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La Jeune Proprietaire/10

La bibliothèque libre.
chez Martial Ardant frères (p. 218-234).

CHAPITRE X.

Les confidences.

Les prescriptions d’un habile docteur, les soins éclairés d’Olympe, que ses connaissances pratiques en médecine rendaient une excellente garde-malade, avaient triomphé presque entièrement de la maladie de poitrine dont Clarisse était menacée. L’air pur et la vie paisible de la campagne devaient achever une guérison si bien commencée. Déjà, depuis près d’une semaine, mademoiselle de Selbas n’occupait plus l’étable que la nuit.

Ses journées se passaient au château, partagées entre Olympe et madame d’Iserlot qui, plus sédentaire que la jeune propriétaire, lui offrait un refuge assuré. D’ailleurs, on causait tant qu’on voulait avec la baronne de fêtes et de modes nouvelles ; tout cela était pour elle merveilles et actes de foi. Plus obéissante qu’Olympe aux lois de la capricieuse déesse, elle n’avait point hésité à couvrir son chef respectable d’une perruque blonde à la victime, nom donné, en souvenir de malheurs récents, à une coiffure imitant les cheveux qui renaissaient après avoir été coupés pour l’échafaud. De plus, Clarisse la convertissait à la tunique et au péplum antique, l’aidant à soutenir ces innovations de costumes contre le persiflage de l’abbé et la chaude indignation de M. de Saint-Julien. Mais au grand étonnement de tous les habitans de la ferme, Mlle de Selbas semblait se plaire dans la retraite où elle vivait. Si l’on projetait quelques courses dans les environs, elle s’excusait et ne se trouvait jamais assez bien portante pour rendre une visite. De même, s’il venait des étrangers, elle s’enfuyait sans vouloir seulement les saluer. Olympe et son père ne voyaient qu’un peu de sauvagerie dans cette conduite, peut-être un ridicule mépris des provinciaux. Madame d’Iserlot l’expliquait par le déplaisir que devait avoir une jolie personne à se montrer maigre, les yeux battus et les lèvres pâles. Quant à l’abbé, il branlait la tête à toutes ces raisons.

— Pour une femme frivole, disait-il, les hommages et l’étonnement des provinciaux valent toujours mieux que rien, et lorsque l’on est doué d’un aussi robuste amour-propre que celui de Mlle de Selbas, on ne se croit pas facilement enlaidie. Il y a là-dessous un mystère. Nous le saurons avec le temps.

Ce que M. de Montenay prédisait ne tarda pas à arriver. Un dimanche, dans l’après-midi, pendant que toute la famille, réunie sous les tilleuls, s’amusait à regarder les paysans jouer à la boule, M. de Monclard se montra inopinément. Il était entré par la porte des champs, et personne ne l’avait vu venir. Pour cette fois, Clarisse ne pouvait pas éviter de saluer un intime ami de M. de Saint-Julien. Elle resta, mais son trouble était visible. Il s’augmenta encore lorsque M. de Monclard annonça le sujet de sa visite. Il apportait une invitation pour le décadi suivant, qui se trouvait correspondre au 23 juin, jour de la fête de Mme de Monclard. Il comptait sur ses bons amis de Saint-Julien. On devait diner, tirer un feu d’artifice, et son fils Jules était attendu au Bourgoin d’un moment à l’autre.

L’invitation fut acceptée avec un joyeux empressement, excepté par Clarisse, qui se contenta de balbutier quelques mots presque inintelligibles, et quand, un moment après, Olympe voulut prendre son bras pour retourner au château, elle n’était plus sous les tilleuls.

Pendant que M. de Monclard et l’abbé s’établissaient à une partie d’échecs, Olympe sortit de la salle et se mit à la recherche de son amie. Elle la trouva dans les cultures, assise à l’ombre d’un gros arbre ; elle suivait mélancoliquement du regard les mouvemens d’un laboureur conduisant sa charrue, mais il était facile de comprendre que son esprit s’égarait plus au loin.

— Pourquoi nous quitter ainsi, chère Clarisse ?

Mlle de Selbas tressaillit à la voix d’Olympe. Puis lui prenant la main avec vivacité :

— Dites-moi, Olympe, dites-moi franchement, Jules de Monclard sait-il que je suis ici ? est-ce de son aveu que son père m’invite à cette fête ?

— Je ne puis répondre à vos questions. J’ignorais et j’ignore encore quelles sont vos relations avec les MM. de Monclard.

— Eh bien, je vais vous l’apprendre à quoi bon me taire ? Vous jugerez en m’écoutant si vraiment tous les torts sont de mon côté.

Il y a un an environ, j’étais avec ma mère dans le beau magasin de lingerie de la marquise de V. Ne me regardez pas d’un air si étonné ; il y a à Paris plusieurs dames de qualité qui, ruinées par la révolution, se sont faites marchandes, et leurs boutiques sont le rendez-vous de toutes les célébrités du jour. On y passe très-agréablement son temps à faire des emplettes ou à causer comme dans un salon. J’examinais un fort bel organdi anglais, dont l’acquisition me tentait assez pour me faire oublier un instant la société, lorsque j’entends Mme de V. qui, se penchant par-dessus son comptoir, demande à ma mère la permission de lui présenter M. de Monclard. Elle ajouta quelques mots, mais à voix si basse qu’il me fut impossible de les saisir. Ma mère répondit par un signe de tête affirmatif. Un instant après, Jules vint nous saluer. Je le connaissais de vue comme je connais tous les jeunes gens à la mode, pour l’avoir rencontré au bois de Boulogne, au jardin Marbeuf, à Tivoli, Frascati, enfin dans les endroits où l’on va passer les soirées.

Le soir même, nous le trouvâmes dans les beaux salons du pavillon d’Hanovre, et comme la foule ne me permettait pas de marcher à côté de ma mère, conduite par M. Darson, dont l’énorme corpulence suffit pour former encombrement, M. de Monclard m’offrit son bras. J’acceptai. J’avais regardé maman, elle n’avait pas dit non. Ce fut dans cette promenade, à travers le beau monde de Paris qui encombrait les salons du pavillon d’Hanovre, que Jules m’avoua ne désirer venir chez ma mère que pour moi, ce qui ne laissa pas de me flatter ; car je m’imaginais n’avoir rien de remarquable en moi, puisque l’on ne me suivait pas dans les promenades ainsi que l’on fait à toutes les jolies personnes, et qu’il n’y avait pas un triple cercle d’admirateurs autour de la contredanse où je dansais.

— Mais les parisiens ont pris là des habitudes bien embarrassantes pour les femmes, s’écria Olympe.

— Pas du tout, ma chère Olympe, tu en jugerais autrement si tu avais vu ce dont j’ai été témoin aux Tuileries le premier jour où la belle Mme R. a paru avec son fameux mouchoir sur la tête ; l’empressement des curieux était tel qu’il y a eu des chaises et jusqu’à des échelles à tailler les orangers brisées sous le poids de la foule. Ah ! c’était superbe. Exciter une telle admiration, cela doit rendre bien fière ! tout le monde n’a pas ce bonheur : mais revenons à Jules de Monclard. La marquise de V. entretint encore ma mère en secret. Il y eut des pourparlers, des allées, des venues ; enfin il fut décidé que Jules serait admis à me faire sa cour, mais que sa recherche resterait un secret entre la marquise, ma mère et nous deux, puisqu’il n’avait pas le consentement de sa famille, et que son père, qui avait la répugnance de le voir marié à Paris pour y continuer ses opérations de banque, lui écrivait lettre sur lettre dans l’espoir de le faire revenir au Bourgoin. Du moment où Jules fut agréé, il devint notre cavalier habituel. Le matin nous montions à cheval et nous allions assister aux courses qui se faisaient à Bagatelle. À ma prière et pour nous intéresser davantage à la lutte, Jules pariait. Il risquait le plus noblement du monde des sommes considérables, et quand il gagnait, il me faisait de superbes cadeaux. Il n’y a rien de plus amusant que les paris. Quand notre cheval approchait du but, mon cœur battait dans ma poitrine comme s’il se fût agi d’une question de vie ou de mort. Le soir, Jules nous conduisait dans quelques jardins publics ou au théâtre ; la journée se terminait ordinairement chez Garchis, le célèbre glacier. Je te l’avouerai, toujours près de lui j’étais heureuse et je me berçais de l’idée que ma vie tout entière devait s’écouler ainsi, lorsque, par un procédé inoui, M. de Monclard a détruit tout cet échafaudage de bonheur. L’été tirait à sa fin, les nuits étaient froides, et cependant les entrepreneurs de fêtes semblaient redoubler de zèle pour attirer le public dans leurs jardins. Ils étaient à la mode, et l’on bravait la saison pour se montrer belle et parée, sous ces ravissans berceaux d’illuminations en verres de couleurs. Je m’étais déjà enrhumée à Tivoli, où Garnerain s’était enlevé en ballon. Cela ne m’empêcha pas de me préparer à aller à l’Elysée-Bourbon assister à des joutes sur le lac. Ma toilette était prête j’avais réservé pour ce jour une tunique de crêpe noir sans manches, agrafée sur les épaules avec des camées antiques, présent de Jules. Un élève d’Isabey, qui était censé me donner des leçons de dessin, m’avait montré le modèle d’une superbe coiffure grecque inventée par son maître. J’étais sûre de me la rappeler assez bien pour la faire exécuter.

Le matin de la fête, le temps était brumeux à faire peur ; il plut même assez fort jusqu’à midi ; mais à trois heures, le soleil parut, les détonations des boîtes annoncèrent que la fête aurait lieu d’autant plus contente, que j’avais été inquiète toute la matinée, je me mets à ma toilette. Le coiffeur, guidé par mes souvenirs, fait merveilles ; ma tunique m’allait à ravir. Ainsi parée, j’entre dans le salon où l’on n’attendait plus que moi pour se mettre à table. Malheureusement je fus saisie à la porte d’une quinte de toux si violente qu’elle me força à m’arrêter. Le médecin de ma mère était là. Ce vieil oiseau de malheur se mit à croasser que, si à moitié nue comme je l’étais, — l’insolent ! — j’avais une robe de crêpe comme tout le monde en porte, enfin que, si je passais à l’air une soirée froide et humide, il ne répondait pas de moi. Voilà ma mère qui prend l’alarme à ce discours, et qui me supplie de renoncer à notre projet, ou tout au moins de changer de costume.

Je haussai les épaules ainsi que l’on fait aux propositions déraisonnables. Jules, qui était présent, se mit de la partie, mais avec une instance tout à fait ridicule. Je tins bon : il se fâcha.

— Au moins, dit-il d’un ton singulier, je ne me rendrai pas complice d’une telle imprudence ; je ne vous accompagnerai pas.

— Vous avez, sans doute, quelque chose de mieux à faire.

— Non, je vous jure, et ce soupçon me blesse.

— En ce cas, c’est un caprice : je les déteste, et je n’en ai jamais. — Maman, je vous prie, allons à l’Elysée, nous y sommes attendues.

— Je ne vous rapporterai pas mot à mot toutes les persécutions qu’il me fallut endurer, soit pour renoncer à cette fêle, soit pour changer ma toilette. Ma mère, qui sait combien je suis délicate et nerveuse, cessa la première de me contrarier. Le vieux docteur prit aussi le parti du silence ; mais M. de Monclard, sans pitié pour l’état où il me voyait, s’acharna à me tourmenter. Quand vint le moment de partir, il refusa positivement de nous accompagner. On se passa de lui. Il faisait très-chaud dans les salons de l’Elysée ; je n’ai eu un peu froid que lorsque l’on est sorti dans le jardin pour assister aux joutes, et si j’ai été si malade, c’est bien certainement l’émotion et le chagrin de cette scène désagréable qui en est cause.

Tant que ma vie fut en danger, Jules se montra très-assidu auprès de ma mère ; mais à mesure que j’éprouvai du mieux, il devint plus froid, ses visites furent rares et courtes, enfin ma mère, désirant connaître la cause de ce changement, il lui écrivit qu’avant de songer à s’unir à moi, il voulait avoir le temps d’oublier avec quel entêtement et quelle déraison j’avais risqué ma vie pour une fête à l’Elysée et une robe de crêpe noir.

Peu de jours après cette singulière épître, il était parti pour le Bourgoin ; nous n’entendîmes plus parler de lui, si ce n’est pour apprendre par Mme de V. que son père l’avait décidé à renoncer à la banque, que, dans ses vieilles idées, il nomme un infâme agiotage, et qu’il cherchait à le marier avec une de ses voisines de campagne.

Vous pensez bien, ma chère Olympe, que lorsque je vous ai demandé de me recevoir pendant ma convalescence, ma mère et moi nous ignorions que le Bourgoin et Saint-Julien fussent aussi proches. Pour un empire nous ne voudrions pas rechercher qui nous néglige, et j’espérais partir d’ici sans avoir eu aucune relation avec la famille de Monclard. Voilà cependant une invitation qui me trouble extrêmement. Dites-moi, pensez-vous que Jules l’ait provoquée ? et son père, en me faisant cette avance, sait-il que ces civilités s’adressent à une demoiselle que son fils a désiré épouser ?

Mlle de Saint-Julien était très-embarrassée pour répondre à la confidence de son amie. C’était elle, Olympe, que M. et Mme de Monclard désiraient pour fille ; elle le savait, grâce au démon indiscret qui souffle ces sortes de choses à l’oreille des jeunes filles ; mais comment le dire à Clarisse ? La demande n’avait pas été ouvertement faite, et Jules ne s’était pas encore permis un seul mot d’amour. Tout ce qu’elle put assurer à Mlle de Selbas, ce fut que le jeune de Monclard avait quitté le Bourgoin avant qu’il fût question de son voyage à Saint-Julien, et que jamais le nom de Selbas n’avait été l’objet d’aucune observation de la part des parens de ce jeune homme.

— Il s’est donc joué de ma mère et de moi. Olympe, êtes-vous assez mon amie pour le contraindre à justifier une telle conduite ?

— Mais, dit Olympe en rougissant, je n’oserais prendre la liberté d’entamer un pareil sujet avec Jules de Monclard. Vous avez raison, ses procédés sont étranges… Si vous m’y autorisez, mon oncle ou mon père se chargeront de les lui faire expliquer.

— Eh bien, oui, j’y consens ; et si son père n’exige pas que nous habitions toujours la campagne…

— Je doute, chère Clarisse, que cètte ré tieence soit du goût des parens de Jules.

— Vous pensez ? Il serait bien cruel cepetidant de sacrifier ainsi ma jeunesse.

— Vous sacrifier ! Eh ! ma chère Clarisse, lequel de ces jardins froids et humides où vous risquez chaque soir votre santé peut valoir ce paysage ? quelle illumination en verres de couleurs égalera jamais un rayon du soleil couchant ?

— Oui, mais pour animer votre paysage, pour admirer ces beaux rayons du soleil, qu’y a-t-il avec nous ? Personne à la portée du regard et de la voix ; seulement tout là-bas, là-bas, un laboureur courbé par les ans et la fatigue trace péniblement un sillon, tandis qu’à Tivoli, à Idalie, à Marbeuf, à l’Élysée, des milliers de jeunes gens des deux sexes, la fleur de l’élégance, passent et repassent devant vous ; ils vous regardent, et dans leurs yeux vous lisez si vous êtes jolie ou bien mise. Ce sont autant de miroirs intelligens qui reflètent vos attraits et votre parure, Les jours de succès, car on ne réussit pas tous les jours à être l’une des mieux de la fête, ces jours-là, dis-je, les gens de votre société sont empressés de proclamer l’honneur qu’ils ont de vous connaître ; ils vous entourent, vous assiégent ; on ne sait auquel entendre, et si la musique vous appelle à la danse, la supplique de vingt danseurs arrive à la fois. C’est un charme, un enivrement qui ne peut être comparé qu’au dépit que l’on éprouve lorsque la foule capricieuse porte ailleurs ses hommages. On vit ici, mais à Paris l’on s’amuse.

— Et l’on se tue.

— Ah ! voilà l’éternel refrain. Je vous ai déjà dit que ce n’est pas le froid qui m’a fait mal, c’est plutôt le chagrin et la contrariété. Je tousse un peu, il est vrai, ce qui n’empê- che que j’aie une poitrine excellente : ce sont les nerfs qui sont malades chez moi.

Olympe ne répliqua pas. Cet aveuglement, trait caractéristique des maladies de poitrine, l’affligeait moins cependant que la déraison de Clarisse. Quelle pouvait être la destinée d’une personne aussi frivole, aussi vaniteuse ? D’un autre côté, que penser de Jules de Monclard ? L’abbé de Montenay lui en avait parlé comme d’un jeune homme très-sensé. Le choix d’une femme du caractère de Mlle de Selbas semblait prouver le contraire. Ou bien ne serait-il qu’un séducteur, un lâche capable d’outrager une fille qui n’a ni père ni frères pour la venger. Décidément M. de Montenay interrogera Jules ; il faut absolument savoir à quoi s’en tenir.