La Jeune Aventureuse (Rosny-Aîné)/X
X
— Tchin ! dit Marie avec impatience.
La bestiole pourpre volait follement au travers de la chambre, avec des cris éperdus… Elle s’arrêta. Tchin se posa sur la table, prit un air grave et considéra sournoisement la jeune femme…
— Qu’est-ce qu’il peut bien penser ? murmura-t-elle.
Elle ne pouvait s’empêcher de lui attribuer une manière d’intelligence malicieuse et hardie.
— Il pense que la vie est belle ! affirma Marcelle en riant.
— Plus belle que celle des hommes ! soupira Manuel qui, au fond, était aussi heureux que Tchin, mais la foi socialiste voulait qu’il vitupérât les contemporains. Et pourtant, si les bourgeois voulaient comprendre !…
Marcelle le regarda avec une tendresse gouailleuse.
Son visage clair, ses yeux candides révélaient une âme fraîche comme l’âme des deux petits qui construisaient gravement une grue « mécano ».
— Quel serin tu fais, mon petit Manuel ! exclama la jeune fille. Qu’est-ce que les bourgeois ne comprennent pas ?
— Leur devoir !… L’avenir !…
— Leur devoir… l’avenir !… Cher petit crétin ! Et toi, tu y comprends quelque chose ?
— Nous voulons que l’exploitation cesse. Nous voulons que tous participent au bien-être et à l’organisation !
— Ce serait du propre ! Pauvre petit, tu crois donc que ce sont les bourgeois qui ont fait la société ? Elle les écrase. Ils n’y peuvent rien du tout… Personne n’y peut rien… Et plus il y aura d’imbéciles qui s’en mêleront, plus ça sera effrayant !
— Le peuple !
— Il n’y a pas de peuple !
— Le prolétariat.
— Il n’y a pas de prolétariat !
— Marcelle, tu n’as pas étudié la question sociale.
— On voit que tu l’as étudiée, toi, et qu’elle te rend idiot !
Elle embrassa tendrement le grand garçon et reprit :
— En ce moment, c’est très simple… La richesse n’existe plus… Il faut la faire. Ensuite on verra… Mais on ne verra sûrement pas ce que tu rêves… la Justice, car la justice, ça n’existe pas plus que le Peuple ou le Prolétariat… ce sont des mots…
— Alors, qu’est-ce qui existe ?
— La volonté !… C’est elle qui doit tout résoudre.
Manuel haussa les épaules et s’immergea dans une brochure où le citoyen Carmelot annonçait « La Fin de la servitude humaine ».
La cafetière arriva, environnée de tasses fines ; c’était pour Marie, Marcelle et même Manuel la source d’une tendre béatitude…
L’hiver hurlait sur les cheminées ; une pluie neigeuse battait les vitres — et l’on sentait sur la demeure et sur les rues, la domination souveraine des météores.
— Marie, fit doucement la jeune fille… l’année finit très bien !
Marie tourna vers Marcelle un visage attentif. À cause de ses petits, elle connaissait la crainte ténébreuse de l’Avenir qui, pour les êtres civilisés, remplace la terreur des sylves.
Ses ressources étaient épuisées. Elle voyait autour d’elle les fantômes de la misère, et parce qu’elle était pessimiste, elle connaissait l’art de se tourmenter désespérément…
— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle.
— Ceci, ma chérie… Sans compter le salaire que l’association m’a versé pendant l’année, ma part de bénéfices se monte à trente-cinq mille francs… ce bénéfice sera beaucoup plus considérable l’année prochaine. Excuse-moi, j’ai voulu te faire une surprise… Tu vois, l’avenir est assuré !
— Quelle énergie est la tienne…
— Il y a aussi la chance… Mme de Cortambergues, en intervenant comme commanditaire, nous a permis de réaliser tous nos projets… La boutique est uniquement consacrée à la parfumerie, la maroquinerie, la lingerie fine… Nous avons un atelier spécial pour les modes et la clientèle ne cesse de grossir… Notre marque prend une valeur croissante…
Marie prit la main de Marcelle et la serra entre les siennes. Elle était pleine d’admiration et de joie.
— Tu vois, reprit la jeune fille, ces petits seront sauvés et Manuel continuera ses études jusqu’à leur terme. C’est cela que je m’étais juré…
— N’est-ce pas un peu injuste ? soupira Marie.
— Injuste ? Je ne comprends pas.
— Injuste que tu te sacrifies.
— Tu crois que je me sacrifie ? s’écria Marcelle avec un grand rire. Comme tu me connais mal.
Elle aspira, avec une sensualité triomphante, une gorgée de café :
— J’aime la victoire et j’aime ma race, dit-elle. Ce que je fais pour les miens, je le fais pour moi. L’idée qu’ils pourraient souffrir, l’idée surtout qu’ils pourraient être humiliés, me remplit d’horreur. Je ne puis avoir aucun bonheur, s’ils sont malheureux. Et, de vaincre pour eux, me remplit d’orgueil.
— C’est bien vrai que tu as l’âme d’un chef ! murmura Marie… d’un chef plein de courage et de générosité.
On n’avait pas entendu sonner. L’oncle Maréchal venait d’entrer. Il écoutait les deux femmes, immobile, près de la porte.
— C’est la sainte vérité ! appuya-t-il. Marcelle est le chef de la famille… un vrai chef… comme nous n’en pouvions espérer. Car notre famille est laborieuse, mais passive : deux races de sous-ordres… Marcelle seule a reçu le don du commandement… Et nous devons l’admirer…
Tchin poussa un cri sauvage.
— Il approuve ! dit Maréchal… Vois-tu, Marie, nous sommes des rats noirs… de bons vieux rats, de tout repos… Marcelle, c’est le rat gris, le surmulot, le conquérant…
— Qui mange les rats noirs ! intervint Manuel en riant. Marcelle est une exploiteuse !
— Et ne méritons-nous pas d’être des exploités ?
— Juste ciel ! cria Marie. C’est elle qui nous sauve.
— Les exploiteurs sont les sauveurs naturels des exploités ! affirma doctement Maréchal.
Il y eut un silence. Maréchal tenait une tasse de café qu’il humait avec recueillement : il avait rangé le café parmi les dix joies de sa vie :
— Alors, demanda-t-il, bon bilan ?
— Très bon, oncle Maréchal.
— Je l’aurais juré… Toujours j’eus confiance en toi… depuis que tu étais une si mystérieuse petite fille !
— Mais nous ? demanda Marie. Pouvons-nous accepter ?
— Vous le devez ! dit le vieil oncle. Elle va conduire Manuel jusqu’à ce qu’il soit un bon ingénieur… et il le sera… mais au service d’autrui… Ah ! pauvre Manuel, c’est toi qui es l’exploité de naissance, l’exploité idéal… tout comme le vieux Maréchal, et tu auras un bon emploi…
Et ce sera bien ! Puis elle mènera les petits à bon port. Pour eux, je ne sais pas encore à quelle race ils appartiendront… rats noirs ou surmulots… Mais Marcelle saura choisir leur direction…
— Alors, je mourrai heureuse ! dit Marie.
— Tu vivras heureuse ! répliqua Marcelle. Il le faut… c’est une grande douceur de vivre auprès de toi…
Tous environnaient Marcelle avec religion. Ce fut un de ces moments indicibles où les êtres croient au bonheur et se sentent confusément immortels.
— On sonne ! fit Marie.
Elle n’aimait pas les sonnettes, les lettres, les télégrammes, — tout ce qui apporte l’imprévu dans la vie des hommes.
Sa nature pessimiste lui faisait toujours redouter les rebondissements du Destin. Et, dans ce moment de joie pleine, elle ne voulait aucun trouble…
— C’est Pierre ! cria le jeune Charles.
Pierre avançait, se raidissant un peu pour qu’on vît moins sa légère claudication. Sa vue rassura Marie. Les deux enfants se jetèrent sur lui avec des cris de moineaux.
— Il n’y a plus de café ! dit sévèrement l’oncle Maréchal.
Il avait une prédilection pour ce grand Burgonde blond.
Pierre contempla la famille d’un air nostalgique. C’est ici qu’il aurait voulu vivre !
— Vous semblez tous joyeux ! remarqua-t-il avec une nuance de mélancolie.
— Nous le sommes, grogna Maréchal, et nous avons sujet de l’être. Regardez cette méchante fille brune… C’est le Bonaparte de la famille… Elle vient d’enfoncer les Kaiserlicks. Nous sommes des propres à rien à côté d’elle.
— Réserve faite pour Mme Faubert, je suis de votre avis.
— Oh ! se récria Marie, pourquoi ? Moi aussi je n’ai pas plus d’initiative qu’une poule…
— Nous sommes tous des rats noirs ! répéta Maréchal, bons à vivre honnêtement dans nos trous, jusqu’à ce qu’on nous extermine… Elle seule !…
Il leva sa tête presque chauve d’un air ridicule :
— Il nous reste, dit Marie, une bouteille de Porto blanc…
— C’est un ami d’enfance ! fit l’oncle… Et quel dommage que ce soit un ami dangereux. C’est injuste !
— Injuste !
— Oui, il est injuste que l’alcool soit dangereux… il est injuste que ce soit du poison… car, enfin, l’alcool est aussi innocent que le miel. Il suffit de laisser fermenter des fruits ou des pulpes qui ne demandent pas mieux. C’est la viande qui devrait nous empoisonner ! Manger la chair des bêtes, voilà le crime impardonnable… Mais boire une bouteille de Porto blanc, douce essence d’un fruit mûri par la douce lumière… ça devrait être une bénédiction…
La bouteille venait d’apparaître et Maréchal la déboucha rituellement :
— Buvons du soleil à la gloire de Marcelle !
— Oncle Maréchal, vous abusez de mon endurance ! fit la jeune fille.
Tchin, frémissant et pourpre comme un nuage crépusculaire, s’était posé sur l’épaule de Pierre et glapissait éperduement…
— Mon vieux ! ricana Maréchal… tu ne pèserais pas une once entre les pattes d’Hérode ou de Ponce Pilate ou d’Annibal !…
— Je voudrais vous parler ! murmura Pierre à l’oreille de Marcelle.
Elle le regarda avec méfiance :
— Maintenant ?
— J’aimerais mieux…
— Pas devant eux ?
— Ah ! non, fit-il avec véhémence.
Marcelle se mit à rire et dit à haute voix :
— Pierre me demande une entrevue secrète.
Ils se trouvèrent en tête à tête dans le salon. Pendant une demi-minute, Pierre demeura craintif, les yeux fixés sur l’abat-jour chinois de la lampe électrique.
— Vous savez que je vous écoute ? fit Marcelle.
— Je ne sais par où commencer ! répondit-il avec un sourire. Vous savez que moi aussi j’ai de bonnes nouvelles.
— Vous me l’apprenez.
— On me donne quinze mille francs par an, ce qui, joint à mes ressources…
— Vous assure une existence confortable…
— Bien plus qu’il ne m’en faut…
— Vous ferez des économies…
— J’en fais déjà… Mais écoutez, Marcelle… Vous vous souvenez ?
Il la regarda d’un air suppliant :
— Je me souviens…
— Y avez-vous parfois pensé ?
— Souvent.
— Souvent ? dit-il d’une voix _tremblante.
Du clair visage burgonde, des yeux turquoise émanait une tendresse anxieuse.
— Oui, dit-elle… Et avec sympathie. Mais je suis toujours irrésolue.
— Hélas ! c’est que vous ne m’aimez pas !
— Je ne vous aime pas d’amour, non ! Je ne l’ai pas voulu et je ne le veux pas encore !
Les joues du jeune homme pâlirent ; il s’écria, presque désespéré :
— L’amour est plus fort que la volonté ! Vous ne m’aimerez jamais !
Les yeux noirs de Marcelle se fixèrent impérieusement sur les yeux de Pierre :
— Vous jugez selon votre nature ! fit-elle avec une gravité chagrine… Mais moi, je sais très bien que le jour où je laisserai entrer les rêves, l’amour viendra avec eux. Mon cher Pierre, ma volonté a été tendue nuit et jour… une réalité terrible m’a dominée tout entière… Il fallait vaincre. J’ai presque vaincu… Le jour où la victoire sera sûre… ce jour-là !…
Une confuse exaltation illumina le visage de la jeune fille…
— Et si vous alliez en aimer un autre ! cria-t-il avec terreur.
— Vous m’avez déjà dit cela, jeune homme pusillanime. Je crois que si j’aime un jour, ce sera vous que j’aimerai… Mais attendez… Je voudrais encore une condition… Je tiens à vivre avec les miens… Je suis passionnément familiale…
— Mais je ne demande pas mieux ! Jaime les petits… J’aime Manuel… j’ai une affection vive pour Marie… De toute manière, je serais content de vivre avec eux…
— Alors, dit Marcelle attendrie… si je vous aime… peut-être ! Donnez-moi deux saisons encore…