La Jeune Vampire/Chapitre III

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E. Flammarion (p. 12-16).

iii


Quand James se réveilla le lendemain matin sur le divan du « parlour », où il avait dormi d’un sommeil léthargique, il fut quelque temps avant de pouvoir disjoindre l’idée d’illusion et l’idée de réalité. Puis une crainte mystique et un dégoût amer le saisirent. La pitié s’y mêla quand il revit Evelyn. Elle n’était pas plus pâle qu’à l’ordinaire, — c’était impossible, — mais en quelques heures elle avait positivement maigri. Ses yeux s’encavaient, pleins d’un feu d’inquiétude, et ses joues semblaient creuses. Un frisson continuel l’agitait, qui, parfois, allait jusqu’au grelottement. À la voir ainsi, James oubliait ses craintes. Il ne pouvait plus croire que ce pauvre être tourmenté fût d’une autre essence que la nôtre. Et, la hantise du surnaturel tendant à s’abolir, il se remettait à songer qu’Evelyn devait être tout simplement une malade. Seulement, le mal dont elle souffrait, ignoré par la science officielle, rapporté d’une manière inexacte par la tradition, était-il guérissable ? On pouvait à la rigueur le classer parmi les névroses, puisque enfin les névroses confèrent certaines facultés qui font défaut aux individus pondérés, et puisque aussi elles impliquent assez souvent des appétits insolites. James s’efforça de poser à la jeune femme des questions aussi méthodiques que possible. Elle répondit docilement, avec consistance et sans contradiction. Même, le point de départ admis, elle ne disait rien d’absurde. Elle se bornait à affirmer de nouveau le fait de son existence antérieure et l’impossibilité d’exprimer la forme de cette existence avec des mots ni de la suggérer à l’aide d’images qui dépendaient de son corps actuel.

Comme elle était d’heure en heure plus faible et plus fiévreuse, James résolut de prendre l’avis d’un médecin neurologiste. Justement, il connaissait un peu Percy Coleman, le Charcot écossais, qui l’écouta avec d’autant plus d’intérêt qu’il le supposa atteint de folie dès qu’il eut décrit la première et surtout lorsqu’il relata la deuxième scène nocturne.

Néanmoins, Percy Coleman consentit à examiner Evelyn. La pâleur spectrale de la jeune femme l’intéressa tout de suite et le rendit jovial, — car il raffolait des anomalies. Elle se refusa d’abord à lui rien dire. Puis, sur la prière de James, elle parut s’abandonner au destin, elle répéta sans variantes ce qu’elle avait révélé auparavant.

L’illustre neurologiste écoutait en se frottant les mains avec enthousiasme.

– Pas une lacune… pas une fissure, remarqua-t-il. Tout se tient… tout s’ajuste. Voyons la mécanique.

La mécanique aussi l’enchanta. Les réflexes fonctionnaient à merveille. Tous les organes se manifestèrent impeccables.

— Délicious ! murmura le savant homme en se pourléchant les babines. Et maintenant, passons au nœud du drame…

Il eut beaucoup de peine à obtenir qu’Evelyn embrassât James. Malgré la brièveté du baiser, l’expérience fut décisive et abasourdit le spécialiste.

— Un saut dans l’inconnu ! fit-il à mi-voix… un plongeon dans le gouffre ! Pas même une piqûre, et le sang a passé… ce qui contredit brutalement tout ce que nous savons sur l’osmose tégumentaire… Ce petit phénomène va remuer la mare aux grenouilles…

Sa joie, d’abord refoulée par la surprise, lui dilatait le visage ; il considérait Evelyn avec un mélange d’avidité et de bienveillance.

— Tout mon dévouement est acquis à madame, déclara-t-il. Aucun sacrifice ne me coûtera pour lui rendre la santé… aucun ! S’il lui faut du sang humain, on le lui donnera sans compter !

Et avec un petit rire :

— Nous nous cotiserons s’il le faut ! Nous ne manquons pas ici de jeunes hommes ni même de jeunes femmes dévoués à la science…

Cette visite parut d’abord apaiser Evelyn. Elle consentit à prendre des peptones et un excitant prescrits par le médecin, elle se montra douce, tendre, résignée. James aussi ressentait du soulagement. Comme il ne s’entendait guère en médecine, il avait une grande foi dans la puissance mystérieuse de la thérapeutique. Il abandonna nettement toute idée de surnaturel ; ses craintes mystiques devinrent négligeables. La soirée qu’il passa avec Evelyn fut par moments très charmante. Il s’abandonnait à l’espérance, son jeune amour sortait plus vivace de l’orage.

Peu à peu, les frissons de la jeune femme reprirent. Elle se pelotonnait dans son fauteuil, elle regardait fixement devant elle, d’un œil triste et presque hagard. Visiblement, elle s’affaiblissait.

— Qu’avez-vous, darling ? demandait James.

— Je suis fatiguée.

Il se rapprocha, il lui passa doucement les bras autour de la taille. Elle le laissait faire ; la grande chevelure se répandait dans le cou du jeune homme. Quand il voulut l’embrasser, elle éloigna ses lèvres.

— Never more ! Never more ! [1] gémit-elle.

Il insista, il l’attira avec la force généreuse de l’amour. Mais elle résistait ; et, quand il réussissait à atteindre la bouche rouge, aucune caresse ne répondait à la sienne… Cependant, cette lutte épuisait la jeune femme. Elle fit un dernier mouvement pour se dérober ; ses yeux se fermèrent ; elle eut un soupir léger, puis sa tête roula en arrière. Elle était évanouie…

Il essaya en vain de la ranimer. Le pouls semblait éteint ; on ne pouvait percevoir la palpitation du cœur ; aucun souffle ne s’exhalait des lèvres décloses…

Alors, désespéré, James envoya chercher Percy Coleman.

Le neurologiste apparut vers minuit, accompagné d’un gigantesque adolescent aux cheveux auburn et au teint jambon d’York.

– Hulloo ! s’exclama le savant en tambourinant sur l’épaule musculeuse de son compagnon… voilà un rude fellow pour vous… un glorieux serviteur de la science. Ce n’est pas lui qui lésinerait pour quelques palettes de sang !

Le fellow acquiesça d’un rire d’enfant et de colosse.

— Il faudrait que la jeune lady ait un rude appétit pour le fatiguer ! ajouta Coleman, à qui le porto du soir communiquait une gaieté généreuse.

Il se laissa conduire auprès d’Evelyn et, du premier coup d’œil, comprit que la situation était sérieuse. L’excitation du porto s’évapora sur-le-champ. Il se pencha sur la jeune femme et commença de l’ausculter. À mesure, ses joues se roidissaient, un vif désappointement paraissait dans son œil aigu.

— By God ! grommela-t-il. Ce serait une damnée perte pour la science et pour Percy Coleman.

— Elle n’est pas morte !… Dites qu’elle n’est pas morte ! cria Bluewinkle, saisi d’épouvante.

— Non, elle n’est pas morte ! répondit le praticien, mais elle s’enfonce diablement dans la léthargie… et il faudra une rude chance pour la tirer de là.

  1. Jamais plus !