La Jeune Fille verte/Les Dévotions de Basilida

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CHAPITRE III

LES DÉVOTIONS DE BASILIDA


Telle que dans sa bordure une image en relief, Mme Beaudésyme, toute droite sous les panonceaux, hésita un instant devant la rue aveuglante et terne comme une piste de craie sous le soleil. Et de sa belle main refermant la porte, elle prit le chemin de l’église.

Les dérèglements d’une piété qui ne s’accordait plus aux lois de sa religion la ramenaient sans cesse auprès des autels. Mais c’était pour ne trouver pas dans l’ombre des voûtes plus de repos qu’aux ardeurs de la volupté.

Soumise à des entraînements contraires, elle ne les pouvait concilier que par le mensonge, et le doyen de Sainte-Marthe, son confesseur, était le dernier à qui elle s’en pût confier, quand même, pour la conduire à travers tant d’écueils, il eût été autre chose que le pasteur de petite ville dont on imaginera sans peine l’âme, le visage, le ventre épanouis, toute l’ambition bornée aux limites de sa cure.

Ce bonhomme pour qui la mystique n’était que pieux venin, et l’ascétisme des livres « surnaturels », périlleuse acrobatie, ce confesseur mal accoutumé aux fautes complexes n’en aurait pas cru sans effort Mme Beaudésyme à l’entendre avouer que depuis deux ans c’est en état d’adultère qu’elle approchait la Sainte Table. Non pas que la crainte du scandale la contraignit à ce sacrilège autant peut-être que la faim des sacrements ; et peut-être que c’eût été dans son cœur une autre espèce de sacrilège que renoncer sa passion, ne serait-ce que des lèvres. Plus encore que son amant, elle aimait son amour, et s’y voulait rouler, comme une abeille dans la semence d’une fleur, jusqu’à l’ivresse.

Mais quand même elle ne gardait de la religion que les dehors du culte, ou bien des sacrements, comme l’avouait son repentir, affreusement corrompus, c’était quelque chose encore pour cette catholique passionnée, qu’avait catéchisée, enfant, une grand’mère espagnole. Tout au moins y satisfaisait-elle des habitudes d’agenouillement, l’amour de s’humilier et ce mysticisme de la chair dont l’orgue, l’encens, les échos d’une pierre odorante, et toute cette liturgie chargée de nos propres souvenirs, entretiennent si bien la sorte d’extase animale qui tient lieu de prière ou de méditation.

Quand Basilida — la tête un peu basse et peut-être lourde de pensées, — eut gravi le haut perron de Sainte-Marthe aux marches étincelantes de soleil, la nef était si fraîche, si parfumée de cire et d’encens froids, qu’elle pensa défaillir en tombant à genoux. Un prie-Dieu lui était réservé du côté d’Évangile, devant l’autel du Sacré-Cœur dont la statue, donnée jadis par sa grand’mère, rappelait les fureurs et le sang d’une Espagne qui n’est plus. Tout de suite, elle s’abîma dans de cruelles délices. Les feux de l’enfer, de l’amour, le paradis s’y mêlaient comme ces flammes qui dansent sous les paupières d’un homme ébloui. Le Christ, flamboyant sur l’autel, ne lui présentait-il point un cœur pareil au sien, dévoré de toutes les amours que rien n’étanche ? Elle mit sa tête dans ses mains pour ne plus le voir, pour le voir mieux, peut-être, ou pour le confondre avec d’autres images.

…Basilida s’était ressaisie ; et c’est de Dieu seul maintenant que se remplissait sa prière : « Seigneur Jésus, disait-elle, Fontaine de pardon que ne profane aucune souillure, ni n’épuise nulle soif, Vous qui laissâtes Magdeleine répandre, sur Vos pieds, ses parfums avec sa chevelure ; Vous près de qui s’abrita l’amoureuse contre la pierre des jaloux ; — penchez Votre visage sur cette autre pécheresse qui Vous supplie, hélas, moins d’absoudre que de protéger une faute qu’elle ne peut haïr. Que feriez-Vous, Seigneur, d’un repentir, dont le mensonge offenserait Vos autels ? Et ne m’avez-Vous pas vue lutter contre mon amour comme Jacob avec l’ange, comme lui retomber vaincue, les os desséchés par la soif ? Hélas, savais-je, abandonnée enfin, vers quelles flammes il m’entraînait, et quand il m’eut liée, défaillante proie, si son vol m’emportait au cœur rouge de l’Enfer ou blanc du Paradis. Et comment reconnaître puisque le vent de ses ailes me fermait les yeux, si c’était un mauvais ange ?

« Seigneur Jésus, l’amour peut-il jamais être du démon ? Et, s’il est criminel, n’est-ce point assez, pour s’expier soi-même, que ses propres feux le consument, et qu’il se nourrisse de sa propre chair ? Assez, pour payer sa rançon, de n’être jamais sûre, fûtce un instant, de posséder en vérité ce que l’on aime plus que son salut ? Que de fois, dans le silence de la nuit, quand le sommeil de l’homme que je trompe semble la raillerie de mes propres pensées, quand je m’ensanglante le cœur à y enfoncer mes doutes plus aigus que mes ongles ; quand mon amour est comme de la haine, que de fois j’ai crié, comme aujourd’hui vers Vous : « Mon Dieu, pourquoi m’avoir donné mon bien-aimé, si ce n’est à moi seule ? Ne savez-Vous pas qu’il n’est rien de lui qui ne m’appartienne, ses jambes serpentines, ses mains ou cette bouche pleine de baisers, fraîche et creuse comme une fleur ? Et si, non plus que dans son corps, Vous ne voulez, sur son âme de fille, que je sois la seule à régner, mon Dieu, faites qu’il meure, mais qu’il ne me trahisse pas ! »

Un instant, elle se sentit, de ce souhait, épouvantée soi-même, et tomber dans une espèce d’accablement : « Seigneur, suppliait-elle, si Vous ne m’avez plongée dans la fournaise que pour qu’elle me purifiât, l’épreuve n’a-t-elle pas assez duré ? Mais quoi, n’est-ce pas pour Vous seul que fut créée votre servante, et pourquoi l’avoir marquée d’une autre emprise que de Vous ? Ah, si ce n’était que pour soûler son ardeur jalouse, et que je ne puisse cesser d’aimer qu’en cessant d’être, ah, mille fois plutôt, Seigneur, que la douleur l’épure et qu’elle lave ses taches aux larmes du repentir. Que mon âme soit hors du siècle et hors de la chair, chaste comme la rosée, blanche comme les flocons. Faites, Seigneur, qu’à travers l’amant elle remonte jusqu’à l’Amour. Et que je sois pénétrée enfin, sans qu’elles me dévorent, de ces flammes qui sont de cette pourpre qui est Votre cœur. Puissé-je respirer l’odeur en Vous pareille à ce parfum des roses que le matin éveille et suspend autour du rosier ? »

Basilida, un peu apaisée, releva la tête. Ses yeux errèrent vers le Grand Autel, et, sur le chœur, dont le côté d’Épitre était seul éclairé, elle vit que l’iris d’un vitrail ancien, et trempé de soleil, faisait chatoyer ces paroles :

LATENS DEITAS

Si ce n’était point assez de cet obscur oracle pour pacifier la jeune femme, elle n’en fut pas moins favorablement émue. Quelques secondes au moins il lui apparut que l’amour et Dieu étaient identiques, elle-même pardonnée sinon absoute. Mais qu’eût pensé de ces rébus le curé Cassoubieilh ? Son confrère de Saint-Éloi-des-Mines ne passait guère pour plus pénétratif, encore qu’il eût ses petites entrées à l’Évêché, et déjà, dans les milieux ecclésiastiques une réputation de finesse et de politique qu’il devait, un jour, pousser plus loin. Et leurs deux vicaires étaient surtout appréciés comme chasseurs, l’un d’eux par surcroît dans les jeux de quille dont M. l’évêque de Lescar tolérait à son jeune clergé la fréquentation. D’ailleurs ils se montraient tous au confessionnal, hors M. Cassoubieilh, de la même rigueur pharisaïque. Une fois de plus, elle songea au Révérend Père Nicolle. Depuis que la Société de Jésus restait apparemment dissoute, sous les coups d’un gouvernement imbécile, et lui-même souffrant d’une nervosité qui ressortissait aux eaux de la localité, il avait été, jusqu’à nouvel ordre, envoyé par ses supérieurs à Ribamourt, d’où son père, naguère professeur en Sorbonne, tirait son origine.

Sa réputation de directeur l’y avait précédé ; et la jalousie, par conséquent, des autres prêtres. Aussi, pour si peu de génie qu’ils eussent, en avaient-ils montré assez pour lier partie de lui rendre leurs paroisses irrespirables. Et pour la première fois de leur vie, sans doute, M. le Doyen, M. Puyoo, desservant de Saint-Éloi-des-Mines, leurs vicaires, se trouvèrent-ils d’accord contre l’intrus.

Si l’on s’étonnait de cette conjuration, au milieu même d’une tempête qui, à tout prendre, les menaçait eux aussi, et jusque dans leurs racines, qu’on se rappelle seulement combien, depuis le XVIIe siècle, cette lutte des séculiers contre les Ordres, comporte d’ardeur et de venin, sous le couvert de la douceur évangélique. Le Père Nicolle, qui s’attendait au pis, ne fut point déçu. Entre autres amertumes qu’il lui fallut digérer, l’une des plus répugnantes fut qu’ils se mirent, tout de suite après les politesses des premiers jours, à peloter avec lui, à propos de confessionnal, qu’ils lui prêtaient, tour à tour, ou lui reprenaient au premier prétexte, dans l’une ou l’autre des deux paroisses.

La direction des âmes, dont le clergé paroissial s’est trop souvent montré moins capable que jaloux, est un des champs de bataille où il a été le plus souvent défait, nul ne l’ignore, par les réguliers. Aussi le Père Nicolle, à peine paru, il n’en avait pas fallu davantage pour qu’il enlevât tout un troupeau de consciences troublées, ou seulement capricieuses, peut-être zélées, à des guides peu soucieux qu’on les supplantât. Mais le complot, peut-être tacite, des Cassoubieilh et des Puyoo, qui aurait pu lui rendre les fidèles matériellement étrangers, en quelque sorte, se trouva déjoué à sa naissance même, par la franchise du Jésuite : vertu qui se rencontre plus souvent dans la Compagnie que ne l’y cherche cette famille de sots dont Voltaire s’indignerait sans doute d’être le parrain, et que ce fût un châtiment qui passait beaucoup ses fautes.

Lassé de cette petite guerre, le Père Nicolle, ayant un après-midi rencontré les deux curés ensemble, leur posa la question sans détours. M. Puyoo, par son silence, se retrancha derrière son doyen, qui, ne voyant pas jour à décemment refuser son église, argua d’abord du petit nombre de confessionnaux, dont il n’y avait que deux. L’autre tourna cette objection, en proposant aussitôt d’en faire faire un à ses frais ; en même temps que, par une habileté qui ménageait la susceptibilité de M. Cassoubieilh comme aussi sa propre fatigue et laissant l’attrait du rare à son ministère, il s’engageait à ne confesser qu’un jour par semaine, en dehors des Fêtes. Le curé, qui pensait avoir gagné l’avantage, accepta les offres du Jésuite ; assez satisfait au fond de ne pas pousser le différend, et d’abandonner M. Puyoo, comme il pensait, à la rancune du Jésuite. Aussi se quittèrent-ils, tous les deux, assez satisfaits l’un de l’autre.

Or si le renom du Père Nicolle, comme confesseur, ne diminua point à Ribamourt pour être mis à l’épreuve, celui des jésuites, pour leur indulgence, subit, par contre, une forte atteinte. Le Père Nicolle ne se montrait rien moins qu’indulgent, au dire de ses ouailles ; et c’était assez pour que Mme Beaudésyme ne lui allât point confier ses doutes, sa jalouse passion, ni ses fautes. Sans y penser en face, elle savait trop combien sa conscience en prenait à son aise, et que sa dévotion n’était, pour une part, rien que grimace. D’autre part, fût-ce dans ses accès de repentir les plus douloureux, elle se souciait peu que l’on cautérisât sa conscience, au lieu de la lui parfumer seulement : femme en un mot, et amoureuse, qui voulait bien du pardon, mais qu’on lui laissât le péché.

Basilida s’était levée, et, après une demi-génuflexion devant l’autel, avait gagné le dehors, lorsque, devant le portail, elle se rencontra avec M. Cassoubieilh, qui, venant de la ville, avait plus court à passer de ce côté, à travers l’église, pour gagner son presbytère où communiquait la sacristie. Il s’était arrêté tout en haut du perron, à l’ombre du porche roman connu pour son chrisme singulier, et soufflait un peu, étant obèse et délicat, avant de s’exposer à la fraîcheur de la nef. Son jonc sous le bras, dont la pomme était un fragment de bronze, ramassé aux mauvais jours dans les décombres de Saint-Denis, il essuyait d’un mouchoir à carreaux jaune et noir, en préparant sa tabatière, son visage moite et rond.

— Ah ! dit-il avec un heureux sourire, en saluant Mme Beaudésyme, voici la fleur de mes paroissiennes. Que ne sont-elles toutes comme vous.

— Eh, Monsieur le curé, répondit la jeune femme d’une voix un peu âpre, inattendue, qui sait, au jour du jugement, ce qu’on vous dirait d’elles.

— Ta, ta, ta, j’en courrais bien le risque. Quoique, ma chère enfant, et sans reproche, je vous ai connue plus assidue au tribunal de la pénitence, et conséquemment à la Sainte Table…

Il ajouta, avec un peu de mépris :

— …que l’on recommande aujourd’hui dans des conditions telles…

M. Cassoubieilh s’interrompit. On voyait que le levain du jansénisme, qui parfois germe au cœur de nos curés vieillissants n’était pas mieux amorti encore dans le sien que le péché gallican.

— On n’ose pas toujours, dit Basilida qui regretta aussitôt ce demi-aveu de ses inquiétudes, et devint rose. Le curé lui-même parut pressentir un instant les secrets abîmes de cette âme qu’il croyait connaître, et fixa sur sa pénitente un regard plus attentif qu’à l’ordinaire. Mais ce ne fut qu’un éclair. La jeune femme s’était déjà couverte d’un sourire innocent, et l’optimiste confesseur remis à voir les choses, comme il disait « sous l’angle de la bonté de Dieu ».

— Si c’est moi qui vous fais peur, reprit-il avec jovialité, il faut changer, voilà tout. M. Lassus, mon vicaire, est plein de sens et de douceur. Et vous avez encore le Révérend Père Nicolle. C’est un grand homme, M. Nicolle.

Mme Beaudésyme savait le fond qu’il fallait faire de cette louange. Aussi assura-t-elle M. Cassoubieilh, en le quittant, qu’ayant toujours mis sa confiance au clergé de sa paroisse, elle se passerait de chercher des grands hommes ailleurs.

Rien que cette flatterie était la preuve, à son sens, d’une vertu suffisante pour que se dissipât, aussitôt qu’il fut dans l’église, le souffle de soupçon qui avait, un instant, ridé sa bienveillance. Et la pensée ne lui vint pas que peut-être la conscience de la notaresse était pareille à ces eaux de cristal qui dorment sur un lit de vase.

En s’éloignant de Sainte-Marthe, la jeune femme se dirigea vers le bureau de tabac que tenait, près du Jardin Public, Mlle de Lahourque, à l’enseigne de l’Agneau Pascal. Elle s’y fournissait de cigares à cinq sous pour son mari, des conchas qu’il y jugeait meilleurs, et qui étaient parmi ses luxes un de ceux qui scandalisaient Ribamourt. Au sein de l’adultère, Mme Beaudésyme ne se laissait pas d’avoir pour lui les soins d’une ménagère attentive. Elle dépensait beaucoup de son temps à ordonner le confort d’un homme qu’elle n’aimait pas, ni peut-être n’estimait pas davantage.

La boutique étroite et longue, où Mlle Victorine de Lahourque vendait, outre du tabac, de menus objets de ménage et de piété, des joujoux, diverses sucreries, des souvenirs de Ribamourt en étain, — était aussi un bureau de conversation ; elle-même une personne maigre, pieuse, aristocratique. Le singulier c’est que, fille de petits aubergistes, la seule erreur d’un secrétaire de mairie lui avait valu cette particule dont, toute jeune déjà, elle devint si vaine, et préoccupée, que toute sa vie en fut, en quelque manière orientée, et qu’on l’avait vue, honnête et d’assez jolie figure, refuser plusieurs prétendants fort sortables à sa condition. La première fois, enfant encore et dont les robes n’étaient pas bien longues, comme elle avait parlé de mésalliance, son père, après s’être fait expliquer ce que c’était, lui apprit ce que c’est qu’une fille noble qu’on corrige. La mémoire lui en resta si cuisante, qu’elle en oublia le mot sous le manteau de la cheminée. Mais son étrange manie, qui pour tout cela ne fut pas exorcisée, lui fit désormais découvrir assez de prétextes pour écarter la roture ou la bourgeoisie même des prétendants, sans en passer par les callosités des mains du vieux Lahourque. Son illusion, du reste, avec le temps, n’avait fait que grandir et s’enraciner. Elle était seule, ce jour-là au magasin, ou, comme elle aimait mieux qu’on dît : au bureau. Sa commise, fillette négligée aux cheveux en broussaille, avait congé de l’après-midi ; et la chaleur, encore assez de rigueur en dépit des ombres déjà longues, pour tenir les clients chez soi. Assise derrière le comptoir, où s’échiquetaient les papiers Job et les boîtes d’allumettes suédoises, où il y a écrit : joie — elle faisait chatoyer dans sa tête argentée, aux traits délicats, les belles couleurs de ses rêves familiers.

— Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Basilida, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Et elle referma avec soin la porte, qui, depuis trois lustres peut-être, « forçait » sur les carreaux.

— Bonjour, Madame la notaresse, répondit Victorine. Et, comme elle faisait depuis quinze ans plusieurs fois par jour, elle observa :

— Comme c’est ennuyeux, cette porte.

A quoi Basilida, selon le rite enseigné par six ans de mariage, répondait :

— Il faudrait y mettre un peu d’huile.

Elle aimait à causer avec la vieille fille, et ne manquait pas, pour la flatter, à lui donner du « de » aussi souvent qu’il se pouvait décemment. Beaucoup de personnes, de ces méchantes gens qui affectent l’irrespect pour une distinction dont ils sont jaloux, allaient jusqu’à rire de sa noblesse. Et, comme s’ils l’eussent opérée de sa particule, ils allaient jusqu’à la rejeter dans le Tiers, voire dans la tourbe et la roture du quatrième Ordre — si c’en est un que le prolétariat, ou les petits neveux des serfs de mainmorte, — en lui parlant avec persistance de sa famille, de son frère Victor en particulier, ancien aubergiste qui, ayant fini par boire son fond, et par se faire sandalier, traînait à travers Ribamourt la plus bourgeonnante figure d’ivrogne et de cocu qu’on puisse imaginer. Sa femme, une assez jolie cascarote de Saint-Jean-de-Luz, qui faisait bouillir la marmite, et lui payait son cabaret, faisait partie, avec ses galants, quand il s’était couché trop saoûl, de l’aller fouailler à torchons mouillés.

Et l’on chagrinait aussi Mlle de Lahourque en lui demandant : à quand le retour du Roi, du ton dont on aurait dit : à quand la noce ? Car elle pensait bien, comme il est naturel aux personnes de naissance. Toutes ses idées d’ailleurs avaient emprunté depuis longtemps à l’ancien régime le tour le plus romanesque et les jugements d’autrefois.

Pour découvrir le premier germe peut-être de ses rêveuses illusions, il aurait fallu remonter jusqu’à ce jour de son enfance où une vieille fille, telle qu’on la pouvait voir elle-même aujourd’hui, éprise de mystères, nourrie au pathos le plus frénétique des Ratcliffe ou des Ducray-Duménil, le cerveau plein d’enfants volés, de travestis, de complots, lui avait chuchoté : « Et si vous étiez la fille de quelque grand, qui, sur le chemin de l’exil, vous aurait confiée aux fidèles Lahourque. Et s’il venait vous réclamer tout à coup. »

Victorine, rougissante, s’était mollement récriée. Mais comme on voit la graine d’un arbuste, par hasard germée dans une potiche, la faire éclater en même temps qu’elle la retient de ses racines chevelues, toute une floraison, engendrée par cette parole, emplissait de rêves le cerveau de la buraliste. Elle avait fini par croire que cette erreur d’état civil dissimulait de grandes choses, dont sa naissance n’était pas la moindre. Comment douter que la puissante famille à qui elle appartenait ne vînt un jour la revendiquer pour lui rendre l’éminence de son rang. Et, toute seule dans la boutique, sous le plafond bas, il lui semblait, dans la gloire de l’avenir, être assise auprès des trônes.

Déjà, jeune encore, et faite pour plaire, si quelque inconnu la regardait avec un peu d’attention, elle ne voyait pas là un symptôme de cet amour qu’il est si doux aux femmes d’imaginer qu’elles inspirent. Elle se disait, avec un battement de son pauvre cœur rempli de mirages :

— C’est un émissaire de la Famille.

Peu à peu sa jeunesse, l’éclat de ses cheveux, de son visage, s’étaient fanés. Mais les magnifiques cristaux de l’illusion continuaient à s’appareiller autour de son premier rêve. Aujourd’hui encore, c’est Iris tout entière qui, pour elle, s’y jouait chatoyante, quand Mme Beaudésyme vint l’arracher à ses mirages.

— Oui, répondit-elle à l’observation de Basilida. Mais on est si occupé qu’on oublie. Et que puis-je faire, Madame, pour vous être agréable.

— Je voudrais de ces londrès, vous savez — une douzaine — que fume toujours Alexandre, et venant d’ici. Il prétend ne les trouver bons que chez Mlle de Lahourque.

La vieille fille soupira. Ayant avancé une chaise à la notaresse, elle revint derrière son comptoir, et se haussa, en disant, la tête à demi tournée :

— Si le malheur des temps veut qu’on ne fasse qu’un humble métier, Dieu n’exige pas moins — ce sont les propres termes du Père — qu’on l’accomplisse de la manière la plus agréable à Ses yeux.

Et Mlle de Lahourque, en prononçant ces paroles, laissa choir toute une pile de boîtes. La plupart s’ouvrirent. Des cigares l’un à l’autre — non moins qu’à la Havane — étrangers, se mêlaient dans la sciure de bois. Il y en avait avec des bagues.

Tandis que Basilida, prise de fou rire, se mouchait opportunément, la buraliste se baissa et disparut à son tour dans l’étroit passage, d’où sa voix, soudain lointaine, donna le vol à des paroles étouffées :

— …font exprès… lui répète sans cesse… une paire de calottes.

— J’ai rencontré tout à l’heure, interrompit Mme Beaudésyme, et qui revenait, je pense, de son bureau, M. Lubriquet-Pilou.

La vieille fille réapparut soudain, et, en quelque sorte, à la façon de ces diables dont on ouvre brusquement le couvercle. Un peu de rouge qui lui était monté aux joues, peut-être pour s’être tenue courbée, lui donnait un reflet de jeunesse :

— M. Lubriquet ? dit-elle. C’est qu’il est trésorier des Eaux, maintenant, — oui, de la Société Neuras… théno… thérapique. Ça ne m’étonne pas que vous l’ayez rencontré. Il est partout.

Et elle ajouta, avec cette expression de la pudeur alarmée à la fois et ravie :

— On ne se doute pas quel coureur c’est.

Dès que Basilida était arrivée, par des moyens qui variaient peu, à se faire dire cette phrase qui ne variait pas, elle levait les yeux au ciel en s’exclamant :

— Est-il possible ! Un homme qui a l’air si comme il faut.

— Oh ! reprenait Mlle de Lahourque, ce n’est pas de ces débauchés… peuple, sans choix. Et il n’en est que plus coupable, car, partout, c’est à lui la primeur. Aussi, ce qu’on en est jaloux. La jeunesse le déteste.

— Non ? faisait Mme Beaudésyme.

— Et savez-vous, ajouta-t-elle plus bas, ce qu’on dit d’une jeune fille qui a mal tourné : « Qu’a battut lou briquët, et n’y hazé pas rët. »

Personne n’ignorait à Ribamourt la passion que nourrissait pour le trésorier Mlle de Lahourque. Quoiqu’elle-même fût la cendre où couvaient ces feux, elle n’aurait pu se rappeler le jour qui les avait vus naître. C’est comme s’ils fussent venus au jour avec elle, et sa tendresse au point qu’elle ne sentait pas tout ce qui les éloignait sur les degrés sociaux, ni l’essentiel qui manquait à Lubriquet pour ne lui être pas inégal : la particule, en un mot. Et si quelqu’un feignait en sa présence de le rabaisser là-dessus :

— Il y a des gens, disait-elle, qui naissent nobles.

Mais elle n’expliquait, de cet adage, ni la portée, ni le mystère.

— Tout de même, Mademoiselle de Lahourque, reprit Basilida, c’est chez vous qu’il se sert, n’est-ce pas ? Prenez garde.

La pudeur mit à nouveau son incarnat sur les joues de Victorine.

— Oh ! Madame, il est si distingué. Avec moi, jamais un mot plus haut que l’autre.

Le fait est que M. Lubriquet-Pilou, informé depuis plusieurs années de cette conquête, était obligé, pour soutenir son caractère, de venir chaque jour acheter son tabac à l’Agneau Pascal. Comme il n’en fumait guère que pour trois ou quatre sous par jour, la buraliste le lui préparait d’avance en petits paquets de couleur, et sans pailles. Ah ! que ne les pouvait-elle orner de fleurs, de ces cloches et ces calices des champs dont l’allégorie veut dire espoir, amour qui n’ose, battements du cœur.

— N’importe, dit Mme Beaudésyme. Je me sauve. Un homme comme ça… doit avoir mille choses à vous dire.

— Oh ! il vient plus tard, beaucoup plus tard, et presque jamais quand je suis seule.

— Il n’ose pas, voyez-vous.

— Lui, ne pas oser, se récria la vieille fille, du même ton que si on lui avait dit : « Le soleil est noir. »

Mais Basilida avait raison. Le Séducteur éprouvait autant d’émoi que sa victime, dès qu’ils étaient réduits au tête à tête. Ces jours-là, M. Lubriquet ne s’attardait pas au comptoir où tous deux, sans presque mot dire et les yeux baissés, se tenaient chacun de son côté, jusqu’à ce que la commise revenant de courses, ou quelque acheteur qui croyait en entrant soudain leur faire une malice les tirât d’embarras.

— A demain donc, Mademoiselle Victorine, disait le trésorier comme pour clore une longue causerie, je vous dirai ce que c’est. La buraliste maudissait l’importun, en se disant : « Il allait parler. Qu’allait-il dire ? Et demain serons-nous seuls ? » Lui s’en allait le nez au vent, et tel un vainqueur, en sifflotant la romance que tout Ribamourt lui connaissait :

Songe que, d’un regard, la colombe peureuse Fait coucher à ses pieds le lion du désert (bis).

qui résonnait, en décroissant, discrètement et tendrement comme un aveu, dans le cœur de Victorine.

Cependant la conversation des deux femmes avait dévié ; et c’est M. Lescaa qui était sur le tapis. Qui dira pourquoi la buraliste avait fini par le mêler à ses songes, non pas sans qu’il les eût devinés ? A cause, peut-être, qu’à plusieurs fois il l’avait conseillée dans ses affaires, aidée plus souvent encore, en souvenir de la mère Lahourque, jadis cuisinière chez ses parents, et qui avait été la nourrice de son unique sœur, morte au sortir de l’enfance, et dont la peine lui avait duré toute sa vie.

Mais Victorine était sûre qu’il connût le secret de sa propre naissance, non moins que le nombre des perles ou des feuilles d’ache qui timbraient le pucelage de son blason en forme de losange. Aussi, ce qu’elle en avait reçu, ce n’était point, pensait-elle, qu’il eût obéi à sa générosité (et comment croire qu’il y en eût chez cet homme de glace ?) mais aux ordres de ceux dont elle était issue.

— En voilà un, dit-elle, s’il voulait parler…

Basilida hocha la tête. Il y avait bien des jours qu’elle était un peu la confidente de Victorine.

— Je ne sais si vous êtes comme moi, mais je le trouve tout changé depuis quelque temps. Dieu ! s’il emportait ses secrets dans la tombe.

— Est-ce que vous l’avez vu dernièrement ?

— Mais oui : toujours pour ce pauvre Lahourque.

— Votre frère vous a fait encore des ennuis ?

La buraliste acquiesça par un soupir.

— Hélas, les gens mal nés, dit-elle. Que voulez-vous espérer d’eux ?

Cette parole mélancoliquement sincère provoqua un instant de silence. Puis la notaresse reprit :

— Il vient pourtant assez d’étrangers, et il reste assez d’argent pour que tout le monde en gagne, quand on veut travailler. Et voilà qu’on en annonce d’autres, de partout. Tenez. Vous rappelez-vous cet ami de mon cousin Vitalis, qui a une automobile ?

— Ah oui, un grand, maigre, avec le nez comme un paon et si difficile pour ses cigares ? Il m’a même fait venir deux boîtes de havanes, à vingt-deux sous. Des Uppmann, ça s’appelle.

— Il arrive ces jours-ci, pour prendre les eaux, à cause de ses nerfs.

— Ce doit être quelque fils de gros marchand. Mais je n’ai jamais su son nom.

— Cérizolles, il s’appelle ; c’est le frère du duc.

— Ah oui : le duc, dit Mlle de Lahourque, en dégustant ce substantif, comme si ce fût une prune à l’eau-de-vie.

— La naissance, observa-t-elle, ça se reconnaît toujours.

Elle jeta obliquement un regard au miroir rond qui pendait près d’elle, et ajouta :

— Tout de même, si ce n’était pour ça, et aussi pour M. Vitalis, je le prierais de porter ses commandes ailleurs.

— Ah ! mon Dieu. Qu’est-ce qu’il a donc fait ?

— Imaginez qu’un jour — j’avais le dos tourné, mais avec le reflet de la vitrine — est-ce qu’il n’avait pas… (elle baissa la voix)… oui, ma chère Madame, à la petite. Ce que je lui ai administré deux gifles, aussi…

— A M. de Cérizolles, demanda Mme Beaudésyme ?

— Non, à Jeannine ! Est-ce qu’elle n’avait pas le toupet de rire ? Je l’aurais fouettée, si nous avions été seules.

— Je vous trouve un peu sévère. Jeannine n’a plus…

La porte grinça (Cette porte ! s’exclama Mlle de Lahourque) ; et M. Lubriquet-Pilou parut, qui s’était assuré sans doute que la buraliste n’était point seule. Mais son répit fut court. Soit discrétion ou malice, Mme Beaudésyme paya ses cigares et prit congé. Derrière elle la boutique retomba dans le silence : le Séducteur, sans doute, fascinait sa proie par un mutisme omineux.

Basilida se disait que les passions vraiment n’ont pas d’âge. Et peut-être enviait-elle l’innocence de la vieille fille au prix de ces joies qu’elle ne goûtait qu’en frémissant, et de ces terreurs : le ciel, le monde, son mari. Mais quoi ? Si c’était cela même qui en fût l’épice, songeait Mme Beaudésyme, et l’exaltation ! Si cet amour n’était si ravissant que pour être périlleux et dérobé. Et si ce masque de règle et de sagesse, dont elle cachait son déportement, que soudain il se détachât au jour, ne la verrait-on point, telle qu’une Ménade, précipitée au travers d’un peuple qui s’écrie ? La poussière du grand chemin qu’ont soulevée ses flottantes jupes est déjà loin derrière elle, loin comme le passé ; tandis qu’au hasard des champs ou des vignes, ivre de courir, de grappes, d’espace, ivre du ciel qu’ébranle la foudre prochaine, elle se hâte vers l’horizon cuivreux.

Un bruit de roues fit retourner Basilida sur le seuil de sa maison. C’était Mme de Charite et Sabine, en charrette anglaise. Les deux dames, dont la sympathie était médiocre, échangèrent une espèce de sourire. Guiche, qui aimait Mme Beaudésyme, la salua d’un « Bonjour, Madame ! », qui sonna joyeusement dans la rue.

— Pourquoi cries-tu comme cela, demanda sa mère avec humeur.

— C’est pour qu’on m’entende. J’aime beaucoup Mme Beaudésyme, et pas du tout qu’on m’attrape.

Mme de Charite mesurait chaque jour depuis le retour de Sabine, l’autorité qui peu à peu lui échappait, n’ayant jamais employé que la contrainte, et qu’elle sentait bien qu’il ne lui fallait plus compter de mettre en usage. Aussi ne répondit-elle que par un claquement de langue qui pouvait s’adresser à sa fille comme à sa jument, et par un coup de fouet que Savoy fut seule à recevoir. Elle en marqua de l’indignation, pointa, s’enleva, et fut du même train jusqu’à la Place Jeanne où, ayant pris son tournant un peu de court, elle accrocha une brouette de linge que poussait une femme. Guiche qui n’avait peur jamais de rien, et dont le visage semblait aspirer la vitesse et l’aspect aussitôt évanouis des choses, vit dans un même moment la blanchisseuse debout et sur le dos, ses bas rouges qui battent l’air, et le linge, avec la brouette, sur elle épars. Enfin un choc la jeta soi-même, ainsi que sa mère, contre le tablier de la voiture ; Savoy, engagée entre deux chevaux dételés, dont l’un se cabrait, en secouant — comme d’un fruit fait l’orage — le palefrenier bossu suspendu à sa ganache ; un cocher, à quelques pas, jeté par terre, avec son chapeau à rubans qui roule, tandis que des gens confusément sortent de la Vache Couronnée.

Tout cela fit plus de bruit que de mal. Mme de Charite, s’étant, avec condescendance, occupée qu’on réconfortât les victimes, et de donner rendez-vous chez elle à la blanchisseuse, s’éloigna en laissant derrière elle un rassemblement mi-laudatif, mi-gouailleur, dont un commis-voyageur, connu pour ses accidents de voiture, avait condensé l’opinion de tous en ces quelques mots :

— On devrait défendre aux femmes de conduire.

Guiche et sa mère s’étaient cependant engagées sur le pont :

— Écoute, dit celle-ci, je te laisse à tes courses. Puis tu viendras me rejoindre chez M. Lescaa. Et sois gentille avec lui, ajouta-t-elle avec un peu d’aigreur.

— Je suis toujours gentille avec Parrain, dit la fillette, paisiblement.

— Aujourd’hui en particulier. Il est à même de nous rendre un grand service.

— Ce ne sera pas le premier.

— Tais-toi, et tâche de ne pas nous arriver toute fripée et fagottée, avec tes cheveux sur les oreilles.

— Je tâcherai. Toi-même, maman, tu feras bien de tirer un peu sur ton corsage par derrière, ou de ne te présenter que de face. Je t’ai déjà dit qu’il te faisait une poche au-dessous de l’épaule gauche : on y mettrait un œuf de canard. Et à tout à l’heure, alors.

La mère et la fille se séparèrent avec la plus gracieuse inclinaison de tête. Une heure après, quand Guiche fut introduite dans le petit salon où Mme de Charite s’entretenait avec l’Onagre, la conversation s’interrompit sur ces paroles de sa mère, qu’elle n’entendit pas :

— Oui, les hommes, je ne sais pourquoi, la trouvent assez aguichante.

Et avec un éclat de rire peut-être un peu forcé, elle ajouta, en baissant la voix, ces paroles dont la logique demeurait obscure :

— Quel dommage que ce soit votre… filleule.