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La Jeune Inde/11

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LA CAUSE DES LANGUES INDIGÈNES


Il doit paraître évident à quiconque a suivi de près le Sahitaya Sammelans[1] que notre réveil national ne se borne pas uniquement à la politique. L’enthousiasme montré à ces réunions témoigne d’un heureux changement. Nous donnons dans notre pensée aux langues indigènes la place qui leur appartient dans notre existence nationale. La prophétie de Raja Ram Mohan Roy, affirmant que l’Inde deviendrait un pays de langue anglaise, est acceptée aujourd’hui par beaucoup de personnages importants. L’esprit du grand réformateur vit encore en quelques-uns. Un certain nombre de nos hommes éminents généralisent hâtivement et se déclarent en faveur de l’anglais comme langue nationale. La position qu’occupe actuellement l’anglais comme langue des tribunaux a sur leur opinion une importance excessive. Ils ne voient pas que le rang occupé par l’anglais à l’heure présente n’est pas à notre éloge et ne tend pas au développement d’un véritable esprit démocratique. Que des millions d’hommes apprennent une langue étrangère pour la commodité de quelques centaines de fonctionnaires, c’est le comble de l’absurdité. On cite fréquemment un exemple pris dans notre ancienne histoire et démontrant la nécessité d’une lingua franca, pour donner plus de force au Gouvernement Central du pays. Personne ne nie la nécessité d’une langue commune, mais ce ne peut être l’anglais. Il faut que les fonctionnaires reconnaissent les langues indigènes. La seconde raison qui fait appel aux sympathies des anglicistes, c'est la position de l’Inde dans l’Empire Britannique. L’argument, pour dire la chose exactement comme elle est, revient à demander à 310 millions d’indiens d’accepter l’anglais comme langue nationale, dans l’intérêt d’autres parties de l’Inde, dont la population ne dépasse pas 120 millions.

Un premier point doit attirer l’attention de quiconque s’intéresse à la question : c’est qu’après un demi siècle de domination britannique, l’anglais n’est pas encore devenu la langue courante de l’Inde. Sans doute, dans nos villes, on parle une sorte de mauvais anglais ; ce fait ne peut éblouir que ceux qui prétendent étudier nos problèmes nationaux dans de grandes villes comme Bombay et Calcutta. Et en somme, quelle en est la population ? Seulement 2,2 % de la population totale de l’Inde. Le second point dont les partisans de l’anglais ne tiennent pas compte, c’est qu’une forte majorité des langues indigènes se ressemblent ; d’où il suit que l’hindoustani comme lingua franca, convient à toutes les provinces, à l’exception de la Présidence de Madras. Étant donné cet avantage de l’hindoustani et notre sentiment national actuel, comment pouvons-nous accepter l’anglais comme lingua franca chez nous ?

La réponse à ce problème décidera du sort des langues indigènes. Notre système d’éducation permet à l’anglais d’avoir une supériorité sur elles qui n’est point naturelle. Les anglicistes extrêmes prétendent que l’anglais doit être employé dès le plus jeune âge dans l’enseignement, fondant cet argument sur le fait que dans un pays étranger les enfants parlent sans difficulté dès le bas âge la langue du pays. La Commission de l’Université de Calcutta réfute cet argument en ces termes : « Alors que dans un pays étranger, l’enfant est entouré d’autres enfants parlant la langue du pays, dans une salle de classe il n’est entouré que de personnes (à l’exception du maître) ignorant comme lui le nouvel idiome. C’est le cas d’un seul, enseignant à plusieurs, non de plusieurs, enseignant à un seul ; et ce n’est qu’en faisant des expériences que les méthodes employées en classe peuvent obtenir des résultats satisfaisants. ». L’économie nationale réalisée par notre enseignement en langues indigènes a été reconnue par la Commission. Nous avons démontré dans notre numéro du 11 février que nous avons l’approbation de l’Université de Calcutta à ce sujet, ce qui est un nouveau pas franchi. La suite logique devrait être de recommander les langues indigènes à l’Université. La Commission a fixé l’examen de « Matriculation » (examen de fin d’études) comme période de transition entre l’emploi des langues indigènes dans les écoles secondaires et leur emploi dans les collèges universitaires. Les membres de cette Commission ont proposé qu’à l’avenir l’enseignement soit donné en deux langues. Mais ils ont ajouté également : « Nous ne voulons pas préjuger de l’avenir. Ce n’est pas à nous de prédire si le désir naturel d’employer le bengali le plus possible ne finira pas par l’emporter sur les avantages immenses d’une langue commune non seulement à l’Inde entière, mais à plus de peuples que toute autre et qui ouvre la porte à la littérature et aux rapports scientifiques du monde entier. » Si les membres de la Commission n’ont pu établir pour l’avenir, en s’appuyant sur les preuves qui leur furent données, une ligne de conduite en faveur des langues indigènes dans l’éducation universitaire, il est vrai également qu’ils n’ont rien trouvé en faveur de l’anglais ou des deux langues. Ainsi, bien que les réponses à la question des membres de la Commission ne décident rien pour l’avenir, elles révèlent un important mouvement en faveur de l’introduction immédiate du Bengali pour certains buts universitaires et de son introduction prochaine pour d’autres, mouvement que rien ne laissait prévoir, aux débats du Conseil Législatif Impérial de 1915.

En étudiant le compte-rendu de l’enquête faite par les Membres de la Commission, nous sommes encore mieux à même d’apprécier leurs remarques. La question posée par eux était : « Considérez-vous que l’anglais devrait être employé comme langue courante dans les cours universitaires, dans l’enseignement et aux examens à tous les degrés au-dessous de la Matriculation ? »

155 réponses sont en faveur de l’anglais, et près de 138 ne s’opposent pas à la langue maternelle, dans un temps plus ou moins prochain. Cette proportion est assurément encourageante pour les partisans de la langue indigène. En outre, et même parmi ceux qui se déclarent en faveur de l’anglais, le nombre est grand de ceux qui conseillent l’emploi de la langue étrangère à cause de l’insuffisance de livres scolaires dans les divers sujets en langue indigène. Cette école d’éducateurs ne s’y oppose donc pas en principe. Ils n’aiment pas que nous nous jetions à l’eau avant de savoir nager. Dans le même genre, mais plus tranchante est la réponse de ceux qui sont en faveur de l’anglais. Ceux-ci laissent voir qu’ils ignorent l’histoire de nos langues indigènes. Il fut un temps où le sanscrit était la langue de la philosophie hindoue. Quelques savants enthousiastes enrichirent leur langue maternelle d’un fonds respectable de littérature philosophique et mirent la philosophie hindoue à la portée des masses. Ne pouvons-nous pas avec nos idées modernes faire dans le domaine de la science ce que firent ces savants dans celui de la philosophie ? Pour répondre aux doutes qui ont été exprimés, les partisans de la langue maternelle peuvent citer l’exemple du Japon. Le Révérend X. S. Holland. Directeur de St Paul’s College à Calcutta, a écrit dans sa réponse : « Le Japon, en se servant de sa langue maternelle, a établi un système d’éducation qui commande le respect de l’Occident. » Le témoignage de Babu Amananda Chatterjee est encore plus convaincant. Il écrit : « L’emploi des langues indigènes est nécessairement indispensable, à tous les degrés d’une éducation universitaire. Toutes les objections n’ont de force que temporairement : car, à l’origine, toutes les langues modernes les plus développées n’étaient pas supérieures au bengali. Le développement de ces langues se fit par l’usage, et il en sera de même en ce qui nous concerne ». Nous voyons donc que si le rapport qui se trouve actuellement sous les yeux de la Commission Sadler n’est pas aujourd’hui en faveur de l’éducation Universitaire en langue indigène, il permet cependant d’avoir pour cette cause de sérieuses espérances dans l’avenir. Il fut un temps où celle-ci était considérée avec méfiance. Non seulement la méfiance a disparu, mais elle a été remplacée par la confiance. Deux institutions sont venues récemment se joindre à cette cause : l’Université féminine de Poona et l’Université Osmania à Hyderabab, qui se servent uniquement des langues indigènes dans leur enseignement. Leur progrès est suivi avec beaucoup d’intérêt par un grand nombre. Leur succès, ainsi que l’a dit le magistrat Sir Abdur Rahi, facilitera la solution du problème des langues indigènes. À la dernière réunion de l’Université Hindoue, l’Honorable Pundit Madan Moban Malavijiya invita tous les éminents partisans des langues indigènes à se réunir en conférence. Nous espérons qu’une initiative de ce genre aura pour résultat de hâter l’emploi des langues indigènes dans l’enseignement.

La division actuelle des provinces est un facteur qui contribue également à faire beaucoup de tort à la cause des langues indigènes. Une division nouvelle des provinces sur une base linguistique sera suivie de la réorganisation des Universités.

Nous venons d’exposer les trois sphères d’activité pour la cause des langues indigènes. Il est évident que si nous ne la faisons pas progresser, nous ne parviendrons jamais à combler le gouffre grandissant qui sépare au point de vue de l’intelligence et de la culture les classes supérieures de la masse du peuple. Il est certain que, pour beaucoup de gens, seul l’emploi de la langue maternelle peut stimuler l’originalité de la pensée.

21 avril 1920.
  1. Sahitaya Sammelans : Congrès Littéraire.