m’accorder audience pour six heures et demie ; je tremblais d’être en retard, cette course n’en finissant pas à travers un pays où l’on ne voyait plus rien, —et nous étions à temps, mais tout juste.

Six heures et demie en mars, sous un ciel épais, c’est déjà la nuit noire. L’auto s’arrête, je saute sur le sable d’une plage, et je reconnais le bruit d’une mer toute proche : la mer du Nord, dont on perçoit vaguement, dans l’obscurité, l’étendue imprécise, moins sombre que le ciel. Pluie et vent glacés. Sur les dunes, deux ou trois maisons se dessinent en grisailles, sans lumières aux fenêtres. Cependant une petite lueur de ver luisant accourt à ma rencontre : un officier du service de Sa Majesté porteur d’une de ces lampes électriques que [115] le vent n’éteint pas et qu’on appelle chez nous des lanternes d’apache.

Arrivé à la première maison où l’aide de camp me fait entrer, je veux d’abord jeter mon manteau dans le vestibule : « Non, non, dit-il, gardez-le, nous avons encore à passer dehors pour arriver auprès de Sa Majesté. » Cette première villa n’est que le refuge des dames d’honneur et des officiers de cette cour, au cérémonial maintenant si réduit et qui, chaque soir, par précaution contre la mitraille, s’enveloppe d’une obscurité voulue. L’instant d’après, on vient m’appeler de la part de la souveraine ; avec le même gentil officier et sa même lanterne, me voici courant jusqu’à la villa suivante. Pluie mêlée de papillons blancs qui sont des flocons de neige. On aperçoit, oh ! très confusément, un paysage désertique, des dunes et des sables déployés en un infini presque blanchâtre. « N’est-ce pas, dit mon guide, on croirait un site saharien ? Quand vos cavaliers arabes y sont venus, c’était complet [ 116] comme illusion ! » En effet, car, même en Afrique, les sables blêmissent dans l’obscurité ; mais c’est un Sahara qu’on aurait transporté sous le ciel triste d’une nuit du Nord et qui y devient par trop lugubre.

Dans la villa, voici un salon bien tiède, bien éclairé, dont les meubles rouges apportent une gaieté et comme un réconfort au milieu de cette quasi-solitude, battue par les rafales d’hiver. Et il y a une joie qui d’abord prime tout, la joie physique de se rapprocher d’une cheminée où flambe un bon feu.

En attendant la reine, j’avise une longue caisse posée sur deux chaises ; elle est en ces fines et incomparables menuiseries blanches qui tout de suite me rappellent Nagasaki, et des lettres japonaises en colonnes y sont tracées au pinceau. L’officier a suivi mon regard : « C’est, dit-il, un magnifique sabre ancien que les Japonais viennent d’envoyer à notre roi. » —Je les avais oubliés, moi, nos si lointains alliés de l’Orient-Extrême. C’est [117] pourtant vrai qu’ils sont avec nous ; quelle étrange chose ! Et, même là-bas, les malheurs des deux charmants souverains sont connus de tous, et on a voulu leur témoigner une sympathie particulière en leur envoyant un précieux cadeau.

Je crois que l’aimable officier allait me le montrer, le sabre du Japon ; mais une dame d’honneur paraît, annonçant Sa Majesté, et vite il se retire…

« Sa Majesté vient », a dit la dame d’honneur.—Cette souveraine jamais vue, que le malheur a comme sanctifiée, avec quelle infinie vénération je l’attends là, devant la flamme de ce foyer, tandis que le vent de neige continue de tout remuer dans le grand noir du dehors. Par quelle porte va-t-elle paraître ? Sans doute par celle du fond, là-bas, sur laquelle mon attention reste involontairement concentrée…

Mais non, voici qu’un léger frôlement me fait tourner la tête du côté opposé, et, de [118] derrière un paravent de soie rouge qui masquait une autre entrée, la jeune reine émerge soudain, si près de moi qu’il ne m’est pas possible de faire les saluts de cour. Ma première impression, furtive bien entendu comme un éclair, impression toute visuelle, impression de coloriste, pourrais-je dire, est un petit éblouissement de bleu : bleu du costume, mais surtout bleu des yeux qui resplendissent comme deux lumineuses étoiles bleues. Et puis tant de jeunesse : vingt-quatre ans, dirait-on ce soir, et encore à peine. Les différents portraits, si peu fidèles, que j’avais vus de Sa Majesté me l’avaient fait juger très grande, avec un presque trop long profil ; et au contraire, Elle est de taille moyenne, avec un tout petit visage aux traits d’une finesse exquise, un visage presque immatériel, si délicat qu’il est presque inexistant auprès de ces yeux d’une eau merveilleuse qui semblent deux pures turquoises, transparentes pour révéler la lumière intérieure. Même si l’on [ 119] ignorait qui Elle est, si l’on ne savait rien d’Elle, ni son dévouement au devoir, ni la suprême dignité de ses actes, ni sa résignation sereine et son admirable charité toute simple, en la voyant on se dirait dès l’abord : Une femme qui a ces yeux-là, qui donc peut-elle bien être, une évidemment qui plane très haut, une qui ne bronchera jamais et qui, sans même ciller des paupières, saura tout regarder en face, aussi bien les tentations que les dangers et la mort…

Avec quelle respectueuse sympathie, si exempte de curiosité banale, j’aimerais saisir un écho de ce qui se passe au fond de son cœur, devant les drames de sa destinée ! Mais on ne conduit pas à sa guise la conversation d’une reine, et, au début de l’audience, Sa Majesté, avec une grâce légère, aborde différents sujets, comme si de rien n’était ; nous causons de cet Orient où nous avons voyagé l’un et l’autre, nous causons de livres qu’Elle a lus ; on croirait que nous sommes oublieux [120] de la grande tragédie qui se joue, oublieux de ces plaines d’alentour semées de ruines et de morts… Cependant bientôt, peut-être parce qu’un peu de confiance est née, Sa Majesté me parle des destructions d’Ypres, de Furnes, des villes d’où j’arrive ; alors les deux étoiles bleues qui me regardent me semblent s’embrumer légèrement, malgré l’effort pour les maintenir claires :

« Mais, madame, dis-je, il reste assez de murailles debout pour permettre de retrouver toutes les lignes, de presque tout reconstituer dans les temps meilleurs qui approchent.

—Ah ! répond-Elle, rebâtir !… Oui, évidemment, on pourra rebâtir… Mais ce ne sera jamais qu’une imitation, et pour moi il y manquera toujours quelque chose d’essentiel, il y manquera l’âme, qui s’en est allée… »

Je vois alors combien Sa Majesté les aimait déjà, ces merveilles détruites, et tout ce passé de son pays d’adoption, qui survivait là dans les vieilles dentelles en pierre de la Flandre.

[121]

Ypres et Furnes nous avaient mis sur la pente des sujets moins impersonnels, et, peu à peu, nous en venons enfin à parler de l’Allemagne. L’un des sentiments qui, semble-t-il, dominent dans son cœur meurtri, est la stupeur, la plus douloureuse en même temps que la plus complète stupeur devant tant de forfaits.

« Il y a quelque chose de changé en eux, —dit-Elle, à mots entrecoupés.—Ils n’étaient pas ainsi… Ce kronprinz, que j’ai beaucoup connu dans mon enfance, il était doux et rien en lui ne faisait prévoir… J’ai beau y penser nuit et jour, je n’arrive pas à comprendre… Non, autrefois ils n’étaient pas ainsi, j’en suis sûre… »

Je sais bien que si, moi, comme nous le savons tous, je le sais bien que, sous leur épaisse hypocrisie, ils étaient déjà tels, depuis les origines. Mais comment oserais-je contredire cette Reine, qui est née parmi eux comme une jolie fleur rare parmi des orties et des ronces ? Certes le déchaînement, auquel nous [122] assistons, de leur barbarie latente est l’œuvre de ce « roi de Prusse », fidèle continuateur de celui que stigmatisait jadis la grande Marie-Thérèse ; c’est bien lui qui, suivant l’âpre et si juste expression américaine, leur a enflé la tête. Mais ils étaient ainsi de tout temps, et, pour juger leurs âmes de mensonge, de meurtre et de rapine, il suffit de lire leurs écrivains, leurs penseurs, dont le cynisme nous confond.

Après un instant d’hésitation, pendant lequel on n’entend plus que le bruit du vent au dehors, me souvenant que la jeune reine martyre était princesse de Bavière, je me permets de rappeler que les Bavarois de l’armée allemande se sont inquiétés des persécutions contre cette Reine de Belgique, issue de leur race, et indignés même quand le Monstre qui mène le sabbat a cherché à repérer ses enfants pour les arroser de mitraille.

Mais la Reine, soulevant un peu sa petite main, qui était posée sur les mailles de soie [ 123] de sa robe, esquisse un geste qui signifie quelque chose d’inexorablement définitif, et, à demi-voix grave, elle prononce cette phrase qui tombe dans le silence avec la solennité d’un arrêt sans recours :

« C’est fini… Entre eux et moi, il y a un rideau de fer qui est descendu pour jamais. »

En même temps, au souvenir de son enfance, sans doute, et de ceux qu’elle aimait là-bas, les deux claires étoiles bleues qui me regardaient s’embrument tout à fait, et je détourne la tête pour n’avoir pas l’air de m’en être aperçu… XIII POUR LES GRANDS BLESSÉS D’ORIENT

Juin 1915.

L’Orient, les Dardanelles, la Marmara… Dès que l’on prononce ces mots, surtout en ces beaux mois d’été, ce sont des images de paix ensoleillée qui se présentent à l’esprit, paix un peu morne peut-être, à cause des immobilités de là-bas, mais paix d’une si adorable mélancolie, au milieu de tant de souvenirs des grands passés humains qui, partout dans ces régions, sommeillent et se conservent sous le manteau de l’Islam. Dans cette presqu’île de [ 126] Gallipoli, aux collines plutôt pierreuses et dénudées, il y avait naguère encore, dans chaque repli où court un ruisseau, de tranquilles vieux villages : maisonnettes de bois sur des ruines antiques, minaret blanc, bosquets de cyprès noirs pour abriter quelques-unes de ces jolies stèles dorées, —innombrables, comme on sait, dans cette Turquie où jamais on ne dérange les morts. Et c’était si calme, tout cela ; on eût dit que ces humbles petits édens avaient l’assurance d’être épargnés pour très longtemps encore, sinon pour toujours.

Mais, hélas ! les Allemands sont causes que l’horreur s’y déchaîne aujourd’hui, l’horreur sans précédent qu’ils ont le génie de semer, dès qu’ils allongent quelque part leurs tentacules, apparents ou cachés. Et c’est devenu le plus sinistre chaos, à la lueur de grandes flammes rouges ou blêmes, dans un continuel bruit d’enfer. Tout est bouleversé, effondré. « Les vieux châteaux d’Europe et d’Asie ne sont plus que des ruines, m’écrit un de nos [ 127] zouaves qui se bat là-bas ; je souffre indiciblement de voir ces paysages idylliques ravagés par les tranchées et les obus ; les vénérables cyprès sont fauchés ; des marbres funéraires d’une grande valeur artistique, brisés en mille morceaux. Pourvu que Stamboul au moins soit épargné ! »

Des tranchées, des tranchées partout. Cette forme de guerre, souterraine et sournoise, que les Allemands ont imaginée, les Turcs ont été forcés de s’y plier, comme du reste nous-mêmes. Donc, ce vieux sol, recéleur d’antiques trésors, a été labouré d’entailles profondes, dans lesquelles à chaque instant reparaissent les débris de quelque merveille datant des lointaines époques imprécises.

Et ces tranchées, à toute heure de nuit ou de jour, sont rougies de sang ! Le sang de nos fils de France, celui de nos amis d’Angleterre et jusqu’à celui des doux géants de Nouvelle-Zélande qui les ont suivis dans cette fournaise. Il arrose abondamment la terre, le sang de [ 128] tous ces alliés, si disparates mais si unis contre la grande fourberie d’Allemagne. En face, tout près, il y a aussi le sang de ces Turcs, qui ne sont que les pauvres victimes de machinations odieuses, mais que pourtant, chez nous, des gens profondément ignorants des causes insultent si volontiers ; c’est par milliers qu’ils tombent ceux-là, beaucoup plus mitraillés que les nôtres ; cependant ils se battent à contre-cœur ; ils se battent parce qu’on les a trompés et parce que d’impudents étrangers les poussent à coups de revolver ; si en général ils se battent superbement quand même, c’est une question de race, voilà tout. Et les plus naïfs d’entre eux, auxquels on a persuadé qu’ils n’avaient affaire qu’à leurs ennemis russes, ignorent que c’est nous qui sommes là.

Nous occupons, dans cette presqu’île, une région conquise et conservée à force d’héroïsme. La configuration des terrains continue d’y rendre notre situation difficile, et notre ténacité d’autant plus admirable. En effet, nous [129] sommes dominés par les collines d’Asie, où tous les forts n’ont pas encore été réduits au silence ; il n’y a donc pas un recoin, pas une tente, pas un de nos petits hôpitaux de fortune où les médecins puissent soigner les blessures en sécurité complète, avec la certitude absolue qu’un obus ne viendra pas les interrompre.

Et c’est cette lacune terrible que la France veut se hâter de combler. Elle prépare dans un empressement extrême un grand navire de secours, pour lequel la Croix-Rouge a offert de fournir à ses frais trois cents lits, le linge, des infirmières, les médicaments, les appareils. Le navire sauveur ira mouiller devant une île très proche des batailles, mais à l’abri de tout ; des canots à vapeur et des automobiles lui seront adjoints, pour aller chaque jour chercher et ramener à bord les grands blessés, que l’on pourra, dans le calme, opérer, soigner tout de suite, avant l’infection et la gangrène. Combien de précieuses existences de soldats seront ainsi conservées !

[130]

Bien entendu, les brancardiers du navire relèveront aussi les blessés turcs, s’il s’en trouve dans la zone qui leur sera accessible, et ce ne sera que juste réciprocité, car ils font de même pour nous. Des zouaves qui se battent là-bas m’écrivaient hier : « Les Turcs nous résistent avec une bravoure sans égale, tous les journaux d’Europe le reconnaissent. Mais nos blessés, nos prisonniers sont traités par eux d’une façon parfaite, le général Gouraud l’a déclaré lui-même dans un ordre du jour ; ils les soignent, les nourrissent et les entretiennent mieux que leurs propres soldats. » Et voici le passage textuel de la lettre d’un de nos adjudants : « J’étais tombé, blessé à la jambe, auprès d’un officier turc blessé plus gravement que moi ; il avait sur lui une trousse à pansement, et il a commencé par me panser d’abord, avant de songer à lui-même. Il parlait très bien français, et il me disait : « Vous voyez, mon ami, où ces misérables Allemands nous ont menés !… »

[131]

Si j’insiste sur les Turcs, ce n’est pas, il va sans dire, qu’ils m’intéressent plus que les nôtres ; on ne me fera pas l’injure de le croire. Non ; mais les nôtres, tout le monde les aime déjà, n’est-ce pas ? tandis qu’eux, ils sont vraiment par trop méconnus et calomniés par la masse ignorante. « Épargnez-les aussitôt qu’ils lèvent les mains ! » a dit à ses hommes, dans une proclamation d’une admirable loyauté, un général héroïque, ramené hier des Dardanelles tout couvert de blessures ; « épargnez-les, ce ne sont pas nos ennemis ».

Donc, le grand bateau sauveur qui va être envoyé là-bas, on travaille en hâte pour le faire partir. Mais la Croix-Rouge a accepté là une lourde charge et, on le devine, il lui faudra encore de l’argent, beaucoup d’argent. C’est pourquoi j’en demande ici de sa part à tout le monde ; on en a déjà tant donné, qu’on en donnera davantage encore, car chez nous c’est inépuisable, la charité, quand le bel élan [132] commence. Je demande même qu’on l’envoie bien vite, car l’heure presse.

Combien cela va changer les conditions de la vie pour nos chers soldats, combien cela leur donnera confiance de savoir que, s’ils tombent avec des blessures graves, il y aura là quelque chose comme un véritable petit coin de France qui serait venu vers eux, autant dire un coin de paradis, et qu’ils y seront aussitôt transportés. Au lieu de la pauvre ambulance improvisée, trop chaude et de sécurité incertaine, où l’affreux bruit ne cessait de vous meurtrir les tempes, il y aura ce refuge vraiment inaccessible à la mitraille, ce grand navire paisible où le bon air salubre de la mer entrera de toutes parts, où régnera enfin le silence si ardemment désiré quand on souffre, où l’on sera soigné, avec les derniers perfectionnements et les plus ingénieuses inventions, par de douces infirmières françaises en robe blanche, qui marcheront sans faire de bruit pour ne jamais troubler les sommeils, ni les rêves… XIV LA SERBIE PENDANT LA GUERRE BALKANIQUE

Juillet 1915.

J’avais naguère englobé la Serbie—son prince surtout—dans mes premières accusations contre les peuples balkaniques, au moment où ils se ruaient ensemble sur les Turcs déjà aux prises avec les Italiens. Mais plus tard, au cours de tant de réquisitoires indignés, je n’ai plus une seule fois prononcé le nom des Serbes ; c’est que déjà mes renseignements de là-bas me prouvaient que, parmi les Alliés d’abord, les Alliés des Balkans, [1 34] c’étaient ceux-là les plus humains. Eux mêmes, sans doute, avaient remarqué que je ne les nommais plus, car pas une lettre d’injures ne m’est venue de leur pays, alors que les Bulgares et même les Grecs me déversaient un flux de grossièretés immondes.

Depuis, le grand philanthrope Carnegie, pour établir définitivement la vérité dans l’histoire, a fait procéder à une consciencieuse enquête internationale, dont les résultats, consignés en un épais volume, ont l’autorité des plus sincères documents officiels ; on y trouve, avec preuves et signatures à l’appui, les plus terrifiants témoignages contre les Bulgares et les Grecs, et très sensiblement moins de crimes au dossier des Serbes. Mais ce volume, intitulé : Enquête dans les Balkans (Dotation Carnegie), a été, je le crains, beaucoup trop peu lu, et c’est un devoir de le signaler à tous.

D’ailleurs, comment ne pas pardonner à ce vaillant peuple serbe les excès qu’il a pu [ commettre, comment ne pas lui apporter notre sympathie profonde, aujourd’hui que l’empereur prussien, férocement, et sans remords, vient de le sacrifier comme appât, pour l’une de ses plus abominables machinations sournoises ? Pauvre petite Serbie, avec quel héroïsme magnifique elle sait se défendre contre un ennemi qui ne recule même pas devant l’horreur de brûler sa capitale, peuplée seulement à cette heure d’enfants et de femmes ! Pauvre petite Serbie, devenue tout à coup martyre et sublime, je voudrais au moins lui ramener les quelques cœurs français que mon dernier livre a peut-être éloignés d’elle. Et c’est là le seul but de cette lettre. XV SURTOUT, N’OUBLIONS JAMAIS !

1er août 1915.

Il y a un an aujourd’hui, commençait la violation éhontée du territoire belge ! Au milieu des pires horreurs, le temps, semble-t-il, accélère encore sa fuite éperdue, et déjà nous voici à la date anniversaire de ce forfait, le plus abominable qui ait jamais sali l’histoire humaine. Un forfait accompli après une longue et hypocrite préméditation, sans même qu’un remords, ni seulement une pudeur, aient fait hésiter les myriades de mains complices ; un forfait qui nous laisse, en plus des immenses 138] deuils, une impression de tristesse et de découragement infinis, parce qu’il atteste, dans un des plus vastes pays de l’Europe, la banqueroute sans recours de ce que l’on est convenu d’appeler honneur, civilisation et progrès. Les ruées barbares des vieux temps étaient mille fois moins meurtrières, et surtout tellement moins écœurantes ! Les hordes que jadis nous envoyait l’Asie hésitaient devant certaines lâchetés, certaines profanations, certains mensonges ; un respect instinctif les retenait encore, et puis elles ne détruisaient pas avec cet impudent cynisme, en invoquant le Dieu des Chrétiens dans un burlesque pathos de prières !…

Ainsi, il s’est trouvé à notre époque un macabre empereur et une séquelle de princes—sa descendance, ses portées de loups dont le plus féroce, en même temps que le plus poltron, se coiffe d’une tête de mort—et des généraux, et des millions d’Allemands, pour s’unir, après une préparation réfléchie de presque un [139] demisiècle, dans ce même crime initial avant-coureur de tant d’autres, et écraser ignoblement sur le passage, en manière de prélude, un petit peuple jugé par eux sans défense ! Mais voici que le petit peuple s’est levé, frémissant d’une indignation sainte, pour essayer d’arrêter la Grande Barbarie soudainement démasquée, de l’arrêter au moins quelques jours, même au prix d’un anéantissement qui s’annonçait inéluctable ! Quelles couronnes assez étoilées l’histoire pourra-t-elle donc décerner à cette nation belge, et à son roi qui n’a pas craint de lui demander de se dresser là comme une barrière !

Le roi Albert de Belgique, aujourd’hui dépossédé de tout et relégué dans un hameau, quelles admirations pourrons-nous jamais lui offrir, quels hommages assez dignes et assez durables ! Sur des marbres sans tache il nous faudra graver profondément son nom, pour le bien assurer contre les oublis de nos mémoires françaises, —qui se sont montrées parfois un peu légères, hélas ! du moins en face des [ 140] séculaires infamies de l’Allemagne. Puissions-nous indéfiniment nous rappeler, nous et nos descendants même lointains, que, pour sauver l’Europe civilisée et en particulier pour sauver notre France, le Roi Albert n’a pas hésité une minute devant ces absolus sacrifices qui semblaient au-dessus des forces humaines. Repoussant du pied les tentantes compromissions offertes par le monstrueux empereur, il a fait jusqu’au bout, avec un tranquille sourire, son devoir de héros loyal, comme si rien n’eût été plus naturel. Et sa modestie est si grande, qu’on l’étonne en lui disant qu’il a été sublime.

Quant à la Reine Elisabeth, que chacun de nous dans son âme lui élève aussi un autel. Un des lots les plus redoutables de l’existence des souveraines est d’être condamnées presque toujours à régner sur des pays d’adoption, en exil de leur propre patrie. Or, dans le cas spécial de cette jeune reine martyre, le lot de l’exil, échu à tant d’autres reines, doit être [ 141] une plus intime torture, qui s’ajoute à tous les maux endurés, car la fatalité écrasante est venue la séparer de ceux qui jadis étaient les siens, même de cette noble femme toute de dévouement et de charité, qui fut sa mère. Ce surcroît de souffrance, elle le supporte avec son courage si haut et si calme, qui ne faiblit jamais. Auprès du roi, compagne attentive pendant les plus terribles heures, compagne dont rien n’a pu faire broncher l’énergie ; auprès des pauvres dévalisés ou incendiés, auprès des blessés qui souffrent ou qui agonisent, compagne aussi, réconfortant les plus humbles avec sa simplicité adorable, multipliant auprès de tous ses pitiés exquises, oh ! qu’elle soit bénie, admirée et glorifiée ! Et pour son autel, consacré dans nos âmes, choisissons de très rares et très délicates fleurs, qui lui ressemblent !

XVI L’AUBERGE DU « BON SAMARITAIN »

8 août 1915.

Malgré l’aimable accueil que l’on y trouve et la saine gaieté qui ne cesse d’y régner, c’est une auberge que je ne puis vraiment recommander que sous toutes réserves.

D’abord, l’accès en est plutôt difficile, à tel point que les dames n’y sont jamais admises ; pour y monter—car elle est très haut perchée—il faut cheminer pendant des heures à travers des forêts séculaires où la cognée n’a été mise que depuis très peu de mois, et ce sont [144] des routes étranges, en lacets très raides, parmi des arbres géants, sapins ou mélèzes, abattus d’hier, qui gisent encore en tous sens ; des routes qui se dissimulent, sous la verdure serrée, avec un soin si jaloux que, dans les rares petites clairières, on a fiché en plein sol des arbres, arrachés ailleurs et qui ne sont là que pour vous cacher, derrière leurs branches mourantes ; c’est à croire que, sur les montagnes voisines, veillent des yeux perçants et mal intentionnés, contre lesquels tant de précautions s’imposent.

Mais il y a beaucoup de monde sur le chemin, dans ces forêts qui, à première vue, semblaient des forêts vierges ! D’un peu loin, quand on apercevait toutes ces montagnes, couvertes d’une même verdure si puissante, si touffue, partout si pareille, comment imaginer qu’elles abritaient des peuplades ! Et de si singulières peuplades, qui sont évidemment des restes d’humanités tout à fait préhistoriques, et qui présentent cette anomalie de n’avoir [145] point de femmes ! Rien que des hommes, qui, par une bizarre fantaisie d’uniformité, sont tous vêtus de vieilles houppelandes en laine défraîchie d’un bleu de ciel pâle ; pas très soignés de cheveux ni de barbe, et plutôt faits comme des brigands, ils ont toutefois de si bonnes figures et de si bons sourires quand on passe, qu’ils n’inspirent aucune frayeur ; au contraire, on serait plutôt tenté de s’arrêter pour leur serrer la main. Mais quelles drôles de petites demeures ils ont construites, les unes isolées, les autres groupées en village ! Il y en a de toutes légères, faites de planches et couvertes de branchettes de sapin, avec des matelas en feuillage, à l’intérieur, pour dormir ; il y en a de souterraines, farouches comme des antres de troglodytes, et d’énormes quartiers de rocher en gardent les abords, pour les défendre sans doute contre des redoutables bêtes féroces d’alentour. Et c’est toujours auprès de l’un des innombrables ruisseaux clairs, qui dégringolent bruyamment d’en haut, [146] parmi les fleurs roses et des mousses, —car il y en a profusion, de ces minuscules cascades, et toutes ces montagnes sont remplies de gentilles musiques d’eaux vives… Il est vrai, on y entend aussi, de temps à autre, de mauvais bruits caverneux, des détonations, de droite ou de gauche, que les échos prolongent… Est-ce que par hasard il y aurait de l’artillerie, dissimulée un peu partout dans la forêt ?… Quel manque de goût, troubler ainsi la symphonie des sources !

Elles viennent d’arriver probablement, ces sauvages peuplades vêtues de gris bleu, elles sont d’immigration récente, car tout est neuf, improvisé dans leur installation, ainsi du reste que dans l’interminable route en lacets qu’elles ont tracée et par laquelle aujourd’hui nos autos, avec un peu de bon vouloir, réussissent à monter si vite…

[147]

L’une des particularités de ces villages clandestins, qui se sont tapis sous les hautes futaies ombreuses, c’est que chacun a son cimetière, entretenu avec des sollicitudes tendres, là tout près, à toucher les demeures, comme si les vivants tenaient à ne pas s’éloigner de leurs morts. Mais comment se fait-il que l’on meure tant que cela, au milieu de ces sources limpides, dans une région où l’air est si vivifiant et si pur ?… Les tombes, inquiétantes d’être trop nombreuses, alignent leurs humbles croix de bois toutes pareilles ; elles ont des bordures en fougères soigneusement arrosées, ou bien en petits cailloux très choisis ; certaines fleurs d’ombre, répandues dans cette région, font jaillir alentour leurs jolies quenouilles roses, et, sur le tout, descend la transparente nuit verte qui enveloppe la montagne entière, la nuit de ces arbres toujours les mêmes, sapins [148] et mélèzes, multipliés à l’infini, serrés les uns aux autres comme des épis dans un champ, élancés et droits comme de gigantesques mâts de navire.

Nous hâtant vers cette Auberge du Bon Samaritain, qui est le but de notre course, nous montons toujours à vive allure, bien qu’il y ait des tournants brusques, où il faut s’y reprendre à deux fois pour passer, et des endroits encore difficiles, où, sur le sol humide, nos autos glissent, « patinent » et n’avancent plus.

Les peuplades, d’aspect si primitif, au milieu desquelles nous voyageons depuis le matin, semblent surtout préoccupées de faire ces routes dont vraiment on ne s’explique pas qu’elles aient tant besoin, pour leur genre de vie si simple. Sur notre parcours, nous rencontrons presque tous ces hommes acharnés à l’ouvrage, travaillant, travaillant avec des haches, des pelles, des pieux et des pioches, se dépêchant comme s’il y avait urgence. Ils se [149] redressent une minute pour nous faire le salut militaire, qu’ils accompagnent parfois d’un demi-sourire de touchante familiarité respectueuse, et puis ils se courbent à nouveau sur leur dur ouvrage, pour niveler, élargir, étayer, ou pour trancher les racines qui gênent encore, les roches qui débordent. Et, quand on nous dit que, depuis dix mois à peine, ils ont commencé cette œuvre épuisante, en pleine forêt jusque-là inviolée, c’est à croire que tous les Génies de la montagne se sont réveillés pour leur prêter de magiques concours…

Oh ! quelle admiration émue nous leur devons à ceux-là aussi, les faiseurs de routes—nos braves territoriaux—qui ont l’air de jouer aux hommes sauvages ! Ils ont renouvelé pour nous les miracles des Légions romaines, qui à travers les forêts de la Gaule ouvraient si vite des voies pour les armées. Grâce à leur prodigieux travail, sans arrêt et sans murmure, les conditions de la lutte, dans cette région hier encore inaccessible, vont être [150] radicalement changées pour nos chers soldats ; tout va leur parvenir dix fois plus vite sur les sommets, des armes, de la mitraille vengeresse, des vivres ; et en quelques heures leurs grands blessés seront doucement redescendus en voiture dans les bonnes ambulances de la plaine.

Brusquement, vers quatorze ou quinze cents mètres d’altitude, la voûte séculaire de la forêt se déchire, un profond ciel bleu apparaît sur nos têtes, et des horizons infinis déploient autour de nous leurs fantasmagories à grand spectacle. L’atmosphère s’est mise aujourd’hui en frais de pureté pour nous recevoir, et, tant elle est merveilleusement diaphane, nous ne perdons pas un détail des lointains les plus extrêmes.

Nous avons atteint, nous dit-on, le plateau où gît l’aimable auberge, du reste invisible [151] encore. Mais, ce plateau lui-même, où donc est-il situé, en quel pays du monde ? Autour et au-dessous de nous, les premiers plans ne nous montrent que des cimes uniformément boisées d’arbres de même essence ; cela nous ramène l’esprit à ces grandes monotonies vertes qui devaient couvrir la terre au début de notre période géologique, mais cela ne dénote ni un pays particulier, ni une époque de l’histoire. Il est vrai, des choses plus indicatrices se dessinent au loin : ainsi là-bas, aux confins de l’horizon, ces montagnes qui se succèdent, tapissées toutes d’une même verdure si sombre, ressemblent beaucoup à la Forêt Noire ; ailleurs, cette chaîne de glaciers qui découpe si nettement sur le ciel ses arêtes de cristal rose, on dirait bien les Alpes, —et même certain pic rappelle trop la Jungfrau pour laisser place au doute… Mais je n’ai pas le droit de préciser davantage ; je dirai seulement que ces plaines bleuâtres, à l’Est, déroulées sous nos pieds comme la vaste mer, [152] étaient naguère françaises et sont en passe de le redevenir…

Comme il est spacieux, ce plateau, et comme il est dénudé, parmi tant d’autres sommets tout feutrés d’arbres ! Pas même de broussailles, les vents des hivers y soufflent probablement trop fort ; rien qu’une herbe courte et drue, avec des petites plantes rases aux humbles fleurs. On respire ici avec ivresse, on se grise délicieusement d’air pur, en même temps que d’espace et de lumière ; mais le lieu cependant a je ne sais quoi de tragique, à cause peut-être de ces grands trous ronds, fraîchement creusés n’importe où, à cause de ces déchirures cruelles, dont le sol, par places, est labouré. Qu’est-ce donc qui peut tomber ici du ciel, pour laisser dans cette plaine tant de cicatrices ?… Nous sommes avertis d’ailleurs que de monstrueux oiseaux, d’une espèce très dangereuse, aux muscles de fer, viennent souvent rôder dans ce beau bleu d’en haut. De temps à autre aussi, un coup de canon, parti de [ 153] quelque batterie que l’on ne voit pas, et répercuté dans les vallées d’en dessous, vient troubler l’imposant silence, et ensuite le bruissement d’un obus se prolonge, comme si un vol de perdrix passait…

Nous apercevons quelques soldats de France, Alpins ou cavaliers sur leurs chevaux, disséminés par groupes dans cette sorte de plaine, si haut suspendue. En ce moment, tous regardent au même point, la tête levée : c’est qu’un des grands oiseaux dangereux vient d’être signalé ; il vole orgueilleusement, éperdu en plein ciel, en plein vide bleu. Mais aussitôt des nuages blancs lui courent après, des nuages tout à fait en miniature qui ont l’air de se créer là soudain et de s’évanouir—des petits éclatements de ouate blanche, dirait-on, —et jamais on n’imaginerait qu’ils portent la mort. Cependant, il a compris, le vilain oiseau, il sent qu’il est visé par de bons chasseurs, et il rebrousse chemin à tire-d’aile, tandis que nos soldats se mettent gaiement à rire.

[154]

Et l’auberge ? Elle est devant nous, à quelques centaines de pas ; elle est cette cabane grisâtre dont le beau drapeau tricolore flotte au vent léger des altitudes, mais près de laquelle une très haute croix en sapin, un calvaire de quatre ou cinq mètres, se dresse et tend les bras, comme pour un avertissement solennel…

C’est que, je suis forcé d’en convenir, on y meurt beaucoup, à l’Auberge du Bon Samaritain, ou dans ses entours, et voilà pourquoi j’ai fait au début mes réserves avant de la recommander. Cela étonne, n’est-ce pas ? quand il y souffle un air si salubre, mais c’est incontestable, et on s’est vu obligé d’y adjoindre en hâte un cimetière, que cette grande croix de sapin tout neuf dénonce de loin aux voyageurs.

Oui, on y meurt beaucoup, mais on y meurt si bien, et de la plus adorable façon de mourir ! Chacun suivant son caractère, bien entendu, suivant son tempérament d’âme, ceux-ci dans la calme sérénité du devoir [155] accompli, ceux-là dans l’exaltation magnifique, —mais tous, dans la gloire !…

La fameuse auberge—autrement dit la demeure des officiers qui commandent ce poste avancé, et où leurs rares amis de passage, officiers de liaison, courriers, etc., sont sûrs de trouver une hospitalité si cordiale et si joyeuse—est-ce possible que ce soit ce modeste baraquement de planches ? Mais oui, et, pour que nul n’en ignore, il y a une belle enseigne, à la mode d’autrefois, en forme d’écusson, qui se balance à une tige de fer : « Auberge du Bon Samaritain ». C’est peint en lettres décoratives, et la drôlerie en est irrésistible, en un tel dénuement de Robinson. Quelque officier, un jour de plus belle humeur, aura imaginé cette plaisanterie pour accueillir les camarades en mission, et naturellement il aura trouvé aussitôt, parmi ses [156] soldats, un qui dans la vie civile était menuisier, un autre peintre décorateur, tous deux très amusés d’avoir à réaliser séance tenante cette idée imprévue.

L’ameublement de l’auberge est très sommaire, doit-on le dire, et la muraille en planches vous abrite tout juste de la neige ou de la pluie, à peine du vent, jamais des obus. Mais, par les petites fenêtres, on respire à pleins poumons, et, dès le pas de la porte, on est émerveillé par une vue à vol d’oiseau sur les grandes forêts, sur la chaîne infinie des glaciers en cristal, sur des lointains sans bornes et même sur des nuages…

Eh ! bien, le long du front de bataille, il y en a partout, de ces « Auberges du Bon Samaritain » ; elles sont moins haut perchées que celle-ci évidemment, elles n’ont pas d’enseigne, elles ne s’appellent pas comme cela et souvent ne s’appellent pas du tout ; mais il y règne le même esprit d’hospitalité aimable, de solide confiance, d’endurance souriante et de [157] joyeux sacrifice. Comme ici, on est capable, entre deux averses d’obus, de s’y amuser à des enfantillages, tant on a le cœur d’aplomb, et, si les abords n’en étaient militairement interdits, j’engagerais tous les moroses de l’arrière-plan, qui doutent de la France et de ses lendemains, à venir y tenter une cure.

Et maintenant, après l’auberge, visitons pieusement l’ANNEXE, —l’annexe obligatoire, hélas ! Autour du calvaire de bois qui le domine, c’est un terrain enclos d’une barrière à jours, en branches de mélèze artistement entre-croisées. Là dedans les tombes, déjà trop nombreuses, gardent quelque chose de militaire, par leur façon de s’aligner si correctement et d’avoir toutes si pareilles leurs petites croix ornées d’une couronne de feuillage.—La croix !… Malgré les incrédulités, les dénégations, les dédains, elle est toujours [158] le signe auquel de doux atavismes nous ramènent, dès qu’apparaît la mort.—Pas un arbre, pas un arbuste, puisqu’ils ne croissent pas ici ; sur le sol, rien que l’herbe courte de ce plateau balayé par le vent ; on a bien tenté de faire des bordures, avec certaines plantes rabougries d’alentour, mais ce sont les rangées de cailloux qui tiennent le mieux. Et, dans quelque cinq semaines, d’épais suaires de neige vont commencer à tout ensevelir, —jusqu’à ce que leur succède un autre printemps, où l’herbe reverdira, au milieu de plus d’oubli.

Cependant ne les plaignons pas, car ils ont eu la belle part, ces jeunes morts qui sont là couchés, sur ce sommet glorieux destiné à redevenir, après la guerre, une solitude ineffablement calme, au-dessus des forêts, des vallées et des plaines… XVII POUR LE SAUVETAGE DE NOS BLESSÉS

Août 1915.

Nos chers blessés, qui tombent chaque jour sur le champ de bataille, leur salut, neuf fois sur dix, dépend de la rapidité avec laquelle on les relève, de la façon douce et prompte dont on les ramène aux ambulances, pour les coucher là sur de bons lits, et les remettre entre toutes ces mains bienfaisantes qui les attendent. On ne le sait pas assez : il arrive constamment que des blessures, qui n’auraient été rien, se sont envenimées jusqu’à devenir mortelles, pour être restées trop longtemps sous [ 160] de pauvres linges sordides, pour avoir traîné pendant de longues heures sur la terre ou sur la boue. Aux débuts de la guerre, les premières semaines, quand la sournoise et foudroyante agression des Barbares est venue nous surprendre, les balles et la mitraille n’ont pas été seules à tuer les enfants de France ; il y a eu aussi parfois des lenteurs dans les secours, des impossibilités de faire assez vite, contre lesquelles, tout d’abord, tant de dévouements admirables, tant d’ingéniosités à décupler ou improviser des services, n’ont pu toujours suffire. Depuis, on est accouru de tous côtés, on a donné à pleines mains, on a organisé avec amour, et les choses vont déjà très bien ; mais il reste encore à faire, car la tâche est lourde et multiple, et il faudrait nous tenir plus prêts que jamais, en vue des belles luttes finales pour la délivrance.

Or, une société se fonde dans le but d’envoyer sur le front de nouvelles séries d’automobiles rapides, munies de cadres et de [161] matelas perfectionnés ; ainsi quelques milliers de plus de nos blessés seraient étendus tout de suite dans des linges bien propres, puis ramenés en hâte, sans les retards qui gangrènent les plaies, sans les secousses qui exaspèrent la douleur des brisures d’os, et qui font plus affreusement souffrir les chères têtes meurtries.

Mais, malgré de premiers dons magnifiques, l’argent reste en partie à trouver pour mener à bien l’entreprise. Je supplie donc toutes les mères, dont le fils peut tomber d’une heure à l’autre, je supplie tous les parents qui ont sur la ligne de feu un être bien-aimé, je les supplie d’envoyer des offrandes, sans tarder et sans compter, afin que bientôt, avant les combats d’avril, il y en ait quelques centaines prêtes à marcher, de ces grandes voitures de sauvetage qui nous conserveront sûrement tant et tant de précieuses existences.

XVIII A REIMS

Août 1915.

En auto un beau soir d’août, je me hâte vers une de nos villes martyres, Reims, où je compte demander un gîte cette nuit, avant de continuer ma route vers le Quartier Général d’une autre armée ; pour éviter des formalités militaires, je voudrais y entrer avant que s’éteigne le soleil, qui est déjà trop bas à mon gré.

Ce soir, c’est la vraie splendeur d’un de nos étés de France : des limpidités adorables dans l’air, et une bonne chaleur saine, avec un peu [164] de brise vivifiante. Sur les coteaux de Champagne, les belles vignes où le raisin mûrit étendent uniformément leurs tapis verts, et il y a tant d’arbres, tant de fleurs partout, des jardins dans tous les villages, des rosiers grimpants sur tous les murs ! Aujourd’hui on n’entend plus le canon, et on serait tenté d’oublier que les Barbares sont là tout près, —s’il n’y avait tant de cimetières improvisés le long du chemin… Toujours ces pareilles petites tombes de soldats, que l’on rencontre maintenant d’un bout à l’autre de notre chère France, le long du front de bataille ; modestes croix de bois, en rang comme à l’exercice, coiffées, les unes d’une couronne, les autres, plus touchantes, d’un pauvre képi rouge ou bleu qui va tomber en lambeaux. Nous leur faisons en passant le salut militaire. Il y en a, de ces glorieux morts, que leurs parents viendront reconnaître, pour les ramener dans leur province natale, plus tard, quand les Barbares seront partis ; tandis que d’autres, moins [ 165] fortunés, resteront là toujours, jusqu’au grand oubli final… Mais que de fleurs on a déjà pris soin de planter, pour eux tous ! Autour de leur sommeil, c’est un merveilleux assemblage de nuances éclatantes, des dahlias, des cannas, des marguerites-reines, des roses. Qui donc s’est chargé de ces jolis arrangements ? Ce sont les jeunes filles des plus proches villages ? ou bien peut-être leurs camarades de combat, qui habitent partout aux abords, comme d’invisibles tribus souterraines, dans ces casemates, ces tranchées-abris, ces trous de toute forme recouverts de branches vertes ?

La région, bien entendu, n’est pas très sûre, et quand nous arrivons à un passage trop découvert, une sentinelle, postée là exprès pour avertir, nous indique de quitter un moment la grande route, où nous risquerions d’être aperçus et mitraillés, et de prendre quelque traverse ombreuse, derrière des rideaux de peupliers.

Un des soldats qui conduisent mon auto se [ 166] retourne tout à coup pour me dire : « Oh ! regardez, commandant, un cimetière d’Arabes ! on leur a mis leurs petites cornes de lune, à chacun, en place de croix ! » Ici, en effet, les humbles stèles de bois blanc sont toutes surmontées du croissant de l’Islam, et cela détonne, en plein pays français. Pauvres garçons, qui tombèrent pour notre juste cause, si loin de leurs mosquées et de leurs marabouts, ils dorment, hélas ! sans faire face à la Mecque, parce que ceux qui les ont pieusement couchés ne savaient pas que ce fût nécessaire à leur bon sommeil. Mais on leur a apporté la même profusion de fleurs qu’aux nôtres, et nous leur faisons, il va sans dire, le même salut militaire, —un peu tard peut-être, car nous passons si vite…

A Reims, nous arrivons tout juste avant le coucher du soleil. Et là une tristesse soudaine vient nous glacer. Du silence et des rues presque désertes. Les magasins sont fermés, et quelques maisons apparaissent toutes [ 167] béantes, avec d’énormes trous dans leurs murs.

Un des rares passants nous dit qu’à l’hôtel du Lion d’Or, place de la Cathédrale, nous trouverions peut-être encore quelqu’un pour nous recevoir. Et nous voici bientôt au pied même de l’auguste ruine, qui trône toujours aussi majestueuse au milieu de la ville martyre, dominant tout de ses deux tours ajourées. J’arrête mon auto, dont le roulement, dans un pareil lieu, semble un bruit profanateur ; la tristesse des ruines devient ici de la vraie angoisse, et le silence est tel, que l’on se met à parler bas, instinctivement, comme si l’on était déjà dans la grande église morte…

Le Lion d’Or… mais les carreaux sont brisés, les portes ouvertes, la cour vide. J’y envoie un des mes soldats en lui recommandant d’appeler sans trop élever la voix au milieu de tout ce recueillement funèbre. Il revient ; il n’a pas reçu de réponse et il a vu des trous dans les murs. La maison est abandonnée ; il faudra chercher ailleurs.


C’est le crépuscule. Un reflet doré persiste encore, au couronnement magnifique des tours, dont la base s’enveloppe d’ombre. Oh ! la cathédrale, la merveilleuse cathédrale, quelle œuvre de destruction les Barbares ont continué d’y accomplir, depuis mon pèlerinage de novembre dernier ! Elle avait été de tout temps une dentelle de pierre, et maintenant ce n’est plus qu’une dentelle déchirée, en loques, percée de mille trous. Par quel miracle tient-elle toujours ? on a le sentiment qu’il suffirait aujourd’hui de la moindre secousse, d’un peu de vent peut-être, pour la faire s’écrouler, se dissoudre pour ainsi dire en miettes éparses. Comment la réparer jamais ? Quels échafaudages oserait-on appuyer sur ces instables débris ? Pour essayer encore de la protéger un peu, on a entassé en montagne des sacs de terre contre les piliers des portiques, —de même que l’on a fait pour Saint-Marc de Venise, pour Milan, pour tous ces inimitables chefs-d’œuvre du passé, sur quoi menace de s’exercer l’élégante culture [ 169] allemande.—Vaines précautions, c’est trop tard, la cathédrale est perdue.—Et tant de tristesse indignée nous étreint le cœur, à la regarder ce soir dans son agonie et son abandon, cette relique sacrée de notre passé, de notre art et de notre foi !… Ah ! les sauvages ! Et sentir qu’ils sont encore là tout près, capables de lui donner, d’une heure à l’autre, le coup de grâce.

Pour notre adieu, peut-être le dernier, nous allons en faire le tour, lentement, en marchant à pas discrets, au milieu de ce silence de mort, qui semble augmenter à mesure que baisse la lumière.

Mais brusquement, comme nous passions devant les décombres du palais épiscopal, prélude un énorme bruit caverneux, quelque chose comme le grondement d’un grand orage, qui serait tout proche et ne cesserait pas. Et cependant le ciel du soir est si pur !… Ah ! oui, nous étions avertis, nous savons de quoi il retourne : c’est le bombardement de notre [170] artillerie lourde, prévu pour une demi-heure après le coucher du soleil, contre les tranchées des Barbares. Cela nous change de ce silence, une telle musique de cataclysme, cela apporte dans notre promenade une tristesse différente, une autre forme d’horreur. Et nous continuons de regarder les admirables découpures de pierre qui nous surplombent, les arceaux si hardis, les immenses ogives si frêles et si exquises. Oui, comment tout cela tient-il encore ? Il y a là-haut des colonnettes qui n’ont plus de base et qui restent comme suspendues en l’air par leur chapiteau ; les vitraux n’existent plus, les belles rosaces ont été crevées, la nef a de gigantesques déchirures qui vont du sommet jusqu’à la base ; dans le crépuscule, toute la cathédrale prend de plus en plus son aspect de fantôme, et ce bruit, qui fait tout trembler, s’enfle toujours. C’est à se demander si tant de vibrations ne vont pas déterminer la chute définitive de ces trop fragiles découpures qui persistent à se tenir debout, à de telles hauteurs, au-dessus de nos têtes.

[171]

Dans cette solitude, voici le premier passant, un monsieur bien mis. Il se hâte, il court : « Ne restez pas là, nous crie-t-il, vous ne voyez donc pas qu’on va bombarder !

—Mais c’est nous qui tirons, nous les Français. C’est notre artillerie à nous… Ne courez pas si vite, allez !

—Je sais bien que c’est nous, mais, chaque fois, ils se vengent, les autres, sur la cathédrale. Je vous dis, moi, qu’il va pleuvoir des obus, ici, tout de suite. Garez-vous ! »

Il s’en va ; tant mieux : il a été charitable de nous avertir, mais sa jaquette et son chapeau melon s’arrangeaient mal dans la tragique grandeur du décor.

Apparaissent maintenant, au débouché d’une rue, deux jeunes filles, qui s’arrêtent hésitantes. Évidemment, elles savent, elles aussi, que les Barbares ont l’habitude de se venger noblement sur la cathédrale et que les obus vont tomber ; mais sans doute elles ont besoin de traverser cette place pour rentrer chez elles, [172] descendre dans quelque cave. Auront-elles le temps ?

Elles sont gracieuses et jolies, blondes, tête nue, les cheveux attachés en simples bandeaux. Elles regardent en l’air, les yeux bien levés au ciel, peut-être pour voir si la mort commence d’y passer, mais plutôt pour y faire monter une prière. Je ne sais quel dernier éclat du crépuscule, malgré l’ombre envahissante, illumine délicieusement leurs deux visages tournés vers en haut, et on dirait des saintes de vitrail. Un signe de croix toutes deux, et puis elles se décident, et, se tenant par la main, traversent à la course. Avec leurs gestes religieux, avec leur figure inquiète, mais cependant courageuse et pleine de défi, elles me semblent tout à coup des symboles charmants de la jeune fille de France : elles se sauvent, oui, mais on devine bien qu’elles resteraient sans peur, s’il y avait quelque blessé à relever, quelque devoir à accomplir. Et leur fuite paraît toute légère, au milieu de ce grand vacarme de fin de monde…

[173]

Nous nous en allons nous aussi, car c’est le plus sage. Dans les rues, à peine quelques rares passants qui courent pour se mettre à l’abri, qui courent en enflant le dos, bien que rien ne tombe encore, comme font les gens sans parapluie que vient surprendre une averse. L’un d’eux, qui pourtant ne se soucie guère de s’arrêter, nous indique le dernier hôtel ouvert, un hôtel « de toute sûreté », dit-il, là-bas, dans un quartier qui jamais ne reçoit d’obus.

A Dieu ne plaise que j’aie la pensée de me moquer d’eux et que je n’admire pas comme il mérite leur si persistant et si calme héroïsme à rester ici envers et contre tout, dans leur chère ville de plus en plus mutilée. Mais comment ne pas trouver drôle cet instinct qui pousse la plupart des créatures humaines à enfler le dos pour n’importe quelle sorte de grêle. Et puis, est-ce que parce que l’air est vif et doux, et parce qu’il fait bon vivre ? après cet indicible serrement de cœur auprès de la cathédrale, [174] après cette rage à pleurer, il y a détente, et en ce moment tout m’amuse.

Au bout d’une rue calme, où le bruit de la canonnade s’assourdit dans le lointain, nous trouvons l’hôtel indiqué.— « Des chambres—dit le patron, très avenant sur le pas de sa porte, —oh ! tant que vous voudrez, même tout l’hôtel, car vous pensez bien que les voyageurs, par le temps qui court… Et cependant, pour ce qui est des obus, ici, vous savez rien à craindre… »

Fracas épouvantable qui lui coupe sa phrase ! Toutes les vitres de la façade volent en éclats, avec des tuiles, du plâtre, des branches d’arbre. Dans sa hâte pour aller se cacher, il manque la marche du seuil et tombe à plat ventre. Passait un chien, qui se précipite sur lui, très important, comme pour le rappeler à l’ordre, d’une grosse voix. Un chat, sauté je ne sais d’où, traverse l’espace à la façon d’un bolide, prend point d’appui sur mon épaule pour rebondir, et s’engouffre dans une bouche de [175] cave… Mais les mots sont trop longs pour cette série de catastrophes, qui dure à peine le temps de deux éclairs… Et cela continue, on nous bombarde avec une belle régularité, comme au métronome ; déjà le mur de la maison est criblé de cicatrices.

C’est très mal, j’en conviens, de prendre ces choses en gaieté, et on pense bien que chez moi l’impression n’est que superficielle, physique, pourrais-je dire, et ce qui persiste au fond de mon âme n’en est pas moins l’indignation, l’angoisse et la pitié. Mais cette entrée à grand orchestre, que les Allemands nous font dans l’hôtel « de tout repos », en présence de tant d’imprévu, comment rester digne ? D’assez petits obus, à ce qu’il semble ; certes, pas des marmites ; ils passent avec leur long sifflement et éclatent en un coup de formidable tam-tam : zing boum ! zing boum !

— « Dans la cave, messieurs ! » —nous crie l’hôtelier, qui s’est relevé sans avoir de mal. Évidemment il n’y a que ça à faire, je [176] l’aurais trouvé seul. Et je me retourne pour leur dire de rentrer eux aussi, mes trois soldats, restés dehors à regarder un trou de mitraille dans le caisson de notre auto… Mais c’est que je crois vraiment qu’ils rient, les sans-cœur !… Alors non, je ne peux plus, et j’éclate de rire comme eux.

Oui, c’est très mal, car il y aura du sang, des morts tout à l’heure… Mais comment résister, devant ce bonhomme tombé à plat ventre—et l’importance de ce chien qui s’est figuré mettre le holà dans la situation—et ce chat surtout, ce chat avalé par un soupirail, après nous avoir montré, pour suprême exhibition de fuite, son petit arrière-train la queue en l’air !… XIX LES GAZ DE MORT

Novembre 1915.

Un lieu d’effroi, que l’on croirait imaginé par le Dante. Il y fait lourd, étouffant ; deux ou trois petites veilleuses, qui ont l’air d’avoir peur d’éclairer trop, y percent à peine une obscurité embrumée, très chaude, qui sent la sueur et la fièvre. Des gens affairés y chuchotent avec anxiété. Mais ce qu’on y entend le plus, ce sont des halètements d’agonie… Ces halètements, ils s’échappent d’une quantité de petits lits, alignés à se toucher, sur lesquels on distingue des formes humaines, des poitrine s [178] qui battent trop fort, trop vite, et soulèvent les linges comme si l’heure du dernier râle était venue…

Et c’est ici une de nos ambulances du front, improvisée comme on a pu, au lendemain d’une des plus infernales abominations allemandes ; tous ces enfants de France, qui ont l’air de râler sans espoir, leur genre de lésion ne permettait pas de les transporter plus loin. Cette grande salle, aux parois délabrées, était hier un chai pour les tonneaux de champagne, ces petits lits—environ une cinquantaine—ont été fabriqués, en hâte fébrile, avec des branches qui ont gardé leur écorce, et ils ressemblent à ce qu’on appelle dans nos jardins des meubles en style rustique. Mais pourquoi cette chaleur, presque irrespirable, que des poêles dégagent ? —C’est qu’il ne fait jamais assez chaud pour des poumons d’asphyxiés.—Et cette obscurité, pourquoi cette obscurité, qui donne un aspect dantesque à ce lieu de martyre et qui doit tant gêner les [179] douces et blanches infirmières ? —C’est que les barbares, dans leurs trous, sont là, tout près de ce village dont ils se sont amusés plus d’une fois à crever les maisons et le clocher, et si, avec leurs lunettes toujours au guet, ils voyaient, à cette tombée triste d’une nuit de novembre, s’éclairer la rangée de fenêtres d’une longue salle, tout de suite ils flaireraient une ambulance, et les obus pleuvraient sur les humbles lits : on sait leur prédilection pour mitrailler les hôpitaux, les convois de Croix-Rouge, les églises !…

Donc on y voit à peine, ici, dans une sorte de brume dégagée par de l’eau qui bout sur des réchauds. A toute minute, des infirmières apportent d’énormes ballons noirs, et ceux qui suffoquent le plus tendent leurs pauvres mains pour les demander : c’est de l’oxygène, qui les fait mieux respirer et moins souffrir. Beaucoup d’entre eux ont de ces ballons noirs, posés sur leur poitrine haletante et, dans leur bouche, ils tiennent avidement le tuyau par où s’échappe [ 180] le gaz sauveur ; on dirait de grands enfants au biberon ; cela jette une sorte de bouffonnerie macabre sur ces tableaux d’horreur. L’asphyxie, suivant les constitutions, a des effets divers qui exigent des formes diverses de traitement. Quelques-uns, presque nus sur leur lit, sont couverts de ventouses, ou bien tout badigeonnés de teinture d’iode. Il en est d’autres même—oh ! bien gravement atteints, ceux-là, hélas ! —il en est de tout gonflés, poitrine, bras et visage, et qui ressemblent à des bonshommes en baudruche soufflée… Bonshommes de baudruche, enfants au biberon, bien que ces images soient les seules vraies, cela paraît presque sacrilège de les employer quand l’angoisse vous serre le cœur et qu’on a envie de pleurer, pleurer de pitié et pleurer de rage !… Mais puissent-elles, ces comparaisons brutales, se graver mieux dans les esprits, par leur inconvenance même, pour y entretenir plus longtemps la haine indignée et la soif des saintes représailles !

[181]

Car il y a un homme qui nous a longuement préparé tout cela, et cet homme continue de vivre ; il vit, et, comme le remords est sans doute inconnu à son âme de vautour, il ne souffre même pas, si ce n’est de la fureur d’avoir manqué son coup, au moins pour cette fois. Avant de déchaîner ainsi la mort sur le monde, il avait froidement tout combiné, tout prévu : « Si cependant, s’était-il dit, mes grandes ruées à la rhinocéros et mon énorme attirail de tuerie allaient, par impossible, se heurter à quelque résistance par trop magnifique ?… Alors j’oserais peut-être, confiant dans la veulerie des Neutres, j’oserais peut-être braver toutes les lois de la civilisation, et employer d’autres moyens… A tout hasard, préparons-nous. » En effet, la ruée n’a pas réussi, et, avec timidité pour commencer, craintif tout de même du dégoût universel, il a essayé de l’asphyxie, après s’être évertué, bien entendu, à égarer l’opinion par ses habituels mensonges, en accusant la France d’avoir [182] commencé. Comme il en avait le cynique espoir, il n’y a pas eu, hélas ! un sursaut général de la conscience humaine. Pas plus que devant les précédents crimes—organisation de pillage, destruction de cathédrales, viols, massacres d’enfants et de femmes—les Neutres n’ont bougé ; il semble vraiment que le regard fourbe, féroce et mort de sa tête de Gorgone ou de Méduse les ait tous glacés sur place. Et, à l’heure où j’écris, le dernier médusé par ce regard du monstre est ce pauvre roi de Grèce, inconsistant et maladroit, qui tremble au bord du précipice des pires félonies. Qu’il y ait des neutres par terreur, mon Dieu ! on se l’explique encore ; mais que des peuples, hautement estimables pourtant, aient pu rester germanophiles, cela dépasse notre compréhension ; par quelles manœuvres les a-t-on aveuglés, ceux-là, par quelles calomnies, ou par quel argent ?…

Nos chers soldats aux poumons brûlés, haletants sur leurs petits lits « rustiques », [ 183] ont l’air reconnaissant quand, à la suite du major, on s’approche, et ils lèvent sur vous de bons yeux quand on leur prend la main. En voici un tout ballonné, méconnaissable sans doute pour ceux qui ne l’auraient vu qu’avant cette enflure affreuse, et si l’on touche, même le plus légèrement possible, ses pauvres joues distendues, on sent sous les doigts le crépitement des gaz infiltrés entre peau et chair. « Allons, cela va mieux depuis ce matin », dit le major. Et il continue à voix basse, pour l’infirmière : « Celui-là, madame, je commence à croire que nous le sauverons aussi ; mais il ne faut pas le lâcher une minute, par exemple. » Oh ! recommandation inutile, car elle n’a pas la moindre intention de le lâcher, l’infirmière blanche dont les yeux sont déjà cernés par quarante-huit heures d’une veille sans trêve. Aucun ne sera « lâché », non ; il suffit, pour en avoir l’assurance, de regarder tous ces jeunes médecins, tous ces gardes-malades, un peu épuisés, c’est vrai, mais si attentifs et [ 184] vaillants, qui ne les perdent pas de vue.

Et, Dieu merci, on les sauvera presque tous[1] ! Dès qu’ils seront transportables, on les emmènera loin de cette géhenne du front, où les obus du Kaiser s’acharnent volontiers sur les mourants ; on les couchera mieux, dans des ambulances tranquilles, où ils souffriront encore beaucoup certes, pendant huit jours, quinze jours, un mois, mais d’où ils ne tarderont pas trop à repartir, mieux avertis, plus prudents, et pressés de retourner se battre. On peut dire que le coup de l’asphyxie a manqué, comme celui des grandes ruées sauvages ; il n’a pas donné ce que la tête de Gorgone en avait attendu. Et cependant, avec quels habiles calculs, ce coup-là, chaque fois, a été tenté, toujours aux moments les plus propices ! On sait que les Allemands, maîtres en espionnage et sans cesse informés de tout, ne manquent jamais de choisir, pour leurs attaques, quelles [185] qu’elles soient, les jours de « relève », les heures où de nouveaux venus, devant eux, sont encore dans le désarroi de l’arrivée. Le soir donc où s’est accompli ce dernier forfait, six cents de nos hommes prenaient tout juste leur poste avancé, après une longue et fatigante marche ; tout à coup, au milieu d’une salve d’obus qui les surprenait dans leur premier sommeil, ils ont distingué, çà et là, des petits sifflements discrets, comme poussés par de sournoises sirènes à vapeur, —et c’était le gaz de mort qui fusait autour d’eux, épandant ses épaisses, ses lugubres nuées grises. En même temps, leurs fanaux, tout de suite, ne jetaient plus dans ce brouillard que de petites lueurs troubles. Affolés alors, suffoquant déjà, ils songèrent trop tard à ces masques qu’on leur avait donnés et auxquels du reste ils ne croyaient guère ; c’est trop gauchement qu’ils s’en couvrirent ; quelques-uns même, par un irrésistible instinct de conservation, devant la brûlure des bronches, cédèrent à l’envie de [186] courir, et ceux-là furent les plus terriblement atteints, à cause de l’excès de chlore inhalé, dans les grandes aspirations de la course. Mais une autre fois ils ne s’y prendront plus, ni eux ni personne des nôtres ; masqués bien hermétiquement, ils se rangeront immobiles autour des bûchers préparés d’avance, dont les flammes soudaines neutralisent les poisons de l’air, —et ce ne sera presque rien, qu’une heure de malaise, pénible à passer mais presque toujours sans suite mortelle. Il est vrai, dans les antres maudits que sont leurs laboratoires, les intellectuels de l’Allemagne, convaincus maintenant que les Neutres accepteront tout, s’évertuent à nous chercher d’autres poisons pires encore ; mais jusqu’à ce qu’ils les aient trouvés, la tête de Gorgone aura manqué là son coup, comme elle en a manqué tant d’autres, c’est incontestable. Nous, hélas ! nous n’avons pas encore su découvrir un moyen de leur rendre assez cruellement la pareille ; pour nous défendre, nous n’avons donc que le masque [187] protecteur, qui se perfectionne, il est vrai, chaque jour ; —et après tout, aux yeux des Neutres, s’ils ont encore des yeux pour voir, c’est peut-être plus digne de n’employer que cela. Toutefois, combien notre cas serait différent si nous en venions à les asphyxier aussi, eux les pillards et les assassins, les agresseurs entrés par effraction, et qui, en désespoir d’enfoncer nos lignes, tentent de nous enfumer ignoblement chez nous, dans notre cher pays de France, comme on enfumerait des lapins dans leurs terriers, des rats dans leurs trous. Les langues humaines n’avaient pas prévu ces transcendantes ignominies, dont seraient écœurés les derniers des cannibales, aussi n’ont-elles pas de mot pour les nommer… Nos pauvres asphyxiés, haletants sur leurs petits lits, combien j’aurais voulu les montrer à tous, à leurs pères, à leurs fils, à leurs frères, pour porter au paroxysme les indignations sacrées et les soifs de vengeance ; oui, les montrer partout et faire entendre leurs râles, même aux [188] si impassibles Neutres, pour convaincre d’inintelligence ou de crime tant d’obstinés Pacifistes, pour semer partout l’alarme contre la Grande Barbarie, en éruption sur l’Europe !…

[1] Sur six cents asphyxiés de cette nuit-là, plus de cinq cents sont hors de danger. XX LE JOUR DES MORTS AUX ARMÉES DU FRONT

2 novembre 1915.

Les tombes de nos soldats, voici deux ou trois jours que leur grande fête a commencé, tout le long du front de bataille. N’importe où elles soient, groupées autour des églises dans les cimetières communs des villages, ou bien alignées militairement dans les petits cimetières spéciaux qu’on leur a consacrés, ou bien même isolées au bord d’un chemin, au coin d’un bois, solitaires et perdues au milieu des champs, partout, du plus loin qu’on les aperçoit, [190] sous le ciel sombre de ces jours et sur les fonds en grisailles de la campagne, elles attirent les regards par l’éclat tout frais de leurs parures. Chacune a pour le moins quatre beaux drapeaux tricolores, aux hampes plantées en terre, deux drapeaux à la tête, deux drapeaux aux pieds, et tant de couronnes enrubannées, tant de fleurs ! Ce sont les officiers et les camarades de nos morts qui se sont cotisés pour leur donner tout cela et qui, à grand’peine parfois, l’ont fait venir des villes proches, et puis l’ont si pieusement disposé, même pour les plus inconnus et pour les quelques pauvres anonymes…

Ici, dans ce village que le hasard m’a fait habiter en passant, le cimetière s’étage, forme amphithéâtre au flanc d’une colline, et le coin des soldats est en haut, visible de tous les environs. Ils sont là une quinzaine, ayant chacun ses quatre drapeaux, ce qui fait soixante drapeaux. Et l’âpre vent d’automne agite sans cesse, presque gaiement, toutes ces frêles [191] étoffes, les fait jouer, les entremêle, en augmente l’éclat ; du reste il n’y a pas trois autres couleurs qui, par leur assemblage, s’avivent aussi joyeusement que nos trois chères couleurs françaises. Et ces tombes ont aussi tant et tant de fleurs, des dahlias, des chrysanthèmes, des roses, qu’on les dirait recouvertes d’un seul et même tapis somptueusement chamarré. En ces jours, le cimetière entier est pourtant très fleuri, mais il a l’air terne et incolore, auprès du coin de nos soldats. Ce coin privilégié, c’est lui que l’on voit d’abord, de loin, de toutes les routes qui mènent au village, —et on se demanderait : Quelle fête y a-t-il donc par là, pour qu’il y flotte tant de drapeaux !

L’avant-veille, je me souviens d’être venu voir les préparatifs de la naïve décoration. Des Chasseurs, les mains pleines de bouquets, y travaillaient avec hâte et recueillement, en parlant bas. On entendait au loin l’orchestre très assourdi de l’incessante bataille, que dominait la grande voix magnifique de notre [ 192] « artillerie lourde » ; on eût dit, le long de l’horizon extrême, le grondement d’un orage. Tout était sinistre dans ce cimetière, sous un ciel opaque, d’où tombait une demi-obscurité déjà hivernale. Mais le zèle de ces Chasseurs, qui paraient si bien les tombes, devait apporter quand même un peu de gaieté douce aux âmes des jeunes morts.

Et quelles jolies messes émouvantes on leur a chantées partout sur le front, le jour de leur fête ! Dans toutes les petites églises—celles du moins que les Barbares n’ont pas détruites—on avait apporté ce jour-là, pour les embellir, tout ce que les villages pouvaient donner de drapeaux, de bannières, de cierges et de couronnes. Et elles étaient trop étroites, ces églises, pour la foule qui y était venue : officiers, soldats, population civile, femmes en deuil pour la plupart, des pleurs discrets rougissant leurs yeux sous les voiles. Des soldats, spontanément, pour faire aux âmes de leurs camarades un plus exceptionnel concert, [ 193] s’étaient appliqués à apprendre les hymnes de la fin terrestre, le Dies iræ, le De profundis, et leurs voix, bien qu’inhabilement conduites, vibraient d’une manière impressionnante dans les unissons du plain-chant, que l’orgue accompagnait.—Que pourrait-on trouver d’ailleurs qui prépare mieux au suprême sacrifice et à la belle mort, mieux que ces prières, cette musique et même ces fleurs ?…

Ils ont chanté, ce matin-là, avec un élan grave, ces choristes improvisés. Ensuite, après la messe, malgré la pluie glacée et la boue des chemins, de chaque église la foule est sortie en cortège pour se rendre dans les cimetières, à la suite du clergé portant la croix des solennités. Et de nouveau, comme le jour des funérailles, toutes les petites tombes militaires ont été bénies.

Si je raconte cela, c’est pour les mères, les épouses, les familles qui habitent loin d’ici, dans les autres provinces de France, et dont le cœur se serre davantage sans doute à la pensée [ 194] que la sépulture d’un bien-aimé pourrait être à l’abandon et bientôt même ne se reconnaîtrait plus. Oh ! qu’elles se rassurent ! Malgré l’humilité de ces petites croix de bois, presque toutes pareilles, nulle part autant que sur le front les tombes ne sont gardées et honorées, nulle part elles ne recevraient d’hommages plus touchants, ni plus de bouquets, plus de prières, plus de larmes… XXI LA CROIX D’HONNEUR POUR LE DRAPEAU DES MARINS-FUSILIERS !

Paris, qui est par excellence la ville des généreux élans, fêtait, il y a quelques jours, nos marins-fusiliers de l’Yser, —ou du moins les derniers débris de la brigade héroïque, les rares qui ont pu revenir. C’était très bien, de les fêter ainsi ; mais, hélas ! combien promptement cela va s’oublier !

Aujourd’hui, notre cher et éminent ministre de la marine, l’amiral Lacaze, pour la glorification de la brigade aux trois quarts anéantie, fait afficher à bord de nos navires de guerre l e [196] bel ordre du jour d’adieu du généralissime, qui se termine par ces mots : « La vaillante conduite de la brigade des marins-fusiliers dans les plaines de l’Yser, à Nieuport et à Dixmude, restera aux armées comme un exemple d’ardeur guerrière et de dévouement à la patrie. Les marins-fusiliers et leurs chefs peuvent être fiers de la nouvelle page glorieuse qu’ils ont inscrite à leur histoire. » Certes, cet affichage sera plus durable que les réceptions de Paris ; mais, hélas ! il s’oubliera aussi, il s’oubliera trop vite.

Puisque, après la dislocation de cette brigade d’élite, on a décidé de maintenir à l’armée son drapeau, pour en perpétuer la mémoire, ne pourrait-on pas, à ce drapeau si exceptionnel, attacher la croix d’honneur ? On y a bien songé, paraît-il ; mais peut-être, —je n’en sais rien, —peut-être s’est-on arrêté devant quelque article du règlement, car il me semble y avoir lu qu’il faut, pour accorder la croix, que le drapeau ait été « déployé » à l’occasion [ 197] d’une grande offensive, d’un grand fait d’armes. Or, le cas de nos marins-fusiliers est tellement spécial qu’aucun règlement n’aurait su le prévoir. Comment donc l’auraient-ils déployé leur drapeau, pendant la lutte inouïe, puisqu’en ces jours-là ils ne l’avaient pas encore ? Brigade improvisée en hâte, on les avait lancés au feu sans l’incomparable emblème tricolore que toutes les autres brigades possédaient avant de partir. Ce n’est que plus tard, bien après leurs grands exploits du début, qu’on le leur a donné, alors que leur rôle était déjà un peu moins terrible. Dans ces conditions-là, je veux espérer qu’il sera possible de faire fléchir le règlement en leur faveur. S’il était décoré, ce drapeau, tous les marins qui le reçurent avec tant de joie là-bas, un jour où ses trois couleurs étaient encore toutes neuves et éclatantes, se sentiraient récompensés en même temps que lui, et plus tard, dans l’avenir, quand leurs descendants viendraient le regarder, pauvre haillon sacré défraîchi par la poussière, [ 198] cette croix, qu’on lui aurait donnée, leur parlerait mieux des actes sublimes accomplis sur le front de Belgique.

On ne saurait trop l’honorer, la brigade des marins, de laquelle on a écrit officiellement : Aucune troupe, à aucune époque, n’a fait ce qu’ils ont fait. Et voici un passage de la lettre que, le jour de sa dislocation, le général Hély d’Oissel, après en avoir passé la revue suprême, écrivait au capitaine de vaisseau Paillet, qui la commandait alors, —lettre qui fut lue à tous les matelots sur les rangs et leur mit aux yeux de bonnes larmes :

« …Je serais heureux de conserver cet état (la liste effroyable des morts, officiers, sous-officiers et marins) comme un témoignage éloquent et éclatant des services immenses qu’a rendus au pays cette admirable brigade, que l’armée de terre est si fière d’avoir eue dans ses rangs, et que je suis si fier, moi, d’avoir eue sous mes ordres pendant plus d’une année de guerre.

[199]

» Ce matin, quand j’ai vu défiler si allègrement et si correctement vos magnifiques marins, je n’ai pu me défendre d’une émotion poignante, en me disant que c’était la dernière fois. »

En effet, c’est bien là, dans les marécages sanglants de l’Yser, qu’est venue se briser pour la seconde fois, et définitivement, la ruée des barbares. Les deux grands échecs décisifs du misérable Empereur aux mains rouges furent, comme on sait, la retraite de la Marne, et puis cet arrêt en Belgique devant une toute petite poignée de marins aux ténacités surhumaines.

Et on ne les avait pas choisis, ces sublimes entêtés, non, ils étaient les premiers venus, désignés en hâte dans nos ports. Ils n’étaient même pas partis pour se battre, mais pour faire tranquillement la police dans les rues de Paris. Et de Paris, un beau jour, comme le péril était extrême, on les avait expédiés vers l’Yser, sans préparation, à peine équipés, [ 200] ayant tout juste des vivres, en leur disant seulement : « Faites-vous tuer, mais que la Bête allemande ne passe pas ! A n’importe quel prix, tenez tête au moins une semaine, jusqu’à ce qu’on ait le temps d’arriver à la rescousse. » Or, ils ont tenu, on s’en souvient, presque indéfiniment, au milieu d’un véritable enfer de feu, de mitraille, de fracas, de décombres croulants, de froid, de pluie, d’enlisement dans la boue. Et c’est du jour où le choc de la Bête a été amorti par eux, que la France s’est sentie vraiment sauvée.

La plupart du temps, d’ailleurs, il semble qu’il suffise de prendre des braves garçons quelconques et de leur mettre un col bleu pour en faire des héros. Pendant la guerre de Chine, entre autres exemples, n’ai-je pas vu de tout près la même chose : une petite poignée d’hommes pris au hasard à bord de nos navires, commandés par de très jeunes officiers à peine galonnés, et ce hâtif assemblage, devenu soudain un tout admirable, uni, discipliné, ardent [ 201] et sans peur, capable de réaliser, du jour au lendemain, des prodiges d’endurance et d’audace.

Oh ! cette brigade de l’Yser, avec laquelle j’ai failli partir ! J’avais beaucoup intrigué, je l’avoue, pour m’y faire attacher, et je touchais au but quand un obstacle, que je n’aurais jamais su prévoir, m’en a écarté si inexorablement. Avoir dû y renoncer, quand je m’en étais vu si près, restera pour moi, jusqu’à la fin de ma vie, un regret cuisant et cruel… Au moins, que je m’en console un peu en payant mon tribut d’admiration à ceux qui y étaient ; au moins que j’aie cette petite joie de travailler à glorifier leur mémoire. Je demande donc ici pour eux, —et ce n’est pas en mon nom seul, car plusieurs de mes camarades de la marine s’associent à ma prière, des camarades qui n’en étaient pas non plus et dont le désintéressement ne saurait par suite être suspecté, —je demande ici pour eux, et presque avec confiance, bien que le règlement [202] peut-être me donne tort, cette consécration dix fois méritée, qui ne peut porter ombrage à personne : que l’on attache un bout de ruban rouge à leur drapeau ! XXII LA JOURNÉE DES ÉTOURDERIES

Décembre 1915.

Ce jour-là, qui était en période d’accalmie, le général m’avait autorisé à prendre une auto pendant trois ou quatre heures, pour aller à la recherche de la tombe d’un de mes neveux fauché par un obus lors de nos offensives de septembre.

Des renseignements incomplets m’avaient appris qu’il devait être dans un pauvre cimetière de hasard, improvisé le lendemain d’un combat, à quelque cinq ou six cents mètres d’une petite ville appelée T…, dont les ruines, [204] encore canonnées chaque jour et de plus en plus informes, gisent à la limite de la zone française, tout près des tranchées allemandes. Mais j’ignorais comment on l’avait enseveli. Dans une fosse commune, ou bien sous une petite croix portant son nom, ce qui permettrait de venir plus tard le reprendre ?

« Pour aller à T…, m’avait dit le général, faites un détour par le village de B… ; c’est la route où vous risquez le moins d’être repéré. A B…, si les circonstances de la journée semblaient dangereuses, une sentinelle vous arrêterait comme d’usage ; alors vous cacheriez là votre auto derrière quelque mur, et vous pourriez continuer à pied, —avec les précautions habituelles, bien entendu. »

Mon fidèle serviteur Osman qui, depuis une vingtaine d’années, partage mes aventures en tout pays, et qui est soldat comme tout le monde, soldat territorial, a eu un cousin tué au même combat que mon neveu et inhumé, lui a-t-on dit, dans le même cimetière ; il a donc [ 205] obtenu l’autorisation de m’accompagner dans ma pieuse recherche.

Aujourd’hui tout est poudré de givre dans la sinistre campagne, sur laquelle pèse un brouillard glacé ; à soixante mètres en avant de soi, on ne distingue plus rien, et les arbres qui bordent les routes s’effacent, perdus dans les immenses suaires blancs.

Après une demi-heure de course, nous entrons en plein dans cette géhenne du front, à laquelle, avec l’habitude, on ne prend plus garde, mais qui, les premières fois, était si impressionnante, et qui plus tard sera si étrange à retrouver en souvenir. Chaos, tohu-bohu ; tout est chaviré, cassé, murs calcinés, maisons éventrées, villages par terre ; mais une vie intense et magnifique anime les chemins et les ruines ; plus de « civils », plus de femmes ni d’enfants ; rien que des soldats, des chevaux et des automobiles, mais il y en a tant et tant que l’on n’avance plus qu’avec peine. Deux courants presque ininterrompus se partagent [ 206] les routes : d’un côté, tout ce qui s’en va au feu ; de l’autre, tout ce qui en revient. Lourds camions d’artillerie, de munitions, de vivres, de Croix-Rouge, qui cahotent sur les ornières durcies de gelée et mènent un grand fracas de ferraille, en concurrence avec le bruit plus ou moins lointain des incessantes canonnades. Et les figures de toutes sortes, qui voyagent sur ces énormes machines roulantes, respirent la santé et la décision ; il y a nos soldats à nous, coiffés maintenant de ce casque d’acier bleuâtre qui rappelle l’ancienne bourguignotte et nous ramène au vieux temps ; il y a des barbes jaunes de Russes, des peaux basanées d’Indiens et de Bédouins. Tout ce monde chemine, chemine, traînant des monceaux de choses hétéroclites, et il y a aussi des chevaux par milliers se faufilant au milieu des grosses roues innombrables. Vraiment on se croirait à l’époque d’une migration générale de l’humanité, après quelque cataclysme ayant bouleversé la surface du monde… Eh ! bien non, [ 207] c’est là simplement l’œuvre du grand Maudit qui a déchaîné la barbarie allemande ; il avait mis quarante ans à préparer le coup monstrueux qui, d’après son calcul, devait amener l’apothéose de son orgueil forcené, mais qui n’aura amené que sa chute dans une mer de sang, au milieu du dégoût mondial…

Il y a incontestablement grande accalmie aujourd’hui, car, même dans les instants où cesse le roulement des camions de fer, on n’entend pas le canon gronder. Ce doit être toute cette brume qui en est cause, et combien d’ailleurs elle nous sera propice, cette aimable brume, on croirait que nous l’avons commandée !

Nous voici au village de B… que le général avait prévu comme point terminus de notre course en auto. L’affluence y est à son comble ; entre les murs crevés, entre les toitures brûlées, bourguignottes et manteaux bleu horizon se pressent, s’agitent. Et tout est encombré par ces pesantes voitures qui, en arrivant, [208] s’immobilisent, ou bien font leur manœuvre pour tourner et repartir : c’est que nous sommes ici au seuil de la région où d’ordinaire on ne s’aventure que la nuit, à pied, à pas assourdis, ou bien alors, si c’est le jour, en marchant isolément, un par un, pour ne pas se faire remarquer des lunettes allemandes. Au bout du village, donc, la vie cesse brusquement, comme coupée net d’un trait de hache ; soudain, plus personne ; la route, il est vrai, continue bien vers cette ville de T…, qui est notre but, mais elle se fait tout à coup vide et silencieuse ; entre ses deux rangées de maigres arbres givrés, elle s’enfonce avec un air de mystère dans l’épais brouillard blanc, et on ne s’étonnerait pas de lire ici, sur quelque poteau indicateur : Route de la mort.

Une minute d’hésitation. Cependant je ne vois aucun de ces signaux qui sont d’usage aux points où il faut s’arrêter, ni l’habituel petit pavillon rouge, ni la branche d’arbre fichée en terre, ni la sentinelle d’alarme qui lève à deux [ 209] mains son fusil au-dessus de la tête ; la route est donc considérée comme possible aujourd’hui, et quand je demande si elle mène bien à T…, des sous-officiers qui sont là se bornent à répondre : « Oui, mon colonel », avec le salut militaire, sans paraître étonnés. Alors nous n’avons qu’à poursuivre, avec tout de même la précaution de ne pas marcher trop vite pour ne pas faire trop de bruit.

Et, rien qu’à ce silence où nous plongeons maintenant, rien qu’à cette solitude, je reconnaîtrais que nous sommes sur le front extrême ; car c’est une des étrangetés de la guerre nouvelle, que toujours la zone tragique confinant aux terriers des barbares ait l’aspect d’un désert ; on n’y voit personne, tout y est caché, enfoui, et—sauf les jours où la Mort se met à y hurler de son horrible grande voix—le plus souvent on n’y entend rien…

Nous avançons, nous avançons, dans un décor d’une monotonie lugubre, sans cesse pareil à lui-même et qui est tout vaporeux, qui [ 210] a l’air inconsistant, comme fait de mousselines ; à cinquante mètres derrière nous, il s’efface et se ferme ; à cinquante mètres en avant il s’ouvre au fur et à mesure que nous courons, mais sans modifier son aspect ; toujours cette route blanchâtre aux ornières gelées, toujours cette plaine blanchâtre qui s’estompe sans montrer ses lointains, toujours l’épaisseur de ces ouates si froides et si blanches qui remplacent l’air, et toujours les deux rangées de ces arbres poudrés à frimas, tels de grands balais que l’on aurait roulés dans du sel avant de les piquer en terre par le manche. On s’aperçoit par exemple que c’est une région trop souvent visitée par la foudre, —par la foudre ou par quelque chose d’équivalent… Oh ! ce qu’il y a d’arbres fracassés, tordus, dont les branches déchiquetées pendent en lambeaux !

Nous franchissons des tranchées françaises, qui s’en vont de droite et de gauche de la route, faisant face à cet inconnu vers lequel [211] nous courons ; elles sont là prêtes, sur plusieurs lignes, pour le cas improbable de quelque repliement de nos troupes ; mais elles sont vides, et c’est toujours la continuation du même désert. Je fais arrêter de temps à autre, pour regarder alentour, l’oreille au guet. Rien, un silence comme si la nature elle-même était morte de tout ce froid. La brume tend de plus en plus à s’épaissir, et il n’existe pas de lunettes capables de nous voir au travers. Tout au plus pourraient-ils nous entendre arriver, eux, là-bas, et encore ! D’après mes cartes, nous avons deux kilomètres devant nous, pour le moins. Allons toujours !

Cependant, tout à coup, on croirait une évocation de fantômes ; des têtes, des files de têtes, coiffées du casque bleu, surgissent ensemble de terre, à droite, à gauche, auprès et au loin.—Ah ! diable !… Ce sont des nôtres, bien entendu, et ils se bornent à nous regarder, se montrant à peine ; mais, pour que ces tranchées, que nous dépassons si vite, [ 212] soient ainsi garnies de soldats en éveil, il faut que nous soyons joliment près du repaire de l’ogre ! Avançons quand même encore un peu, puisque la bonne brume nous suit fidèlement, en complice.

Cinq cents mètres plus loin, voici que je songe à leurs microphones, qui seuls pourraient nous trahir ; c’est que précisément la terre gelée et le brouillard sont deux merveilleux conducteurs du son. Alors j’ai le sentiment soudain que je me suis avancé beaucoup trop, que la mort m’environne, que le brouillard seul nous protège encore, et la responsabilité de l’existence de mes soldats me fait frémir : c’est que je ne suis même pas en service commandé, aujourd’hui ce n’est qu’une promenade et, dans ces conditions, s’il arrivait malheur à l’un d’eux, j’en aurais le remords toute ma vie. Il n’est que temps d’arrêter ici mon auto !… Ensuite je continuerai à pied vers cette ville de T…, pour me renseigner là, auprès des nôtres installés dans les caves des ruines, [213] sur le gisement du cimetière que je cherche.

Mais, à ce moment même, une plantation funéraire très touffue commence de se dessiner dans un champ, sur la gauche de la route : des croix, des croix de bois blanc, alignées en rangs serrés, nombreuses comme les ceps dans les vignes de Champagne ; un pauvre cimetière de soldats, tout neuf et déjà si grand, tout poudré de givre lui aussi comme les plaines alentour, et infiniment désolé dans cette terre blanchâtre qui n’a même pas une herbe verte… Si c’était celui que nous cherchons !

— « Mais oui, c’est ça, s’écrie Osman, c’est ça ! Car voici la tombe de mon pauvre cousin, la première, tenez, commandant, à toucher le fossé de bordure, je lis son nom d’ici ! »

En effet, je lis moi-même : Pierre D… ; l’inscription est en lettres très grosses, et la croix est plus que les autres tournée vers nous, comme pour nous crier : « Halte, nous sommes ici, n’allez pas vous risquer plus loin, descendez ! »

[214]

Et nous descendons, écoutant attentivement le silence. Pas un bruit, pas un mouvement nulle part, si ce n’est la chute de quelque perle de givre, détachée des maigres arbres du chemin. Notre sécurité semble absolue. Entrons donc tranquillement dans le champ où il semble que cette humble croix nous ait appelés d’un signe.

Osman avait soigneusement préparé deux petites bouteilles cachetées, contenant les noms de nos deux morts, pour les enfouir à leurs pieds, par crainte des obus qui seraient capables encore de venir saccager tout cet étiquetage ; il est vrai, nous avons étourdiment oublié la bêche pour creuser la terre, mais tant pis, on se débrouillera. Les deux chauffeurs entrent avec nous, car ils avaient eu la très gentille pensée, sachant pourquoi nous allions là, d’apporter chacun un appareil photographique pour prendre une image des tombes. Pierre D…, lui, a été trouvé tout de suite ; nous n’avons donc plus que mon neveu [215] à chercher dans toute cette jeune foule glacée ; pour gagner du temps—car le lieu n’est quand même pas très rassurant, il faut se l’avouer—partageons-nous la pieuse besogne, et que chacun de nous suive l’un de ces alignements aux régularités si militaires.

Je ne crois pas qu’aucune imagination humaine puisse jamais concevoir quelque chose d’aussi lugubre que ce vaste cimetière de soldats, dans cet abandon, dans ce silence que l’on sait attentif, hostile et traître, et avec cet horrible voisinage dont on sent pour ainsi dire la menace planer. Tout est blanc ou blanchâtre, à commencer par ce sol de Champagne, qui le serait déjà par lui-même, sans les innombrables petits cristaux de glace dont il est couvert. Pas un arbuste, aucun feuillage, pas même de l’herbe ; rien que cette terre d’un gris pâle de cendre dans laquelle on les a ensevelis. Deux ou trois cents petits tertres bien étroits, à croire que la place manquait, chacun étiqueté de sa misérable croix de bois blanc. Toutes [216] ces croix, toutes ces croix, enguirlandées de givre, elles ont les bras comme frangés de pauvres larmes silencieuses, qui se seraient figées sans pouvoir tomber. Et le brouillard enferme si jalousement cet ensemble que l’on ne voit pas nettement le cimetière finir ; les dernières croix surchargées de pendeloques blanches se perdent dans de l’imprécision blême ; c’est comme s’il n’existait plus au monde que ce champ-là, avec ses myriades de perles tristement brillantes, et puis rien d’autre…

Je me suis penché sur une centaine de tombes au moins, et je ne trouve rien que des noms d’inconnus, souvent même c’est la mention cruelle : Non identifié.—Je dis penché, parce que l’inscription parfois, au lieu d’être à la peinture noire, a été gravée sur une petite plaque de zinc—on n’avait pas mieux—gravée hâtivement et difficile à déchiffrer. Je le découvre enfin, le pauvre enfant que je cherchais : « Sergent Georges de F… » Il est là, serré comme à l’exercice entre ses compagnons de [ 217] silence. C’est une petite plaque de zinc qui lui est échue, et son nom y a été inscrit patiemment en pointillé, sans doute avec un marteau et un clou. Il est un des très rares qui aient une couronne, oh ! une bien modeste couronne de feuillage déjà décolorée, souvenir de ses soldats, qui devaient l’aimer, car je sais qu’il était doux avec eux.

Pour plus tard, pour quand on viendra le reprendre, je vais tracer sur mon calepin un plan du cimetière, en comptant les rangées de tombes et en comptant les tombes dans les rangées… Tiens ! des balles qui sifflent ! Trois ou quatre à la file ! D’où est-ce qu’elles nous arrivent celles-là ? C’est bien à nous qu’elles étaient destinées, car leur bruit à chacune se termine par cette espèce de petit chant mielleux : « Koui-you ! Koui-you ! » qui leur est coutumier quand elles viennent mourir dans votre direction, et mourir tout près. Le silence retombe après leur passage, mais je me hâte plus encore à crayonner.

[218]

Et à mesure que je reste là, l’horreur de ce lieu m’imprègne davantage. Oh ! ce cimetière qui, au lieu de finir comme les choses réelles, se plonge peu à peu dans un enveloppement de nuages ; ces tombes, ces tombes, toutes gemmées de leurs glaçons blancs qui ont coulé comme des larmes ; cette blancheur du sol, cette blancheur de tout, et la Mort qui revient sournoisement voleter ici, avec une espèce de petit cri d’oiseau !… Là-bas, sur la tombe de Pierre D…, j’aperçois Osman, très estompé de brume lui aussi ; il a trouvé une bêche, sans doute restée là depuis les ensevelissements ; et il achève d’enterrer la petite bouteille indicatrice… Encore : « Koui-you ! Koui-you ! » Le lieu décidément est malsain, comme diraient les soldats, et ce serait coupable de m’y attarder.

Allons bon ! Un shrapnel à présent ! Mais avant d’entendre son éclatement dans l’air, je l’ai reconnu au bruit de son vol, qui diffère de celui des obus. Pointé trop à droite, ce [219] premier coup, et la mitraille va tomber à vingt ou trente mètres, sur les petits tertres blancs. Mais nous sommes repérés, c’est certain, et ce sont les microphones. Cela va continuer, et il n’y a d’abri nulle part, pas une tranchée, pas un trou.

— « Baissez-vous, commandant, baissez-vous », me crie de loin Osman, qui en voit venir un second vers moi, tandis que mon attention est encore aux tombes.—Me baisser, pour quoi faire ? C’est bon pour les obus. Mais pour les shrapnels, qui tombent d’en haut ! Non, ce sont nos casques d’acier qu’il aurait fallu, mais étourdiment, ne nous méfiant pas, nous les avons laissés dans l’auto avec nos masques. Nous sauver, c’est tout ce qui nous reste à faire. Il accourt vers moi, avec sa bêche et sa deuxième petite bouteille. Et je lui crie : « Non, non, trop tard, sauve-toi ! » —Ah ! mon Dieu, et l’auto qui n’est pas tournée ! Mais c’était élémentaire, en arrivant j’aurais dû commencer par là. Série noire des [220] étourderies, aujourd’hui ; où donc ai-je la tête. C’est qu’aussi elle avait été si calme, notre entrée dans ce cimetière ! Et je crie aux deux chauffeurs qui photographiaient encore : « Mais laissez tout, laissez ! Allez vite tourner l’auto ! Pas trop vite tout de même, non, pour ne pas faire trop de bruit ! Mais allez ! courez ! » Osman a profité de la diversion avec les chauffeurs pour commencer de creuser près de moi : « Non, laisse ça, je te dis ; tu vois bien qu’ils continuent ; cours te mettre derrière un arbre de la route ! —Mais ça y est, commandant, c’est fait. Du temps que l’auto va tourner, c’est fini ! » Dans le fond, j’aime mieux qu’il me désobéisse un peu, et que cela se fasse. Jamais trou ne fut si prestement creusé, ni bouteille plus lestement enfouie ; après quoi, il ramène la terre, saute dessus pour l’aplatir, et jette sa bêche de fossoyeur. Alors nous partons au pas de course, sur les tertres de nos morts, intérieurement leur demandant de nous pardonner. Rien de si ridicule, rien qui ait [ 221] l’air plus bête que de courir sous le feu. Mais je ne suis pas seul ; j’ai charge d’âmes avec ces soldats, et je serais criminel en retardant, ne fût-ce que d’une seconde, leur fuite à tous.

Les shrapnels éclatent toujours, semant autour de nous leur grêle. Et comme c’est étrange, les raffinements de la guerre moderne, cette Mort qui nous cherche ainsi du fond de l’invisible, du fond des ouates blanches de l’horizon, lancée sur nous par des gens que nous ne voyons pas et qui ne nous voient pas davantage, lancée à l’aveuglette, mais sûre quand même de nous atteindre !

Nous arrivons à l’auto juste comme elle a fini de tourner, sautons dedans, et en route à toute vitesse, ouvrant tout. Devant les tranchées habitées, nous repassons en ouragan ; les têtes cette fois se soulèvent à peine, à cause de l’arrosage. Ils sont à l’abri, eux, mais pas encore nous, qui n’avons que notre vitesse pour nous sauver.

Pendant cette fuite éperdue, où je n’ai plus [222] rien à faire qu’à laisser courir, mon imagination plus libre se reporte sur le si lugubre cimetière et ses morts. Et les shrapnels, comme on les entendait bizarrement bien, au milieu de ce silence et dans ce brouillard extraordinaire qui augmentait, à la manière d’un microphone, le bruit de leur vol ! C’est peut-être la première fois du reste que je les écoute ainsi en solo, dégagés de tous les habituels fracas, dans l’intimité si j’ose dire, et m’ayant fait l’honneur de venir pour moi seul. Jamais donc encore je n’avais éprouvé ce sentiment presque physique de leur folle vitesse de petite chose dure, et de ce que doit être le choc contre un fragile obstacle, une poitrine ou une tête…

Le tour est joué, nous rentrons dans le village de B… Là, fini pour les shrapnels, les pièces à longue portée, seules, pourraient nous atteindre. Nous n’avons ni une vitre cassée, ni une égratignure. D’instinct, les chauffeurs s’arrêtent, au moment où j’allais le leur dire, [223] non que l’auto ait besoin de souffler, nous non plus, mais besoin de nous reconnaître, de mettre un peu d’ordre dans les manteaux jetés pêle-mêle, qui, depuis le rapide départ, dansaient la sarabande avec les appareils photographiques, les casques et les revolvers.

Et alors, comme des gens qui, pour s’abriter contre une averse, ont tout de même fini par trouver une porte cochère, en nous regardant nous avons envie de rire. Rire malgré le souvenir angoissant et tout frais de nos morts, rire de l’avoir échappé belle, rire d’avoir réussi ce que nous voulions faire, et surtout d’avoir nargué ces imbéciles qui nous tiraient dessus… XXIII AU PREMIER SOLEIL DE MARS

10 mars 1916.

Cette zone de quinze ou vingt kilomètres de large, si affreusement déchiquetée, qui, dans notre France, s’étend depuis la mer du Nord jusqu’à l’Alsace et suit la ligne des tranchées où se terrent les Barbares, cette zone de la grande angoisse et de la grande gloire, c’est par ici, je crois, qu’elle atteint le maximum de son invraisemblance de mauvais rêve, en même temps que le maximum de son horreur ; —je dis par ici, parce que je n’ai pas le droit de préciser davantage, mais enfin par ici, dans [ 226] certaine province qui, dès avant la guerre, avait reçu un triste surnom, quelque chose comme la désolée, la miséreuse, ou même, si l’on veut, la pouilleuse. C’est que, avant la dévastation, elle était déjà très aride, presque sans verdure ; des vallonnements dénudés, quelques bouquets de pins rabougris, et des villages bien pauvres, qui n’avaient même pas la grâce d’être anciens, car de siècle en siècle, les sauvages d’Allemagne étaient venus s’y ébattre et après leur passage il avait fallu tout rebâtir.

Et à présent, depuis la grande ruée nouvelle qui a dépassé toute abomination connue, combien elle est étrange, presque fantastique, cette région de misère, avec ses ruines calcinées, avec son sol couleur de craie, fouillé, refouillé jusqu’aux entrailles profondes, comme par des myriades d’animaux fouisseurs ! Une fois de plus, j’y pénètre aujourd’hui en auto, pour une mission que l’on m’a donnée, et je ne l’avais encore jamais vue dans tout ce [ 227] gâchis des dégels, où nos pauvres petits guerriers en capote bleue s’empêtrent si péniblement jusqu’à mi-jambe. Le cœur se serre à mesure que l’on avance, par ces chemins défoncés qui s’encombrent toujours davantage de nos chers soldats si lamentablement couverts de boue et devenus tout grisâtres. Les rares villages sur le parcours sont de plus en plus touchés par les obus, et c’est fini d’apercevoir des villageoises ou des enfants ; plus de civils, rien que des casques bleus, mais il y en a par milliers. La fonte rapide des neiges, sous un soleil si ardent tout à coup, trace dans les lointains d’immenses zébrures, les unes blanches, les autres couleur de terre. Et toutes les collines que nous rencontrons à présent semblent habitées par des tribus de troglodytes ; chaque pente qui nous fait face, à nous les arrivants, et qui par suite échappe à la vue et au tir de l’ennemi, est criblée de bouches de souterrains, qui s’alignent, ou bien se superposent à plusieurs étages, et où l’on voit apparaître des [228] têtes humaines, casquées, prenant le soleil… Qu’est-ce que c’est que ce pays, est-il préhistorique, ou seulement très lointain ? Assurément, on ne dirait plus la France. N’était ce vent âpre et glacé, on croirait presque, sous le ciel d’aujourd’hui trop bleu pour un ciel du Nord, on croirait les berges du Haut-Nil, la chaîne libyque où bâillent les hypogées…

De nouveau se présente un semblant de village, le dernier que je traverserai, car ceux qui, plus loin, jalonnent encore la route vers les Barbares ne sont plus que d’informes amas de pierres, aux aspects de tumulus. Bien entendu, il est aux trois quarts démoli, celui-là : pans de murs bizarrement découpés à jours et portant de noires marbrures de suie aux places où passaient les cheminées. Mais beaucoup de soldats sont gaiement installés à déjeuner, dans les abris tout à fait illusoires que leur offrent ces restes de maisons ; il y a même des fourriers qui, sur des tables improvisées, font sans s’émouvoir leurs écritures… [229] Bang ! Un obus !… Un obus lancé de très loin et à l’aveuglette par les Barbares, sans utilité définie, mais avec l’espoir qu’il pourra toujours faire du mal à quelqu’un. Il est tombé sur une ruine d’écurie sans toiture, où de pauvres chevaux étaient attachés, et voici deux d’entre eux qui s’abattent le ventre en l’air, gesticulant des quatre pattes comme ils font tous à l’heure de mourir ; ils rougissent la neige de jets de sang, qui leur sortent de la poitrine en secousses, comme lancés par une pompe.

Après le village, vite disparu, j’entre dans cette solitude, toujours un peu solennelle, qui, d’un bout à l’autre du front, indique le voisinage immédiat des Barbares. Le soleil de mars, étonnamment lourd, darde sur ce désert tragique, où d’immenses plaques de neige alternent avec des étendues couleur de boue. Et maintenant, chaque fois que ma voiture s’arrête, pour une hésitation, pour une cause quelconque, et que le moteur fait silence, on entend de plus en plus fort le bruit du canon.

[230]

Me voici enfin au point terminus où mon auto peut me porter ; si je la menais plus loin, elle serait vue par les Boches, et les obus, qui vagabondent çà et là dans l’air, convergeraient sur elle ; il faut la remiser, avec mes chauffeurs, derrière un repli du sol, et continuer seul, à pied.

D’abord, j’ai besoin de téléphoner au quartier général, —et le « bureau », c’est ce trou noir qui se dissimule parmi de maigres broussailles ; par un escalier tout étroit, je plonge jusqu’à 7 ou 8 mètres dans la terre, et là, je trouve, comme « demoiselles du téléphone », quatre soldats, que de minuscules lanternes électriques éclairent d’une lueur de ver luisant. Ce sont des territoriaux, d’une quarantaine d’années ; et celui qui me fait passer l’appareil porte une alliance au doigt, —il a donc sans doute, là-bas quelque part au grand air, quelque part où la vie est possible, une femme et des enfants. Cependant il me conte qu’il est depuis six mois déjà dans ce trou humide, [231] sous la terre que ne cessent de balayer les obus, et il dit cela avec une résignation souriante, comme si le sacrifice était tout naturel ; ses camarades de même parlent de leur vie de termite sans une nuance de plainte. Et ils sont admirables eux aussi, tous ces patients héros de l’obscurité, autant peut-être que leurs camarades qui se battent au grand air, à la lumière du jour et dans l’excitation mutuelle.

Au sortir du souterrain, où s’assourdissaient les bruits, on réentend clair la canonnade et on reçoit un éblouissement de ce soleil inusité qui illumine toutes ces blancheurs de neige.

J’ai deux kilomètres à faire environ dans l’étrange désert pour atteindre un pauvre petit bouquet de pins tout chétifs, que j’aperçois là-bas sur une hauteur ; c’est là que j’ai donné rendez-vous à un officier du Génie auquel j’ai affaire, pour la mission dont je suis chargé.

Un simulacre de désert, devrais-je plutôt dire, car il est très habité en dessous par nos soldats en armes et l’oreille au guet ; au [ 232] moindre signal d’attaque, ils sortiraient par mille trous ; mais pour le moment, dans tout le déploiement de cette étendue, si ensoleillée et cependant si froide, on aperçoit à peine une ou deux capotes bleues qui rôdent, allant d’un abri à un autre.

Et un désert terriblement bruyant, car, outre les continuelles détonations d’artillerie plus ou moins proches, on y entend voler comme des espèces de gros scarabées, qui en passant font presque un bourdonnement d’aéroplane, mais qui, à force de vitesse, sont tous invisibles ; ils passent au hasard, et, quand ils se heurtent durement la tête contre le sol, on voit des cailloux, de la terre, de la ferraille jaillir en gerbe. A l’horizon vers l’Est, se profile sur le ciel un de ces tumuli faits de décombres, qui marquent maintenant la place des anciens villages, et c’est là-dessus que les scarabées monstres s’acharnent le plus à tomber, en provoquant chaque fois des envols de plâtras et de poussière : bombardement d’ailleurs inutile [ 233] et stupide, puisque tout cela est déjà mort.

Aujourd’hui surtout, jour de grand dégel, deux kilomètres ici, dans cette région où tant de nos pauvres soldats sont condamnés à vivre, en représentent bien dix ailleurs, —tant la marche y est difficile. La boue vous happe jusqu’aux chevilles, et on n’en peut plus retirer son pied, car elle colle comme de la glu. Le vent reste toujours aussi âpre, glacé ; mais, au milieu du ciel trop bleu, rayonne un soleil qui brûle la tête, et, sous le casque d’acier qui devient plus pesant, la sueur perle au front. La neige décidément s’est mise à fondre à vue d’œil ; toutes les tristes collines dénudées reprennent par le sommet leur couleur brune et semblent des croupes de bêtes, couchées sur ces plaines encore blanches.

C’est la première fois que je me trouve si absolument et infiniment seul, au milieu de ce décor d’immense désolation, qui étincelle de lumière aujourd’hui par hasard et n’en est peut-être que plus lugubre. Jusqu’à ce que j’aie [ 234] atteint le petit bois où m’appelle une affaire de service, je n’ai à penser à rien, à m’occuper de rien, ni d’éviter les obus qui ne m’en laisseraient pas le temps, ni même de choisir la place où poser mon pied puisque l’on enfonce également partout. Et voici que peu à peu je me sens revenir à une mentalité de jadis, une mentalité d’avant-guerre, et, toutes ces choses auxquelles je m’étais habitué, je les regarde et les juge comme si elles étaient nouvelles. Il y a seulement une vingtaine de mois, qui donc eût imaginé de tels aspects ? Ainsi, ces innombrables déblais de terre—des déblais blancs puisque la terre de cette province est blanche, —des déblais qui sont jetés partout en longues traînées et qui tracent sur ce désert des multitudes de lignes comme des zébrures, est-ce possible qu’ils indiquent les seuls chemins où nos soldats de France puissent aujourd’hui circuler avec une demi-sécurité ? Petits chemins creux, les uns ondulés, les autres droits, que l’on a nommés « boyaux » et qu’il a fallu [ 235] multiplier, multiplier à tel point que le sol en est sillonné à l’infini ! Quel prodigieux travail ils représentent d’ailleurs, ces sentiers de taupes, en réseau sur des centaines de lieues ! Si on y ajoute les tranchées, les abris-cavernes, toutes ces catacombes qui plongent jusqu’au cœur des collines, on reste confondu devant tant et tant de fouilles, qui sembleraient l’œuvre des siècles.

Et ces espèces de filets tendus de tous côtés, si l’on n’était pas averti et accoutumé, comprendrait-on ce que cela peut bien être ? On croirait que des araignées géantes ont tissé leurs toiles sur ces myriades de piquets, qui s’en vont à perte de vue, tantôt plantés en lignes droites, tantôt formant des cercles ou des demi-lunes, traçant sur l’étendue des dessins qui doivent être cabalistiques pour mieux envelopper et empêtrer les Barbares. On les a du reste terriblement renforcés, doublés, décuplés, ces filets d’arrêt, depuis mon dernier passage, et nos soldats tisseurs d’embûches ont dû en faire, là dedans, des tours et des passes, avec leur [236] énorme bobine de fils barbelés sous le bras, pour obtenir ces fouillis inextricables…

Mais, par exemple, ce qui se comprend au premier coup d’œil et ce qui ajoute à l’horreur macabre du grand ensemble, ce sont ces enclos de distance en distance, ces balustrades de bois enfermant des groupes serrés de pauvres petites croix funéraires faites de deux bâtons. Cela, tout de suite, hélas ! on voit ce que c’est ! Ils gisent donc ainsi, au bruit des canonnades, comme si la bataille n’était pas encore finie pour eux, nos chers disparus, nos héros obscurs et sublimes, —inapprochables en ce moment, même pour ceux qui les pleurent, inapprochables parce que la mort ne cesse de passer dans l’air au-dessus de leurs petites assemblées silencieuses…

Ah ! pour compléter l’invraisemblance de tout, voici un oiseau noir par trop gigantesque, un monstre d’Apocalypse, qui vole à grand bruit là-haut ! Il s’en va du côté de France, cherchant sans doute la région plus abritée où [ 237] l’on commence à trouver des femmes et des enfants, avec l’espoir d’en abattre quelques-uns…

Je marche toujours, si cela peut s’appeler marcher, cette lassante et inexorable série d’enfoncements dans la neige et la boue si froide. Et enfin j’arrive au bouquet d’arbres du rendez-vous ; il me tardait, car le casque et la capote étaient des fardeaux sous ce brûlant soleil imprévu. Je suis du reste en avance ; l’officier que j’ai fait appeler—pour des questions de nouveaux ouvrages de défense, de nouvelles lignes de filets et de nouveaux trous—c’est lui sans doute, cette silhouette bleue qui vient par ici sur les nappes de neige ; mais il est loin, et j’ai quelques instants encore pour continuer ma rêverie du chemin, avant l’heure de redevenir précis et appliqué. Le lieu évidemment n’est pas de tout repos, car ces tristes branchages déjà moitié saccagés, on sait que les gros hannetons bourdonnants qui passent de temps à autre les traverseraient comme de [ 238] simples feuilles de papier ; mais c’est égal, un petit bois, cela tient compagnie, cela entoure, cela illusionne.

Je suis là sur une hauteur, où le vent souffle plus glacial et d’où je domine tout l’effroyable paysage, la succession des monotones collines zébrées de boyaux blanchâtres, et les quelques arbres échevelés par la mitraille. Dans les lointains, ces transfilages de fer, tendus partout, brillent légèrement au soleil, un peu comme ces fils de la Vierge qui apparaissent au-dessus des prairies au printemps. Et de tous côtés les détonations d’artillerie font leur bruit coutumier, qui est incessant, par ici, nuit et jour, comme celui de la mer contre les falaises…

Ah ! le grand oiseau noir a trouvé à qui parler dans l’air. Je le vois tout à coup assailli par une quantité de ces flocons de ouate blanche (éclatements de shrapnels) qui ont la mine si innocente, mais qui sont si dangereux pour les oiseaux de son espèce. Alors il se hâte de [ 239] rebrousser chemin. Et ses crimes seront pour une autre fois.

De derrière une élévation voisine, débouche une théorie de personnages bleus, qui seront près de moi avant l’officier en route là-bas. C’est l’un quelconque, l’un entre mille de ces petits cortèges que l’on rencontre à toute heure, hélas ! le long du front et qui font pour ainsi dire partie du décor. En tête, quatre soldats portent une civière, et d’autres suivent pour les relever. Attirés eux aussi par la protection illusoire des branches, ils s’arrêtent d’instinct à l’entrée du bois, pour souffler et changer d’épaules. Ils viennent des tranchées de première ligne, qui sont à trois ou quatre kilomètres d’ici, et vont porter un « grand blessé » à une ambulance souterraine, qui n’est plus qu’à un quart d’heure de marche. Eux non plus n’avaient pas prévu ce mauvais soleil de mars qui brûle les têtes, ils ont leur casque et leur capote d’hiver, et cela leur pèse autant que le précieux fardeau qu’ils s’efforcent de ne [ 240] pas secouer ; de plus, ils traînent à chaque jambe une épaisse carapace de neige et de boue gluante qui leur fait des pieds d’éléphant, et la sueur coule à grosses gouttes sur leur brave figure fatiguée.

— « Qu’est-ce qu’il a, votre blessé ? » dis-je à voix basse.

A voix plus basse encore ils me répondirent : « Son ventre est tout ouvert… Oh ! le major de la tranchée a dit que… » Ils ne finissent la phrase que par un hochement de tête, mais j’ai compris. Du reste il n’a pas bougé. Sa pauvre main reste posée sur son front et ses yeux, sans doute pour les garantir du trop cuisant soleil, et je demande : « Pourquoi ne lui avez-vous pas couvert la figure ? —Nous lui avions mis un mouchoir, mon colonel, mais il l’a ôté : il a dit qu’il aimait mieux comme ça, pour voir encore des choses entre ses doigts… »

Ah ! mais les deux derniers, en plus de la sueur, ils ont du sang qui leur inonde la figure [241] et leur coule en petit ruisseau dans le cou : « Nous, c’est pas grand’chose, mon colonel, me disent-ils ; on a attrapé ça tout de suite en route. On avait commencé de l’apporter par les boyaux, mais ça le secouait trop, alors on a marché dehors, à découvert. »

Pauvres étourdis adorables ! Pour éviter des chocs à leur blessé, risquer leurs existences à tous ! Deux ou trois de ces espèces de hannetons de la mort, qui bourdonnent ici à toute heure, sont venus s’écraser près d’eux sur des pierres et les ont atteints de leurs éclats ; sur un passant isolé comme j’étais, les Allemands dédaignent de tirer, mais un groupe, et surtout une civière, pour eux c’est irrésistible. Des deux qui ruissellent de sang, l’un n’a peut-être pas grand’chose en effet, mais l’autre a l’oreille emportée, il n’en reste qu’un lambeau qui tient à peine : « Il faut vite aller vous faire panser à l’ambulance, mon ami, lui dis-je.—Oui, mon colonel… Et justement on y va,… à l’ambulance… Ça tombe bien. » C’est tout ce [242] qui lui est venu à l’esprit comme plainte : « Ça tombe bien. » Et il le dit avec un si bon sourire tranquille, en me remerciant de m’intéresser à lui !…

Leur grand blessé, qui ne bouge toujours pas, j’hésitais à aller le voir de près, par crainte de troubler son dernier rêve. Cependant je m’approche très doucement, parce qu’ils vont l’enlever.

Ah ! c’est presque un enfant ! Un enfant des villages, cela se devine à ses joues bronzées qui ont à peine commencé de blêmir. Le soleil, comme il l’avait désiré, éclaire en plein sa belle figure de vingt ans, à la fois énergique et candide, et sa main reste toujours placée en visière sur ses yeux, qui sont fixes et semblent avoir fini de regarder. On a dû lui donner de la morphine, pour au moins l’empêcher de trop souffrir. Humble enfant de nos campagnes, petit être éphémère, à quoi rêve-t-il, s’il rêve encore ? Peut-être à une maman en coiffe, qui pleurait de douces larmes chaque [ 243] fois qu’elle reconnaissait son écriture enfantine sur une enveloppe venue du front ? Ou bien est-ce à un jardin de ferme, préoccupation de ses premières années, où il se dit que ce beau soleil de mars va ramener des pousses fraîches le long de quelque vieux mur ?… J’aperçois sur sa poitrine le mouchoir dont on avait essayé de lui couvrir le visage, et c’est un élégant mouchoir brodé d’une couronne de marquis, —la couronne d’un de ses porteurs. Il avait voulu continuer à voir des choses, dans la terreur où il était sans doute de la grande nuit. Mais, même ce soleil, qui doit l’éblouir, bientôt il cessera brusquement de le connaître ; pour commencer, ce sera la demi-obscurité de l’ambulance, et, tout de suite après, elle va venir pour lui, cette inexorable grande nuit, où aucun soleil de mars ne se lèvera jamais plus.

« Allez-vous-en vite, mes amis, leur dis-je. Ce vent souffle trop fort ici pour des gens en sueur comme vous êtes. »

[244]

Je les regarde s’éloigner, avec leurs jambes toutes engluées et alourdies de plaques de boue. Mon admiration et ma pitié les suivent, sur ce chemin de neige où ils marchent si péniblement.

Encore ils sont des privilégiés, ceux-là, qui peuvent au moins se secourir les uns les autres et que des mains soigneuses attendent, dans un refuge souterrain presque sûr, pour les panser. Mais tout près d’ici, à Verdun, il y a ces milliers d’autres, tombés pêle-mêle, s’étouffant les uns les autres, les mourants sous les cadavres, sans secours possible, dans les immenses charniers si longuement et savamment préparés par le kaiser, en l’honneur de cette jeune nullité féroce qu’il a pour fils ! XXIV A SOISSONS

Septembre 1915.

Il est une de nos grandes villes martyres du Nord où l’on ne peut entrer que par des sentiers détournés et couverts, avec des précautions de Peau-Rouge en forêt, car des Barbares sont cachés partout dans la terre, sur la colline toute proche, et, de leurs méchants yeux à lunettes, ils surveillent les routes pour arroser de mitraille ceux qui oseraient arriver par là.

Un adorable soir de septembre, j’ai été guidé vers cette ville par des officiers habitu és [246] à ses dangereux entours ; en zigzaguant dans des bas-fonds, à travers des jardins abandonnés, parmi les dernières roses et les arbres chargés de fruits, nous avons atteint sans encombres les faubourgs, et bientôt les rues de la ville même, où l’herbe des ruines a commencé de pousser, depuis un an que la vie s’en est retirée. De loin en loin, quelques groupes de soldats ; autrement personne, le silence de la mort, sous le merveilleux ciel d’un été finissant.

Avant l’invasion, c’était une de ces villes un peu désuètes, au fond de nos provinces françaises, avec de modestes hôtels armoriés sur des petites places plantées d’ormeaux ; et on devait y vivre si tranquille, au milieu de coutumes un peu surannées ! Vieilles demeures héréditaires, qui étaient sans doute aimées avec respect, mais que la barbarie imbécile s’acharne chaque jour à détruire ! Beaucoup se sont effondrées en déversant sur les pavés leur mobilier vénérable, et, dans leur actuelle immobilité, [ 247] elles gardent comme des attitudes de souffrance. Ce soir, qui est par hasard un soir d’accalmie, des coups de canon, un peu au loin, viennent encore ponctuer, si l’on peut dire ainsi, la monotonie funèbre des heures ; mais cette musique intermittente est tellement habituelle, par ici, qu’on l’entend sans y prendre garde ; au lieu de troubler le silence, il semble même qu’elle le rend plus profond en même temps que plus tragique.

Ça et là, contre des murs restés intacts, des petits écriteaux, imprimés sur papier blanc, portent cette notice : « Maison encore habitée ». Suivent les noms, inscrits à la main, de ces habitants si tenaces. Et cela prend, on ne sait pourquoi, quelque chose d’un peu puéril. Est-ce pour éloigner les maraudeurs, ou bien pour avertir les obus ? Et où donc ai-je déjà vu ailleurs, au milieu d’une désolation pareille à celle-ci, de petits écriteaux de ce genre ? —Ah ! c’était à Pékin, pendant l’occupation des troupes européennes, et dans ce malheureux [ 248] secteur dévolu à l’Allemagne, où les soldats du Kaiser lâchaient toute bride à leurs pires instincts.—Car on pouvait les juger là, ces brutes, par comparaison avec les soldats des autres pays alliés, qui occupaient les quartiers voisins sans faire de mal à personne. Non, eux seuls, ces Allemands, étaient des tortionnaires, et les pauvres êtres livrés à leur cruauté balourde essayaient de se préserver en collant sur leur porte des inscriptions naïves, comme par exemple : « Ici, nous sommes des Chinois protégés français », ou bien encore : « Ici, c’est tout Chinois chrétiens ». Mais rien n’y faisait. Du reste leur empereur, —lui, toujours lui dont on est sûr de trouver les tentacules gonflés de sang au fond de toute plaie qui s’ouvre en un pays quelconque de la terre, lui, le grand organisateur des tueries mondiales, seigneur de la fourberie, prince des abattoirs et charniers, —lui, donc, avait dit à ses troupes : « Allez et faites comme les Huns ! que la Chine, dans un siècle, soit encore sous la terreur de votre [ 249] passage ! » Et tous lui avaient copieusement obéi.

Mais ces maisons de Pékin, saccagées par son ordre, avaient déversé, sur les vieilles dalles des rues là-bas, quantité de reliques bien étranges pour nous et bien lointaines : images de piété chinoise, débris d’autels d’ancêtres, et petites stèles de laque, où s’inscrivaient, en colonnes, de longues généalogies mandchoues aux origines perdues dans la nuit.

Tandis qu’ici les pauvres choses qui, dans la ville de ce soir, gisent parmi les décombres, nous sont plus familières et leur vue nous serre davantage le cœur : un berceau d’enfant ; un humble piano de forme démodée, tombé les pieds en l’air d’un étage d’en haut, et qui éveille encore des idées de sonates anciennes, à des veillées de famille. Et je me rappelle, dans un ruisseau, sur des immondices, la photographie pieusement « agrandie » et encadrée d’une honnête et douce figure d’aïeule en papillotes ! Elle doit depuis longtemps dormir dans quelque caveau, cette grand’mère, et l’image [ 250] tant profanée en était sans doute le dernier reflet terrestre…

Le bruit du canon se rapproche, à mesure que l’on avance dans ces rues agonisantes, où tout un été d’abandon a eu le temps de faire germer tant de graminées et de fleurettes sauvages.

Au milieu de la ville est une cathédrale, un peu l’aînée de celle de Reims et très célèbre dans notre histoire de France. Les Allemands, bien entendu, se sont beaucoup réjouis de la prendre pour cible, sous toujours leur même prétexte, d’une stupide finasserie, qu’il y aurait eu un poste d’observation au sommet des tours. Un prêtre à la soutane lisérée de rouge, qui n’a jamais fui devant les obus, nous en ouvre la porte et nous y accompagne.

Et c’est une très saisissante surprise, en y entrant, de la trouver entièrement blanche, mais d’une blancheur vive de bâtisse toute neuve. Avec ces brèches, que les Barbares y ont faites du haut en bas, elle ne donne pas, [251] au premier abord, l’impression d’une ruine, mais plutôt d’une construction en cours, à laquelle on continuerait de travailler. Elle est du reste merveilleuse de hardiesse et de grâce, elle est un chef-d’œuvre de notre art gothique dans sa plus pure éclosion première.

Le prélat nous explique cette déconcertante blancheur. Avant l’arrivée des Barbares, on finissait à peine le long travail de dépouiller chaque pierre l’une après l’autre pour mieux reprendre tous les joints au ciment ; ainsi s’en est allée en poussière cette teinte grise que des encens, brûlés depuis tant de siècles, lui avaient donnée. Un peu sacrilège peut-être, ce grattage, mais cela permet, je crois, de mieux admirer ; en effet, sous cette uniforme nuance de cendre, à laquelle nous sommes habitués dans nos vieilles églises, les piliers sveltes, les fines nervures des voûtes, semblent pour ainsi dire d’une seule pièce et on croirait qu’ils ont jailli sans coûter d’efforts ; ici, par contre, ces myriades et myriades de petites [252] pierres, si distinctes les unes des autres, dans leur sertissage renouvelé, sont incompréhensibles et presque inquiétantes de se tenir comme cela en suspens, pour former plafond à de telles hauteurs au-dessus de nos têtes ; bien mieux que dans les églises estompées de couleur de cendre, nous avons ainsi la révélation de tout le patient et miraculeux travail de ces artistes d’autrefois qui, sans le secours de notre ferraille ni de nos truquages modernes, parvenaient à faire tenir indéfiniment des choses si frêles et aériennes.

Dans la basilique comme dehors, règne un silence d’angoisse, lentement ponctué par les coups de canon. Et sur le trône épiscopal, est restée lisible cette devise, qui prend au milieu de tant de désarroi la valeur d’un anathème ironique lancé aux Barbares : Pax et Justitia.

En marchant sur des semis de décombres, autant que possible on se détourne par respect des précieux fragments de vitraux ; on préfère ne pas entendre, sous les pas, leur petite [ 253] musique de verre qui se brise… Toutes les lueurs du soir d’été, insolites dans de tels sanctuaires, entrent à flots par les déchirures béantes, ou par les belles fenêtres ogivales que rien ne ferme plus. Et les doubles rangs de colonnes fuient en perspective dans de la blancheur lumineuse, comme des futaies alignées de gigantesques roseaux blancs.

Au sortir de la cathédrale, dans une des rues désertes, un mur se présente à nous, couvert de placards d’imprimerie que les obus semblent avoir pris spécialement à tâche de déchiqueter, —des placards qui s’étaient juxtaposés le plus près possible, enchevêtrant leurs marges, comme jaloux de la place, avec un air de vouloir se recouvrir les uns les autres et se dévorer. Malgré la mitraille qui les a si bien criblés, on en lit encore des passages, qui étaient sans doute les essentiels, puisqu’ils ont été imprimés en lettres beaucoup plus grosses, pour mieux sauter aux yeux.— « Trahison ! Bluff éhonté ! » crie l’une des affiches.— « Infâme calomnie, [254] ignoble mensonge ! » répond l’autre, en énormes lettres raccrocheuses… Qu’est-ce que cela peut bien être, mon Dieu ?

—Ah ! oui, toute la misère de nos petites luttes électorales de la dernière fois, qui est restée là placardée, comme au pilori, et lisible encore malgré les pluies de deux étés et les neiges d’un hiver ! C’est étonnant la persistance des inepties, collées sur de simples morceaux de papier contre des maisons ! D’habitude on passe sans regarder devant ces choses, qui de nos jours sont tombées au-dessous du sourire et du haussement d’épaules. Mais sur ce mur, où l’ironie des obus en a fait justice en les perçant de mille trous, elles prennent soudain je ne sais quel comique irrésistible ; nous leur sommes redevables d’un moment de détente et de franc rire, —et c’est la seule fois sans doute, au cours de leur piteuse petite durée, qu’elles auront au moins servi à quelque chose.

Aujourd’hui, qui donc s’en souvient, de ces mesquineries d’antan ? Ils en riraient les [255] premiers, ceux qui les ont écrites et qui peut-être à l’heure qu’il est se battent fraternellement côte à côte. Plus tard, je ne dis pas, quand les Barbares seront enfin partis, nos sectarismes, hélas ! essaieront encore çà et là de dresser la tête ; mais, quand même, ils auront reçu, dans la grande guerre, le coup dont on ne se relève jamais plus. N’importe ce que l’avenir nous réserve, rien ne pourra faire qu’il n’y ait pas eu en France, d’un bout à l’autre de notre front de bataille et pendant de longs mois, ces réseaux entrelacés de petits souterrains qu’on appelle des tranchées. Et ces tranchées qui, à première vue, ne sembleraient que d’affreux trous pour la misère sordide et la souffrance, auront été au contraire le plus grandiose des temples, où nous serons venus tous nous purifier et, pour ainsi dire, communier ensemble à la même table sainte !…

Nos tranchées, mais elles commencent là tout près, trop près, hélas ! de la ville martyre, elles sont au milieu du mail, —et nous nous y [256] rendons, à travers le désastre de ces rues où ne passe plus personne.

On sait que nos villes de province, presque toutes, ont leur mail, qui est une promenade ombreuse, sous des arbres souvent centenaires ; celui d’ici était réputé l’un des plus beaux de France ; mais il ne faudrait plus s’y risquer, par exemple, car la mort y rôde à toute heure, et nous ne pourrons le traverser que clandestinement, par ces souterrains tortueux, creusés en hâte, que l’on appelle des boyaux.

D’abord, on nous le montre, dans son ensemble, par une meurtrière qui traverse une épaisse muraille. La tristesse en est peut-être plus poignante encore que celle des rues, parce qu’il représente le lieu d’élection où s’assemblaient jadis les bonnes gens d’ici, pour le repos et la gaieté tranquille. Il se déploie à perte de vue entre ses rangées d’ormeaux ; il est vide bien entendu, vide et silencieux ; une herbe funèbre est même venue verdir ses longues allées, comme s’il était plongé dans la [257] paix d’un définitif abandon, et, à cette heure exquise du soir, le soleil couchant y trace, jusqu’au lointain, une série de raies d’or, entre les ombres allongées des arbres.—On le dirait vide, oui, le mail de la ville martyre, car pour le moment rien n’y bouge, on n’y entend rien bruire ; mais il est sillonné çà et là par des traînées de terre, semblables en plus grand à celles que les rats ou les taupes font dans les prairies ; or, nous devinons ce que cela veut dire, car nous les connaissons bien, les couloirs sournois de la guerre moderne… Sinistres petites fouilles, elles nous révèlent tout de suite que ce lieu de morne silence est terriblement habité au contraire, sous son herbe verte, et que des yeux ardents le surveillent de partout, que des canons dissimulés le tiennent en joue ; qu’il suffirait d’un imperceptible signal pour y faire exploser du sol une vie furieuse, le feu, le sang, les cris, tout le vacarme de la mort…

Maintenant, par une descente étroite et cachée [258] nous pénétrons dans ces sentiers appelés boyaux, qui vont nous conduire tout près, tout près des Barbares, presque jusqu’à les entendre souffler. C’est quelque chose de pénible et d’interminable, que la marche là dedans ; il y fait chaud et lourd ; on a constamment l’impression qu’ils vous serrent trop et que la terre des parois va vous frotter les épaules ; et puis, tous les dix ou douze pas, ce sont des petits coudes, d’une brusquerie voulue, vous obligeant à tourner, tourner sur vous-même ; on a conscience de faire dix fois trop de chemin et de n’avancer qu’à peine. Quelle tentation vous prend, d’escalader les obsédants talus pour retrouver l’air plus libre, ou seulement de passer la tête au-dessus, pour regarder au moins où l’on va !… Mais ce serait la mort… Et on est un peu angoissé vraiment de se sentir en prison dans ce labyrinthe, de savoir que, pour être sûr de s’en évader vivant, il faudra sans merci repasser par la succession indéfinie de ces petits tournants, qui vous étreignent et vous retardent…

[259]

La chaude oppression de ces couloirs s’augmente du fait d’y rencontrer beaucoup de monde, des hommes en houppelande bleu pâle, qui se plaquent aux parois et que l’on frôle en passant ; à certains endroits, c’est peuplé comme les galeries d’une fourmilière ; si donc il fallait tout à coup fuir en hâte, quelle mêlée, quels écrasements ! Il est vrai, ils ont des figures à la fois si souriantes et si résolues, nos soldats, que l’idée d’une fuite de leur part, devant n’importe quoi, ne vient même pas vous effleurer.

Comme l’heure approche de leur repas du soir, ils commencent de monter leur petites tables, çà et là, dans des recoins plus sûrs, dans des abris voûtés. Car on pense bien qu’il faut souper de bonne heure, pour y voir clair ; on n’allumera pas de lampes bien entendu ; dès la nuit close il fera noir ici comme chez le diable, et, sauf une alerte, une attaque aux lueurs soudaines et fulgurantes, on ne vivra plus qu’à tâtons jusqu’à demain matin.

[260]

Voici les porteurs de soupe qui arrivent en joyeux cortège ; elle a cheminé un peu longtemps dans les tortueux sentiers, cette soupe-là, mais elle est chaude encore, elle sent bon et les convives s’asseyent, —ou à peu près. Oh ! les étonnantes compositions de ces tablées, où l’on a pourtant l’air de si bien s’entendre ! Je n’ai pas le temps de m’attarder cette fois, mais je me rappelle m’être longuement assis à causer naguère dans une tranchée de l’Argonne, à la fin d’un repas. Il y avait là, côte à côte, un ex-antimilitariste à tous crins, devenu un sergent héroïque, capable d’avoir les yeux embrumés de larmes quand passait un de nos drapeaux percé de balles ; près de lui, un ex-apache, dont les joues, pâlies dans les bouges nocturnes, s’étaient redorées au grand air, et qui semblait pour le moment un bon petit diable ; et enfin, le plus gai de tous, un soldat d’une trentaine d’années, de belle allure, qui n’avait plus le temps de raser sa longue barbe, mais qui entretenait avec soin une [261] tonsure au milieu de ses cheveux. Et cette petite toilette si révélatrice, le camarade qui gentiment, tous les deux jours, s’appliquait de son mieux à la lui faire, était un ex-anticlérical tout à fait farouche, de son métier ouvrier zingueur à Belleville.

Nous continuons notre route, toujours sans rien voir, conduits à l’aveuglette. Mais le terme de notre course doit être proche, car on nous dit : « Maintenant marchez sans bruit, et parlez bas. » Un peu plus loin : « Maintenant ne parlez plus du tout. » Et l’un de nous ayant trop relevé la tête, une détonation, au bruit sec, part de tout près, une balle passe en sifflant, manque son but et s’en va se perdre dans des broussailles qu’elle effeuille. Après quoi le silence retombe, plus profond et aussi plus étrange.

Le point terminus est un réduit voûté, aux parois moitié d’argile, moitié de plaques en fer. Dans ce blindage, deux ou trois petits trous ont été percés, qu’un mécanisme rapide [ 262] permet d’ouvrir et de refermer très vite, et c’est par là seulement qu’il nous sera possible de regarder pendant quelques secondes, dans une demi-sécurité, sans qu’une balle soudaine nous entre dans la tête en passant par les yeux.

Comment, nous ne sommes que là ! Depuis si longtemps que nous marchons, nous n’avons même pas atteint le bout de ce mail ! Il continue de prolonger en avant de nous ses allées d’ormeaux, droites et tranquilles, verdies par leur herbe triste ; le soleil vient d’y éteindre les rayures dorées qu’il y traçait tout à l’heure, le crépuscule va l’envahir ; et toujours aucun bruit, pas même les rappels pour le coucher des oiseaux ; c’est comme l’immobilité et le silence de la mort.

Dans une direction différente, une autre percée des plaques de fer nous montre, sur l’autre rive (la rive droite) et tout au bord de la petite rivière dont nous tenons la rive gauche, à vingt mètres de nous à peine, des [ 263] terrassements tout neufs, recouverts d’aimables branchages, et qui sont muets, eux aussi, comme le mail, mais de ce même mutisme trop voulu, suspect et effarant. Alors, on nous glisse à l’oreille : « C’est eux qui sont là ! »

Eux qui sont là ! oh ! nous les avions devinés, ayant déjà connu en tant d’autres lieux ces atroces voisinages au silence trompeur, qui sont une des caractéristiques de la guerre ultra-moderne. Oui, eux qui sont là, encore là, enfouis bien à l’abri dans notre terre française, laquelle ne s’éboule même pas pour les étouffer ! Fils de la race abominable qui a le mensonge dans le sang, ils ont enseigné à toutes les armées du monde à faire mentir même les choses, même les aspects des choses ; leurs tranchées prennent des airs d’innocents sillons sous de la verdure, les maisons où s’abritent leurs États-Majors prennent des airs de ruines abandonnées. Eux, on ne les voit jamais, ils avancent et envahissent à la façon des termites ou des vers rongeurs. Et [264] puis, à la minute la plus imprévue, de jour ou de nuit, précédés de toutes les variétés de choses infernales imaginées par eux, liquides qui brûlent, gaz qui aveuglent ou gaz qui asphyxient, ils jaillissent du sol, comme des bêtes de ménagerie à qui l’on aurait ouvert les cages. Et quelle dérision ! après de prodigieux efforts de mécanique et de chimie, en être ramené à des mœurs de l’époque des Cavernes ; après s’être battu plus d’un an avec des appareils si diaboliquement perfectionnés pour tuerie à grande distance, se retrouver ainsi, presque les uns sur les autres, pendant des mois, les nerfs tendus, l’organisme aux aguets, mais, tous, bien cachés et ne bougeant pas !…

Horreur !… Je crois vraiment qu’on a chuchoté dans ces trous d’en face !… Comme nous, ils parlent bas, mais on reconnaît tout de même leurs intonations allemandes. Ils causent, ces invisibles ; dans l’infini silence des entours, leurs chuchotements assourdis nous [ 265] viennent comme d’en dessous, des entrailles de la terre. Ensuite une interjection brève, de quelque chef sans doute, les rappelle à l’ordre, et brusquement ils se taisent. Mais on les a entendus, entendus de tout près, et cette espèce de murmure d’animaux fouisseurs a été plus lugubre à nos oreilles que n’importe quel fracas de bataille.

Non pas que leurs voix fussent cruelles, non, au contraire, presque harmonieuses, tellement que, si on n’avait pas su qui parlait, on n’aurait pas senti ce frisson de révolte vous passer dans la chair, plutôt aurait-on incliné presque à leur dire : « Voyons, trêve à ce jeu de mort. Ne sommes-nous pas des hommes frères ? Sortez donc de vos trous et donnons-nous la main. »

Mais, on ne le sait que trop, si leurs voix sont humaines et peut-être aussi leurs visages, leurs âmes ne le sont pas ; il y manque les sentiments essentiels, celui de la loyauté, de l’honneur, celui du remords, et surtout celui [ 266] qui est le plus noble peut-être en même temps que le plus élémentaire, et que même les animaux possèdent parfois, le sentiment de la pitié.

Je me souviens d’une phrase de Victor Hugo, qui jadis m’avait paru outrée et obscure ; il avait dit : « la nuit qu’une bête fauve a pour âme ». Cette image, les âmes allemandes aujourd’hui me la font comprendre. Qu’est-ce que cela pourrait bien être sinon de la nuit lourde et sans rayons, l’âme de leur sinistre empereur, l’âme de leur prince héritier, dont la figure chafouine s’enfonce dans un trop grand bonnet en poil de bête noire, agrémenté d’une tête de mort ?

Durant toute une vie, n’avoir eu d’autres soins que de faire construire des machines pour tuer, d’inventer des explosifs et des poisons pour tuer, d’exercer des soldats à tuer ; avoir organisé, au profit d’un monstrueux orgueil personnel, tout ce qui sommeillait de barbarie au fond de la race allemande ; avoir [ 267] organisé—je répète le mot, parce que, s’il n’est pas assez français, hélas ! il est essentiellement allemand—organisé donc sa férocité native, organisé sa grotesque mégalomanie, organisé sa soumission moutonnière et sa crédule bêtise. Et après, ne pas mourir d’épouvante devant son propre ouvrage !… Vraiment, cela ose encore vivre, ces êtres de ténèbres ; en présence de tant de larmes, de tant de tortures, de tant d’immenses ossuaires, paisiblement cela mange, cela dort, cela reçoit des hommages, cela posera même sans doute devant des sculpteurs, pour des bronzes durables, ou des marbres… quand il faudrait, pour eux, raffiner sur les vieux supplices de la Chine !… Oh ! ce que j’en dis n’est pas pour attiser inutilement la haine mondiale ; non, mais je crois de mon devoir d’employer tout ce que j’ai de force à retarder le dangereux oubli qui retombera sur leurs crimes. J’ai tellement peur de notre légèreté française, de notre bonhomie et de notre confiance ! Nous sommes si capables de laisser [ 268] peu à peu les tentacules de la grande pieuvre s’insinuer à nouveau dans nos chairs. Qui sait si bientôt ne reviendra pas grouiller chez nous l’innombrable vermine des espions, des cauteleux parasites, et des terrassiers clandestins qui, jusque sous les planchers de nos demeures, bétonnent des socles pour les canons allemands ! Oh ! n’oublions jamais que cette race de proie est incurablement trompeuse, voleuse et tueuse, qu’il n’y a pas avec elle de traité de paix qui puisse tenir, et que, tant qu’on ne l’aura pas écrasée, tant qu’on ne lui aura pas coupé la tête, —cette effroyable tête de Gorgone qui est l’impérialisme prussien, —elle recommencera !

Quand nous rencontrons dans nos rues tous ces jeunes mutilés, qui marchent lentement par groupes, en s’appuyant les uns aux autres, ou ces jeunes aveugles, promenés par la main, et toutes ces femmes qui sont comme anéanties sous des voiles de crêpe, disons-nous : « C’est leur œuvre à eux. Et celui qui, dans [ 269] l’ombre, nous a longuement préparé cela, c’est leur Kaiser, —lequel, si on ne l’écrase, ne rêvera qu’à recommencer demain ! »

Aux abords des gares où l’on s’embarque pour le front, quand nous voyons quelque jeune femme, retenant les larmes dans ses yeux d’angoisse et de courage, un petit enfant au cou, venue pour reconduire un soldat en costume de tranchées, disons-nous : Celui-ci, dont le retour sera tant désiré, la mitraille du Kaiser l’attend sans doute demain, pour le jeter, anonyme parmi des milliers d’autres, dans ces charniers où l’Allemagne se complaît et qu’elle ne demandera qu’à recommencer de remplir !

Surtout quand nous voyons passer, sous leurs uniformes bleus tout neufs, nos « jeunes classes », nos fils bien-aimés, qui partent si magnifiquement, avec de la joie fière dans leurs yeux enfantins, et des bouquets de roses au bout de leurs fusils, oh ! méditons nos saintes vengeances, contre ceux qui les guettent [270] làbas, —et contre le grand Maudit, qui a la nuit pour âme !…

De ce réduit voûté où nous sommes en ce moment, et où il nous faut, pour regarder au dehors, soulever des œillères d’acier, on voit toujours le mail avec son herbe verte, le mail si tranquille, dans la lumière atténuée du soir ; on n’entend plus les barbares, ils ne parlent plus, ni ne remuent, ni ne soufflent, et on garde seulement la tristesse inquiète, je dirais presque la tristesse découragée de les sentir si près.

Mais, pour reprendre espoir et joyeuse confiance, il suffit de rebrousser chemin dans ces boyaux, où le souper s’achève, au beau crépuscule. Là, dès qu’on est assez loin d’eux pour que nos soldats puissent librement causer et librement rire, on est tout de suite comme baigné de saine gaîté et de consolante, d’absolue certitude. Là est le vrai réservoir de notre irrésistible force ; là se trempent et se retrempent [271] tous les merveilleux ressorts pour nos élans et pour notre finale victoire. Ce qui frappe dès l’abord autour de ces tables, c’est cette entente de si bon aloi et cette sorte de familiarité affectueuse entre les chefs et les hommes. Depuis longtemps nous pratiquions cela dans la Marine, où les longs exils et les dangers partagés dans des nefs étroites nous rapprochent forcément les uns des autres ; mais je ne pense pas que mes camarades de l’armée de terre m’en veuillent de dire que cette familiarité-là, si conciliable avec la discipline, est un peu plus nouvelle chez eux que chez nous. C’est l’un des bienfaits que leur réservait la guerre de tranchées, de les obliger ainsi à vivre plus près de leurs soldats, et de s’en faire aimer davantage encore. Ils connaissent à présent presque tous leurs camarades aux galons de laine, les appellent par leur nom, causent en amis avec eux. Aussi, quand viennent les heures solennelles de l’assaut, quand, au lieu de les pousser par derrière à coups de fouet [ 272] comme cela se ferait chez les sauvages d’en face, ils passent les premiers à la manière française, à peine ont-ils besoin de se retourner pour voir si tout le monde les suit. Ils sont bien assurés d’ailleurs que, s’ils tombent, ces humbles compagnons ne manqueront pas d’accourir, au risque de tout, pour les défendre et tendrement les emporter. Or, c’est à cette guerre surhumaine et c’est surtout à la vie en commun dans la tranchée, que nous sommes redevables de cette union qui nous grandit, redevables de ces réciproques dévouements sublimes devant lesquels on serait tenté de plier le genou. N’est-ce pas aussi à la vie dans la tranchée et à ces longues causeries plus intimes entre les officiers et leurs hommes que nous devons un peu ces lueurs de beauté qui sont venues pénétrer toutes les intelligences, même les moins ouvertes et les plus frustes ? Ils savent maintenant, nos soldats, jusqu’aux derniers d’entre eux, que notre France n’a jamais été si admirable et que sa gloire les illumine tous ; ils savent qu’une [ 273] race où se réveillent ainsi les cœurs, est impérissable, et que les pays neutres, même ceux qui semblent avoir sur les yeux les plus lourdes écailles, finiront un jour par voir clair et par nous donner le beau nom de libérateurs.

Oh ! bénissons-les, nos tranchées, où se mêlent toutes nos classes sociales, où des amitiés se sont nouées qui hier n’eussent pas semblé possibles, où les « gens du monde » auront connu que l’âme d’un paysan, d’un ouvrier, d’un manœuvre, peut se rencontrer aussi belle et noble que celle d’un très élégant seigneur, et plus intéressante même, parce que plus primesautière et translucide, avec moins de placage autour.

Tranchées, boyaux, petits labyrinthes obscurs, petits souterrains pour la souffrance et l’abnégation, c’est là que se sera tenue notre meilleure et notre plus pure école de socialisme. Mais, par ce mot de socialisme, trop souvent profané, j’entends, comme bien on pense, le véritable, celui qui est synonyme de [ 274] tolérance et de fraternité, celui enfin dont le Christ était venu nous donner cette claire formule qui, dans sa simplicité adorable, résume toutes les formules : « Aimez-vous les uns les autres ». XXV LES DEUX TÊTES DE GORGONE

« Je commence par prendre. Je trouverai toujours ensuite des érudits pour démontrer que c’était mon bon droit. »

Frédéric II (que, faute de mieux, ils appellent le Grand).

Avril 1916. I LEUR KAISER

Il est des figures de maudits sur lesquelles, avec l’âge, finissent par ressortir toute l’horreur et toute la nuit qui couvaient au fond de l’âme. Les traits parfois ne sont pas ignobles, non, mais, sur ces figures-là, quelque chose s’est inscrit, qui est mille fois pire que la laideur, et on ne peut pas les regarder… Ainsi [276] leur Kaiser, pour vous glacer il suffit de sa sinistre effigie, il suffit du moindre de ses portraits entrevu dans un journal… Oh ! cet œil vipérin, embusqué à l’abri des flasques paupières, ce sourire tordu par toutes les tares intérieures : foncière hypocrisie, brutalité maladive, en même temps que férocité à froid, sans compter l’excès de morgue, devant quoi les cravaches se mettraient à cingler toutes seules !… J’ai vu jadis, au fond d’un vieux temple du Japon, un épouvantail considéré comme un chef-d’œuvre du genre et que l’on conservait depuis des siècles sous un voile, dans l’un des coffres du trésor (on sait la vénération des Japonais pour les épouvantails et la maîtrise de leurs artistes dans l’horrible). C’était un masque humain, aux traits plutôt réguliers et affinés, mais, quand on l’avait bien regardé, son expression atroce, à la fois cruelle et morte, vous poursuivait pendant des jours et des nuits. Au milieu des chairs cadavériques aux plissures blêmes, ses deux [ 277] yeux mi-clos, l’un plus que l’autre, étincelaient et semblaient cligner, comme pour dire : « Il y avait longtemps, là dans ma boîte, que je ruminais quelque chose de macabre pour toi, et enfin tu es venu, je te tiens, et ça y est ! » Eh bien ! pour qui sait voir, la figure de leur Kaiser est aussi effarante que celle cachée dans le vieux temple de là-bas, quel que soit le casque plus ou moins sauvage, à pointe ou à tête de mort, dont il ait la fantaisie de s’affubler. Depuis tant d’années que me poursuit l’affreux regard de cet homme, non seulement j’avais pressenti, comme tout le monde, qu’il « ruminait quelque chose pour nous », mais aussi que ce serait diaboliquement machiné, et plus effroyable que tous les vieux crimes des temps barbares. Et je me disais : Pour la sauvegarde urgente de l’humanité, il faudrait tuer ça.

Tuer ça, oui ! abattre la hyène, il l’aurait fallu, avant que sa rage latente se fût tout à fait déclarée, ou tout au moins l’enchaîner, la [ 278] museler, l’enfermer entre des barreaux serrés et solides !

Mais à quoi donc pensent-ils, les anarchistes, qui auraient trouvé là un moyen de se réhabiliter, en méritant une reconnaissance mondiale, à quoi pensent-ils ? Quand il s’agit de tuer un souverain, ils s’essayent sur cet être charmant qu’est le jeune roi d’Espagne. En Autriche, ils vont choisir, alors qu’il y avait tellement mieux à cette cour, choisir et poignarder l’étrange et belle impératrice, qui ne faisait de mal à personne. Et, dans le quatuor des rois des Balkans, c’est sur le roi de Grèce qu’ils jettent leur dévolu, quand ils avaient là ce Cobourg, qui était une occasion vraiment unique !…

Leur Kaiser, leur innommable et protéiforme Kaiser, chaque fois qu’on s’imagine en avoir tout dit, il vous confond par du nouveau que l’on n’aurait jamais prévu. Après son entêtement presque stupide à vouloir poser son Allemagne comme la victime attaquée, en [ 279] dépit des plus aveuglantes évidences, des plus formelles preuves écrites et des plus écrasants aveux échappés à ses complices, dernièrement encore n’a-t-il pas éprouvé le besoin de « jurer devant Dieu » que sa conscience était pure et qu’il n’avait pas voulu la guerre ! Devant quel Dieu ? Devant le sien naturellement, devant son vieux Dieu à lui, que dans l’intimité il doit sûrement appeler : « Mon vieux Belzébuth ».—Que d’élégance, du reste, dans cette épithète de « vieux » accolée à un tel nom !

Leur Kaiser, il semble qu’il ait reçu de son vieux Belzébuth, avec la mission de répandre le plus de deuil, de faire couler le plus de sang et le plus de larmes, celle aussi de faire la chasse à toute beauté, à tout religieux souvenir, mission de tout profaner, de tout souiller et d’enlaidir tout ce qu’il n’anéantirait pas. Il a réussi même à déshonorer la science, en l’abaissant au rôle de complice de ses crimes. Et non seulement sa guerre à lui, la guerre telle qu’il l’avait voulue avec tant [280] d’infernale préméditation, aura été mille fois plus destructive d’existences humaines que toutes les guerres ensemble du passé, mais il a fallu qu’il s’en prît rageusement, lui et sa séquelle, à tous ces trésors d’art qui auraient dû rester l’intangible patrimoine de l’Europe civilisée. Et si jamais il avait pu devenir le dominateur absolu que sa vanité de malade rêvait d’être, ce n’est plus seulement par les explosifs et la ferraille qu’il aurait achevé de tout détruire, mais par l’incurable mauvais goût de son Allemagne. Il suffit d’avoir visité Berlin, capitale du toc et des dorures de parvenu, pour se représenter ce que deviendraient nos villes. Et on frémit aussi en songeant à la rapide et définitive déchéance de l’Orient merveilleux, avec Stamboul, Damas, Bagdad, le jour où ce serait lui qui y ferait la loi.

Leur Kaiser ineffable, souvent même il s’y entend à mêler du grotesque à l’ignominie ! Ainsi dernièrement n’offrait-il pas au petit roi de Grèce sa parole de Hohenzollern comme [ 281] gage ! Au lendemain de la violation de la Belgique, oser offrir sa parole, c’est déjà bien, mais ajouter que c’est une parole de Hohenzollern, quelle trouvaille ! Est-ce balourde inconscience, ou impudente ironie pour le beau-frère craintif dont il avait jadis, lors d’une visite à Athènes, bafoué si dédaigneusement la petite armée ? Parmi tous les gens qui ont une teinture d’histoire, qui donc ignore que cette lignée maudite des Hohenzollern, depuis cinq cents ans qu’on la connaît, n’a jamais donné que d’éhontés menteurs, en même temps que carnassiers hobereaux. Vers 1762, la grande Marie-Thérèse n’en écrivait-elle pas déjà : « Chacun sait quel compte il faut faire du roi de Prusse et de sa parole. Nul des souverains de l’Europe n’a pu se soustraire à ses mensonges. Avec ce despotisme reniant tous les principes, la monarchie prussienne sera un jour la source de calamités infinies, non seulement pour l’Allemagne, mais pour toute l’Europe. »

[282]

Malheureux roi de Grèce, médusé aujourd’hui jusqu’à l’anéantissement pour avoir croisé de trop près le regard de la tête de Gorgone, —son exemple, —avec l’héroïsme et la gloire en moins, —ne devrait-il pas être aussi instructif, pour les souverains neutres encore épargnés, que l’exemple du roi de Belgique et du roi de Serbie !

Leur Kaiser, dont le regard sent la mort, il déroute la raison et le sens commun. La dégénérescence morbide est incontestable dans son cerveau qui, à certains points de vue cependant, n’en reste pas moins si supérieurement organisé pour le mal, et spécialisé dans la tuerie. Pour l’honneur de l’humanité accordons qu’il est fou, comme certain prince de Saxe vient publiquement de le déclarer. Soit, il est fou : son cas relève même de la tératologie, et, partout ailleurs qu’en Allemagne, sa guerre lui eût valu la camisole de force dans un cabanon. Mais, pour le malheur de l’Europe, sa naissance l’a fait Kaiser du [ 283] seul peuple capable de l’admettre et de le suivre, —le peuple cruel par nature et que la civilisation a rendu féroce, ainsi que Gœthe le constate, et le peuple dont la bêtise est infinie, comme Schopenhauer en fait l’aveu dans son testament solennel.

A cette « infinie bêtise » il participe du reste lui-même en plusieurs points ; sans cela, aurait-il manqué si irrémédiablement son premier départ de 1914, pour s’être imaginé jusqu’à la dernière minute que l’Angleterre n’allait pas bouger, même devant le grand sacrilège de Belgique[2] ? Et n’y a-t-il pas au moins autant de bêtise que de férocité dans ses [284] massacres de civils, torpillages de neutres, attentats en Amérique, zeppelins, asphyxies, etc., toutes choses dont il est personnellement l’odieux instigateur, et qui n’ont réussi qu’à collectionner, contre lui et son Allemagne, toutes les haines et tous les dégoûts ?

[2] A côté de mille exemples archi-connus de sa fourberie effrontée, en voici un, d’ailleurs facile à vérifier, qui n’est peut-être pas encore assez répandu dans le grand public. Sait-on bien déjà partout que le 2 août 1914, la veille même de la violation de la Belgique, alors que l’armée allemande était déjà massée à la frontière et tous les ordres donnés pour l’attaque du lendemain, le roi Albert ayant sommé le Kaiser de s’expliquer, celui-ci avait fait répondre officiellement par ses diplomates : « Les Belges n’ont pas à s’inquiéter, je n’ai pas la moindre intention de manquer à ma signature. »

Au bout de quarante ans de préparation acharnée, avec des moyens aussi formidables, quand on ne recule pas devant les procédés les plus atroces ni les plus vils, quand on ne s’embarrasse d’aucune loi humaine, d’aucune conscience, se vautrer ainsi dans le sang pour n’aboutir qu’à un fiasco, —non, en vérité, quelque chose d’essentiel doit manquer dans cette tête d’assassin ! Et il faut être le peuple allemand pour continuer de se laisser conduire à la débâcle par un déséquilibré qui commet des bourdes pareilles.

A la débâcle et à la boucherie. Et n’y aura-t-il pas de limite à la soumission moutonnière de ce peuple-là, qui, en ce moment même, se fait massacrer comme simple bétail, dans des [ 285] attaques conduites avec une rage imbécile par un jeune microcéphale sans intelligence comme sans âme ?… II FERDINAND DE COBOURG

Naguère encore, trouver un être plus abominable que leur Kaiser et leur Kronprinz eût semblé une gageure impossible. Eh bien ! mais la gageure a été tenue et gagnée : on a trouvé ce Cobourg !

Et quand on pense qu’il avait enthousiasmé, à son heure, la plupart de nos Françaises ; vers 1913, pendant que je commençais seul à le clouer au pilori, elles exaltaient son nom, elles arboraient ses couleurs ? Paladin de la croix, disait-on couramment chez nous… Oh ! franc paladin, en effet, portant scapulaire et saturé de messes à la façon de Louis XI, mais qui, un beau matin, en cachette, avait fait de [28 6] force apostasier son fils ! On sait en outre qu’il nous prépare aujourd’hui la comédie d’une reconversion au catholicisme, qu’il avait naguère abjuré par raison politique, —et il trouvera là-bas des prêtres pour bénir cette opération, en gardant leur sérieux !…

Tête de Gorgone aussi, celui-là, et marqué au visage comme l’autre des stigmates de la fourberie et du crime. La première fois, —c’était il y a vingt-cinq ans, à la gare de Sofia, —que j’ai croisé le regard torve de ses petits yeux, j’ai senti passer dans mes nerfs ce frisson de dégoût, par lequel un instinct vous avertit de l’approche d’un monstre. Et j’ai demandé : « Quel est ce vampire ? » A voix basse et épeurée, quelqu’un m’a répondu : « Mais c’est notre prince, vous devriez saluer.—Ah ! non, par exemple ! »

Lâchement assassin dans la vie privée, celui-là, mais assassin à distance, passant prudemment la frontière quand son exécuteur des hautes œuvres avait à travailler par son [ 287] ordre, et puis, dès que ce bourreau menaça de le compromettre, lui faisant couper les deux mains[3] !…

[3] Panitza, Stamboulof, etc.

Et celui-là aussi, il prie, à l’instar de l’autre ! Récemment, quand on espérait que le grand complice allait enfin mourir des vices héréditaires de son sang, il s’est longuement agenouillé, entre deux rangées d’Allemands convoqués comme spectateurs, pour demander au ciel sa guérison—monstre priant pour un monstre—et il s’est relevé, tout confit dans la grâce divine, pour dire à l’assistance : « Je n’avais encore jamais prié avec autant de ferveur… » Même les Boches épais, auxquels était destinée cette singerie, ont-ils pu résister au fou rire ?

Assassin pareillement dans la vie politique, assassin de peuples. Après sa première immonde félonie contre les Serbes, ses alliés d’alors, qu’il avait attaqués dans le dos, sans [288] déclaration de guerre, il essaya, on s’en souvient, de rejeter sur ses ministres le forfait qui tournait mal. Et contre ce même peuple héroïque, déjà écrasé par les grandes hordes barbares, il vient de renouveler, sans prévenir comme toujours, son coup de traîtrise, tel un malandrin de renfort qui viendrait par derrière achever un homme déjà aux prises avec une bande de détrousseurs.

Pauvre petite Serbie, devenue grande et sublime, naguère je lui avais attribué—aux premiers moments de mon indignation devant les horreurs que l’on venait de me montrer en Thrace et en Macédoine—une part de complicité qu’elle ne méritait pas. Une fois de plus, ici, je lui fais de tout cœur amende honorable.

Si l’entente de l’Allemagne avec la Turquie n’a pas marché toute seule, à tel point qu’il a fallu en venir à « suicider » le prince héritier, elle s’est faite d’elle-même avec la Bulgarie. Leur Kaiser et ce Cobourg, qui est son émule et comme son diminutif, fatalement devaient [ 289] se comprendre ; on aurait deviné cela, rien qu’en comparant ces deux figures, ces deux regards de bêtes de nuit. Comment donc nos diplomates, accrédités à la petite cour de Sofia, n’ont-ils rien su flairer depuis vingt mois bientôt que le pacte de brigandage était signé dans l’ombre ! Et aujourd’hui, jusqu’à ce qu’ils s’entre-dévorent, les voilà unis, ces deux êtres de rebut, auprès desquels les plus immondes récidivistes qui traînent le boulet dans les bagnes, semblent n’avoir commis que vétilles innocentes !

Réveillez-vous donc, petits ou grands pays neutres, qui ne comprenez pas encore que, sans nous, votre tour serait venu d’être piétinés comme la Belgique, comme hier la Serbie et le Monténégro. Le monde ne respirera qu’après l’écrasement complet de ces derniers des barbares, comment ne l’avez-vous pas senti ? pour vous ouvrir les yeux, que faut-il donc ? S’il ne vous suffit pas de voir, chez nous, toutes nos ruines, intentionnelles et [290] inutiles, de lire tant et tant d’irréfutables attestations de tueries enragées n’épargnant même pas nos tout petits enfants, si rien de tout cela ne vous suffit, mais regardez donc au moins chez vous, regardez l’insolente ironie des pressions que le peuple de proie vous fait subir, ou regardez tous les attentats, audacieux et sournois, déjà commis de l’autre côté de l’Océan ! Ou bien encore, si absolument vous ne savez même plus voir autour de vous, au moins parcourez donc un peu ce que, depuis des siècles, ont écrit tous leurs intellectuels, tous leurs « grands hommes » ; à chaque page vous serez épouvantés de trouver l’apologie la plus étalée de la violence, de la rapine et du crime. Vous constaterez ainsi que toute l’horreur déversée aujourd’hui sur l’Europe était en germe depuis les origines dans les cervelles allemandes, et, de plus, qu’aucune race au monde n’eût osé se dénoncer soi-même avec tant de cynique inconscience. Et vous, prélats ou moines d’un clergé du voisinage, qui nous [ 291] reprochez d’être irréligieux et faites pour nos ennemis la plus aveugle des propagandes, mais feuilletez donc un peu le manifeste officiel des évêques de Belgique, et dites-nous ce que vaut l’âme de ces gens-là, qui tout le temps profanent le nom du « Très-Haut » dans leurs burlesques prières, et puis s’acharnent contre tous les sanctuaires de la foi, cathédrales ou humbles églises de village, renversent les crucifix et massacrent les prêtres ! A moins d’appartenir à leur race maudite, est-il logiquement possible d’être germanophile ? Neutre, je le veux bien, mais seulement par terreur, ou parce qu’on n’est pas prêt, ou peut-être, sans s’en rendre compte, par l’appât d’un certain lucre momentané, par un peu d’égoïsme mal entendu et à courte vue. Oh ! c’est terrible, évidemment, de se jeter dans une telle mêlée ! Mais la neutralité, ou seulement l’hésitation, deviennent plus que des maladresses dangereuses, et sont déjà presque des crimes.

Un scélérat en démence avait rêvé de nous [292] ramener tous à vingt siècles en arrière, aux vieilles servitudes avilissantes et aux vieilles ténèbres, il complotait de réaliser à son profit une vaste banqueroute du progrès, de la liberté, de la pensée humaine, et, dans ses desseins d’ogre insatiable, après nous, c’était vous, peuples neutres, vous les désignés ! Au moins aidez-nous un peu pour que cela finisse plus vite, cette orgie de vols, de destructions, de massacres et d’arrosages de sang. Assez, sortons de ce cauchemar ! Assez, que tout le monde se lève ! Qui s’abstient aujourd’hui n’aura-t-il pas honte ensuite de garder sa place à ce soleil de la Victoire et de la Paix qui reviendra nous éclairer ? Et nous, quand enfin nous aurons abattu la hyène enragée, en perdant notre sang à flots, ne serions-nous pas presque en droit de dire, les armes encore à la main : « Vous, les neutres, qui bénéficierez de la délivrance sans avoir pris part à la lutte, au moins payez-nous un peu avec vos terres ou avec votre or ! » Oh ! qu’il sonne, le tocsin, partout, à toute volée, [ d’un bout à l’autre de la Terre, qu’il sonne l’alarme suprême, que les tambours de toutes les armées battent la charge ! Et sus à la Bête allemande !

FIN