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La Jeune Vampire/Chapitre X

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (p. 41-48).

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Pendant trois mois, Evelyn mena une existence affreuse. Elle avait le sentiment continu d’être la proie de forces mystérieuses et ennemies ; elle connaissait les affres des tristes créatures qui, aux siècles abolis, se croyaient possédées par le démon. Plus seule encore que naguère, son mal semblait sans remède, et ceux qu’elle aimait le plus — sa mère même — étaient totalement incapables de comprendre sa peine… Il n’y avait que ce James !… Pendant plusieurs semaines, sa présence fut insupportable à la jeune femme. Elle ne lui tendait même plus la main. Elle l’écoutait en silence, prostrée ; elle lui disait à peine une parole, à l’arrivée et au départ ; et son aversion croissait les jours où elle avait un sentiment plus aigu de sa propre injustice.

Après le troisième mois, l’affliction et le dégoût persistèrent, mais il s’y mêla de la résignation. Evelyn céda alors à ce besoin de la confidence, qui est un trait dominant et irrésistible de l’être social. Elle expliquait les nuances de son supplice, elle essayait surtout de faire comprendre cette lutte qui se livrait en elle et où elle discernait si nettement une influence extra-terrestre.

— Oh ! s’écriait-elle, un soir de février, tandis que la neige s’épaississait sur Londres… je sens si bien que je suis une condamnée et une esclave…

Il l’écoutait avec une patience qui ne se démentait jamais. Et tout en regardant, par le rideau écarté, tomber les plumules argentines, il se mit à dire :

— C’est pourtant votre enfant aussi !

— Non ! non ! fit-elle avec véhémence… ce n’est pas mon enfant !

— Réfléchissez, reprit-il… Peut-être ne l’était-il pas d’abord, ou très peu… je ne sais pas ! Mais il l’est chaque jour davantage ! Depuis bien des mois, n’est-il pas nourri de votre sang ? N’est-ce pas votre force qui le soutient… n’est-ce pas votre vie qui le fait vivre ? Pensez à tout ce qu’il aura reçu de vous, lorsque enfin il verra le jour !

Ces paroles la frappèrent. Elle demeura quelque temps rêveuse, puis elle objecta, mais avec moins de dégoût et d’amertume :

— Est-ce que ce n’est pas pire ?

— Peut-être, si c’était un être abominable. Mais pourquoi serait-il abominable ?

— Parce que l’autre l’était !

— Non ! répondit énergiquement le jeune homme. Elle était étrange, sans doute… mais je peux vous assurer et, en consultant les souvenirs qu’elle a laissés dans votre cerveau, vous-même pouvez vous convaincre que c’était une bonne créature… digne d’être plainte et même aimée !

— C’est vrai ! murmura Evelyn.

Pendant quelques minutes, elle se sentit presque rassurée. Mais, tout à coup, elle blêmit, ses lèvres frémirent.

— Et si cet enfant est un vampire ? cria-t-elle.

James, à son tour, devint pâle ; car, à mesure que le temps avançait, il se sentait envahir par la tendresse paternelle.

— Ce n’est pas probable, riposta-t-il.

Depuis ce soir, Evelyn ne lui montra plus aucune aversion. Elle le recevait amicalement ; leur causerie se prolongeait parfois pendant plus d’une heure. L’hiver coula, le printemps envoya ses petites fées tisser les feuilles des arbres et les corolles des fleurs, les tempêtes d’équinoxe rugirent sur les cheminées ; puis la date approcha, qui devait marquer pour Evelyn une double délivrance.

Ce fut à la fin de mai. Les crépuscules se prolongeaient interminablement dans le firmament londonien ; Big Ben, au haut du Parlement, sonnait à peine deux fois l’heure entre les dernières lueurs de la brume et les argentures de l’aube. Evelyn connut une nuit effroyable, où tout son être craqua dans les tortures… Au matin, un petit mâle poussa sa première plainte. Seulement, au lieu d’être rouge et pareil à une grenouille, comme ses congénères, il était fantastiquement pâle et les traits déjà amenuisés.

— What a love ! cria à tout hasard mistress Grovedale… Et tellement votre portrait, darling !

C’était exact, mais Evelyn ne voyait pas la forme du visage ; elle était terrorisée par cette pâleur, qui n’était vraiment pas de ce monde.

— Un fantôme ! chuchota-t-elle.

Et elle n’osait pas prendre le nouveau-né dans ses bras. Cependant, sa fatigue était si grande et elle ressentait un tel sentiment de délivrance qu’elle sombra dans le sommeil. Ce fut un sommeil très long, à peine entrecoupé d’un court réveil vers le soir.

Le lendemain, quand elle s’éveilla, elle aperçut une jeune femme qui venait de saisir l’enfant et lui offrait le sein.

— Mistress Tinyrump ne veut pas que vous nourrissiez… Vous avez besoin de réparer vos forces ! dit mistress Grovedale.

Evelyn ne répondit pas, hypnotisée par le spectacle de la petite bouche, qui avait saisi l’aréole bise de la nourrice. Des minutes frissonnantes s’écoulèrent. On voyait trembloter le menu visage. L’accouchée, à mesure, se sentait prise d’une joie subtile et profonde…

À la fin, elle dit :

— Donnez-le-moi !

La nourrice tendit le nouveau-né ; Evelyn ne cessait de regarder les petites lèvres. Elle avait un grand sourire, son cœur palpitait de bonheur : les lèvres étaient pleines de lait !

Depuis la veille, James attendait avec inquiétude. Lorsque mistress Grovedale lui avait montré le baby, un grand frémissement l’avait secoué : il reconnaissait trop bien cette pâleur prodigieuse, il retrouvait devant la frêle créature la crainte et l’horreur qui l’avaient agité avant le retour d’Evelyn. Il passa une journée chagrine et une nuit misérable ; son cœur était plein de tendresse pour l’enfant, comme il était plein d’amour pour la jeune mère. C’était l’heure de la destinée. Si le pauvre petit ne pouvait se nourrir que de sang, comment le mener à travers la vie ? Sans doute, il faudrait se résigner à perdre définitivement Evelyn.

Il songeait à ces choses, lorsque la femme de chambre vint desservir son breakfast, auquel il n’avait pas touché, et lui dit :

— Madame désire parler à monsieur.

Il n’osa pas descendre tout de suite ; il était comme un joueur qui hésite avant de risquer sa mise…

Quand il pénétra dans la chambre et qu’il aperçut le petit dans les bras d’Evelyn, il respira plus librement. Le visage de la jeune femme était paisible, ses yeux clairs et sans fièvre. Quand James fut proche, elle chuchota :

— C’est un enfant comme un autre !

D’un geste presque imperceptible elle montrait la nourrice, qui se tenait au fond de la chambre, et, pour la première fois, il sentit une pression franche répondre à sa pression de mains.

Des jours très doux coulèrent. Dans la grande lumière de juin, au parfum des pollens et des verdures qui montaient du jardin par les larges baies de la chambre, ils sentaient peu à peu s’éloigner l’aventure surnaturelle. La vie terrestre les ressaisissait et les consolait ; le mauvais passé devenait un songe…

Un après-midi qu’ils avaient causé plus longtemps que d’habitude, ils furent surpris par le crépuscule. Une fournaise s’allumait là-bas, parmi les arbres ; des peuplades d’oisillons, filant à travers les échancrures des demeures et des murailles, s’abattaient sur les branches, parmi les ramilles, sur la saillie des toits, avec des sifflements de bonheur.

James avait saisi la main d’Evelyn ; et, comme elle ne la retirait pas, il dit à voix basse :

— Pourquoi ne seriez-vous pas ma compagne ?

Elle ne répondit pas tout de suite, songeuse. Une énergie simple et naïve l’animait ; elle savait qu’elle pourrait vivre de longs jours avec ce grand garçon tendre, mais elle sentit des obstacles qui s’élevaient en elle, et elle soupira :

– Je ne puis pas vous répondre encore.

Ils atteignirent le mois de juin. À part sa fantastique pâleur, l’enfant demeurait normal. La nourrice, qu’il avait d’abord presque effrayée, le prenait en affection. Il criait rarement, il avait de grands yeux glauques, un peu plats, qui semblaient déjà reconnaître les choses et les êtres. James l’adorait, et Evelyn, malgré des retours de crainte, s’attachait à sa singulière petite personne…

— Il n’est pourtant pas comme les autres enfants, disait-elle parfois à Bluewinkle.

Il affirmait le contraire et, bien Anglo-Saxon en ceci, il se forçait à le croire par devoir paternel, par amour du conformisme, peut-être aussi parce qu’il sentait que sa chance d’être aimé par Evelyn en dépendait.

Leur intimité se consolidait. Un matin qu’il lui avait dit des paroles tendres, Evelyn répondit :

— Mais vous savez que je ne me considère pas comme votre femme. Comment faire pour nous marier ?

Il tâcha de la raisonner. Il lui montra qu’ils étaient mariés devant les hommes et que, par suite, il suffisait de leur consentement mutuel pour que ce mariage devînt réel et irréprochable. Elle ne se rendit pas ; elle avait maladivement besoin d’une sanction.

James se tortura l’esprit pour résoudre ce problème bizarre et irritant. Il songea d’abord à un divorce, suivi d’un nouveau mariage. Mais cette solution exigerait des mensonges auxquels Evelyn ne se serait jamais résolue et qui répugnaient aussi au jeune homme.

À force de réfléchir, il lui vint une idée :

— Ne suffirait-il pas, dit-il, qu’un prêtre confirme notre mariage ?

— Oui, répondit-elle, cela suffirait.

Alors, James alla trouver le « vicar » de Saint-Georges, vis-à-vis duquel il se résigna à farder la vérité. Homme peu subtil, le vicar comprit qu’il s’agissait d’une femme excentrique et qui avait la maladie du scrupule. C’était un clergyman surnourri, que les besoins temporels du culte inclinaient à l’indulgence.

— Nous ne devons pas juger légèrement le prochain ; dit-il. Le scrupule est propre aux âmes d’élite. Ce que vous me demandez n’est pas positivement prévu… mais ce n’est pas défendu… Les frais, naturellement…

Il toussa en épiant Bluewinkle.

— Les frais ne sont pas une objection ! répondit paisiblement le jeune homme.

Et cette riposte ayant une vertu décisive, Evelyn et Bluewinkle parurent devant le vicar de Saint-Georges qui leur « délivra » un joli petit sermon sur les devoirs du mariage et conclut :

— Evelyn Grovedale a déjà été donnée à cet homme, dans cette même église, et James Bluewinkle a pris Evelyn Grovedale sous sa garde. Ils se sont promis d’être l’un à l’autre, pour le mieux et pour le pire, et de s’aimer dans la richesse et dans la pauvreté. Je rappelle à la femme qu’elle doit obéissance à son mari, et à l’homme qu’il doit protection à son épouse : la bénédiction du Seigneur sera sur leur mariage !

Ensuite de quoi James versa trois livres sterling, sept shillings et six pence dans la dextre du sieur Blackfoot, droguiste et sacristain.

La beauté du temps les entraîna – en voiture – jusqu’à Epping-Forest, où la vieille Angleterre conserve des chênes immenses et des ormes fabuleux. Ils rôdèrent sous les pesantes ramures, s’assirent sur la mousse hospitalière, consommèrent le rosbif, le pudding et l’ale dans une auberge des vieux temps, et le soir, tournés vers le couchant, devant les nues géantes où étincelaient les fables, les légendes et les chimères, elle fut la vierge qui laisse flotter sa chevelure sur l’épaule du bien-aimé, il fut le conquérant qui emporte la toison vermeille…


Il y eut des matins et il y eut des soirs. Le passé était derrière eux comme un rêve : James se demandait si tout cela, en vérité, n’avait pas été un rêve.

Un matin qu’il y songeait, Evelyn encore endormie, il vit la nourrice sur le perron du jardin d’arrière [1]. Elle berçait doucement le jeune Walter dont les yeux glauques regardaient les arbres d’un air terriblement méditatif.

James eut un élan de tendresse vers le petit être et le prit dans ses bras. Il le promena à travers la pelouse et, peu à peu, le baby s’était mis à sourire, d’un sourire qui étonnait James : « Il est certain, songea le père, que ce boy ne ressemble à aucun autre enfant… »

Il eut un tressaillement d’inquiétude. Les jours d’antan revinrent. Il vit la première Evelyn et son visage livide. Il revécut cette nuit affolante où il avait découvert le Secret. Puis encore, il se retrouva auprès de la moribonde ; il veilla l’étrange cadavre…

« Se peut-il que Walter n’ait hérité d’elle que sa pâleur ? »

Il s’était arrêté sous un troène. Ses yeux rencontrèrent le regard attentif du baby. Et l’idée lui venant de tenter une épreuve, il introduisit l’extrémité de son annulaire dans la bouche rose. Tout de suite, les lèvres se refermèrent… James éprouva, quoique faiblement, une sensation qu’il connaissait bien. Il attendit deux minutes… Et, quand il retira l’annulaire, il y avait de très fines gouttelettes roses…

— C’est un vampire ! chuchota-t-il.

Et il tremblait d’épouvante.


Il ne se trompait pas. Le jeune Walter Bluewinkle est effectivement un vampire et, pendant longtemps, son père ne l’avoua à personne, pas même à Evelyn. Mais c’est un vampire inoffensif. Il jouit seulement du pouvoir de soutirer le sang à travers les pores de la peau, sans que celle-ci éprouve aucun dommage. Il a aussi une intelligence très précoce et tournée vers les mystères de l’au-delà. Percy Coleman, à qui, lors d’une maladie du petit, James s’est enfin cru obligé à faire des confidences, ne donnerait pas Walter « pour une église en or ». On dit que ce neurologiste doit au jeune vampire une découverte prodigieuse qu’il va prochainement faire connaître à la vieille Angleterre et qui bouleversera les sciences biologiques plus profondément encore que la radio-activité ne bouleversa les sciences physico-chimiques.



  1. Un grand nombre de maisons, à Londres, ont un petit jardin devant la façade de la rue et un autre jardin du côté de l'autre façade.