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La Jeune Vampire/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (p. 16-20).

iv


Malgré les soins ingénieux de Percy Coleman, la léthargie d’Evelyn persistait depuis plusieurs heures. Cependant, vers l’aube, après une longue application de courants induits, on perçut un mouvement des paupières, bientôt suivi d’un battement presque imperceptible du cœur.

— Elle revient, déclara le neurologiste en s’essuyant les tempes, car il suait comme un chauffeur de steamer… Seulement, pourrons-nous la retenir ?

James assistait, misérable et impuissant, à cette interminable lutte contre la mort. Tous autres sentiments que l’amour, la pitié, l’espoir et le désespoir avaient disparu de son âme. Il oubliait presque les scènes étranges qui s’étaient passées entre lui et la pauvre femme.

Aux paroles du médecin, il eut un sursaut convulsif et se précipita vers Evelyn.

— Stop ! fit péremptoirement le praticien. Elle n’a pas seulement la force d’un pigeon au sortir de l’œuf. La moindre maladresse peut l’éteindre… et vous êtes dans un état de maladresse effrayant.

Outre le jeune géant, deux internes étaient venus, qui exécutaient chaque commandement de Coleman avec célérité et précision.

— Assez de courants ! fit ce dernier. Il est temps de rythmer le souffle…

Le plus âgé des internes appliqua aux narines de la malade deux tubes fins et flexibles, reliés à une machine complexe que le second interne mit en mouvement à l’aide d’une manivelle. Percy réglait la vitesse par des indications sommaires.

Au bout de quelques minutes, on discerna une palpitation régulière de la poitrine, puis les paupières s’entr’ouvrirent et les yeux d’Evelyn, comme imprégnés de ténèbres, s’agitaient faiblement.

— Nous l’avons tirée des profondeurs abyssales ! chuchota le neurologiste…

Il épiait, d’un air perplexe, le retour de la vie dans ce corps anormal. Tout en tirant vanité de ses méthodes, et particulièrement de la machine à rythmer, il se sentait enveloppé d’un vaste hasard. Chaque acte allait à l’aventure. Et le réveil d’Evelyn, loin de faciliter la tâche, la rendait plus embarrassante. Il ne savait pas du tout que faire. La faiblesse de la jeune femme semblait excessive et ne permettait pas de s’en rapporter uniquement à la nature. Une intervention était indispensable. Seulement, voilà ! Quelle intervention ?

Peu à peu, l’ombre avait quitté les prunelles. Evelyn commençait à voir. Elle aperçut d’abord le docteur penché sur elle, puis un des internes, et ces images parurent la laisser indifférente. Dès qu’elle distingua Bluewinkle, ses lèvres frémirent, on l’entendit chuchoter :

— Darling !

— Bother the man ! [1] grommelait tout bas Coleman. Il l’agite… il l’agite trop !… On devrait pouvoir le visser dans une cellule pendant vingt-quatre heures… Qu’est-ce que je disais !

Les paupières d’Evelyn s’étaient refermées ; un pli douloureux se creusait entre les sourcils ; puis, le souffle parut se ralentir.

— Du sang ! C’est du sang qu’il lui faut ! Je parierais mille livres contre une guinée, continuait à soliloquer le neurologiste.

Et, s’adressant au colosse :

— David, mon camarade, ôtez ce veston et retroussez une manche de votre chemise…

L’autre obéit avec calme et méthode, mais alors Percy fut saisi d’un doute. Fallait-il injecter du sang à la malade ? Ou fallait-il qu’elle puisât d’emblée à la source ?… En soi, l’injection paraissait préférable ; mais, dans les cas exceptionnels, Coleman avait pour principe de rejeter la logique et de s’en tenir strictement à la méthode qui a fait ses preuves. Or, Evelyn n’avait jamais absorbé le sang indirectement… Il remit en place la seringue qu’il venait d’aveindre, examina le bras du jeune David et appliqua lui-même les lèvres d’Evelyn à l’endroit qu’il jugea le plus favorable.

L’effet fut prodigieux. Instantanément, les paupières se rouvrirent, les pupilles s’animèrent, puis l’on vit s’accélérer le souffle. Une minute à peine s’était écoulée, et déjà on avait l’impression que l’énergie rentrait à flots dans l’organisme épuisé…

Cependant, James Bluewinkle s’était glissé auprès du lit. D’abord, une joie ardente parut sur son visage. Mais, à mesure qu’il assistait à la résurrection d’Evelyn, un autre sentiment vint à naître et fit trembler ses membres : l’idée que sa femme puisait la vie aux veines d’un autre homme lui devint rapidement insupportable… Il se pencha ; son regard jaloux rencontra le regard d’Evelyn…

Avec un long soupir, elle rejeta le bras du jeune colosse, tourna sa face vers la muraille, et James l’entendit murmurer, comme la veille :

— Never more ! Never more ! [2]

Attentif aux seuls mouvements de la patiente, Percy Coleman ne se rendit aucun compte de la psychologie du drame. Il crut à un léger délire, ou plus simplement à une phase de réaction.

— Nous recommencerons tout à l’heure ! déclara-t-il…

Un sanglot lui répondit ; les épaules de la jeune femme s’agitaient convulsivement ; puis, elle se retourna d’un geste brusque et tendit les bras vers James.

— Pardonnez-moi ! fit-elle d’une voix mourante. Je ne savais pas ce que je faisais.

Exaspéré, Coleman autorisa d’un geste le jeune homme à se rapprocher. Evelyn l’étreignit désespérément, en balbutiant des paroles tour à tour tendres et énigmatiques. Enfin, elle se laissa retomber en arrière en balbutiant :

— J’aurais pu être si heureuse… Pourquoi est-ce impossible ?… Je n’en puis plus… Il faut retourner là-bas… Oh ! mon chéri, c’est si terrible… si terrible !

Sa parole devenait de plus en plus indistincte. C’est dans un souffle qu’elle balbutia :

— Farewell ! [3]

— La voilà retombée dans l’abîme ! s’exclama rageusement le neurologiste. C’était bien la peine de faire cinq heures de travaux forcés…

James s’était mis à genoux devant le lit, comme un coupable et comme un désespéré.

— Faites place ! cria rudement le médecin, il y a peut-être autre chose à faire qu’à pleurer…

L’examen auquel il se livra porta le comble à son exaspération. Evelyn se retrouvait exactement dans l’état où il l’avait trouvée avant minuit.

D’abord, cet état parut stationnaire, mais bientôt Percy eut l’impression que les événements se précipitaient. La vie décroissait de seconde en seconde. Au bout de dix minutes, les plus délicates observations cessèrent de la déceler.

— Cette fois, grommela-t-il, ce n’est plus une chance qu’il nous faudrait, c’est le miracle… Et le miracle, hein ! David ?

Il attendit quelque temps encore, renouvela patiemment ses investigations, puis il extirpa de sa trousse un tube très fin, plein d’un liquide transparent et clos à l’une de ses extrémités par une fine membrane, qu’il perça à l’aide d’une aiguille.

— La dernière cartouche ! fit-il hargneusement.

Il introduisit délicatement le tube dans une narine et attendit. Peu à peu, le liquide prit une teinte opaline.

— C’est signé ! grommela le neurologiste. Elle est de l’autre côté… Et c’est diablement regrettable !

James s’était abattu avec des sanglots. Puis, il écarta brutalement Coleman, et, penché, il ne cessait de considérer Evelyn dans une stupeur douloureuse…

Tout à coup, il fut saisi d’un tremblement ; ses prunelles se dilatèrent ; il cria d’une voix étrange :

— Regardez… regardez… Depuis qu’elle est morte, elle est beaucoup moins pâle.

  1. Intraduisible. À peu près : Foin de l’homme !
  2. Jamais plus.
  3. Adieu !