La Jeune Fille verte/L’Après-midi dans un parc

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV

L’APRÈS-MIDI DANS UN PARC


Jean-Prudence Michon-de-Cérizolles arriva vers la fin d’août à Ribamourt. Sur les trois heures du matin, tout étant clos, les lampes même du baccara éteintes, on entendit le roulement sans cahots d’une automobile, et puis, devant l’hôtel Gastou Fébus, un arrêt, des trépidations, des appels de trompe. Personne ne paraissant, le seul clair de lune vit sortir de voiture un jeune homme maigre qui ôta ses lunettes, poussa quelques jurements et, muni d’une canne pareille à un bélier que son chauffeux lui avait tendu avec effort, fut en asséner quelques coups dans la porte de l’hôtel, dont il dédaigna la sonnette. De nouveau rien ne se montra, sinon quelques clients aux fenêtres. L’un d’eux ayant marqué très haut son dégoût de ne pouvoir dormir, une voix perçante, mordante, demanda :

— Vous voudriez peut-être qu’on aille vous bercer ?

L’inconnu, interpellé à ce moment dans sa chambre par une autre voix, mais indistincte, se tut. Le chauffeux éclata de rire. Cérizolles recommença son tapage.

Cependant, abîmé dans ce néant où un veilleur, sans doute, est seul à choir, celui de l’hôtel Gastou Fébus, sentait qu’il se passait à l’extérieur quelque chose de déplorable, qui, tôt ou tard, le réveillerait. Et peu à peu il émergea des ténèbres en s’écriant :

— Qui ey aquioü, Dioü bibann !

A ce même moment parut M. Caüpana, le patron, homme bigle, minime, un peu tortu, que sa femme et une récente faillite, la sienne, conservaient dans l’aigre. Il alla ouvrir en personne, tandis qu’il observait d’une voix de tête :

— Je ne sais pas qui c’est ; mais vous pourriez faire plus doucement.

— Monsieur Caüpana, répondit le jeune homme, si vous savez réveiller les gens avec un éventail, vous m’enseignerez.

— Eh, c’est M. de Cérizolles, fit l’hôtelier radouci de reconnaître un client d’importance. Votre valet de chambre est bien venu retenir votre appartement, mais on ne vous attendait plus de ce soir.

— C’est la faute de mon mécanicien.

— On est si mal servi aujourd’hui, déplora l’hôtelier. Et toi, imbécile, dit-il au veilleur, est-ce que tu ne pouvais pas ouvrir à Monsieur le Comte. Allons, éclaire !

La lumière électrique ne voulut pas être. L’appartement de Cérizolles donnait au nord, — ou au midi. Son valet de chambre couchait en ville avec les clefs. Il n’y avait rien à boire. Toutes choses qui lui permirent de s’irriter sur l’escalier, davantage le long du couloir, et fortement dans sa chambre. Caüpana mâchait sa bile avec servilité. Il pensait à sa femme, une Levantine qui le trompait depuis longtemps avec des valets en foule, — et combien de plaisir il aurait eu à la battre, si elle n’avait pas été plus forte que lui.

Et, à la longue, les clients de l’hôtel purent se rendormir.

Le lendemain, on vint prévenir Cérizolles à sa toilette que Vitalis désirait le voir. Aussitôt introduit, les deux jeunes gens se serrèrent la main, en se demandant à la fois :

— Quoi de neuf…

A la fois ils s’aperçurent, une fois de plus, que les choses les plus rares ce sont les neuves.

Cependant Cérizolles, ayant mis à son complet couleur-de-la-bête le sceau d’un plastron prune-et-or, fut prêt à sortir : ce qu’il fit en longues enjambées, en traînant contre sa jambe, plus qu’il ne le portait, un de ces bâtons de fer, dit cannes d’entraînement, qui sont d’un poids extrême.

Vitalis, qui avait pris les devants, le regardait venir qui marchait anguleusement et avec souplesse, comme certains fauves que l’on voit toujours prêts de se détendre. Mais une tête hardiment modelée ; et de ces yeux couleur d’une source qui coule sur les herbages ; un nez en éperon ; le sarcasme de sa bouche : Vitalis savait qu’à la moindre contrariété, ce visage impérieux se tendait comme la main de l’aigle. Peut-être ressemblait-il alors à ce foudre, jadis pour César, jailli des Pyrénées : le maréchal-ferrant Prudence Michon, duc de Cérizolles, prince de Brokenfurstberg, maréchal de France.

Ils s’arrêtèrent sur la porte de Vitalis. La rue, bordée d’acacias-boule d’un côté, de l’autre longeait le Jardin Public. A l’abri d’un pont de chemin de fer qui l’enjambait, des bourriquots au repos agitaient leurs sonnailles pour chasser les mouches. Tout seul dans l’accablante lumière, on voyait un gamin courir. Sa chaussure trop lourde le faisait billarder, tandis que son ombre tressautait devant lui sur la poudre du chemin.

— Que ferons-nous, demanda Cérizolles. Vos paperasses, pendant que je déjeunerai : il n’est que deux heures. Et c’est peut-être un peu tard pour que vous soyez mon hôte.

— Assurément ; mais j’irai vous rejoindre tout à l’heure. Et puisque votre auto est à réparer, nous pourrons prendre une voiture jusqu’à Sainte-Mary. Vous n’y êtes jamais allé ? L’eau est exquise.

— Mmm… fit son compagnon. L’eau ?… je sors de mon bain.

— Je vous assure qu’avec un peu de Pernod avec.

— Ah, ainsi… Ce n’est pas que j’en sois fou. Mais il faut profiter de son reste : tant qu’elle n’est pas défendue.

Ils se retrouvèrent quelque deux heures plus tard, à l’ombre des platanes, devant une bâtisse où le platras se jouait à travers le sarrazinesque, et le Louis XV et le gothique. C’était le Casino de Ribamourt, et Cérizolles, à qui ce monstre était familier, ne paraissait pas en souffrir. Peut-être n’avait-il pas d’opinions sur l’architecture, quoiqu’il en eût sur beaucoup de choses. Il les défendait brillamment, à la manière de ces généraux qui, ayant jeté de grandes forces dans une bicoque, se maintiennent surtout par des sorties.

Le long de la terrasse où les jeunes gens étaient assis, une balustrade de ciment multipliait les entrelacs d’un céleri dont Munich vend la graine, ou peut-être d’une treille. Les grappes en étaient figurées par des lampions de couleur, imagination pleine de fraîcheur, affirmaient les habitants qui en tiraient vanité. Il y en avait plusieurs là, qui buvaient : c’était leur coutume.

— A propos, dit Vitalis, vous recevrez, aujourd’hui ou demain, un carton de Mme  de Charite. Elle donne une espèce de partie de jardin, en l’honneur, je pense, de sa fille cadette, qui est de retour.

— Est-ce celle qui était couleur de prairie ? Ou si elle a changé comme l’herbe.

Le clerc eut un instant de réflexion :

— Le fait est qu’elle tient un peu de l’olive, mais non pas sans agrément. Si vous l’aviez vue, à cette époque, avec les cheveux dans le dos, et de ces bas blancs à jour, faits de dentelle en papier, qu’on lui voyait monter sous…

Vitalis s’arrêta brusquement et devint rouge. Mais Cérizolles eut l’air de ne pas s’en apercevoir.

— Elle m’avait plutôt, dit-il, laissé le souvenir d’une de ces fillettes devenues insupportables depuis qu’on ne les claque plus assez… Et votre patronne, ô Fortunio ! viendra-t-elle ?

— Je pense, répondit le clerc, tout près de rougir encore.

C’est qu’il n’avait jamais fait confidence à son ami jusqu’où il poussait l’imitation de ce héros de basoche, dont le cœur, pareil au sien, avait jadis fleuri parmi la rose-mousse et les fraisiers, dans l’ombre d’un jardin de notaire dont les murailles laissent de haut pendre un jasmin.

— A-t-elle toujours l’air d’une belle armoire en cœur de noyer, pleine de linge et des plus solides parfums.

— Mon Dieu, je ne vois pas…

— Je ne suis pas bien assuré de ma comparaison, et qu’il n’y règne pas une âme, derrière les panneaux, plus passionnée que celle des lavandes. Elle a une façon de se mordre les lèvres et de se taire pour répondre. On peut mettre aussi du girofle, dans une armoire.

— Évidemment.

Cérizolles regarda son compagnon.

— Ah ! ça, dit-il, est-ce que vous auriez des cors, et que je vous marche dessus ? Vous en parliez autrefois d’une autre abondance.

Vitalis tourna court :

— Ne pensez-vous pas, demanda-t-il, qu’il est l’heure de partir.

Leur victoria attendait devant la grille du jardin, où les deux jeunes gens la rejoignirent. A Hargouët, Vitalis s’arrêta chez sa tante ; mais on répartit presque aussitôt, pour descendre à l’auberge Sallenave, dans le village suivant, qui était Carresse. La tonnelle, au fond du potager, y surplombait la plaine du Gave, dont une longue allée de platanes coupait en deux les maïs mûrissants et les prés. A travers des massifs de trembles, de vergnes, des peupliers en file, entre les taches d’une verdure inégale, on voyait mirailler la rivière au pied des hauteurs et des rocs de Ribes.

Tandis que Cérizolles, avec la sagesse d’un vieillard ou d’un officier en retraite, battait son absinthe d’une eau dont la fraîcheur, encore, se ressentait assez des abîmes du sol pour voiler le cristal.

— Eh bien, viendrez-vous à Castabala, lui demanda son compagnon ?

— A Castabala ?

— Oui, c’est le manoir de Mme  de Charite. Elle est d’origine italienne, et l’a nommé ainsi en souvenir… en souvenir de je ne sais pas quoi : Castel Castabala.

— Chaste Balai ?

— Chut, ne le répétez pas.

— Et qui trouve-t-on dans cette cassine ?

— Sa fille aînée d’abord, avec son gendre : Wolfgang Etchepalao.

— Ce gros, rose, qui a l’air en petit salé. On l’appelle le Prince du Pétrole, je ne me rappelle pas pourquoi.

— Voici, expliqua Vitalis. Son père était à Bakou, chez des seigneurs turcomans, ou circassiens, à qui il était très dévoué ; dévoué au point de passer les viandes à table — ou de faire les lits. Il défit si bien celui de l’institutrice allemande, étant, paraît-il, assez beau gars, qu’elle en conçut des espérances.

— C’était le Prince !

— On ne peut rien vous cacher. Mais l’homme dévoué, qui, fâcheusement, était déjà marié dans son Pays Basque, se sauva dans le Caucase, ou par là. Les riches seigneurs, qui ne pouvaient se passer de lui, l’envoyèrent supplier de revenir — par une sotnia de Cosaques. Lesquels le lièrent sur un cheval…

— Comme Mazeppa.

— Comme Mazeppa, et ramenèrent le tout à coups de sangle. Là-dessus, mariage chez le pope ; et, entre tant, la première épouse étant morte, Wolfgang naquit légitime, ou à peu près. Toujours est-il qu’il ne peut renier Fraülein pour sa mère : c’est d’elle que vint la première galette et le premier pétrole ; d’elle, ou plutôt de ses maîtres, tant elle avait su leur inspirer d’affection. Aujourd’hui, elle vit à Cambo ; et le Prince, comme vous savez sans doute, s’est lancé dans les automobiles.

— Si je le sais ! C’est lui qui avait prêté la sienne pour ces infâmes Corridas, où elle remplaçait les picadors. C’est vrai que lui ne la montait pas ; car en fait de bravoure…

— Lui non plus. Mais mauvais, en revanche, avare, vaniteux…

— N’en jetez plus.

— Sa belle-mère l’adore à ce qu’il semble. Sa femme… un peu moins.

— Et qu’y a-t-il plus — comme vous dites ici — continua Cérizolles.

— Peuh. Les gens du cru, M. Lescaa, les Laharanne ; les Aronsky, qui viennent d’arriver. Vous connaissez ?

— Les Harum-Scarum ? Un peu. Aimables loufoques. Et lui, cartonne-t-il, ici ?

— Oui, depuis l’autre jour, qu’il y a un bout de partie. Et il s’enfile.

— Votre patron aussi, dit Cérizolles à brûle-pourpoint. Car il joue, et gros.

— Bah, une fois en passant.

— Et ce n’est pas la première fois que vous entendez dire qu’il y laissera sa peau, — et celle de ses clients.

— Allons donc ! c’est l’homme le plus sûr…

Mais ce sujet lui paraissait pénible. Il rompit les chiens.

— M. Lescaa, dit-il, l’avez-vous jamais vu jouer.

— Comme tout le monde dans nos douces Pyrénées. Chez nous, ce n’est pas l’amour qu’il faut dire, mais le baccara, tyran des hommes et des dieux. Votre cousin, c’est bien ce vieux homme, vaguement banquier : beaucoup de branche, des cheveux blancs, et des yeux rares, pleins de mépris et de feu.

Vitalis fit signe qu’oui.

— Oui je l’ai vu — et ressenti. Ah ! quelles banques ! Il aurait gagné les lustres s’il avait pris la peine de les décrocher. Et votre Beaudésyme ne joue jamais devant M. Lescaa, lui. Mais ni l’un ni l’autre, je pense, à Ribamourt.

— Rarement, quoique l’occasion ne leur manque pas, cette année. Imaginez qu’il nous a crevé dessus tout un nuage de croupiers, de philosophes, d’aigrefins. Tous les portiers du paradis, quoi ! et prêts à vous montrer le chemin de s’en aller avec les anges.

— Je brûle de les voir. Si on rentrerait.

Le soleil était déjà bas ; la plaine d’Hargouët obliquement illuminée et comme florissante d’une moisson de lumière.

— Hontou, est-ce que vous avez bu, demanda Vitalis au cocher.

— O, o, Moussu : segü.

— En route alors : au Casino.

Et l’on partit, dans la poussière qui semblait d’or rose, et dans le bruit des grelots.

— Vous verrez encore, chez Mme  de Charite, un jésuite : le père Nicolle.

— Je l’ai rencontré chez mes cousins Château-Gaillard, dont il a dirigé un de leurs fils. Et c’est un prêtre charmant.

— Vous aimez donc les jésuites, demanda Vitalis, qui était jeune.

— Un peu plus que Jansénius, répondit l’autre, en adoucissant un sourire sarcastique.

Cérizolles fut à Castabala le lendemain. N’arrivant où que ce fût jamais qu’en retard, il y avait trouvé une compagnie assez nombreuse, partagée déjà entre le tennis et le croquet dont au loin s’entendaient les cris.

Les alentours de Castabala figuraient, dans l’idée d’Herminie de Charite, un jardin à l’italienne. Il y avait des rocailles, quatre ou cinq ifs dans des terrines vertes. Plus loin, Diane moussue continuait de régner sur une cressonnière. A gauche, du même côté que la réunion, deux rangs de cyprès alternaient leur noirceur pointue jusques au seuil d’une rotonde en ciment, copiée à Trianon sur le temple de l’Amour. Mais lui, le dieu funeste et désirable y était remplacé par une de ces négresses qu’on fabrique par milliers, à Venise, pour les mauvais lieux. Celle-ci élevait vers le ciel, que plus rien n’irrite, deux lampes dont l’une, le globe en était cassé. Et Guiche l’avait dénommée Mme  Othello. Tout autour s’arrondissait une table de marbre artificiel. C’est là qu’on servait le thé et que se tenait aujourd’hui Vitalis entre Mme  Beaudésyme et Sabine.

— Tiens, dit celle-ci, voilà M. de Cérizolles. Comme il est long. On l’a privé de pain, je pense, depuis longtemps.

Il se dirigeait vers le tennis, après avoir, en contrehaut des jardins, longé le Castel, espèce de fabrique à la façon d’Hubert Robert, ornée de niches et de colonnes. La terrasse, qu’il traversait en diagonale, faisait voir des urnes, des sphinx, des balustres, mais où Mme  de Charite avait mêlé des vases d’un bleu faux, prépanamites de style, dont l’émail s’écaillait. Ils lui rappelaient sa jeunesse, disait-elle avec une ingénuité que Sabine jugeait hors de propos.

Mais il y avait de belles ombres, du gazon, des fleurs de France : glaïeuls, iris, pivoines, giroflées. Les giroflées étaient d’un or sombre, les pivoines pareilles à des flaques de sang ; et les glaïeuls s’élançaient comme un désir du printemps.

Plus loin c’était une prairie, telle qu’un grand bouclier vert, et qu’on eût dit descendante vers l’Ouze, que la gonflât une fécondité secrète. Les quatre chiens de Sabine y bâillaient au soleil, attendant peut-être qu’elle y vînt rouler avec eux l’impudence de son corps fantasque. Parfois, quand tout la tenait assurée qu’elle n’était que cinq, Guiche faisait « le poteau », figure de gymnastique où l’on se tient sur les mains en dardant des jambes ; cependant que ses jupes, retombées en saule pleureur, découvraient, entre les bas et le pantalon, le double hiatus d’une chair mate au derme bistré.

— Jambes divines ! avait dit M. Dessoucazeaux, à qui le hasard les avait trahies, jambes de Diane à sa première communion ; jambes dont la perfection cruelle inspire aux cœurs bien nés plus de religion encore que de désir.

Enfin, à droite de la maison croissait un bosquet de cèdres, que Mme  de Charite avait dénommé : la Pineraie, et dont les strates joignaient l’Orangerie à la pelouse du tennis. Celle-ci, fraîchement tondue, arrosée, brillait d’un vert d’oxyde, que des asphodèles, au hasard plantées par Guiche, tachaient de sang ; et des gens qu’on y voyait courir en avant et en arrière, avaient l’air de figurer un quadrille, où parmi d’autres images mouvantes, était Wolfgang Etchepalao en pantalon et souliers blancs, et dont la chemise à raies groseille, ornée d’une cravate d’azur, faisait naître dans les cœurs, une espèce d’épouvante.

Il reçut Cézirolles avec autant de cordialité que de bruit. Les r lui roulaient dans la salive comme les olives sous la meule. Et, laissant là, sans plus d’excuses, les autres joueurs sur un avantage de leur part :

— Je vais, dit-il, vous conduire à la mamân.

Mme  de Charite était au croquet, où son maillet languissant, effroi des partenaires, exilait sa boule aux cantons les plus imprévus. Elle accueillit le nouveau venu avec la même faveur qu’avait fait son gendre, quoique plus discrète, et le présenta à sa fille aînée, personne de beaucoup d’agrément, et qui se querellait avec le capitaine Laharanne, touchant le cercle du milieu qui avait sonné, ou qui n’avait pas. Elle s’interrompit pour tourner vers le jeune homme des yeux bleus un peu à fleur de tête, et la cerise de sa bouche.

— Et si vous voulez, dit Herminie, épuiser toute la famille, vous en trouverez le reste sous le kiosque et le bouton. Mme  Beaudésyme y est avec elle, et M. Vitalis Paschal aussi, je pense. N’est-ce pas votre ami ?

— En effet, répondit Cérizolles, et s’éloigna du croquet qui lui faisait horreur.

— Vous n’avez fait que passer, Monsieur, l’année dernière, lui dit Basilida. Est-ce que votre ami Vitalis sera plus heureux, cette fois ?

— Je l’espère pour moi-même, répondit-il. Et je suis venu pour soigner mes nerfs détestables, parmi d’heureuses gens qui n’ont que faire de leurs eaux.

— Pensez-vous donc, Monsieur, que nous vivions une éternelle bergerade ?

— C’est justement ainsi que j’imagine Ribamourt. Rien ne s’y passe, je le jure, que pareil à un roman blanc, entre gens qui s’aiment toujours. Et, de tous ces cœurs bien réglés, que rien ne gonfle, on n’en trouverait aucun, en l’ouvrant, qui nourrisse un rêve, — un remords, peut-être…

Il la contemplait cependant, comme s’il attendait quelque chose. C’était un amateur de visages, Jean de Cérizolles, et qui croyait bien connaître celui-ci. Enfin il vit pointer, à son désir, les dents de la jeune femme sur sa lèvre qui s’empourpra. Mais il découvrit aussi dans ses yeux — ces beaux yeux bombés qui reflétaient, comme à Junon, l’extérieur des choses — un regard singulier. Ce fut comme si elle regardait, à travers lui, quelque chose derrière lui, flottante ; mais si expressément, qu’il se retourna.

Et Basilida, après quelques secondes mesurables, répondit, de cette voix qui était pareille à un écho profond :

— …Un fantôme.

Dans le silence qui suivit, ce fut soudain sensible que Guiche et Vitalis s’entretenaient à part, de leur côté. De nouveau Cérizolles, qui avait ses opinions sur les gens, guetta les dents blanches sur la lèvre rouge. Et de nouveau elles apparurent.

Guiche, les jambes croisées, le menton sur ses deux paumes, disputait avec son compagnon.

— Ah, si vous vous mettez avec maman ! Du reste, ça ne vous profitera pas : elle ne peut pas vous souffrir.

— Merci.

— Qu’y a-t-il, sauterelle, demanda Mme  Beaudésyme ?

La jeune fille se tourna tout d’une pièce, comme sur un tabouret de piano. Son col de guipure laissait voir un peu de chair couleur de pistache, et deviner, à travers le linge, tout un jeune ivoire, aux pénombres bistrées.

Sa robe était d’un écossais émeraude, épinard et bleu, comme ses bas, dont laissait beaucoup voir cette attitude qui lui relevait les genoux. Ayant souri à Basilida, elle regarda avec une ingénuité peut-être équivoque, et jusqu’à le gêner, Cérizolles dont les regards ne pouvaient tout à fait démentir qu’il voyait des bas à carreaux, mais fort avant. Peut-être, les aimait-il.

— C’est qu’il prend des airs, expliqua-t-elle, en désignant Vitalis avec son menton pointu, de trouver que je parle mal parce que je lui demande s’il y a beaucoup de cocottes, ces jours-ci, à Ribamourt.

Mme  Beaudésyme fit les gros yeux, et personne ne répondit. Sabine haussa un peu les épaules, et reportant sur l’étranger des prunelles si claires, si profondes, si variables, qu’elles faisaient songer à ces fontaines dans le roc, où l’on voit, au fond d’un abîme, des moires bouillonner :

— Dites-le moi, M. de Cérizolles, fit-elle.

— Mon Dieu, Mademoiselle, je ne sais pas. Mais peut-être qu’avec du papier…

— Je vous parle des vraies, qui ont des chapeaux, et qui marchent sur la pointe. Ah, que ça m’amuserait de voir comment vous vous tenez ensemble, quand vous êtes seuls.

— Peuh… fit-il, d’un air de doute.

— Très peu, même, ajouta Vitalis, qui haussa les épaules en déclarant qu’il avait un mot à dire au Père.

— Et moi aussi, dit Mme  Beaudésyme : à propos d’un livre.

— C’est donc votre directeur, demanda Guiche.

— Oh, un directeur, répondit Basilida, c’est bien ambitieux. En province, nous nous contentons de confesseurs.

Tous deux s’éloignèrent, laissant Guiche seule avec Cérizolles qui n’en sembla point enchanté, car au contraire des hommes, en général, il ne faisait point profession de pâmer devant ces bêtes et singulières : les petites filles.

— C’est si amusant de se confesser, continua celle-ci inopinément, de leur dire des choses…

Cérizolles, surpris du timbre, et, si l’on peut dire, de la physionomie de sa voix, contempla ce visage si mobile que les moments, les aspects, en étaient insaisissables.

— Je ne vous absoudrais pas sans pénitence, dit-il, peut-être sans discipline. C’est d’ailleurs la principale force des armées.

Un éclair de rancune passa dans les yeux de la jeune fille.

— Et des mamans, dit-elle. Ah tyrannie ! Et quand on est délivré des terreurs, des larmes de l’enfance, et des mains maternelles, c’est pour tomber à celles des hommes : les hommes, oui, indulgents entre eux, inexorables pour nous.

— Mais c’est de l’éloquence, interrompit Cérizolles, de sa voix sarcastique.

Guiche était lancée, comme une cavale échappée du paddock. Elle n’écoutait rien.

— En voilà un (du pouce, elle indiquait Vitalis, éloigné près de la notaresse), sous prétexte que nous jouions, enfants, à femme et mari, il se donne déjà les airs de ne rien pardonner.

— Déjà ? demanda l’autre.

Sabine devint rouge, et sa joue comme une pomme mûrissante d’un vert ivoire, où commence l’écarlate à poindre.

— Et savez-vous, continua-t-elle, pourquoi il me faisait la tête ? Parce que je veux apprendre le violon ; parce que je fais le poteau, quand je suis seule avec mes chiens…

— Le poteau ?

— Oui, le poteau : tout le monde fait ça. Vous vous tenez sur les mains, les pieds en l’air. Ça fait que vous êtes aveuglé par vos jupes.

— Je comprends, dit Cérizolles. Mes jupes.

— Mais non… Enfin vous comprenez. Et puis il ne veut pas que je me promène seule dans le bois du Moulin. Et puis… Enfin, c’est un tyran. Que ferait-il de plus s’il était…

Le jeune homme ne disait rien.

— S’il était un mari, conclut-elle.

— Les mêmes choses, sans doute ; et vous aussi, à part le poteau… Mais ce bois du Moulin, il est donc tabou ?

— C’est loin des maisons. Il y passe des chemineaux, des journaliers de la Mine et, je pense, de ces demi-dieux qui avaient les oreilles pointues. L’an passé, on y a fait du mal à une jeune fille, une couturière, qui cherchait des champignons. On lui a… Je ne sais pas ce qu’on lui a fait. Oui, et pris son porte-monnaie.

— Peut-être, en effet, serait-il plus sage de se promener ailleurs.

— C’est si beau, voyez-vous. Il y a un bouquet de chênes, surtout ; de très vieux chênes, avec de grandes pierres, qui font carrefour. Et on y est tout seul, tout seul… tout seul d’hommes, je veux dire.

— Comment, tout seul d’hommes, s’informa Cérizolles languissamment. Il y a des lions, peut-être, comme dans la forêt des Ardennes.

Guiche secoua la tête.

— Est-ce que vous croyez à la mythologie, demanda-t-elle ?

— Mon Dieu, ça dépend de l’heure.

— Vous riez, mais c’est une chose très vraie, au fond. En plein midi, l’été, quand les champs, les jardins, les bois, sont immobiles de chaleur ; et que rien n’est en vie, rien que la source dans les herbes, avec sa voix cachée ; ou bien cet oiseau, le martin-pêcheur, qui ressemble à un bijou bleu, lancé sur la rivière, — alors, il y a tant de choses qu’on devine autour de soi. Quelquefois, on dirait qu’il n’y en a qu’une, immense, qui respire et vous absorbe, comme si la terre tout entière n’était qu’une seule et même grosse bête. Alors, pour avoir peur — qui est si bon — on appuie l’oreille contre les vieux arbres, et l’on entend remuer ces espèces de dieux moitié bétail, qui dorment le jour, qui rêvent peut-être derrière l’écorce des chênes, à moins qu’ils ne s’échappent pour courir après les enfants… Comment les appelle-t-on, déjà.

— Voilà. Quand ils portent quelque chose, ce sont des Télamons. On en fait des pieds de table et des consoles. Quand ils ne portent rien… eh bien je suppose que c’est comme dans Malbrouk. On n’a jamais su le nom du quatrième soldat.

— Vous n’êtes jamais sérieux, dit-elle.

— Mais si, mais si. Excepté…

— Et vous êtes méchant, vous aussi.

Elle contemplait d’un air assombri Vitalis qui s’en revenait avec Mme  Beaudésyme. Il ne lui parlait pas ; et, comme il se tenait tout près d’elle, son pas, tout son corps pour ainsi dire, épousait le rythme de la jeune femme ; et, de même qu’on pense, après un concert, entendre ce que l’oreille ne distingue plus, peut être Sabine les devinait-elle pareils à deux instruments qui vibrent encore d’un accord évanoui.

Cependant Basilida, entendant marcher derrière elle, reconnut le Père Nicolle qu’elle n’avait pas eu jusqu’ici le loisir de consulter sur sa lecture, et s’arrêta. C’est un livre, expliqua-t-elle, que lui avait prêté M. Cassoubieilh « avec d’autres bouquins », comme il disait.

— Ils sont tous excellents, j’en suis sûr, dit le Jésuite, sans spécifier davantage.

Il s’agissait du « Traité de la nature et de la grâce », de Malebranche, et qui, jadis, fut mis à l’index sous Clément XII, Pignatelli, et qu’on y avait oublié depuis, sous la poussière sacrée d’une théologie dont les gens du monde sont moins curieux que dans le grand siècle.

— Et d’ailleurs, continua l’ecclésiastique, puisque M. Cassoubieilh le juge édifiant !

— Mais je ne pense pas qu’il l’ait lu.

Le P. Nicolle dissimula mal un sourire :

— Faites ce qu’il fait, conclut-il. Ne faites pas ce qu’il dit.

Ils approchaient du kiosque. Vitalis, qui avait pris l’avance, devant un débat qui lui était obscur, y aidait Mme  de Charite à servir le thé. C’est à dire qu’il changeait la pince à sucre de place, ou regardait le soleil à travers une carafe pleine d’un vin couleur de peau d’orange.

— C’est que, reprit Mme  Beaudésyme plus bas, j’aurais besoin d’un tonique, en fait de lecture. L’Imitation, c’est tout le contraire. Et puis je ne l’aime plus… à moins que je ne l’aime trop.

Mme  de Chantal a dit quelque chose comme cela, dans une de ses heures d’aridité. Mais, si vous voulez, Madame, je me permettrai de vous prêter un livre ou deux plus substantiels.

Et avec un air de demi-interrogation, il ajouta :

— Sous l’aveu de votre confesseur…

— N’ayez pas de doute, mon Révérend Père, à ce sujet. Il y a longtemps que M. Cassoubieilh me laisse carte blanche.

— Mais pardon, interrompit le Jésuite. N’est-ce point Jean de Cérizolles que j’aperçois sous le kiosque ?

— Le jeune homme qui, de son côté, avait reconnu l’ecclésiastique, se leva pour venir au devant de lui, et tous deux se mirent à causer, tandis que Guiche circulait, offrant des tasses.

— Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu votre cousin Château-Gaillard, interrogea le P. Nicolle, qui, naguère, rue des Postes, avait tenté de diriger sur Saint-Cyr cet aimable meneur de cotillons, à qui il donnait des répétitions.

— Pas très, mon Père. Et je n’ai assurément pas besoin de vous annoncer un mariage que vous avez dû connaître avant moi.

— On m’en a fait part, en effet ; et c’est rassérénant un mariage comme cela, bâti à l’ancienne. Celui-ci est de ce solide appareil de demi-mésalliance, à qui l’on a dû, chez nous, les plus sûrs foyers. — Merci, Mademoiselle. Les enivrements nous sont interdits.

— A moi aussi, Mademoiselle, quand c’est de l’eau chaude. — Oui, c’est comme ces angles, dont la somme est toujours un droit.

Armand de Château-Gaillard, fils posthume du colonel Château-Gaillard brillamment tombé jadis sous la révolte de Bou-Amema, épousait la fille d’un maître de forges.

— Armand est tout de même un peu jeune, reprit Cérizolles.

— Bon, voilà que vous cherchez des excuses à ne pas l’imiter.

— Mais, mon Père, répliqua le jeune homme en riant, c’est que je ferais un trop bon mari. Me voyez-vous rendant ma femme heureuse : je serais perdu de réputation.

— Bah, on peut toujours s’arranger pour faire souffrir les gens, affirma Guiche qui sauta à pieds joints dans le dialogue. Vous n’auriez qu’à la priver de dessert…

Une fois de plus, Jean dévisagea la jeune fille avec un peu de méfiance.

— Sabine, intervint Mme  de Charite, au lieu de nourrir la conversation, tu ferais mieux de désaltérer M. de Cérizolles. — Un doigt de vin d’Espagne, Monsieur ?…

— Mais, maman, il n’y a que du Porto, et qui est en Portugal, observa la fillette, d’un air si insolent que Vitalis, pour un moment, ne lui trouva plus les jupes assez courtes.

Cependant, elle avait apporté le vin sur l’assurance de Cérizolles qu’il en boirait malgré la géographie.

— Ah, ah, belle mamân, intervint tout à coup, de sa voix grasse, Etchepalao qui revenait du tennis : toujours printanière. Et, à moins d’être aveugle, comme on connaît ses saints…

Et il se mit à rire, à grands éclats, tout en lorgnant le corsage fructueux de Mme  de Charite, qui, d’un air contraint, tâcha de sourire ; tandis que Mme  Beaudésyme, assise à côté de Vitalis, murmurait quelques mots où sonne celui de : goujaterie ; et que Jean, l’ayant dévisagé avec sa languissante insolence, se versait du vin.

Mais le Jésuite, que cette compagnie plus nombreuse qu’il ne pensait, et, peut-être, moins discrète, effarouchait un peu, avait disparu secrètement.

— Moi aussi, j’en veux, petite sœur, avait repris Etchepalao. Croyez-vous que ça ne donne pas soif de jouer le tennis quatre heures de rang. Voyez ma chemise, tenez.

— Non, dit Sabine.

— Si c’était belle mamân, elle en serait comme au sortir de la douche… à part, bien entendu… et tout. — Sauf votre respect, l’abbé… Tiens, où est-il passé, le ratichon ?

— Tenez, dit Guiche, en lui versant à boire pour qu’il se tût.

— C’est que je ne suis pas une sauterelle, moi.

— Et vous chaud, intervint le capitaine Laharanne. Quoique ça, tout mafflu que vous êtes, vous vous remuez pas mal, au tennis : jambes de ci, bras de là, balle dehors.

— J’ai ça dans le sang, voyez-vous.

— Vif comme le pétrole.

— Il est certain, dit Cérizolles, qu’avec de l’entraînement vous auriez fait un sauteur, un joli sauteur, oui, et l’habitude des affaires.

— Vous rigolez, mais c’est vrai, au moins. Tenez, voulez-vous faire un bettinngue ?

— Voyons, Wolfgang, s’écria sa femme : tu as déjà fait fuir le Père, avec tes clameurs. Laisse M. de Cérizolles tranquille. Il est à Ribamourt pour se reposer.

— Et je me moque, moi. Je défie tout le monde sur la pelouse, à pieds joints, ou avec élan. Le champ contre Etchepalao ! Voyez la cote…

— C’est trop loin, le tennis, fit Cérizolles. Mais je vous parie un goûter sur l’herbe pour tous ces Messieurs Dames.

— Quoi, pour tout le monde, reprit Etchepalao, dont les instincts de paysan basque se firent jour. — Et ils gagneraient toujours, alors.

— Espèce de rapiat, vous ne voulez pas jouer un pique-nique. Je vous parie un goûter, donc, que vous ne sautez pas çà, et la balustrade bien entendu.

Du doigt, il indiqua le guéridon rustique, couvert de tasses, de cristaux, de pâtisserie, et, derrière, entre le toit de chaume et la galerie de bois, un vide de deux mètres environ.

— Poussière ! Sortez, Madame, cria-t-il à la comtesse Aronska, qui était assise auprès.

— Ah, mon Dieu, mon cher, fit la Polonaise, saisie.

— Et ma vaisselle, implora Mme  de Charite.

Et sa vaisselle, en effet. Déjà Wolfgang, d’un élan formidable, après quelques pas de course, avait sauté, et donné de la tête contre une solive, d’où il retomba, partie sur le guéridon, partie sur la négresse éclairant le monde. Un fracas de verre, de céramique brisés, les jurons d’Etchepalao que Laharanne relevait en riant, les cris des dames enfuies qui levaient leurs jupes, se mêlèrent dans l’or du soir.

Seule, Mme  Etchepalao ne bougeait point. Adossée aux balustres, elle contemplait Cérizolles d’un air qui l’étonna. Elle le remerciait si visiblement de la part qu’il avait prise au désarroi de son mari ; le sourire de sa bouche était si soumis, ses yeux si caressants qu’il la vit tout à coup comme elle était, charmante.

Il s’approcha d’elle, et, lui baisant la main comme s’il prenait congé :

— Je vous demande pardon, dit-il, en souriant aussi.

Les ombres étaient déjà longues sur la prairie dont elles semblaient ronger l’herbe d’or, tandis que, plus bas, un brouillard laiteux se levait sur la rivière.