La Jeune Aventureuse (Rosny-Aîné)/IX
IX
— J’ai des pressentiments ! dit Mme Aloyse de Cortambergues en relisant un télégramme reçu dans l’après-midi. Qu’est-ce qui a bien pu retenir Charles ?
Charles, c’était le valet de chambre.
— C’est un homme courageux et adroit ! Et il faut justement que cela tombe pendant le congé du jardinier… Nous sommes seules avec la vieille Annette et la petite Louise. Si la bande à Mazargues venait ce soir, que deviendrions-nous ?
C’était au déclin du jour, un immense soleil, plus haut que les collines lointaines, une fournaise rouge, allait sombrer dans l’Occident…
— Que deviendrions-nous ? reprit Aloyse, avec tremblement.
— Il y a des armes, n’est-ce pas ? fit Marcelle.
— Hélas !… le fusil de chasse… et deux revolvers…
— Donc, on peut se défendre…
— Des femmes ! Nous sommes de faibles femmes…
— La balle d’un fusil ou d’un revolver fait autant d’effet tirée par une femme que par un géant !
— Vous vous défendriez ? exclama Mme de Cortambergues ébahie.
— À coup sûr… d’autant plus qu’on les dit implacables…
Aloyse soupira, puis elle sonna la femme de chambre.
Une petite blonde apparut, frêle, encore presque une enfant…
— Il faut tout clore, ma petite, avec soin.
— Je vérifierai, dit Marcelle…
— Avec leurs volets de fer et leurs barreaux, les fenêtres sont bien protégées… je crains plutôt les portes, quoiqu’elles soient en chêne, reprit la vieille dame… Que cela ne nous empêche pas de dîner…
— Je vais tout vérifier d’abord, si vous le permettez.
— Je vous en serai reconnaissante. Comme vous êtes courageuse !
— J’espère l’être, fit Marcelle avec un sourire.
Elle ne croyait guère au péril.
Le manoir, construction basse, presque cubique avait des fenêtres sur ses quatre faces, et deux portes… l’une donnait sur un jardinet qui jouxtait la route, l’autre sur la cour, la pelouse et le parc.
Une source traversait la pelouse et un gros ruisseau sortait du parc. Une grille défendait la cour où le chien Muffat errait en liberté.
Marcelle s’assura que les volets de fer du rez de chaussée et les portes étaient en ordre.
La nuit tombait. L’étoile Véga, l’Aigle, Cassiopée, Arcturus, allaient paraître et une énorme lune montait à l’Orient…
Les deux femmes dinèrent à la lueur des trois lampes électriques. Un vaste silence s’ébattait sur les campagnes désertées où, de période en période, s’accroissait le domaine des terres incultes…
La petite Louise servait le café, lorsque le chien Muffat se mit à aboyer. Des fermes lointaines, d’autres chiens répondirent, mus par l’instinct atavique qui les excite contre des ennemis le plus souvent imaginaires.
Mme de Cortambergues tendit l’oreille, déjà saisie d’inquiétude.
Muffat aboya avec plus de violence, puis, ce qui était plus grave, il poussa un hurlement presque pareil au hurlement des loups…
— Il y a quelque chose ! murmura Aloyse, qui avait pâli…
Elle avala précipitamment sa tasse de café. Muffat s’était remis à aboyer avec persistance et furieusement.
— Je vous assure qu’on rôde autour du manoir ! Seigneur ! ils vont nous égorger !
Le cœur de Marcelle s’était mis à battre. Elle avait peur d’avoir peur ; cependant, sa voix parut calme lorsqu’elle répondit :
— La maison est bien close, madame…
Elle avait décroché le fusil et armé le revolver. Aloyse regardait ces armes avec épouvante…
Les aboiements de Muffat devinrent frénétiques ; deux coups de feu retentirent ; le chien poussa un hurlement d’agonie.. puis le silence.
— On l’a tué… c’est notre tour, gémissait Aloyse.
La cuisinière, vieille femme barbue, et la petite Louise, étaient accourues ; elles étaient blêmes et tremblaient.
Un grand coup, coup de trique ou de crosse retentit à la porte de la cour. Puis, une voix s’éleva, rauque, entrecoupée de modulations stridentes :
— Nous savons qu’il n’y a que des femmes ici ! Ouvrez… et on ne vous fera rien. Si vous n’ouvrez pas, gare !
— Ils avaient promis la vie aux vieillards de Fresneuse, soupira Mme de Cortambergues…, le petit pâtre en a témoigné… et ils les ont mis à mort !…
On continuait à frapper. Aloyse leva les bras, poussa une faible plainte et s’évanouit :
— Soignez madame, fit Marcelle aux bonnes.
Déjà elle s’accoutumait au péril. Je ne sais quelle vaillance atavique s’éveillait en elle.
L’évanouissement d’Aloyse ne dura qu’un moment… Bientôt, elle dressa languissamment la tête et on l’entendit murmurer :
— Il y a deux mille francs dans mon secrétaire… la clef est dans mon sac… offrez-leur cette somme… peut-être…
Le secrétaire était à l’étage :
— J’y vais, dit Marcelle… tâchez de me suivre… nous serons mieux là-haut pour nous défendre…
En deux minutes, elle eut les clefs, elle ouvrit le secrétaire et trouva les deux mille francs.
Tout son être, toutes ses pensées et ses mouvements s’accéléraient… Elle n’hésita pas à ouvrir les volets d’une fenêtre sans barreaux qui donnait sur la cour.
Elle cria d’une voix ferme :
— Nous n’ouvrirons pas ! Nous sommes bien armées et résolues à nous défendre. Mais nous sommes prêtes à vous donner tout l’argent qui se trouve ici…
Dans l’argenture lunaire, elle voyait trois hommes, l’un de haute taille les deux autres plus petits, mais trapus, et tous trois masqués.
— Combien ? dit le plus grand.
— Deux mille francs…
— Pas assez.
— Il n’y a pas plus…
Un des trois hommes leva son poing armé d’un revolver.
Immédiatement, Marcelle l’ajusta avec la carabine.
L’homme tira. Sa balle rebondit sur la muraille. Marcelle tira à son tour ; l’homme poussa un cri de fureur ; son bras était retombé ; sa main inerte avait lâché le revolver.
Marcelle s’était rejetée en arrière à l’abri du tir.
— Imbéciles ! cria-t-elle surexcitée… Vous voyez bien que je tire mieux que vous… et j’ai de quoi abattre dix hommes… je vous avertis que je me défendrai jusqu’à la mort !
Il y eut un assez long silence, rompu seulement par les aboiements plus ou moins lointains des molosses. Puis, une voix s’éleva, qui avait pris un ton conciliant :
— Aboulez les deux mille francs et on vous fiche la paix…
Mais l’excitation de Marcelle persistait ; elle répondit, dédaigneuse :
— Rien !… Vous n’aurez rien que des balles…
— Alors, on enfonce la porte !
— Essayez !
Trois coups se succédèrent sur le vantail… Marcelle se pencha rapidement à la fenêtre et tira deux fois.
Trois détonations retentirent, mais déjà elle s’était retirée, non sans avoir vu un des hommes lâcher la hache avec laquelle il tentait de défoncer la porte.
Quelques jurements.. une plainte sourde… puis des pas lourds. À travers le feuillage surbaissé d’un saule de Babylone, Marcelle entrevit trois hommes qui longeaient le hangar. Ils disparurent, puis reparurent plus loin, sur la pelouse. L’un d’eux se traînait péniblement, soutenu par le compagnon valide ; le troisième laissait pendre son bras droit inerte, le long du corps.
En ce moment, Marcelle ressentit une joie de victoire, une joie primitive, sauvage… La réaction vint qui la laissa tremblante et la peur qu’elle n’avait pas ressentie à l’heure du danger, la peur rétrospective arrêta le mouvement de son cœur, puis précipita sa marche, au point qu’elle n’entendait plus qu’un battement dans sa poitrine, un bruit de cloche dans ses oreilles…
Quand le calme revint, elle descendit au rez de chaussée, elle trouva Aloyse au sortir d’un deuxième évanouissement :
— Est-ce qu’ils vont enfoncer la porte ? gémit-elle.
— Non, ils s’éloignent, répondit Marcelle… Nous avons eu de la chance… deux sont blessés.
— Deux blessés ? murmura Mme de Cortambergues, abasourdie… Et c’est vous… c’est vous !
Elle se ranimait. L’idée que le péril avait disparu la remplit d’une allégresse soudaine :
— Mais vous êtes une héroïne… un vrai démon de bravoure !… reprit-elle avec un petit rire. Vous nous avez sauvé la vie… la vie !
Elle respira largement, se dressa et allongeant le bras, elle étreignit Marcelle :
— Ne croyez pas que j’oublierai cela… Mon enfant, ma chère petite… pour vos affaires, n’ayez nulle crainte… je suis là… le vous aiderai autant qu’il le faudra… pour vous faire réussir… Ah ! comme vous le méritez !
La petite femme de chambre et la cuisinière contemplaient Marcelle, bouche bée, comme elles auraient contemplé un monstre à la foire.