La Hyène enragée/05
V
AUTRE VISION DU FRONT DE BATAILLE
Où donc cela se passait-il ?… Une des particularités de cette guerre, c’est que, malgré mon habitude des cartes, et malgré l’excellence détaillée de celles que j’emporte en route, je ne sais jamais où je suis… Enfin, cela se passait bien quelque part. Même je suis sûr, hélas ! que cela se passait en France. Et j’aurais tant préféré que cela se passât en Allemagne, puisque c’était tout près et sous le feu des lignes ennemies !
Depuis le matin, j’avais voyagé en auto, traversant je ne sais combien de villes, grandes ou petites. Je me rappelle cette scène, dans un village où j’avais fait halte, et qui n’avait certes jamais vu d’autobus, tant de soldats, tant de chevaux. On y amenait une cinquantaine de prisonniers allemands, pas rasés, pas tondus, bien vilains ; je ne dirai pas qu’ils avaient l’air sauvage, ce serait les flatter, car la plupart des sauvages, les vrais dans la grande brousse, ne manquent ni de distinction ni de grâce ; non, l’air qu’ils avaient, c’était l’air goujat, la laideur lourde, bête et incurable. Une belle fille plutôt équivoque, avec des plumets sur la tête, qui s’était postée pour les voir passer, les dévisageait avec une déception mal dissimulée : « Alors, dit-elle, c’est ces cocos-là que leur sale kaiser nous propose pour nous embellir la race ?… Ah ! ben vrai !… » Et, pour donner plus de vigueur à sa phrase inachevée, elle cracha par terre.
Ensuite, pendant une heure ou deux, des campagnes désertes, de grands bois jaunis, des forêts effeuillées, qui, sous le ciel triste, n’en finissaient plus. Il faisait froid, un de ces froids âpres, pénétrants, que l’on ne connaît guère dans mon Sud-Ouest français, et qui donnait l’impression des pays du Nord. De loin en loin, un village, où les barbares avaient passé, nous montrait ses ruines noircies par le feu ; mais personne n’y habitait plus. Çà et là, au bord du chemin, des petites sépultures gisaient, solitaires ou groupées, tertres tout fraîchement remués, avec un peu de feuillage jeté dessus, et une croix faite de deux bâtons : des soldats, dont personne ne saurait plus le nom, étaient tombés là, épuisés, pour y achever leur agonie sans secours… Nous les apercevions à peine, dans notre course rapide, que nous accélérions de plus en plus, à cause de la nuit, déjà hâtive en cette fin d’octobre. À mesure que s’avançait la journée, un brouillard presque hivernal s’épaississait comme un voile mortuaire. Un silence plus morne qu’ailleurs tombait sur toute cette région, dont les barbares avaient été chassés, mais qui se souvenait encore de tant de tueries, de fureurs, de hurlements et de feu.
Au milieu d’une forêt, près d’un hameau qui n’avait plus que des pans de murs calcinés, il y avait côte à côte deux de ces tombes, près desquelles je m’arrêtai ; c’est qu’une petite fille d’une douzaine d’années, là toute seule, y arrangeait d’humides bouquets, quelques pauvres chrysanthèmes de son jardinet dévasté, et puis des fleurs des champs, scabieuses d’arrière-saison cueillies dans les funèbres entours :
— « Tu les connaissais, ma petite, ceux qui sont là couchés ?
— Oh ! non, monsieur. Mais je sais que c’étaient des Français… J’ai vu quand on les a enterrés… Monsieur, c’étaient des jeunes, ils n’avaient pas encore leurs moustaches tout à fait poussées. »
Rien d’écrit, sur ces croix que l’hiver va coucher sur le sol et qui seront bientôt émiettées dans l’herbe. Qui étaient-ils ? Fils de paysans, ou de bourgeois, ou de châtelains ? Qui les pleure ? Mère en grands voiles de crêpe élégants, ou mère en modeste deuil de paysanne ? En tout cas, ceux et celles qui les aimaient achèveront de vivre sans jamais savoir qu’ils se seront décomposés là, au bord d’une route solitaire de l’extrême Nord, — ni que cette gentille petite, au logis détruit, est venue leur offrir des fleurettes, un soir d’automne, pendant qu’un grand froid descendait, avec la nuit, sur la forêt enveloppante…
Plus loin, dans certain village où s’est établi le commandant d’une armée, un officier monte avec moi pour me guider vers un point déterminé de l’immense front de bataille.
Encore une heure de route, très vite, à travers des solitudes. Cependant nous dépassons un de ces longs convois d’autobus, jadis parisiens, qui depuis la guerre sont devenus des boucheries à roulettes. Aux places où s’asseyaient bourgeois et bourgeoises, des moitiés de bœufs se balancent, toutes saignantes, pendues à des crocs. Si on ne savait qu’il y a des centaines de mille hommes à nourrir là-bas dans les champs, on se demanderait pourquoi charroyer tout ça, au milieu de ce désert où nous courons à toute vitesse.
Le jour baisse beaucoup, et on commence à entendre le grondement continu d’un orage qui semble se déchaîner à fleur de terre. Or, ce tonnerre-là, depuis des semaines, il gronde sans interruption sur toute une ligne sinueuse qui va de l’Est à l’Ouest de la France, et où chaque jour, hélas ! s’amoncellent des morts.
« Nous voici arrivés », dit l’officier qui me guide. Si je ne connaissais déjà les aspects nouveaux que les Allemands ont donnés aux fronts de bataille, je croirais, malgré la canonnade, qu’il se trompe, car, à première vue, on n’aperçoit ni armée, ni soldats ; nous sommes dans un lieu sinistre, sur un vaste plateau où la terre grisâtre est pelée, déchiquetée, avec çà et là des arbres plus ou moins brisés comme par quelque cataclysme de foudre et de grêlons ; aucun vestige humain, pas même les ruines d’un village ; rien qui précise telle ou telle époque de l’histoire, ni même de la géologie. Et, comme on aperçoit au loin d’immenses horizons de forêts, qui vont de tous côtés se perdre dans les brumes presque noires du crépuscule, on pourrait aussi bien se croire ramené aux périodes primitives du monde.
« Nous voici arrivés » — cela veut dire qu’il est temps de cacher notre auto sous des arbres, pour ne pas lui attirer un arrosage d’obus et risquer de faire tuer nos chauffeurs, — car il y a, dans la forêt embrumée d’en face, beaucoup de vilains yeux qui nous guettent, et de merveilleuses jumelles qui leur font la vue aussi perçante que celle des grands Rapaces. Donc, pour arriver sur la ligne de feu, notre devoir est de continuer à pied.
Quel étrange sol ! Il est criblé de ces trous que font les obus et qui ressemblent à de gigantesques entonnoirs, et puis il est égratigné, piqué, il est semé de balles pointues, de douilles de cuivre, de débris de casques à pointe et d’autres saletés barbares. Mais cette région qui semblait déserte, au contraire elle est très peuplée ! Seulement c’est par des troglodytes sans doute, car les habitations, disséminées sous bois et invisibles d’abord, sont des espèces de cavernes, de taupinières, à demi recouvertes de branches et de feuillages ; jadis, à l’île de Pâques, j’avais vu de telles architectures… Et dans ce vaste décor de forêt sans âge, ces demeures humaines complètent l’impression, que l’on avait déjà, d’un recul au fond des temps.
En vérité, cela revenait de droit aux Prussiens, de nous faire rétrograder ainsi. La guerre qui était autrefois une chose élégante, où l’on paradait au soleil, avec de beaux uniformes et des musiques, la guerre, ils l’ont rendue sournoise et laide, ils la font comme des animaux fouisseurs. Et il nous a fallu les imiter, bien entendu.
Cependant, des têtes apparaissent çà et là, sortent des terriers pour voir qui arrive. Et elles n’ont rien de préhistorique, non plus que les képis qui les coiffent : figures de soldats de chez nous, l’air bien portant et de belle humeur, l’air amusé de vivre là comme des lapins. Un sergent s’avance, aussi terreux qu’une taupe qui n’aurait pas eu le temps de faire sa toilette, mais il a une jolie expression jeune et gaie. — « Prenez donc deux ou trois hommes avec vous, lui dis-je, pour aller dévaliser mon auto qui est là-bas derrière ces arbres ; vous y trouverez un millier de paquets de cigarettes et des journaux à images, que des Parisiens et des Parisiennes vous envoient, pour vous aider à passer le temps dans les tranchées. » — Quel dommage que je ne puisse pas rapporter, en remerciement aux aimables donateurs, tous les sourires de satisfaction avec lesquels sont accueillis leurs cadeaux ?
Un ou deux kilomètres encore à faire à pied, pour arriver à la ligne de feu… Un vent glacé souffle des forêts d’en face, de plus en plus noyées dans des brumes noires, des forêts hostiles où gronde ce semblant d’orage. Il fait lugubre, au crépuscule, sur ce plateau des pauvres taupinières, et j’admire qu’ils puissent être si gais, nos chers soldats, au milieu de ces ambiances désolées.
Marchant sur ce sol criblé, où la tourmente de mitraille a laissé à peine une touffe d’herbe çà et là, un peu de mousse, une pauvre fleur, j’atteins d’abord une ligne de défense que l’on prépare, qui sera la seconde, pour le cas improbable où la première, plus en avant, viendrait à céder. Nos soldats, transformés en terrassiers, y travaillent, la pelle et la pioche en main, tous décidés et joyeux, s’empressant de la finir, et elle sera terrible, entourée des pires embûches. Ce sont les Allemands, je le veux bien, qui ont imaginé, dans leurs cervelles prudentes et mauvaises, tout ce système de galeries et de pièges ; mais, comme nous sommes plus fins qu’eux et d’esprit plus prompt, en peu de jours nous les avons égalés, sinon dépassés.
Un kilomètre plus loin, voici la première ligne. Elle est pleine de monde, cette tranchée qui arrêtera le choc des barbares ; elle est nuit et jour prête à se hérisser de fusils. Et ceux qui vivent là, terrés à peine pour le moment, savent que d’une minute à l’autre les obus recommenceront leur arrosage quotidien, enlevant les têtes qui se risqueraient dehors, crevant les poitrines ou déchiquetant les entrailles. Ils savent aussi qu’à n’importe quelle heure imprévue, au pâle soleil ou dans l’obscurité du milieu de la nuit, il y aura contre eux des ruées de ces barbares, dont la forêt d’en face est encore pleine ; ils savent comment ils arriveront en courant, avec des cris pour essayer de faire peur, se tenant tous par le bras en une seule masse enragée, et comment, avant de s’empêtrer pour la mort dans nos fils de fer barbelés, ils trouveront moyen, comme chaque fois, de faire beaucoup de mal. Ils savent, car ils ont déjà vu tout cela, mais quand même ils sourient avec une dignité grave. Depuis bientôt huit jours ils sont dans cette tranchée, attendant la relève qui va venir, et ils ne se plaignent de rien : « On est bien nourri, disent-ils, on mange à sa faim. Tant qu’il ne pleut pas, on se tient chaud la nuit, dans nos trous de renard, avec une bonne couverture. Mais, des vêtements de dessous en laine pour l’hiver, nous n’en avons encore pas tous, et il nous en faudra bientôt. Quand vous rentrerez à Paris, mon colonel, vous pourriez peut-être rappeler ça au gouvernement et à toutes ces dames qui travaillent pour nous. »
(Mon colonel, c’est le seul titre que les soldats connaissent pour les officiers à cinq galons. Pendant la dernière expédition de Chine, j’avais déjà été mon colonel, mais je ne m’attendais pas à le redevenir un jour, hélas ! pour une guerre sur le sol de France !)
Ceux qui causent avec moi, au bord ou du fond de cette tranchée, appartiennent aux plus diverses classes sociales ; les uns furent des élégants et des oisifs, les autres des ouvriers, des laboureurs ; il y en a même, avec le képi trop sur l’oreille et l’accent de barrière, dont il vaudrait mieux sans doute ne pas sonder le passé, et qui sont devenus ici quand même, non seulement des garçons braves, mais des braves garçons. Cette guerre, en même temps qu’elle aura supprimé nos distances, nous aura tous purifiés et grandis : les Allemands, sans le vouloir, nous auront fait au moins ce bien-là, qui certes en vaut la peine. Et puis nos soldats savent tous aujourd’hui pourquoi ils se battent, et c’est leur suprême force ; l’indignation les stimulera jusqu’à leur dernier souffle : « Quand on a vu, me disent deux jeunes paysans de Bretagne, quand on a vu de ses yeux ce que font ces brutes-là dans les villages où ils passent, c’est tout naturel, n’est-ce pas ? de donner sa vie pour tâcher qu’ils ne viennent en faire autant chez-nous. » Et la canonnade accompagne d’une basse incessante et profonde cette déclaration naïve.
Or, il en est ainsi d’un bout à l’autre de la ligne sans fin ; partout même décision et même courage. Ici ou là, causer avec eux est aussi réconfortant et commande une admiration égale.
Mais c’est étrange de se dire qu’à notre vingtième siècle, pour nous garer de la sauvagerie et de l’horreur, il nous a fallu établir, de l’Est à l’Ouest de notre cher pays, de pareilles tranchées, des doubles, des triples, courant ininterrompues sur des centaines de kilomètres, comme une sorte de muraille de Chine cent fois plus redoutable que la vraie qui gardait des Mongols, une muraille qui serpente, presque souterraine, en tapinois, et que garnit toute une héroïque jeunesse française sans cesse en alerte et sans cesse ensanglantée…
Le crépuscule ce soir, sous le ciel épais, se traîne tristement et n’en finit plus ; il me semble qu’il est déjà commencé depuis deux heures, et cependant on y voit encore. Devant nous se distingue toujours, ou se devine, le déploiement à perte de vue de deux plans de forêt, dont le plus lointain n’a presque plus de contours dans les ténèbres. Le vent continue de se refroidir. Et le cœur se serre dans l’impression plus poignante encore d’une replongée, sans abri et sans recours, au fond des primitives barbaries.
— « Mon colonel, voici l’heure où, depuis une semaine, nous avons tous les soirs notre petit arrosage d’obus ; si vous avez le temps de rester un peu, vous verrez comme ils tirent vite et presque au hasard. »
Le temps, non, je ne l’ai guère, et puis l’occasion m’a déjà été donnée ailleurs de voir « comme ils tirent vite et presque au hasard ». On dirait quelquefois un feu d’artifice pour parade, et c’est à croire qu’ils ont des projectiles à n’en savoir que faire. Cependant je resterai bien volontiers un moment de plus, pour revoir ça en leur compagnie.
Ah !… En effet, voici en l’air une espèce de bruissement de vol de perdrix, — des perdrix qui passeraient très vite, avec des ailes en métal. Cela nous change de la canonnade sourde de tout à l’heure, et c’est dans notre direction que cela commence à venir. Mais c’est beaucoup trop haut et surtout beaucoup trop à gauche. Tellement trop à gauche que ce n’est pas nous qu’ils visent cette fois, certainement ; il faudrait qu’ils fussent par trop bêtes… Tout de même nous cessons de causer, l’oreille aux aguets… Une dizaine d’obus, et puis plus rien.
— « C’est fini, me disent-ils alors. Maintenant leur heure est passée. Et c’était pour les camarades là-bas. Vous n’avez pas de chance, mon colonel ; voilà bien la première fois que ce n’est pas nous qui écopons… Et puis, on dirait qu’ils sont fatigués, ce soir, les Boches. »
Il fait nuit et je devrais être loin. D’ailleurs ils vont se coucher tous, ne pouvant pas, bien entendu, risquer d’allumer des lumières : des cigarettes tout au plus. Je serre beaucoup de mains à la file et je les quitte, les pauvres enfants de France, dans leur dortoir qui tout à coup, avec le silence et l’obscurité, est devenu funèbre comme une longue fosse commune au cimetière.