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La Jeune Proprietaire/9

La bibliothèque libre.
chez Martial Ardant frères (p. 205-217).

CHAPITRE IX.

Les amies de pension.

Les nombreuses occupations d’Olympe ne l’avaient pas empêchée d’entretenir une correspondance à Paris. Elle écrivait régulièrement à son institutrice et aux deux chères amies qu’elle avait laissées à la pension. À chaque lettre, Clarisse courait chez Amélie, et lui disait :

— Concevez-vous, cette pauvre Olympe ne fait de musique qu’avec son père.

Ou bien :

— Elle a dansé une seule fois cet hiver, dans une grange ; le ménétrier était monté sur un tonneau, et deux grosses lanternes d’écurie servaient de lustres pour éclairer ce beau bal. Pauvre Olympe ! j’admire son courage, elle ne se plaint pas ; elle m’écrivait : « Je vous remercie, ma chère Clarisse, de la contre-danse nouvelle ; elle me semble fort jolie, mais ni nos ménétriers de campagne, ni nos danseurs rustiques, ne sont dignes de l’exécuter, malgré tous les renseignemens que vous me donnez à ce sujet. Pour bien connaître la trénis, il faudrait aller la danser avec vous. » Elle fait contre mauvaise fortune bon cœur ; mais je ne suis pas sa dupe. Il est impossible d’être gaie en vivant dans un si triste pays ; déjà, dans sa dernière lettre, elle me disait : « Vous me demandez si je n’ai pas oublié la gavotte de Vestris. Pour vous répondre non avec assurance, il m’a fallu la danser seule dans ma chambre ; si le charretier ou la fille de basse-cour m’avaient vue ils m’auraient crue folle. »

La colère qu’éprouvait Clarisse en voyant son amie privée des bals et des fêtes dont Paris était le théâtre, Amélie la ressentait à chaque description du lever de l’aurore. Quitter son lit avant le jour, inspecter des ouvriers, courir les champs par tous les temps, lui semblait la pire des conditions, et pour réparer un peu les fatigues de cette pauvre Olympe, la nonchalante Amélie s’étendait sur sa couche, et y restait jusqu’à midi, sans que son père et sa mère, chez lesquels elle était revenue, pussent la décider à se lever. Le temps se chargea de modifier les idées des jeunes élèves de mademoiselle Desrosiers à l’égard de leur compagne. M. Marond, le père d’Amélie, après avoir été un instant millionnaire, se ruina complètement. Madame Marond, qui n’avait ni cœur ni esprit, voyant son mari en fuite, crut ne pouvoir mieux utiliser les débris de sa fortune qu’en profitant des lois qui lui permettaient de faire rompre son mariage, et en épousant un aventurier dont elle fut la dupe. La pauvre Amélie, orpheline du vivant même de ses parens, se trouva trop heureuse de rentrer dans la pension de mademoiselle Desrosiers en qualité de maîtresse de dessin, sous la condition d’un peu plus d’activité. Amélie promit en gémissant ; elle connaissait par expérience ce que la vigilante mademoiselle Desrosiers entendait par un peu d’activité. C’était immoler sa chère paresse ; mais la nécessité commandait, il n’y avait pas à répliquer.

Clarisse, plus heureuse en apparence, ne tarda pas cependant à éprouver aussi que, même au sein de la fortune, le sort nous maltraite souvent. Un rhume, pris un soir d’automne, retint Clarisse confinée tout un hiver dans son appartement, et au printemps, les médecins ordonnèrent à la jeune malade le séjour de la campagne. Il fallait, pour remettre sa poitrine échauffée, coucher la nuit dans une étable, et respirer le jour l’air pur des champs.

La mère de Clarisse, madame de Selbas, ne pouvait conduire sa fille à la campagne. Un procès d’où dépendait toute sa fortune la retenait à Paris, et Clarisse, minée par la fièvre, tourmentée par une toux opiniâtre, dépérissait de plus en plus.

Triste et souffrante, elle pria sa mère de l’envoyer à Saint-Julien, chez son amie. La jeune propriétaire de ce domaine n’était plus pour Clarisse la pauvre Olympe, elle jouissait d’une bonne santé.

Mademoiselle de Saint-Julien accueillit avec empressement la proposition de recevoir et de soigner son amie de pension. Elles étaient enfans l’une et l’autre lorsqu’elles s’étaient quittées, il y avait trois ans ; elles allaient se retrouver femmes :  ; Clarisse ayant vu en toute liberté le monde et ses fêtes, car madame de Selbas n’avait été mére que pour enregistrer les fantaisies de sa fille ; Olympe ayant été maîtresse de ses biens, reine dans sa maison, à l’âge où, pour l’ordinaire, on ne connaît la fortune que de nom, et le pouvoir, que par le désir extrême de le posséder, Ce n’était pas sans un certain orgueil qu’Olympe, se reportant par la pensée à la pension de mademoiselle Desrosiers, promenait ses regards sur sa ferme, sur son enclos, et qu’elle se disait :

— C’est moi qui ai fait cela. Il y a trois ans ce parc était en friche, maintenant mes terres sont les meilleures et le mieux cultivées de la contrée. Cette cour offrait à l’œil un spectacle de désolation ; l’ordre, la propreté, l’aisance y règent. Ces fleurs, je les ai semées ; ces arbres fruitiers, je les ai presque tous greffés de ma main. Mme d’Iserlot, qui méprisait si fort la campagne, y vit contente auprès de nous : elle commence à comprendre qu’on puisse se plaire hors de Paris. Mon père était pauvre, triste et malade, il est aujourd’hui riche, gai et bien portant. Ah ! mon oncle ! mon oncle ! soyez béni pour tout le bien que vous m’avez fait. Si vous m’eussiez laissée chez mademoiselle Desrosiers, ainsi que je le désirais au fond du cœur, que serais — je maintenant ? Pauvre comme Amélie ; ou si la fortune m’avait souri un instant, les folles joies du monde auraient peut-être détruit ma santé, comme celle de la pauvre Clarisse !

Et les yeux d’Olympe rougissaient à la pensée des chagrins et des souffrances de ses deux amies.

Tout en se livrant à ces réflexions, mademoiselle de Saint-Julien faisait dresser deux lits dans l’étable ; car elle était décidée à partager la rustique habitation de la malade.

La prochaine arrivée de mademoiselle de Selbas causa une certaine agitation dans la société qui se réunissait ordinairement à Saint-Julien. Les visites y devinrent plus nombreuses, et madame d’Iserlot assurait Olympe que, à la convalescence de Clarisse, elle ne pourrait pas se dispenser de donner un petit bal.

— Plutôt un concert, répondit mademoiselle de Saint-Julien. Clarisse, qui n’a point quitté la pension en même temps que moi, doit être très-bonne musicienne.

Et M. de Saint-Julien souriait, en se frottant les mains, à la pensée des talens de la jeune amie de sa fille.

Au jour indiqué, Olympe et l’ami François se rendirent à Nemours dans une carriole suspendue, équipage tenant le milieu entre la patache provinciale et le char-à-bancs parisien. Dès le premier coup-d’œil, Olympe reconnut combien Clarisse avait souffert. La pauvre enfant n’était plus que l’ombre d’elle-même.

M. de Saint-Julien, madame d’Iserlot et l’abbé, alors en visite chez sa pupille, s’étaient avancés jusque dans l’avenue, afin de recevoir l’amie d’Olympe à la descente de la voiture ; mais mademoiselle de Selbas était si souffrante, qu’il fallut abréger les premiers complimens. La fatigue du voyage lui avait causé un redoublement de fièvre. Conduite et presque portée dans la tour, Clarisse y prit possession de son lit, à l’étable. Les vaches étaient aux champs ; mais la chèvre destinée à être la nourrice de la malade se trouvait là, demandant, par un bêlement rempli d’impatience, que l’on soulageât ses mamelles gonflées de lait. Ce breuvage doux et rafraîchissant calma l’ardeur fébrile de Clarisse, ses yeux se fermèrent, bientôt elle s’endormit d’un profond sommeil.

Olympe profita du repos de son amie pour se livrer à ses occupations habituelles. À son retour des champs, Clarisse était éveillée. Mademoiselle de Selbas avait écarté le paravent qui entourait son lit, et le coude appuyé sur le rebord de sa couchette, elle contemplait mélancoliquement le tableau simple mais frais auquel la vaste porte de l’étable servait de cadre.

On était à la fin du mois de mai, dans ces jours où le printemps se montre paré de ses plus beaux atours. Olympe, dont l’imagination était riante et presque poétique, n’avait rien négligé pour embellir sa demeure. La cour, aussi propre que peut l’être une cour de ferme, était partagée en compartimens de sainfoin d’Espagne et de gazons verts du plus joli effet. Ce n’était point un luxe inutile : les dindons, les oies, les canards, la bourrique et deux chèvres y trouvaient une abondante pâture. Au pied des jumelles, le long des murs antiques des granges, montaient des liserons en fleurs. La palissade qui séparait de la basse-cour était aussi couverte de plantes grimpantes. De toutes parts, le chèvrefeuille en fleurs mêlait ses parfums à ceux des rosiers disposés en massifs devant les fenêtres du château.

Olympe, interrogée par son amie sur la destination des divers bâtimens, entra avec elle dans les détails que nous connaissons.

— Cette maison que vous voyez en face de vous, c’est notre habitation. Au-delà se trouve un petit parterre que j’ai dessiné moi-même, le verger l’unit à deux quinconces de tilleuls dont nous voyons les cîmes. À ces beaux arbres, à ces quelques fleurs se borne ce que mon oncle m’a laissé accorder à un luxe improductif. Mais c’est assez ; toutes ces choses demandent une multitude de soins qui ne me permet pas de trouver mon jardin d’agrément trop exigu. Madame d’Iserlot n’est pas grande marcheuse, et mon père et moi nous trouvons un plaisir infini à nous promener dans la campagne. Elle est fort belle aux environs de Saint-Julien ; vous en jugerez bientôt, j’espère, ma chère Clarisse. Ce que je vois me semble déjà très joli. Mais que vous devez trouver les journées longues…

— Oh ! non, je vous assure.

— À quoi donc les employez-vous ?

Olympe, songeant qu’elle parlait à une parisienne, passa rapidement sur le détail de ses occupations rurales.

— Le soir, dit-elle, nous faisons de la musique.

— Ah ! dit Clarisse en se soulevant, lorsque je serai mieux portante je veux me remettre au piano que j’ai négligé depuis que j’ai quitté la pension.

— Voilà qui est mal, ma chère Clarisse ; mais au fait, je crois, me rappeler que vous préfériez le dessin. Demain je vous apporterai mes crayons, mes pinceaux ; si vous voulez essayer quelques fleurs, cela vous distraira sans vous fatiguer.

— Moi, grand Dieu ! je n’ai pas touché un crayon depuis trois ans.

Olympe voulut parler des plaisirs que donne la lecture. Elle s’aperçut bientôt que Clarisse ne partageait pas son goût, et qu’à l’exception de quelques pièces de théâtre, elle ne connaissait aucune des productions de nos bons auteurs.

— C’est à mon tour à m’étonner, reprit Olympe en souriant. À quoi donc, chère Clarisse, employez-vous votre temps ?

— Ah ! quand je me portais bien les heures du jour ne suffisaient pas aux plaisirs. Le matin je me levais tard ; j’étais volontiers fatiguée de la veille, et dès que j’étais sortie de mon lit, j’avais bien assez à faire à m’occuper de ma toilette. Il m’eût été impossible de rester tranquille à lire ou à dessiner. Il manque toujours quelque chose à une femme élégante. C’était une ceinture qui ne me plaisait plus à changer, le dessin d’une tunique nouvelle à adopter, ou bien à choisir si l’on mettra le matin une perruque brune ou blonde.

— Une perruque ! à toi, Clarisse ? une perruque sur ta tête de dix-huit ans !

— Sans doute ; il n’y a que les vieilles femmes qui n’en portent pas. J’en ai deux ici, une à la grecque et l’autre à l’enfant.

Olympe riait à se tenir les côtes, parce que, en levant les yeux, elle avait vu devant elle la mine hébétée de Marguerite qui, au mot perruque, s’était arrêtée la bouche ouverte et la fourche en l’air, sans achever de mettre son herbe dans la crèche des vaches. Clarisse, remarquant cette figure à son tour, partagea l’hilarité de son amie.

Sur ces entrefaites, madame d’Iserlot entra, conduisant un habile médecin qui avait consenti à venir de Montargis visiter mademoiselle de Selbas. Il trouva la gaîté des deux pensionnaires d’un favorable augure pour la santé de la malade. Cependant après avoir interrogé et examiné Clarisse, le docteur ordonna impérativement du repos et du silence. Olympe remit donc à un autre jour à apprendre comment on passait son temps à Paris, pour n’avoir le loisir ni de lire ni de travailler.